
TTR
Traduction, terminologie, rédaction
Volume 37, Number 2, 2e semestre 2024 La subjectivité dans la retraduction collaborative Subjectivity in Collaborative Retranslation Guest-edited by Carole Fillière and Enrico Monti
Table of contents (17 articles)
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In Memoriam: Denise Merkle 1954-2024
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Présentation
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İmece as Collaboration: Azra Erhat’s Collaborative Retranslation Projects
Özlem Berk Albachten
pp. 33–60
AbstractEN:
This article situates collaborative (re)translation in the first decades of the Turkish Republic within a wider concept of imece (collective work), which sought to modernize the country in every field. İmece translations, produced primarily by the state-governed Translation Bureau (1940-1966), were wide-ranging endeavours that included the selection of texts, the creation of translations by several actants (who often contextualized the translations with paratexts), and the publishing of such translations. Within this context, the focus of the article is Azra Erhat, a distinguished translator, intellectual, and academic trained in this environment, where translation was not seen as a profession executed in solitude, but one that required the help and input of other agents as part of a broader cultural program. It explores two of her well-documented imece retranslations to shed light on these collaborative projects: Homer’s Iliad and Sappho’s poems, which she translated with two established poets, A. Kadir and Cengiz Bektaş, respectively. The article also discusses issues regarding subjectivity and retranslation as revealed in many of Erhat’s paratextual and extratextual statements, argues for a wider definition of subjectivity beyond the translation act, and establishes completeness, accuracy, and direct translation from the source text as the main motivations for retranslation.
FR:
Cette étude situe la (re)traduction collaborative des premières décennies de la République turque dans un concept plus large de travail collectif, imece, visant à moderniser le pays dans tous les domaines. Les traductions imece, produites en particulier par le Bureau officiel de la traduction (1940-1966), étaient très variées et comprenaient une série d’activités : la sélection des textes, la production des traductions par plusieurs acteurs, qui contextualisaient souvent ces dernières avec des paratextes, et, enfin, la publication des traductions. Dans ce contexte, l’article se concentre sur Azra Erhat, une traductrice, intellectuelle et universitaire éminente, formée dans un environnement où la traduction n’était pas considérée comme une profession exercée en solitaire, mais comme une activité qui nécessitait l’aide et l’apport d’autres agents dans un projet de planification culturelle. Deux de ses retraductions imece sont examinées pour illustrer de tels projets de collaboration : L’Illiade d’Homère et les poèmes de Sappho, qu’elle a traduits en collaboration avec deux poètes reconnus, A. Kadir et Cengiz Bektaş, respectivement. L’étude aborde également les questions relatives à la subjectivité et à la retraduction qui émergent dans de nombreuses déclarations paratextuelles et extratextuelles d’Azra Erhat et plaide en faveur d’une définition plus large de la subjectivité au-delà de l’acte de traduction. Il en ressort que l’exhaustivité, la justesse et la traduction directe à partir de l’original sont les principales motivations de la retraduction.
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Peut-on parler d’une subjectivité collective des traducteurs ? Autour des versions polonaises du premier vers d’« Ιθάκη [Ithaki] » de Constantin Cavafy
Elżbieta Skibińska
pp. 61–86
AbstractFR:
Le poème « Ιθακη » (1911) est l’une des oeuvres les plus souvent traduites de Constantin Cavafy. Un examen des versions polonaises dans l’ordre chronologique de leur parution (de 1961 à 2019) montre qu’elles diffèrent, entre autres, par la manière dont est traduit le premier mot du poème, la conjonction σα (sa). Celle-ci a le plus souvent une valeur temporelle, et, moins fréquemment, une valeur conditionnelle. Le choix de l’interprétation de la conjonction est important pour la lecture du poème dans son ensemble. Les traductions polonaises les plus anciennes donnent une interprétation conditionnelle de la conjonction, tandis que les plus récentes, postérieures à 2000, contiennent une interprétation temporelle. L’article propose une réflexion sur les raisons possibles de ce changement, en avançant l’hypothèse de l’existence – au-delà de la subjectivité individuelle de chacun – d’une subjectivité collective des traducteurs, déterminée par les conditions sociopolitiques ou socioculturelles dans lesquelles ils vivent.
