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Mon mari, Walter Moser, et moi-même avons fait nos études à l’Université de Zurich dans les années 1960 et avons été témoins de la création en 1967−68 d’une chaire de littérature comparée lors de l’engagement de Paul de Man. Pour des raisons personnelles et institutionnelles, ce nouveau professeur a été davantage accueilli par les « romanistes », dont nous faisions partie, que par les germanistes et les anglicistes. Aussi, il faisait cours en français, ce qui pouvait décourager certains étudiants plus à l’aise en allemand. Dans la rétrospective, cet engagement a placé Zurich dans un réseau de professeurs qui ont révolutionné les études littéraires. C’est en tout cas ce que le 50e anniversaire de l’Institut de littérature comparée de l’Université de Zurich a mis de l’avant lors d’un colloque qui a eu lieu en 2018. Un choix de textes issus de cette rencontre a été édité par Thomas Fries et Sandro Zanetti et a paru en 2019 sous le titre Revolutionen der Literaturwissenschaft 1966−1971 (2019). C’est en effet la mort de Peter Szondi en octobre 1971 qui clôt, pour un temps, le premier épisode de cette révolution initiée en 1966 lors du mémorable congrès organisé à l’Université Johns Hopkins à l’initiative de René Girard également appuyé par l’École pratique des hautes études de Paris, où une grande ouverture interdisciplinaire qui devait porter fruit s’initia. Paul de Man et Jacques Derrida firent connaissance à cette occasion. Georges Poulet était également venu de Zurich. Bref, cet événement semble être à l’origine de la création en 1968/69 du « Seminar für Vergleichende Literaturwissenschaft » de l’Université de Zurich qui, depuis 2006, s’appelle « Abteilung für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft ». Peter Szondi avait accepté le poste laissé vacant par de Man, qui avait pour sa part accepté un poste à l’Université de Yale. Mais la disparition de Szondi laissa tant à Berlin qu’à Zurich, comme le disent si bien Fries et Zanetti : « eine unersetzliche Lücke » (ibid., 37), un vide irremplaçable. Walter et moi avons été confrontés à ce vide.

C’est Philippe Despoix qui a repéré dans les archives de Peter Szondi quelques lettres adressées à Walter datant des années 1968 et 1969. Sur la recommandation de Paul de Man, Walter avait alors signifié à Peter Szondi son intérêt pour un poste d’assistant à Berlin, mais celui-ci ne se libérant qu’en 1970, Szondi lui proposait de venir en tant que boursier, tout en lui expliquant comment procéder et souhaitant une rencontre lors de sa prochaine venue en Suisse. Mais en 1969 nous sommes partis pour les États-Unis, où un poste de visiting assistant professor avait été offert à Walter au département de langues romanes de l’Université Yale, tandis que sur place j’avais pu obtenir un poste au Quinnipiac College. Ce séjour s’est prolongé d’une année et les rencontres personnelles souhaitées avec Peter Szondi n’ont pas eu lieu, malgré les éventuelles dates et les lieux proposés dans les lettres. Enfin, à notre retour en Suisse à l’été 1971, nous apprenions et le départ de Paul de Man pour Yale et la venue de Peter Szondi à Zurich. Comme je m’étais inscrite au doctorat en littérature comparée à l’université de Zurich, j’ai donc eu finalement une rencontre avec Peter Szondi au cours de l’automne 1971, seulement quelques semaines avant sa disparition. Comme il n’y a rien d’écrit pour témoigner de cette rencontre, et que je n’étais pas la seule personne convoquée à cette première et dernière « Sprechstunde » du professeur Peter Szondi à l’Université de Zurich, mon souvenir est personnel.

