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Anna Gara-Bak zum Gedächtnis

Mon témoignage portera sur les formes incertaines qu’avait prises, dans les années autour de la chute du Mur, la figure disparue de Peter Szondi à l’Institut qu’il avait fondé à Berlin en 1965. J’évoquerai sa paradoxale « vie posthume » par le biais des traces matérielles qu’il y avait laissées et par celui de l’activité des personnes ayant directement « hérité » de son enseignement. Si la bibliothèque open stacks constituait la part la plus manifeste de sa présence passée, ce sont Hella Tiedemann, puis Gert Mattenklott après son retour à l’Institut, qui y incarnaient alors une continuité affirmée avec la « tradition szondienne ». Tous deux avaient été parmi les premiers doctorants de Szondi et poursuivaient, de manière diverse, la voie qui avait été la sienne. C’est par un détail apparemment banal, le rapport inverse qu’ils entretenaient avec la table de travail de leur maître, que je pris conscience des façons si différentes qu’ils avaient de contribuer à sa mémoire. J’eus, dans mes années à l’Institut à partir de 1989, la chance de travailler avec Tiedemann comme collègue, ainsi qu’auprès de Mattenklott lorsque je préparais mon habilitation à diriger des recherches. En me livrant à une remémoration de ces années formatives, j’esquisserai aussi quelques éléments de réflexion sur les contraintes propres à la transmission d’un legs critique comme celui de Szondi.

1989 – « Dialogue scientifique » à l’Institut berlinois

Par un des nombreux aléas de mon parcours entre les disciplines et les pays, j’ai été nommé enseignant-chercheur, en 1989, à ce qui s’appelait à l’époque l’Institut für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft – l’Institut de littérature générale et comparée de la Freie Universität Berlin. Le titre est important car il correspondait à l’intitulé exact que Szondi avait défendu pour la création de sa chaire en 1965 (Lämmert 1994 : 9 sq.), en s’inspirant de plusieurs traditions, dont celle inaugurée par René Wellek à Yale[1]. Il s’agissait par là de relier programmatiquement les dimensions poétologiques et comparatistes de la discipline en se démarquant d’une conception essentiellement « additive » de la littérature comparée, mais aussi de disputer aux philologies nationales – dans ce cas, la Germanistik – le « privilège » de la théorie de la littérature (ibid. : 10 sq.). L’adjectif « générale » renvoyait dans la dénomination aux similitudes entre les faits littéraires; celui de « comparative », qui me semble mieux traduire vergleichende, en soulignait de son côté les différences fondamentales, qu’elles relèvent de l’époque, de la tradition linguistique, des genres littéraires, ou de l’interaction avec les autres arts étudiés. Cette constellation comparatiste interdisciplinaire qui était alors diversement pratiquée dans de rares instituts (essentiellement à Zurich, Yale et Berlin) fut de fait, au tournant des années 1960/70, l’un des lieux d’incubation des théories de la « différence » dont l’écho perdure jusque dans nos débats actuels.

Je connaissais auparavant la figure de Szondi à travers son ouvrage le plus célèbre, Theorie des modernen Dramas (1963)[2]. Venant de l’étranger, j’étais presque étonné de l’accueil ouvert que me réservaient mes futurs collègues. Était-ce parce que le dernier chapitre de ma thèse – dont certains avaient pris connaissance – portait sur le jeune György Lukács et la fonction que tenaient chez lui ses successives théorisations du drame? Ces essais lukácsiens, reconstruits par ses anciens disciples de l’« École de Budapest » à partir d’archives retrouvées (Heller et al. : 1977), pointaient dans la direction de la réflexion benjaminienne autour du drame baroque, mais ils se prolongeaient également dans le travail effectué par Szondi sur le drame moderne jusque dans le théâtre d’après-guerre. Au sein de cette tradition théorique, les écrits de ce dernier faisaient pour moi le pont avec la scène contemporaine. Je supposais en particulier dans le détail de ses analyses combien, tout comme en son temps le jeune Lukács qui l’avait inspiré, Szondi avait dû être investi dans la critique, voire la création théâtrale lors de sa période de formation à Zurich. Mais c’était à peu près tout ce que j’associais alors à son nom.