EN:
The poem “Ιθακη” (1911) is one of Constantin Cavafy’s most translated works. A study of Polish versions in the chronological order of their publication (from 1961 to 2019) shows that they differ, among other things, in the way the first word of the poem, the conjunction σα (sa), is translated. It most often has a temporal value and, less frequently, a conditional value. The interpretation of the conjunction is important for the interpretation of the poem as a whole. The earliest Polish translations give a conditional interpretation, while the recent ones, published after 2000, offer a temporal one. The article reflects on the possible reasons for this change, putting forward the hypothesis that, over and above the individual subjectivity of each translator, there is a collective subjectivity of translators determined by the socio-political or socio-cultural conditions in which they live.
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La subjectivité dans la retraduction collaborative des Vies de Giorgio Vasari en français, anglais et espagnol
Ana Pano Alamán and Valeria Zotti
pp. 87–119
AbstractFR:
Dans cette étude nous analysons trois traductions collaboratives, en français, anglais et espagnol, d’un ouvrage emblématique de la Renaissance italienne dans le domaine des Beaux-Arts : Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori et architettori de Giorgio Vasari. En nous appuyant sur la réflexion théorique autour de la nature de l’interaction entre les traducteurs travaillant en collaboration au même projet éditorial et, lorsqu’on a affaire aux retraductions de l’oeuvre, entre les traducteurs et leurs prédécesseurs, nous tentons de dévoiler les indices de la subjectivité des (re)traducteurs qui se manifestent aussi bien au moment de l’interprétation du texte original qu’au cours du processus de traduction de l’oeuvre et qui sont retraçables dans le projet éditorial, dans les paratextes et à l’intérieur des textes traduits. Notre but est de montrer dans quelle mesure cet ouvrage fondateur de la Renaissance italienne peut servir de modèle pour l’étude des rôles et des voix des traducteurs dans la retraduction des textes classiques.
EN:
In this study we analyze three collaborative translations, into French, English, and Spanish, of an emblematic work of the Italian Renaissance in the field of fine arts: Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori et architettori by Giorgio Vasari. Drawing on theoretical assumptions about the nature of the interaction between translators working together on the same editorial project and, in the case of retranslations, between the translators and their predecessors, we attempt to reveal signs of the (re)translators’ subjectivity – both in the reception of the source text and the production of the target text. These signs manifest themselves not only in the interpretation of the original text and during the translation process, but also in the editorial process, in the paratexts, and in the translated texts. Our aim is to determine whether and to what extent this seminal work of the Italian Renaissance can serve as a model for the study of the roles and voices of translators in the retranslation of classical texts.
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Retraduire à plusieurs les classiques russes : l’exemple d’André Markowicz
Tatiana Musinova
pp. 121–143
AbstractFR:
Si dans l’histoire de la traduction du russe nous devions chercher un nom de traducteur qui rime avec la retraduction à plusieurs, celui d’André Markowicz viendrait naturellement à l’esprit. En refusant de qualifier ses traductions de retraductions, il invite le public français à découvrir d’une nouvelle façon les oeuvres des classiques dans le respect des oeuvres originales, tout en revendiquant la subjectivité du traducteur et ainsi sa propre vision et interprétation du texte. De ce fait, l’idée qu’une traduction puisse être considérée comme définitive ne semble pas possible pour André Markowicz, puisqu’une oeuvre peut avoir autant de traductions que de traducteurs et ainsi ce processus devient perpétuel. L’approche traductive d’André Markowicz est profondément ancrée dans une réflexion collaborative. Le devenir de cette démarche de traduction à plusieurs telle qu’elle est vécue et appliquée par André Markowicz aujourd’hui est intimement lié à quelques moments clés dans la vie du traducteur. D’abord, les premières expériences de traduction de Pouchkine au sein du cercle de traduction d’Efim Etkind. Ensuite, la rencontre avec Françoise Morvan, la découverte de son inventivité lexicale et du rapport qu’elle entretient avec les mots, leur sonorité et l’expérience de vie. Leur collaboration autour de l’oeuvre dramaturgique de Tchekhov basée sur deux façons différentes de voir les textes ne cesse de se nourrir et de s’enrichir à mesure que de nouvelles mises en scène théâtrales fondées sur leurs traductions sont réalisées. Enfin, la compréhension des enjeux de la traduction pour le théâtre grâce aux lectures aux côtés des metteurs en scène de renommée et des acteurs a permis de reconsidérer le texte en déplaçant le focus à partir des mots écrits vers les mots entendus et vécus par le spectateur. Ainsi, en conjuguant la subjectivité du traducteur avec une démarche de traduction collaborative sous ses diverses formes, André Markowicz invite à reconsidérer le statut du « traducteur littéraire » pour le rendre plus visible.
