Volume 52, Number 1, 2023 Le lyrisme critique Guest-edited by Guillaume Surin
Table of contents (11 articles)
Études
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Enjeux du lyrisme critique. Lectures d’Agamben, de Benjamin et de Cavalcanti
Francesca Manzari
pp. 19–33
AbstractFR:
Dans l’introduction de Stanze, Giorgio Agamben rappelle le projet de « poésie universelle » du Cercle d’Iéna qui visait « l’[abolition de] la distinction entre poésie et discipline critico-philologique ». La qualification de critique peut dès lors être seulement conférée aux œuvres qui accueillent leur propre négation, qui se donnent pour objet ce qui est toujours déjà en fuite. Le projet de cette tâche impossible s’accomplit dans une « topologie de l’irréel » qui est le propre de la forme poétique de la stanza, la strophe de la canzone médiévale toscane. En elle réside le souffle d’amour, le spiritus fantasticus à partir duquel il est possible de penser une théorie du langage poétique et du lyrisme critique comme dépassement de la fracture métaphysique de la présence.
EN:
In the introduction to Stanze, Giorgio Agamben recalls the Jena Romantics’ project of “universal poetry,” which aimed to “abolish the distinction between poetry and critical philology.” Hence, the designation of critique can only be applied to works that welcome their own negation, whose object is what is always what is already in flight. The project of this impossible task is accomplished in a “topology of the unreal” that is characteristic of the stanza as poetic form, the strophe of the medieval Tuscan canzone. In it resides the breath of love, the spiritus fantasticus from which it is possible to conceive a theory of poetic language and critical lyricism as overcoming the metaphysical gap of presence.
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Allégresse du poème
Dominique Rabaté
pp. 35–45
AbstractFR:
Cet article tente de caractériser le sentiment d’allégresse que procure parfois le poème lyrique, sa capacité contagieuse d’élation. Il le fait en dépliant la lecture de La Jonction autour des opérations – lyriques par excellence – de jonction et de disjonction que le livre effectue.
EN:
This paper attempts to characterize the feeling of elation that the lyric poem sometimes provides, its contagious capacity for ecstasy. This is achieved by unfolding the reading of La Jonction around the operations — lyrical par excellence — of junction and disjunction that the book performs.
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L’interprétation à l’épreuve de l’écoute : voix de lecture, lyrisme de la critique chez Maurice Blanchot
Isabelle Perreault
pp. 47–65
AbstractFR:
Le lyrisme de la critique – ainsi est-ce l’hypothèse que j’aimerais déplier – surgirait dans la conduite ouverte d’une lecture, sorte de mise à l’écoute d’une œuvre dans laquelle le soi ferait ricochet, non pour se donner en spectacle, mais pour faire vibrer et amplifier la singularité d’une interprétation comme « une disposition de résonance ». Cet engagement sensible de la pensée serait corollaire de la révolution, au cœur des années 1950-1970, des façons d’envisager l’écriture, la pensée et les pratiques de lecture. Tout particulièrement, la tentation lyrique de la critique, au moment où le structuralisme, dans un « rapprochement subit de l’espace littéraire avec le travail scientifique », signe l’impersonnalité de son langage, répondrait d’un sujet plus que jamais en défaut de consistance, se ressaisissant dans les survivances, les traces d’une sensibilité engagée, faute d’être incarnée dans une identité établie.
EN:
The lyricism of criticism — and this is the hypothesis I would like to unfold — would emerge from the open conduct of a reading, a kind of listening to a work in which the self would ricochet, not to make a spectacle of itself, but to vibrate and amplify the singularity of an interpretation as a “disposition of resonance.” This sensitive engagement of thought would be a corollary of the revolution, at the heart of the 1950-70s, of the ways of considering writing, thought, and reading practices. More particularly, the lyrical temptation of criticism — at a time when structuralism, in a “sudden convergence of the literary space and the scientific work,” was signaling the impersonality of its language — would answer of a subject more than ever in defect of consistency, recapturing itself in the relics, the traces of a committed sensibility, for lack of being incarnated in an established identity.