Lorsque me fut attribué un local de fonction dans le préfabriqué d’enseignement jouxtant la villa qui abritait l’Institut à Dahlem, ma future collègue Hella Tiedemann, dont le bureau se trouvait en face du mien, vint me souhaiter la bienvenue. Elle avait étudié avec Adorno et avec Szondi, auprès duquel elle avait défendu sa thèse sur la poésie de Baudelaire, Mallarmé et George (Tiedemann-Bartels 1990 [1971])[3] puis entrepris son travail d’habilitation. Tiedemann personnifiait en toute modestie, sans pathos et même avec humour la postérité de ce courant de pensée critique. Je me souviens qu’elle conclut notre première rencontre en forme d’understatement, me faisant remarquer en passant que la table de travail se trouvant dans mon bureau avait été celle de Peter Szondi. Étonné, je lui demandais la raison de cette relégation apparente, et pourquoi les collègues l’ayant connu n’avaient pas donné un statut autre à ce témoin muet. Je compris à sa réponse que l’on associait des souvenirs très ambivalents à ce qui semblait une simple table de travail. C’était entre autres depuis ce bureau que Szondi posait les innombrables questions d’examen se rapportant à la longue liste d’ouvrages à connaître pour poursuivre dans la discipline, rite de passage qui avait « traumatisé » plusieurs générations d’étudiants – un « élitisme » qui lui avait été reproché lors de la révolte de 1968/69 (Albers 2016 : 469 sq.)[4]. Cette réponse restée en suspens de Hella Tiedemann recouvrait toutefois un malaise à peine dissimulé, et je percevais à mi-mots que ce bureau symbolisait aussi le vide qu’avait laissé sa mort précoce.

N’eût été son prestigieux ancien usager, rien de moins auratique que ce meuble dont « l’esthétique » pseudo-fonctionnelle avait tout pour désoler : une masse en métal gris, dont le dessus était recouvert de matériau synthétique, mobilier typique du goût industriel du tournant des années 1960 auquel faisaient appel des institutions comme la Freie Universität. Je saisissais néanmoins qu’il matérialisait pour certains une présence fantomatique qu’il convenait de tenir à distance. Il était plus que la table derrière laquelle Szondi avait officiellement reçu Jean Starobinski et Pierre Bourdieu en 1966; Paul Celan en décembre 1967 pour un unique séjour berlinois lors duquel il avait écrit le poème Eden; Gerschom Scholem et Jacques Derrida en 1968… Cette table de travail devint aussi pour moi une marque de l’immense douleur et de l’inconcevable mal-être de toute une génération d’intellectuels juifs qui avait survécu au génocide nazi – la liste de ceux qui choisirent le suicide était longue et incluait non seulement Celan et Szondi qui avaient été si liés[5], mais aussi Robert Klein, Jean Améry et Primo Levi.

Commençant alors à travailler sur le XVIIIe siècle, je donnais mon premier séminaire à l’été 1989 sur « l’esthétique de Diderot » en traitant de son théâtre, de ses écrits sur l’art et des Salons. Je mettais au programme des lectures secondaires « Tableau et coup de théâtre », l’essai magistral de Szondi que je découvrais à cette occasion[6]. M’adaptant de mon mieux à la forme du séminaire à l’allemande dont j’avais fait l’expérience singulière chez Jacob Taubes, lui-même proche de son collègue disparu[7], je mettais les matériaux à l’étude directement au centre de la discussion avec les étudiants. Mes amis dissidents de Berlin-Est avaient prédit un automne « chaud ». Au cours du semestre suivant, le Mur qui séparait l’est de l’ouest de la ville tombait, ouvrant une nouvelle période historique.