EN:
If we were to look for a translator who exemplifies collaborative retranslation in the history of classical Russian literature, André Markowicz’s name would naturally come to mind. Refusing to characterize his translations as re-translations, he invites the French reader to discover the works of Russian classical writers in a new way by asserting the translator’s subjectivity. For Markowicz, the idea of a definitive translation does not seem possible, since a text has as many translations as there are translators, which makes the process of translation endless. Markowicz’s approach to translation is deeply rooted in collaboration. The development of his collaborative approach, as he experiences and applies it today, is intimately linked to some key moments in his life. First, his participation as a student in collaborative translations of Pushkin with the members of Efim Etkind’s translation circle. Second, meeting Françoise Morvan, his discovery of her lexical inventiveness and her relationship to words and their sound, and to life experiences. Their collaborative translations of Chekhov’s dramaturgical work, based on two different ways of approaching the texts, evolved as new theatrical productions based on their translations were produced. Finally, understanding the challenges of theatre translation through readings alongside renowned theatre directors and actors enabled them to reconsider the originals, shifting the focus from the written word to the words heard and experienced by the audience. Thus, by combining the translator’s subjectivity with collaborative translation in its various forms, André Markowicz invites us to reconsider the status of the “literary translator” in order to make him or her more visible.
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La retraduction collective à des fins pédagogiques : le jeu des créativités individuelles
Mathilde Fontanet
pp. 145–178
AbstractFR:
Le présent article propose une réflexion sur la mise à profit de la retraduction à plusieurs à des fins pédagogiques. J’y présenterai les conditions propices à la créativité au sein des groupes (dans une perspective psychosociologique), le rôle qu’elle joue dans le contexte de la traduction, les objectifs des projets de traduction collaborative à portée pédagogique, puis une expérience de retraduction collaborative menée durant un cours de traduction littéraire. À cette occasion, deux groupes d’étudiantes ont retraduit la fin de The Tale of Peter Rabbit de Beatrix Potter (à partir de la traduction de Victorine Ballon et de Julienne Profichet) et trois groupes ont retraduit le début de la nouvelle Clay de James Joyce (à partir des traductions d’Yva Fernandez (1926), de Jacques Aubert (1974) et de Benoît Tadié (1994)). Le ressenti des 22 participantes (décrit dans un questionnaire) sera examiné dans la perspective de la créativité, de l’acquisition de compétences traductives et transversales et du renforcement de la confiance en soi.
EN:
This article explores the pedagogical benefits of collaborative retranslation. After describing from a psycho-sociological perspective the conditions leading to the emergence of creativity within groups and the role creativity plays in the translation context, it summarizes from a training perspective the objectives of collaborative translation projects and analyzes the results of a collaborative retranslation experiment undertaken in a literary translation class. Two groups of students retranslated the ending of Beatrix Potter’s The Tale of Peter Rabbit based on Victorine Ballon and Julienne Profichet’s translation, and three groups retranslated the beginning of James Joyce’s short story Clay, based on three published translations, namely those by Yva Fernandez (1926), Jacques Aubert (1974), and Benoît Tadié (1994). The students who participated in this experiment shared their experiences in a questionnaire, the answers to which are examined from different perspectives: creativity, translation training, the acquisition of soft skills, and the enhancement of students’ self-confidence.
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On Collaborative Translation and Subjectivity in the Humanities. A Conversation with The Henri Meschonnic Reader’s Translator Team
Hélène Thiérard
pp. 179–208
AbstractEN:
The publication of The Henri Meschonnic Reader finally offers English-speaking readers the opportunity to engage with Henri Meschonnic’s theoretical work in a coherent way. To realize this project, a team of six translator-scholars from the fields of linguistics, poetics, literary and translation studies worked together. The interview follows the Meschonnician idea that translating is an activity that transforms the translator’s subjectivity and examines its implications in the context of collaborative translation and (re)translation in the humanities. Looking back on their experience of working together, the translators reflect on how putting into practice the ethics of translation, defined by Meschonnic as “translating what the text does rather than what it says,” involves a conception of language as an activity, thereby challenging our understanding of the humanities and our systems of knowledge.