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Lyrismes écosophiques contemporains : lyrisme de résistance et critique lyrique de la philosophie chez Pierre Vinclair et Jean-Philippe Pierron
Benoît Monginot
pp. 67–83
AbstractFR:
Cet article montre, à partir de la comparaison des essais d’écopoétique publiés en 2020 par Jean-Philippe Pierron et Pierre Vinclair, comment l’inscription de problématiques écologiques en littérature reconfigure certaines des distinctions traditionnelles de la théorie littéraire. S’ils partent d’une même critique du rationalisme instrumental et trouvent dans la tradition lyrique les moyens d’une résistance par l’écriture à la crise écologique que ce rationalisme aurait provoquée, les deux auteurs aboutissent à la mise en œuvre de deux poétiques diamétralement opposées (un lyrisme naïf capable de dire le sujet et ses appartenances chez Jean-Philippe Pierron, un lyrisme critique anti-propositionnel et conscient de ses moyens chez Pierre Vinclair). L’article fait pourtant l’hypothèse que la perspective écosophique dans laquelle s’inscrivent ces poétiques conduit à relativiser leur opposition et à ne pas les hiérarchiser. En effet, dans la mesure où toute écosophie se fonde sur une ontologie qui refuse de faire de l’homme un empire dans un empire, la littérature n’est plus pensable selon l’alternative de l’expression naturelle et de l’artifice conscient : elle devient une forme de vie, se constituant comme expérience et dans la continuité d’une expérience qui est d’abord celle d’un vivant.
EN:
This paper shows, through a comparison of the essays on ecopoetics published in 2020 by Jean-Philippe Pierron and Pierre Vinclair, how the inclusion of ecological issues in literature reconfigures some of the traditional distinctions of literary theory. Although they both start from the same critique of instrumental rationalism and find in the lyrical tradition the means of a resistance through writing to the ecological crisis that this rationalism would have provoked, the two authors end up implementing two diametrically opposed poetics (a naive lyricism capable of expressing the subject and its living connections in Jean-Philippe Pierron’s case, a critical lyricism that is anti-propositional and conscious of its methods in Pierre Vinclair’s case). However, the paper hypothesizes that the ecosophical perspective of these poetics leads to a relativization of their opposition rather than to a hierarchy of approaches. Indeed, insofar as all ecosophy is based on an ontology that refuses to make man an empire within an empire, literature can no longer be thought of in terms of natural expression or conscious artifice : it becomes a form of life, consisting of experience and in the continuity of an experience that is first and foremost that of a living being.
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L’essai lyrique : une question de genre ? The Glass Essay de Anne Carson et Citizen de Claudia Rankine
Matilde Manara
pp. 85–100
AbstractFR:
Avec cet article, nous nous proposons de comparer les textes d’Anne Carson (The Glass Essay, 1995) et de Claudia Rankine (Citizen. An American Lyric, 2014) afin de montrer que, d’une part, le caractère hybride de ce que la critique anglosaxonne appelle désormais le « lyric essay » permet de dénoncer la porosité des frontières séparant le discours lyrique des discours savants ; et, d’autre part, qu’une telle dénonciation n’est pas suffisante pour reconfigurer l’espace littéraire. Tout en manifestant une attitude « critique » à l’égard du lyrisme, les deux œuvres analysées continuent en fait de s’appuyer sur l’alliance entre dimension individuelle de l’expérience et portée universelle de son expression qui est propre à ce genre au moins depuis le romantisme.
EN:
The aim of this paper is to compare the texts of Anne Carson (The Glass Essay, 1995) and Claudia Rankine (Citizen. An American Lyric, 2014) in order to demonstrate that, on the one hand, the hybrid character of what Anglo-Saxon critics now call the “lyric essay” allows to denounce the porousness of the borders that separate literary discourse from scientific one, and, on the other hand, that such a denunciation is not yet sufficient to reconfigure these same borders. In particular, we will seek at showing that, if the two works manifest a “critical” attitude towards lyric as a genre, they nevertheless rely on the alliance between the individual dimension of experience and the universal scope of linguistic expression that, at least since Romanticism, is peculiar to it.