Zurich est la ville où je suis née. J’y ai passé mon enfance et ma jeunesse, y ai fait mes études, m’y suis mariée, y ai donné naissance à notre premier enfant, mais de tout cela, il y a vraiment longtemps, car notre famille est montréalaise depuis 1974… Je vois cependant très clairement les trois lieux zurichois auxquels je vais maintenant rattacher mon hommage à Peter Szondi. On ne quittera pas le Zürichberg situé sur la rive droite du lac de Zurich et de la Limmat. Il y a en hauteur, à la Krähbühlstrasse, au coin de la Zürichbergstrasse, le Szondi-Institut Zürich, fondé en 1969 par Leopold Szondi, le père de Peter. Cet Institut est situé dans une magnifique villa et a pour mission de former les psychologues à la thérapie psychanalytique de « l’analyse du destin » ou « Schicksalsanalyse », un concept psychanalytique qui complète et développe la psychanalyse en tenant compte de l’héritage familial. Si, de là, on monte la Zurichbergstrasse, on arrive bientôt au Szondiweg, un petit chemin menant tout droit à la forêt qui recouvre le sommet du Zürichberg. Si, au contraire, on descend la Zürichbergstasse, on arrive d’abord à la hauteur de l’Université de Zurich, qui domine encore la ville. Ce sera ma seconde station, avant de trouver un étage plus bas en bordure de la vieille ville, le théâtre nommé Schauspielhaus am Pfauen, ma dernière station. Début mars 2022, le conseil de la ville a décidé de modérer les rénovations prévues, afin de conserver le cachet historique de cette scène (Neff 2022) qui, à l’époque des nazis, avait pu maintenir une expression théâtrale libre et magnifiquement enrichie par l’apport de metteurs en scène ainsi que d’acteurs et d’actrices émigrés d’Allemagne. Sous la gouverne d’Oskar Wälterlin on y a, entre autres, monté les premières représentations de nombreuses pièces de Bertold Brecht. Peter Szondi était plus particulièrement lié d’amitié avec Kurt Hirschfeld, qui prit la succession de Wälterlin à la direction du Schauspielhaus en 1961. Enfin, pour arriver au lac de Zurich et à la Limmat qui s’en écoule, il faut dépasser le Schauspielhaus et descendre la Rämistrasse jusqu’au quai. La vue de l’eau, lac ou rivière nous ramène, hélas, au triste anniversaire du départ de Peter Szondi.

Le Szondi-Institut de la Krähbühlstrasse

Leopold Szondi était un médecin et psychopathologiste hongrois. Né en 1893 à Nitra en Slovaquie, il s’appelait alors Lipót Sonnenschein. Sans que ses initiales soient modifiées, il s’est ensuite appelé Leopold Szondi. Sa famille déménagea au début du XXe siècle en Hongrie où son père, Abraham Sonnenschein avait rejoint une communauté juive en tant qu’assistant rabbin. Après le décès de son père en 1911, Lipót choisit la voie de l’assimilation et de la magyarisation (Riechers 2018 : 654). Le patronyme choisi renvoie donc à une parenté d’élection. Notre collègue et amie hongroise, Kati Kurtösi, m’assure qu’en adoptant la nationalité hongroise les juifs choisissaient également un nom hongrois, provenant soit des lieux auxquels ils voulaient se rattacher, soit des noms de vieilles familles inspirantes dans l’histoire du pays. Au XIXe siècle le poète János Arany célèbre le nom de famille Szondi dans un poème sur la lutte contre les Turcs intitulé « Szondi két apródja », soit « Les deux cadets de Szondi ». L’élection d’une lignée m’importe ici. Je ne prétendrai pas connaître toute l’étendue des travaux de Leopold Szondi ni l’impact des méthodes thérapeutiques qui en découlent, mais ceux qui les pratiquent, les approfondissent, voire les dépassent ont en commun de comprendre le destin de chaque être dans une tension entre des contraintes et la liberté des choix. Après plus de 25 ans de recherches, Szondi proposa un modèle permettant la détermination des forces à l’oeuvre dans le destin de l’individu. Celui-ci est contraint par quatre fonctions, soit 1. L’hérédité, 2. La nature des instincts et des affects, 3. Le milieu social, 4. Les mentalités. Les deux fonctions du choix d’un destin sont 5. Le moi et 6. L’esprit. Grâce à ce modèle, le système du destin d’un individu est analysable, encore qu’il ne puisse pas être rendu visible ni étudié post mortem comme par exemple le système nerveux. Et Szondi de renchérir : « Wie man sich einen Menschen nicht ohne die Funktionen eines Nervensystems vorstellen kann, so ist auch ein Mensch ohne Schicksalssystem für uns unvorstellbar »[1] (1968 : 23).