FR:
La publication du Henri Meschonnic Reader permet enfin au public anglophone d’appréhender les écrits théoriques de Henri Meschonnic d’une manière cohérente. Pour mener à bien ce projet, une équipe de six traducteurs-chercheurs issus des domaines de la linguistique, de la poétique, de la littérature et de la traductologie a travaillé ensemble. L’entretien reprend l’idée de Meschonnic selon laquelle la traduction est une activité qui transforme la subjectivité du traducteur, et examine quelles en sont les implications dans le contexte de la traduction collaborative et de la (re)traduction dans les sciences humaines. Revenant sur leur expérience de travail collaboratif, les traducteurs nous font apercevoir que mettre en pratique l’éthique de la traduction définie par Meschonnic comme “traduire ce que le texte fait plutôt que ce qu’il dit” implique une conception du langage en tant qu’activité et, au-delà, amène à questionner notre compréhension des sciences humaines et nos systèmes de savoir.
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La retraduction intégrale des Histoires d’Edgar Allan Poe : d’un couple l’autre
Johanne Le Ray and Pierre Bondil
pp. 209–232
AbstractFR:
La représentation que le lectorat français se fait des Tales d’Edgar Poe est aujourd’hui encore conditionnée par la traduction de Baudelaire, au fil de trois recueils qui excluent environ le tiers de l’oeuvre de Poe. Au couple fusionnel revendiqué par Baudelaire, nous avons substitué, dans notre entreprise de nouvelle traduction intégrale en tandem, un autre type de couple, propre à mettre du jeu dans le tête-à-tête de l’auteur et du traducteur et à introduire, par le dialogue entre les traducteurs, une distance salutaire avec le texte.
Au plan pratique, pas de partage du travail mais un échange suivi sur la totalité des Tales, avec un nombre de « navettes » variable jusqu’à décantation finale des questions en suspens; une autorité partagée avec un leadership fluctuant en fonction des spécialités de chacun, adopté spontanément en vertu d’une connaissance intime de nos forces et faiblesses respectives.
Les commentaires informels échangés au début ont assez rapidement cristallisé pour donner lieu à un appareil métatextuel important au fil de notre correspondance numérique. La conscientisation accrue des processus liée à la pratique de la retraduction est ainsi entrée en résonnance avec la nécessité, dans le cas d’une traduction à deux, de formaliser, donc d’élucider dans le dialogue avec l’autre traducteur les choix envisagés.
Nos subjectivités respectives ont trouvé dans le kaléidoscope des 56 Tales un terrain de jeu à la mesure de nos différences. L’ouverture de compas de Poe (sciences physiques, biologie, philosophie, etc.), présente un éventail de difficultés rare, et cette entreprise a dessiné les contours de notre complémentarité en tant que traducteurs mieux qu’aucune autre. L’hétérogénéité stylistique et l’intertextualité se sont prêtées à l’expression d’une forme de polyphonie. Enfin, nos émotions respectives ont émaillé cette aventure et restent lisibles dans des apartés complices en marge des versions intermédiaires déposées aux archives de la BNF.
EN:
The vision which French readers have of Edgar Poe’s Tales still tells of the suppression by Baudelaire of one third of them. Through our work, we turned back to a complete rendering of the whole 56 tales, allowing us to achieve a translation that both respects the original text and is the result of a long and rich dialogue about every aspect of the tales.
In fact, we didn’t choose to divide the text in two separate parts, moved along through talks and numerous readings in both languages up to the point where we agreed with the progressive access to the author’s meanings, sounds and realities. We brought into it our differences, each also bringing his or her expertise on unlimited required subjects. We could therefore build a real flexibility, permanently changing as Poe’s views were so diverse, a work we had already achieved on other texts before.
These exchanges generated a quantity of creative discoveries as we moved closer to the point where we could reach conclusive results. This took a long time exploring as we put into words and facts our oral and written accomplishments.
In the Tales we found a brilliantly wrought kaleidoscopic universe which we could submit to two equal, converging, creative minds. Poe’s huge knowledge (physical sciences, biology, philosophy, etc.), also apparent in his footnotes as well as throughout his writing, was almost universal for his time. Through this translation we achieved what we had deemed almost impossible and managed to convey a real polyphony which serves the original. Whoever checks on the whole of our multiple and successive drafts, that the French BNF will soon be welcoming among its collections, will see that as we moved along, we sometimes exchanged asides and jokes that had their role.