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Jacques Derrida et l’écriture de l’incalculable
Guillaume Surin
pp. 101–117
AbstractFR:
Dans le cadre de ce travail collectif sur les rapports entre lyrisme et critique, et dans le souhait d’établir les contours d’un lyrisme critique, le travail qui suit cherchera à se porter vers les enjeux portés par les questions du calcul et de l’incalculable dans l’œuvre de Jacques Derrida.
EN:
Within the context of this collective work on the relationship between lyricism and criticism, and in the desire to establish the outlines of a critical lyricism, this paper aims to focus on the issues raised by the questions of the calculable and the incalculable in the œuvre of Jacques Derrida.
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Deviner le passé. À propos d’une note de bas de page de Carlo Ginzburg
Muriel Pic
pp. 119–159
AbstractFR:
Le point de départ de cette réflexion est la note de bas de page 48 de l’essai publié par Carlo Ginzburg en 1979, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », où il est question d’une « épistémologie de type divinatoire ». À partir de cette note, j’ai voulu interroger les enjeux d’une théorie des connaissances mineures (non systématiques, non réitérables, comme l’intuition, l’analogie, la conjecture, des techniques informelles de savoir) pour les sciences humaines. Cette recherche a été guidée par une conviction d’écrivaine, qui publie par ailleurs des récits et des poèmes documentaires à partir d’archives privées, trouvées, institutionnelles. On peut qualifier le montage qui s’opère alors de « lyrisme critique », un lyrisme exact, mais qui donne voix aux traces, donne de la voix avec et pour les traces, ne renonce pas à l’expérience subjective de l’archive. Ce lyrisme pense et pleure, questionne et s’émeut, argumente et imagine, il donne forme publique à ce qui est souvent l’oublié de la res publica.
EN:
The starting point for this reflection is footnote 48 of Carlo Ginzburg’s 1979 essay “Traces. Racines d’un paradigme indiciaire,” which refers to an “epistemology of a divinatory type.” From this note, I set out to explore the implications for the human sciences of a theory of minor knowledge (non-systematic, non-repeatable, such as intuition, analogy, conjecture, informal techniques of knowing). This research was guided by a conviction as a writer, who also publishes documentary narratives and poems based on private, found, and institutional archives. The editing that takes place can be described as “critical lyricism,” an exact lyricism, but one that gives voice to traces, gives voice with and for traces, and does not renounce the subjective experience of the archive. This lyricism thinks and cries, questions and is moved, argues and imagines, it gives public form to what is often forgotten by the res publica.
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La poétique du montage comme singulier sentir-penser. Bruissements du lyrisme critique dans En regardant le sang des bêtes (2017) de Muriel Pic
Corentin Lahouste
pp. 161–173
AbstractFR:
Cet article se penche sur En regardant le sang des bêtes de Muriel Pic, court essai paru en 2017 qui, comme son titre l’indique ouvertement, est composé à partir du visionnage du court-métrage Le Sang des bêtes de Georges Franju. Totalement imprégné par la question du mourir, il déploie une forme d’écriture lyrique qui repose en grande partie sur le dispositif de montage qui lui est central. On voit ainsi comment il est construit selon une logique du soubresaut. De plus, y est mis en avant la manière dont l’écrivaine-chercheuse active un fil de mémoire sémantique à partir d’une production culturelle antérieure, en ne cessant de jouer de divers décalages et déplacements. On souligne et analyse en outre comment cette œuvre hybride et délinéaire, tout entière articulée autour de la question de l’irregardable, permet non seulement de prendre de revers l’insupportable mais aussi de mettre en mouvement le cadre qu’elle investit à travers une investigation multidimensionnelle qui vient stimuler un singulier sentir-penser.