Il s’avère que les fonctions héréditaires du destin concernent plus particulièrement cinq domaines de la vie, soit 1. L’amour, 2. L’amitié, 3. La profession, 4. Les types de maladies développés et 5. Les types de morts envisagés. Dans ce dernier cas, l’étude du thanatotropisme porte sur le suicide et le type de mort choisie. Celui de la noyade, qui nous concerne, n’est pas mentionné dans le résumé de sa recherche que Szondi présente dans le livre que je possède, mais ma camarade d’études et amie Annie Berner-Hürbin, qui après son doctorat en psycholinguistique s’est formée comme psychothérapeute à l’Institut-Szondi, me confirme que cette forme de mort est en lien avec les pulsions de contact dans leur expression mélancolique dont les strates dépressives sont définies par la vie de l’individu. Szondi avait, en fait, mis à profit pour ses analyses la théorie hippocratique des humeurs, voie qu’Annie Berner-Hürbin a poursuivie dans plusieurs ouvrages scientifiques, notamment dans Hippokrates und die Heilenergie (1997). Pour elle, il ne fait pas de doute que c’est l’expérience de vie au camp de concentration de Bergen-Belsen, à un jeune âge, qui a ultimement brisé la vie des enfants de Leopold Szondi, car ils se sont tous deux suicidés.

Contrairement à l’adage selon lequel nous ne connaissons ni le jour ni l’heure de notre fin, la décision d’en finir est datée. Et, quelle que soit l’élégance de l’expression allemande de « Freitod », ce geste n’est pas compréhensible hors de toute contrainte. Nous venons de voir que le type de mort, « Todesart » fait partie des fonctions héréditaires « Erbfunktionen des Schicksals » identifiées par Leopold Szondi et que celles-ci sont par définition contraignantes. Mais, comme on l’a vu aussi, la parenté peut être d’élection, puisque la famille Sonnenschein s’était placée au début du XXe siècle dans la lignée des Szondi… S’il y a contrainte dans la mort de Peter Szondi, c’est qu’il a rejoint par son geste l’exemple de son ami et frère d’élection, Paul Celan, retrouvé dans la Seine en avril 1970. Paul Celan (1920−1970), dont le nom civil est Ancel en roumain, était né à Cernăuti en Bucovine, une province roumaine qui se situe aujourd’hui pour moitié en Ukraine. Suite à l’offensive russe du 24 février 2022, Tchernivtsi est devenue le carrefour de l’aide humanitaire, la Turquie y a déplacé son ambassade, et le journal Liberté rapporte le 30 mars 2022 qu’on commence à y parler de négociations. Il y a un siècle exactement, quand le petit Paul Ancel faisait ses premiers pas, la ville était tout aussi vivante. Mais les guerres sont dévastatrices, celle de Poutine, comme celle de Hitler. On ne connaît ni le jour ni l’heure des frappes, on ne connaît ni le jour ni l’heure du désastre qui s’en suit dans la destinée humaine. Cependant la poésie de Celan en témoigne. Le poème parle pour ceux qui ont la patience ou la vocation de s’y attacher, ou mieux, de s’y plonger comme savait le faire Peter Szondi. Dans Schibboleth, essai dédié à Paul Celan, Jacques Derrida s’intéresse précisément aux jours et aux heures, et sa réflexion sur les dates le mène à rendre hommage à Peter Szondi (1986 : 34−36). J’aimerais ici remercier notre spécialiste montréalaise de Derrida, Ginette Michaud, qui m’a orientée dans ma recherche d’une trace des rapports entre Peter Szondi et Jacques Derrida. Dans la suite du passage où Derrida évoque l’analyse « irremplaçable » qu’offre Szondi dans Eden du poème DU LIEGST im grossen Gelausche : il affirme qu’ « Une date est un spectre » (ibid., 37) dans la mesure où elle s’inscrit dans un code, le calendrier, qui instaure le retour de ce qui fut unique. C’est l’anneau des anniversaires qui justement nous donne, ici et maintenant, l’occasion de dépasser la mort ou de faire revivre une parole qui s’est tue.

L’Université de Zurich

En 1971 le projet d’aller rejoindre Peter Szondi à l’Institut für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft de la FU Berlin ne pouvait plus être d’actualité pour Walter. Il avait alors été engagé comme assistant du professeur de littérature française Hans-Jost Frey qui avait lui-même entamé son enseignement à l’Université de Zurich l’année précédente. Nous avions alors été accueillis dans notre Alma mater par ce nouveau professeur et sa femme Eleonore Frey-Staiger, elle-même une germaniste distinguée et de plus la fille d’Emil Staiger le « Doktorvater » de Peter Szondi. Après la mort de Szondi, Frey a sans doute été chargé de maintenir les activités comparatistes à l’Université de Zurich et Walter se souvient d’avoir assumé des tâches à cet effet. Puis en 1976, Frey a finalement été nommé professeur de littérature comparée. À cette date, nous avions déjà pris racine à l’Université de Montréal où Walter a contribué pendant 28 ans au développement du Programme de littérature comparée, puis à la création du Département de littérature comparée, avant de diriger, jusqu’à sa retraite, sa Chaire de recherche du Canada en transferts littéraires et culturels à l’Université d’Ottawa. Cependant de 1972 à notre départ en 1974, les cours de littérature comparée à l’Université de Zurich ont été donnés par une série de professeurs ou de conférenciers invités en provenance de l’Université de Constance, comme Wolfgang Iser, Jury Strieter et Hans-Robert Jauss, ou encore en provenance des États-Unis comme Jeffrey Hartmann, Hillis Miller et surtout Paul de Man qui a également assuré les directions orphelines, comme celle de ma thèse, soutenue juste avant notre départ pour le Canada.