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Traduire la poésie : la dépersonnalisation de la subjectivité. À propos de la retraduction de Poeta en Nueva York de Federico García Lorca (2023)
Carole Fillière and Zoraida Carandell
pp. 233–262
AbstractFR:
Publier une retraduction à deux de Poète à New York (1929-1930) de Federico García Lorca en 2023 aux éditions Robert Laffont, à partir de l’édition définitive du manuscrit, est un projet visant plusieurs objectifs : offrir au lectorat francophone une version conforme à la volonté de l’auteur; respecter une oeuvre complexe fondée sur la perplexité et le décentrement; traduire une énonciation qui reflète la crise du sujet lyrique grâce à un système d’impersonnalité subjective; développer un dispositif de retraduction intégrant progressivement la mise en tension de plusieurs ethos et subjectivités dans la retraduction à plusieurs. Ce travail présentera dans un premier temps les caractéristiques de l’impersonnalité subjective dans les poèmes new-yorkais : la subjectivité dans les textes se partage entre plusieurs instances énonciatives et se vaporise dans des tournures impersonnelles ou des disparitions ponctuelles. Son intermittence et sa polymorphie sont essentielles à la polyphonie structurelle d’un recueil qui donne à entendre la crise du sujet lyrique. La retraduction à deux renforce l’intersubjectivité de poèmes essentiellement dialogiques, ce que cherchera à monter l’analyse stylistique de plusieurs des choix des retraductrices. Dans un deuxième temps, c’est l’atelier de l’alliance intersubjective pour une dépersonnalisation lyrique qui fera l’objet de cet article. L’accueil de la voix de l’autre se fonde sur la mise en tension des subjectivités, rendue créatrice par l’établissement d’une méthode de traduction reposant sur une reconnaissance des compétences complémentaires et des rôles de chacune des traductrices et sur un appel à l’appréhension de la poésie par l’émotion et le « grain de folie [duende] » des retraductrices. Leur légitimité et le respect de leurs deux subjectivités en tant qu’agentes cocréatrices du texte traduit se nourrissent en effet de la part de jeu et de duende nécessaire à une combinaison intégratrice des différences, en adéquation avec la poétique énonciative du recueil. Le résultat en est une communauté vocale, et non une voix commune, obtenue par l’alliage de divers matériaux émotionnels, référentiels et cognitifs.
EN:
A retranslation by two translators of Federico García Lorca’s Poet in New York (1929-1930) was published by Robert Laffont in 2023, based on the definitive edition of the manuscript. The project has several objectives: to offer the French-speaking readership a version that is in line with the author’s wishes; to respect a complex work founded on perplexity and decentering; to translate an enunciation that reflects the crisis of the lyrical subject through a system of subjective impersonality; to develop a modus operandi embracing the tension between different ethos and subjectivities in collaborative retranslation. This article first presents the characteristics of subjective impersonality in the New York poems. Subjectivity in the texts is shared between several enunciative instances and fades or occasionally disappears in impersonal turns of phrase. Such intermittence and polymorphism are essential to the structural polyphony of a collection that gives voice to the crisis of the lyrical subject. A retranslation by two people reinforces the intersubjectivity of poems that are essentially dialogical, as the stylistic analysis of several of the retranslators’ choices will seek to demonstrate. The second part of the paper focuses on intersubjective lyrical depersonalization. To accept the other’s voice is to recognize the tension between subjectivities, made creative by a translation method that recognizes the complementary skills and roles of each of the translators, and apprehends poetry through their emotions and “touch of madness [duende].” Their legitimacy and respect for each other’s subjectivities as co-creators of the translated text also stems from a form of play and the duende needed to integrate differences, in line with the enunciative poetics of the collection. The result is not one common voice but a vocal community, achieved through blending of various emotional, referential, and cognitive materials.
