Ce numéro thématique naît au croisement de deux pratiques traductives qui nous ont occupés depuis quelques années, la retraduction et la traduction collaborative (Monti et Schnyder, 2011, 2018). Deux pratiques qui ont été rarement étudiées dans leurs interactions et qui trouvent ainsi dans ce dossier une des premières analyses systématiques, sous le prisme de la subjectivité. La retraduction, prise dans le sens de nouvelle traduction d’un texte dans une langue donnée, est un sujet pour lequel la traductologie a montré un intérêt croissant, surtout à partir des années 2000. Les origines d’un tel intérêt sont sans doute à chercher dans une pratique qui questionne les fondements même de la traduction en tant qu’acte de transmission interlinguistique, par le simple fait de ne pas répondre au besoin primaire d’accès au texte par une autre langue-culture. « Superflue » et pourtant « constante » tout au long de l’histoire de la traduction, la retraduction a pour vocation naturelle de mettre en avant l’acte interprétatif inhérent à toute traduction. Mettant en oeuvre une démultiplication réitérée – et apparemment paradoxale – de cet acte, elle le rend à la fois relatif et visible. Et pousse ainsi les chercheurs à comparer et à interroger ces phénomènes, dans un dépassement de la traditionnelle logique binaire source-cible qui permet l’ouverture à un réseau plus complexe de relations entre les textes et leurs différentes interprétations. Ainsi, les recherches dans le domaine de la retraduction se sont concentrées assez naturellement sur l’étiologie de ce syndrome chronique, formulant des hypothèses sur les causes et le déploiement des séries traductives (Bensimon, 1990; Berman, 1990; Chesterman, 2000). Si des éléments reviennent de manière assez récurrente, il est tout de même patent que le mélange des causes à l’origine d’un projet de retraduction dépasse largement le périmètre des paradigmes traditionnels de correction/amélioration ou de vieillissement des traductions, pour se construire au croisement de plusieurs facteurs textuels, contextuels et subjectifs. La retraduction est une pratique qui inscrit la pluralité dans l’espace de la traduction, démontant le cliché de la traduction unique et parfaite pour situer la traduction dans un espace ouvert et dynamique d’interprétation et de ré-énonciation. Au point qu’il serait possible de voir dans cette pratique une forme de traduction au pluriel, une « polytraduction ». Si la retraduction introduit la pluralité au niveau des résultats, la traduction collaborative l’introduit au niveau des sujets traduisants. La convergence de ces deux pluralités dans la thématique de ce numéro crée une confluence singulière, qui défait à la fois l’image reçue de la traduction unique et celle des traductrices et traducteurs solitaires. Les formes collaboratives de traduction ont fait l’objet de plusieurs analyses, surtout en relation aux nouvelles formes de collaboration rendues possibles par les avancées technologiques. Le mythe de la traduction solitaire se heurte non seulement à des formes de coopération avec les autres agents du processus de traduction (réviseurs, correcteurs, gestionnaires de projets, agents littéraires, éditeurs, etc., en fonction du flux de traduction), mais également à des pratiques de traduction à plusieurs qui, tout en n’étant pas (ou plus, ou pas encore) la norme, sont plus répandues que l’on pourrait penser. La traduction biblique nous offre quelques cas célèbres, de la Bible des Septante à la moderne Bible dite « des écrivains » (2001), en passant par la King James Bible (1611) ou la Bible des États (1637), entre autres. L’Histoire révèle une pléthore d’exemples de formes collaboratives de traduction, notamment au Moyen-Âge, où la forme collaborative est un paradigme bien répandu, voire dominant (v. Bistué, 2013) : il suffit de penser aux pratiques des « écoles de traduction », de la Maison de …
Appendices
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