EN:
This article focuses on En regardant le sang des bêtes, a short essay published by Muriel Pic in 2017 drawn, as the title overtly signals, from the viewing of Georges Franju’s short film Le Sang des bêtes. Deeply immersed in the question of dying, this essay displays a form of lyrical writing that relies in large part on the montage device that is central to it. We can see how it is constructed according to a logic of disruption. Moreover, the way in which the writer-researcher activates a thread of semantic memory from a previous cultural production is highlighted, by constantly playing with various shifts and displacements. It is also underlined and analyzed how this hybrid and delinear work, entirely articulated around the question of the unregardable, allows not only to take back the unbearable but also to put in motion the framework that it invests through a multidimensional investigation that comes to stimulate a peculiar feel-thought.
Analyses
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Blanchot, critique
Marco Gutjahr
pp. 177–185
AbstractFR:
Rares sont les textes dans lesquels Maurice Blanchot s’interroge explicitement sur l’idée qu’il se fait de sa propre pratique de critique littéraire. Lorsqu’en 1959, dans un texte dédié à la critique littéraire, il se demande « Qu’en est-il de la critique ? », on a donc là un indice du fait que l’auteur de cette question a déjà cessé de croire que nous vivons à « l’âge de la critique » (Emmanuel Kant). Et pourtant, comme le montre son bref essai en une lecture pertinente, il est toujours possible de parler de critique, même si une telle critique remet inexorablement en jeu la conception traditionnelle de la critique et de la critique littéraire en s’éloignant apparemment des fondements sur lesquels la philosophie kantienne des Lumières avait bâti sa pensée critique. En recourant à Heidegger et à Foucault, on parvient dans cet article à concrétiser la question blanchotienne du néant de la critique, véritablement ontologique, comme l’art de n’être pas gouverné à un tel point par telle ou telle vérité, signification ou pouvoir. Tant la littérature que la critique seraient ainsi des stratégies de désassujettissement dans le jeu des significations et des effets de pouvoir, et la tâche de la critique littéraire, en particulier, serait dès lors de préparer le bonheur de la lecture, ainsi délesté et libéré.
EN:
Writings in which Maurice Blanchot explicitly questions his own idea of the practice of literary criticism are rare. When in 1959, in a piece dedicated to literary criticism, he asks “What about criticism ?”, we understand that the author of this question has already stopped believing that we live in the “age of criticism” (Immanuel Kant). And yet, as his short essay shows in a relevant reading, it is still possible to talk about criticism, even if such criticism inexorably challenges the traditional conception of criticism and literary criticism by seemingly moving away from the foundations on which Kantian Enlightenment philosophy built its critical thinking. This article draws on Heidegger and Foucault to concretizes the Blanchiotian question, truly ontological, of the nothingness of criticism as the art of not being governed to such and such a degree by this or that truth, meaning, or power. It follows that both literature and criticism may be strategies of desubjugation in the set of meanings and effects of power, and the task of literary criticism, notably, would be to prepare the joy of reading, thus unburdened and liberated.
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En proie à son Nom
Aglaé Boivin
pp. 187–202
AbstractFR:
Suivant la poétique jabésienne, cet article aborde la question de la nomination dans les trois premiers tomes du cycle Le Livre des Questions d’Edmond Jabès depuis la blessure. Il déploie une tension repérée entre la blessure singulière du nom propre et celle, universelle, du nom imprononçable de Dieu. À partir de l’expérience de la négativité de Maurice Blanchot, l’article reconnaît une certaine complicité du langage et de la mort, complicité qui passe, chez Jabès, par l’acte de nommer. À terme, il soupçonne néanmoins la possibilité d’une lutte qui se ferait contre la mort à travers le rêve jabésien d’un nom y échappant.
EN:
Guided by Jabesian poetics, this paper addresses the issue of nomination in the first three volumes of the cycle Le Livre des Questions, by Edmond Jabès, from the wound on. It unfolds a tension between the singular wound of the proper name and the universal wound of the unpronounceable name of God. From Maurice Blanchot’s experience of negativity, this article recognizes a certain complicity of language and death, a complicity that, with Jabès, goes through the act of naming. Ultimately, the possibility of a struggle against death through the Jabesian dream of a name that escapes it is nevertheless suspected.