Articles libres / Non-Thematic Articles
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Présentation
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Subversion ou servitude volontaire en traduction : de l’identité des contraires
Nicolas Froeliger
pp. 267–288
AbstractFR:
Le problème du concept de subversion, qu’on l’applique à la traduction, à la traductologie, ou à toute autre question, est qu’il incite à sa propre subversion. C’est ce à quoi cette contribution tente, modestement, de contribuer, en utilisant différentes focales. Nous entamons cette réflexion sur une note optimiste, en posant que la traduction, en ceci qu’elle apporte une part de nouveauté, est d’emblée une opération subversive. Elle n’en est pas moins, l’observation le prouve, une école de conformisme, dans laquelle prospèrent de faux subversifs qui n’ont souvent pas même conscience de leur propre sujétion à un ordre. Cette contradiction intrinsèque nécessite donc d’articuler trois outils de décision : l’éthique, la déontologie, la morale. Car il importe aussi d’être conscient des dangers d’une attitude qui valoriserait exagérément les actes de subversion en traduction en établissant un clivage entre la pratique et la réflexion sur la pratique. Enfin, il est difficile de ne pas transposer cette problématique dans notre rapport à l’intelligence artificielle. In fine, le thème de la subversion soulève donc, en traduction et en traductologie, trois questions : au service de qui imaginons-nous être?; pourquoi faudrait-il que nous nous sentions inférieurs?; la subversion n’est-elle pas finalement, en traductologie, un concept à remiser au même endroit que la fidélité et la trahison?
EN:
The trouble with the concept of subversion, whether applied to translation, translation studies or any other issue, is that it begs to be subverted. This is what this paper modestly attempts to do, using different focal points. We begin our reflection on an optimistic note, by positing that translation, insofar as it brings about a share of novelty, is from the outset a subversive operation. Observation of the profession proves that it is nonetheless a school of conformity, in which false subversives thrive, often unaware of their own subservience to an order. This intrinsic contradiction might be solved, or at least mitigated, by articulating personal ethics, professional ethics, and morality. For one must also be aware of the dangers of overemphasizing subversive acts in translation, thus establishing a rift between practice and reflection on practice. How, then, can one refrain from transposing this issue to our relationship with artificial intelligence? At the end of the day, the concept of subversion raises three questions in translation and translation studies: who do we imagine ourselves to be serving? why should we feel in any way inferior? and isn’t subversion, in translation studies, a concept to be relegated to the same place as fidelity and betrayal?
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Le genre en traduction : vers une traduction féministe intersectionnelle des écritures au féminin québécoises du français vers l’italien
Ilaria Berlose
pp. 289–317
AbstractFR:
Le présent article part des stratégies de traduction féministe théorisées par Susanne de Lotbinière-Harwood dans son manifeste Re-belle et infidèle : la traduction comme pratique de réécriture au féminin/The Body Bilingual : Translation as a Rewriting in the Feminine, paru en 1991, et par Luise von Flotow au cours des années 1990. Il poursuit avec l’exploration de ces procédés dans le nouveau cadre culturel et critique du féminisme québécois de la troisième vague, concevant la traduction féministe comme une pratique située. Premièrement, le concept d’intersectionnalité, paru à la fin des années 1980, conduit la traduction féministe canadienne à reconnaître et répondre au chevauchement de diverses oppressions – parmi lesquelles le sexisme, mais également le colonialisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, la queerphobie et le capacitisme. Deuxièmement, la traduction féministe canadienne contemporaine vise à promouvoir une multiplicité de voix féminines s’inscrivant dans différents contextes linguistiques et culturels, parmi lesquels le domaine italien. Le cas d’étude présenté ici est l’oeuvre, en sa version trilingue (allemand, français et anglais), Sie wäre der erste Satz meines nächsten Romans/Elle serait la première phrase de mon prochain roman/She Would Be the First Sentence of My Next Novel de Nicole Brossard, publiée en 2002. En partant d’une analyse comparative des deux traductions féministes de l’oeuvre du français vers l’anglais et l’allemand, je proposerai des solutions de traduction féministe vers l’italien, tout en me plaçant, en tant qu’alliée, dans une perspective féministe intersectionnelle non hétéronormative. Si la traduction féministe reste la réponse commune à la transmission de l’épistémè féministe des écritures au féminin (Fontanella, 2019, pp. 53-54), il est cependant fondamental de considérer les nombreuses déclinaisons de cette pratique, afin de permettre à une multiplicité de femmes, étant sujettes à plusieurs oppressions et appartenant à des langues-cultures différentes, de s’affirmer dans une pluralité de langues, littératures et sociétés.