Faisant partie des générations très nombreuses de l’après-guerre, j’ai fait une grande partie de mes classes au milieu de hordes d’élèves offrant un vrai défi au système scolaire zurichois. À l’Université c’était la même chose. Le régime était darwinien. Au moins 30 % des inscrits n’obtenaient jamais aucun diplôme. Dans ces conditions, il était bien rare de bénéficier d’une rencontre avec un professeur. Voilà pourquoi le souvenir peut en être resté marquant. Je vois encore parfaitement le joli bureau situé dans le Bodmerhaus, une villa patricienne à côté du bâtiment principal de l’Université, où de Man m’a parlé pour la première fois d’un possible séjour à Yale. Mais pour ma rencontre avec Szondi, la faculté m’avait convoquée dans un sombre corridor du bâtiment principal. Il faisait aussi très sombre dans le cabinet sans fenêtres, où Szondi, notre nouveau professeur in spe, était retranché derrière un grand bureau. Il y avait sans doute sur ce bureau la liste des candidats convoqués, peut-être du papier et un crayon, mais rien de cela ne pouvait retenir mon attention. Lui avais-je apporté une copie de mon mémoire de maîtrise, peut-être, mais là n’était pas l’enjeu. Il voulait que je lui parle de mon projet intellectuel. Je m’intéressais alors au dialogue dans des romans qui, au XVIIIe siècle, imitaient le Don Quichotte de Cervantes. Je pense qu’alors mon attention se fixait sur les relations de pouvoir entre maître et valet, mais aussi entre narrateur et narrataire ou auteur et lecteur. Après mon travail sur Jacques le fataliste de Diderot et ma découverte de la sociocritique et de la narratologie, j’étais curieuse d’explorer les corpus anglais et allemand. Avec gentillesse, Szondi modérait mes ardeurs. Il ne pouvait pas être question de cumuler des chapitres sur divers corpus nationaux dans son idée. Il voulait que j’entame pour ma thèse une réflexion théorique dont il allait m’indiquer les voies dans ses séminaires et au fil de mes lectures. Tout cela devait être passionnant… mais l’heure de laisser entrer le prochain candidat était déjà arrivée. J’ai quitté ce cocon sombre pleine d’espoirs qui ont, hélas, été douloureusement déçus. Ce qui me touche en repensant à cet automne 1971, c’est que le 16 novembre, jour des funérailles de Peter Szondi à Berlin, Walter et moi fêtions à Zurich nos 3 ans de mariage, autre anneau anniversaire appelé à ramener chaque année ce qui eut lieu une seule fois.

Malgré le fait que Peter Szondi ne fut jamais professeur à l’Université de Zurich, sa mémoire y reste vivante. En témoigne la visibilité de son Traktat über Philologische Erkenntnis à travers plusieurs articles du recueil de Thomas Fries et Sandro Zanetti à commencer par l’exergue de l’introduction qui en est tiré :

die unverminderte Gegenwärtigkeit auch noch der ältesten Texte[2]

