Partie II - TémoignagesZeugnisse

La table de travail de Peter Szondi. Réflexions sur la transmission d’un « héritage critique »[Notice]

  • Philippe Despoix

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  • Philippe Despoix
    Université de Montréal

Mon témoignage portera sur les formes incertaines qu’avait prises, dans les années autour de la chute du Mur, la figure disparue de Peter Szondi à l’Institut qu’il avait fondé à Berlin en 1965. J’évoquerai sa paradoxale « vie posthume » par le biais des traces matérielles qu’il y avait laissées et par celui de l’activité des personnes ayant directement « hérité » de son enseignement. Si la bibliothèque open stacks constituait la part la plus manifeste de sa présence passée, ce sont Hella Tiedemann, puis Gert Mattenklott après son retour à l’Institut, qui y incarnaient alors une continuité affirmée avec la « tradition szondienne ». Tous deux avaient été parmi les premiers doctorants de Szondi et poursuivaient, de manière diverse, la voie qui avait été la sienne. C’est par un détail apparemment banal, le rapport inverse qu’ils entretenaient avec la table de travail de leur maître, que je pris conscience des façons si différentes qu’ils avaient de contribuer à sa mémoire. J’eus, dans mes années à l’Institut à partir de 1989, la chance de travailler avec Tiedemann comme collègue, ainsi qu’auprès de Mattenklott lorsque je préparais mon habilitation à diriger des recherches. En me livrant à une remémoration de ces années formatives, j’esquisserai aussi quelques éléments de réflexion sur les contraintes propres à la transmission d’un legs critique comme celui de Szondi. Par un des nombreux aléas de mon parcours entre les disciplines et les pays, j’ai été nommé enseignant-chercheur, en 1989, à ce qui s’appelait à l’époque l’Institut für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft – l’Institut de littérature générale et comparée de la Freie Universität Berlin. Le titre est important car il correspondait à l’intitulé exact que Szondi avait défendu pour la création de sa chaire en 1965 (Lämmert 1994 : 9 sq.), en s’inspirant de plusieurs traditions, dont celle inaugurée par René Wellek à Yale. Il s’agissait par là de relier programmatiquement les dimensions poétologiques et comparatistes de la discipline en se démarquant d’une conception essentiellement « additive » de la littérature comparée, mais aussi de disputer aux philologies nationales – dans ce cas, la Germanistik – le « privilège » de la théorie de la littérature (ibid. : 10 sq.). L’adjectif « générale » renvoyait dans la dénomination aux similitudes entre les faits littéraires; celui de « comparative », qui me semble mieux traduire vergleichende, en soulignait de son côté les différences fondamentales, qu’elles relèvent de l’époque, de la tradition linguistique, des genres littéraires, ou de l’interaction avec les autres arts étudiés. Cette constellation comparatiste interdisciplinaire qui était alors diversement pratiquée dans de rares instituts (essentiellement à Zurich, Yale et Berlin) fut de fait, au tournant des années 1960/70, l’un des lieux d’incubation des théories de la « différence » dont l’écho perdure jusque dans nos débats actuels. Je connaissais auparavant la figure de Szondi à travers son ouvrage le plus célèbre, Theorie des modernen Dramas (1963). Venant de l’étranger, j’étais presque étonné de l’accueil ouvert que me réservaient mes futurs collègues. Était-ce parce que le dernier chapitre de ma thèse – dont certains avaient pris connaissance – portait sur le jeune György Lukács et la fonction que tenaient chez lui ses successives théorisations du drame? Ces essais lukácsiens, reconstruits par ses anciens disciples de l’« École de Budapest » à partir d’archives retrouvées (Heller et al. : 1977), pointaient dans la direction de la réflexion benjaminienne autour du drame baroque, mais ils se prolongeaient également dans le travail effectué par Szondi sur le drame moderne jusque dans le théâtre d’après-guerre. Au sein de cette tradition théorique, les écrits de ce dernier faisaient …

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