EN:
The present article initially focuses on the feminist translation strategies theorized by Susanne de Lotbinière-Harwood in her manifesto Re-belle et infidèle : la traduction comme pratique de réécriture au féminin/The Body Bilingual: Translation as a Rewriting in the Feminine, published in 1991, and by Luise von Flotow during the 1990s. It then discusses the exploration of these translation methods in the new cultural and critical context of third-wave Quebec feminism, which perceives feminist translation as a situated practice. First, the concept of intersectionality—which appeared at the end of the 1980s—has led Canadian feminist translation scholars to recognize and respond to the overlap of different types of oppression: sexism, but also colonialism, racism, homophobia, transphobia, queerphobia, and ableism. Secondly, contemporary Canadian feminist translation aims to promote a multiplicity of feminine voices, situated in diverse linguistic and cultural contexts, such as the Italian-speaking domain. The case study presented here is the trilingual version (German, French and English) of the work Sie wäre der erste Satz meines nächsten Romans/Elle serait la première phrase de mon prochain roman/She Would Be the First Sentence of My Next Novel by Nicole Brossard, published in 2002. Starting with a comparative analysis of the work’s two feminist translations from French into English and German, I propose some feminist translation solutions into Italian. My positioning as an ally is based on a feminist intersectional non-heteronormative approach. While feminist translation still entails the transmission of a writing in the feminine episteme (see Fontanella, 2019, pp. 53-54), it is essential to consider the many variations of this translation practice, to allow a multiplicity of women—subjected to many forms of oppression and belonging to different cultural-linguistic domains—to assert themselves in a plurality of languages, literatures, and societies.
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Traduire l’autisme en littérature jeunesse : entre normes et subversion
Audrey Coussy
pp. 319–346
AbstractFR:
La littérature jeunesse accordant une place importante à l’exploration de l’identité et de l’altérité, on constate une diversification de ses personnages depuis la fin du XXe siècle avec notamment une présence accrue de protagonistes autistes; le monde anglophone étant à la pointe du sujet, la traduction devient centrale dans la diffusion de ces récits relevant de la neurodiversité. L’étude de ces représentations et de leur traduction en littérature jeunesse implique nécessairement d’aborder la question de la subversion. De par leur neurodivergence, les personnages autistes interrogent les normes : neuronales, sociales, linguistiques et éditoriales. Cet article aborde dans un premier temps le type de représentations existant dans cette littérature, avant de se pencher sur la façon dont elles sont traduites. Il en ressort plusieurs spécificités traductives en lien avec la terminologie, la syntaxe et le rythme, entre autres. Ces spécificités s’inscrivent plus largement dans la poétique autistique élaborée par Julia M. Rodas (2018), qu’elle découpe en six catégories : l’apostrophe, le discernement, la décharge, l’invention, le ricochet et le silence. Traduire cette poétique autistique invite à remettre en question les règles d’une grammaire normative, ainsi que les principes traditionnellement dominants en édition jeunesse qui privilégient la lisibilité du texte source pour en assurer une réception facilitée auprès du jeune lectorat.
EN:
With its strong focus on the exploration of identity and alterity, children’s literature has been featuring more diverse characters since the end of the 20th century, including a rise in the number of autistic protagonists. The vast majority of books on this topic are written in English, making translation central to the circulation of these neurodiverse stories. Studying these representations and their translation in children’s literature inevitably brings up the question of subversion. Because of their neurodivergence, autistic characters challenge norms, be they neuronal, social, linguistic, or editorial. This article first looks at how autistic characters are depicted, before turning to how they are translated. It then showcases several specific translation issues relating to terminology, syntax, and rhythm, among other things. These specificities are part of the autistic poetics developed by Julia M. Rodas (2018), which she divides into six categories: apostrophe, discretion, ejaculation, invention, ricochet, and silence. Translating this poetics invites us to question normative rules of grammar, as well as the long-established, dominant principles in children’s publishing that prioritize the readability of the source text to ensure its easy reception by young readers.
Comptes rendus / Book Reviews
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Michel Tremblay. Michel Tremblay: Plays in Scots. Trans. Martin Bowman and Bill Findlay. Ed. Martin Bowan. Vol. I and II. Glasgow, The Association for Scottish Literature, 2023, 296 p. (vol. I); 272 p. (vol. II)
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Ilse Feinauer, Amanda Marais et Marius Swart, dir. Translation Flows: Exploring Networks of People, Processes and Products. Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins Publishing, 2023, 252 p.
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Ma Carmen África Vidal Claramonte. Translation and Objects: Rewriting Migrancy and Displacement through the Materiality of Art. New York and London, Routledge, 2025, 142 pp.