op. cit. : 7

Plus loin, Rahel Villinger rappelle dans son article sur Susan Sontag que dans son Traktat Szondi remarquait déjà en 1962 l’absence d’équivalent en allemand pour la notion anglaise de « literary criticism » (Villinger 2019 dans Fries et Zanetti : 427). Enfin, c’est surtout Wolfram Groddeck qui consacre sa contribution sur Peter Szondi au pouvoir explosif de ce Traité dans le contexte des humanités numériques et du big data. Là encore le titre de l’article est une citation marquante du Traktat über Philologische Erkenntnis : « Das philologische Wissen hat seinen Ursprung, die Erkenntnis, nie verlassen, Wissen ist hier perpetuierte Erkenntnis − oder sollte es sein »[3] (Groddeck 2019 dans Fries et Zanetti : 461). La philologie est une activité, « eine Tätigkeit » (ibid., 465). Groddeck pose la question de savoir ce que Szondi entend au juste par le terme philologie. En fait ce terme recouvre un vaste champ qui embrasse les littératures anciennes et modernes, les études culturelles et plus spécifiquement, l’herméneutique, la critique textuelle et l’établissement des textes (ibid., 466). Dans le sillage de Schleiermacher, Szondi comprend ce terme comme une collaboration entre l’herméneutique et la critique qui entretient et approfondit la compréhension des textes jusque dans leurs ambiguïtés intéressantes. En replaçant le texte lui-même au centre des considérations, cette herméneutique différente (pour reprendre le titre de notre hommage) est un solide garde-fou contre l’impérialisme des méthodes génétiques et des humanités numériques dont Groddeck affirme qu’elles effacent tout discernement textuel avec son lot de révélations. La philologie dite conservatrice de Szondi est le grain qu’il convient de mettre dans ces engrenages. Comme Emil Staiger a largement dominé les études germaniques zurichoises, il importe aux auteurs du volume de situer le soi-disant conservatisme de Szondi ailleurs. Aussi Fries et Zanetti rapportent-ils, dans leur introduction, comment lors du fameux « Zürcher Literaturstreit » de 1966, lorsque Emil Staiger avait été vivement attaqué pour ses positions conservatrices et hostiles à la modernité littéraire, Szondi s’était exprimé, à la demande de son directeur de thèse, en questionnant la notion de « Gültigkeit » lui préférant celle de « Interessantheit » (Fries et Zanetti, op. cit. : 33). Ce qui est valable, « gültig » et certes respectable, mais l’intérêt est une notion beaucoup plus dynamique, précisément par son lien avec les affects.

Le Schauspielhaus

Parmi les pères d’élection auxquels Peter Szondi s’est attaché pendant l’élaboration de sa thèse, puis celle de son habilitation, Hans-Christian Riechers évoque deux hommes de théâtre dont la collaboration a marqué les productions du Schauspielhaus pendant de longues années et en tout cas dans les années 1950 et 1960. Il s’agit de Kurt Hirschfeld (*1902) et de Ernst Ginsberg (*1904) (Riechers, op. cit. : 652). D’origine juive, ils avaient tous deux perdu leur emploi dans l’Allemagne nazie des années 1930 et avaient trouvé refuge à Zurich. Le Schauspielhaus leur doit beaucoup et ils sont tous deux décédés dans le canton de Zurich en 1964. Tandis que Ginsberg s’imposa comme acteur dans des rôles phares, Hirschfeld signa à partir de 1950 plus d’une trentaine de mises en scène, qui ont servi de modèle au théâtre allemand de l’après-guerre par une planification tenant compte de l’actualité théâtrale mondiale. Cette ouverture au monde s’observe encore aujourd’hui plus particulièrement dans les sections de théâtrologie de nos départements de littérature. Il ne fait pas de doute que les deux thèses de Peter Szondi ont été en partie informées par cette mouvance de la production théâtrale du Schauspielhaus dans les années 1950 et que la création subséquente d’instituts de littérature générale et comparée s’inscrit dans cette même voie. De plus, le théâtre est nécessairement multidisciplinaire. Les arts visuels et la musique en font partie autant que les oeuvres des écrivains et le jeu des acteurs. Aussi Szondi ne néglige-t-il rien qui puisse enrichir sa réflexion lorsqu’il propose sa Théorie du drame moderne, un vrai bijou qui se lit comme un roman policier dont l’intrigue conduit le lecteur de révélation en révélation à travers le temps et l’espace au rythme de petits chapitres propres à occuper une soirée, comme un spectacle ou un souper entre amis.

Je m’en tiendrai à sa définition du drame qu’il rattache à l’homme de la Renaissance : « Der Mensch ging ins Drama nur als Mitmensch ein. Die Sphäre des ‘Zwischen’ schien ihm die wesentliche seines Daseins; Freiheit und Bindung, Wille und Entscheidung die wichtigsten seiner Bestimmung »[4] (Szondi 1970 [1956] : 14). L’outil qui rend cette communauté interpersonnelle possible c’est bien sûr le dialogue. Szondi parlera de « Alleinherrschaft des Dialogs » (ibid., 15), une dialectique capable de se réajuster à tout moment et dont découlent toutes les caractéristiques du drame qui est absolu, primaire et présent. Or si le personnage du drame se donne à voir tel qu’il est, cette même ouverture préside à l’établissement d’une communauté de savants à la Renaissance et la République des lettres qui s’en réclame. Depuis son émergence première au temps de Pétrarque, elle n’a cessé de rechercher des échanges savants empreints de vérité et de bienveillance souvent à l’écart des institutions et toujours ouverts au monde. Si Szondi voulait absolument rencontrer Walter avant de s’engager plus avant dans une relation de collaboration, c’est sans doute que le dialogue, révélateur de l’être, devait confirmer la communauté d’intérêt et de confiance que l’échange épistolaire avait fait espérer.

En 1954 Hirschfeld signe la mise en scène d’Oedipe roi de Sophocle au Schauspielhaus. Cette circonstance n’est pas sans rapport avec toute l’importance que cette pièce revêt dans l’Essai sur le tragique de Szondi. La thèse, qu’il veut mettre à l’épreuve dans l’examen d’une série de huit pièces de théâtre, présente le tragique comme une structure dialectique qu’il s’agit de comprendre comme une modalité et non comme une essence. Si l’esthétique de l’idéalisme allemand n’a pas soumis le tragique à un examen dialectique, Szondi pense que cette réticence venait du fait « daß es nicht als angängig erachtet wird, ein Phänomen wie das Tragische, dem sich die höchste Stufe der Dichtung verdankt und das stets im Zusammenhang mit der Sinngebung des Daseins begriffen wird, auf den formal-logischen Begriff der Dialektik zu reduzieren »[5] (1978 [1961] : 208). Oedipe roi est une entrée en oeuvre bienvenue, car cette pièce de Sophocle lui a déjà permis de bien situer la crise du drame dans sa Théorie du drame moderne. Voilà pourquoi il affirme d’emblée que « [w]ie kein anderes Werk erscheint der König Ödipus in seinem Handlungsgewebe von Tragik durchwirkt »[6] (ibid., 65). Dans sa thèse qui est soutenue en 1954, la même année que la production d’Oedipe Roi au Schauspielhaus, il cite abondamment un échange épistolaire entre Schiller et Goethe commentant le grand avantage du sujet de Sophocle, puisque tout est donné d’avance par le mythe connu de tous, et n’a plus qu’à être analysé et développé. Oedipe découvre dans le présent de la pièce l’horrible vérité de son destin. Il est dans chaque instant entièrement lui-même (Szondi 1970 : 22−24). De plus, l’analyse de l’Essai sur le tragique montre « daß der Mensch auf dem Weg untergeht, den er eingeschlagen hat, um dem Untergang zu entgehen »[7] (1978 : 213). De façon inéluctable la course vers le salut précipite l’anéantissement. Voilà la modalité tragique de l’existence.

Pour terminer cette troisième et dernière station de mon témoignage, je m’arrêterai sur les quelques mots consacrés par Szondi dans son Essai sur le tragique à Robert Guiscard, Herzog der Normänner. Cette fois la scène n’est pas à Zurich, mais bien devant Constantinople où ce farouche conquérant se cache dans sa tente, incapable de se soutenir, alors que son armée atteinte par la peste vient l’implorer de rentrer au pays. Ce mauvais succès d’une conquête nous saute à la figure aujourd’hui avec tout son lot de douleur, tandis que le siège de l’Ukraine s’est transformé en guerre meurtrière. Dans l’oeuvre de Kleist, il s’agit d’un premier fragment de drame resté inachevé, et Szondi de préciser que c’est « vielleicht die kühnste seiner tragischen Konzeptionen »[8] (1978 : 247). Puis dans un raccourci sidérant, que je citerai dans le texte original, il ramène à cet échec ce qui a fait de Kleist un poète reconnu :

Robert Guiscard, nach dessen Niederschrift er sich das Leben zu nehmen plante, wurde immer wieder vernichtet, und die Werke, die seinen Rang als Dichter begründen, verdankt er dem Verzicht: sei’s der Wendung zur Komödie (in deren Kulisse freilich noch die Tragödie lauert), sei’s der Entschärfung des Tragischen, wie sie der Prinz von Homburg bezeugt. Einzig in der Penthesilea hat Kleist der Unerbittlichkeit seiner frühen Gedanken die Treue gehalten[9]

ibid., 248

Comme on le sait, le suicide planifié viendra plus tard, par noyade aussi; cependant, comme nous l’apprend ici Peter Szondi, l’incapacité de résoudre dans l’écriture les difficultés de la composition tragique peut différer, dans les faits, la fin tragique de l’individu.