C’est surtout le dialogue avec Hella Tiedemann – qu’elle pratiquait avec tous les membres de l’Institut qui s’y prêtaient – qui me fit « entrer » dans la tradition szondienne. Elle partageait la passion de Szondi pour la musique, en particulier celle pour piano de la seconde École de Vienne – Schoenberg, Berg, Webern – dans laquelle elle incluait les compositions d’Adorno qu’elle me fit connaître. Mais de musique, il était rarement question dans son enseignement. De Szondi elle avait appris à décrypter dans l’équivoque même des oeuvres leur potentiel critique. Sauvegarde et critique de la tradition convergeaient chez elle dans un même geste intellectuel. Elle l’avait entre autres pratiqué dans sa thèse d’habilitation Verwaltete Tradition. Die Kritik Charles Péguys (Tiedemann-Bartels 1986)[8]. Sa rigueur philologique avait fait d’elle l’éditrice des volumes allemands de « Critiques et recensions » des Gesammelte Schriften de Walter Benjamin; grande connaisseuse de littérature francophone, elle en avait également édité les traductions de Proust[9]. Mais bien plus que ses rares écrits, le lieu par excellence d’élaboration d’une pensée réflexive était le séminaire : Hella Tiedemann y conjuguait avec aisance le questionnement le plus précis des textes au dialogue ouvert avec les étudiants. Par son enseignement, elle fut sans doute celle qui contribua le plus à une postérité tacite de l’approche szondienne auprès des magistrants et doctorants qu’elle savait soutenir comme personne d’autre. En dépit de son bon mot « considérant que l’une de [ses] tâches consistait à détourner les étudiants de l’industrie de la culture » (eine meiner Aufgaben sehe ich darin, die Studenten für den Kulturbetrieb zu verderben), nombre de ceux et celles qu’elle a formé.e.s ont marqué la scène critique, littéraire et médiatique allemande jusqu’à aujourd’hui (Müller 2016). Dans son refus de la « représentation » (ich repräsentiere nicht), il fallait non seulement entendre une discrétion proverbiale, mais aussi sa distance vis-à-vis de toute institution.

Un siècle et demi plus tôt, Hella Tiedemann eût probablement animé un salon romantique; en cette fin de XXe siècle son séminaire tenait un lieu équivalent. C’est bien par le biais du « dialogue scientifique » (Lämmert 2001 : 8), qu’elle maîtrisait avec un sérieux dont le rire était rarement absent, que j’appris à mieux saisir la façon dont elle poursuivait l’enseignement de Szondi. Au semestre d’été 1994, elle me proposa de tenir un séminaire en commun autour de « La théorie du roman » avec pour programme l’oeuvre éponyme de Lukács, ainsi que La Poétique de Dostoïevski de Bakhtine que nous allions étudier avec l’aide des doctorantes russes qui, depuis la chute du mur, pouvaient s’inscrire à l’Institut. Lorsque nous avons suggéré, lors de la séance introductive, de lire parallèlement à l’Éducation sentimentale de Flaubert le Dix-huit Brumaire…[10], sans plus de précisions, l’air perdu et interrogateur des étudiants nous fit tous deux sourire : Marx ne faisait visiblement plus partie du canon culturel, signe que nous percevions comme celui d’un changement d’époque. Mais je ne savais pas alors que Hella répétait et prolongeait avec moi le geste de Szondi, qui avait fait de La Théorie du roman le thème de son premier séminaire à la Freie Universität au semestre d’hiver de 1964/65[11]. C’était là aussi sa façon de transmettre – sans forcément l’expliciter – l’enseignement de son maître dans une dynamique de réévaluation critique.

Mon assimilation de la démarche de Szondi se fit donc surtout par osmose, dans l’atmosphère dialogique des séminaires de l’Institut. Entre-temps, son ancienne table de travail m’était devenue familière, quasi dépersonnalisée, au point qu’un jour j’y enfermai par distraction mes clés. Les tiroirs de ce bureau étaient munis d’un loquet automatique. Ceux-ci verrouillés par inadvertance, les clés demeuraient inaccessibles. Il fallut appeler les techniciens de l’université pour forcer la serrure. Ils laissèrent un trou visible à la place du fermoir qui me fit longtemps poser la question de ma responsabilité dans la dégradation, fût-elle minime, de cet objet historique.

Vers une renomination de l’Institut

Que l’altération matérielle ne puisse atteindre ce qui constituait un symbole pour ceux qui avaient été proches de Szondi, j’en eus bientôt la démonstration. À l’automne 1994, alors que j’étais professeur invité à New York University, je reçus un fax de Gert Mattenklott qui venait d’être officiellement nommé à la chaire de Littérature comparée de l’Institut berlinois – il devait succéder à Eberhard Lämmert qui l’avait dirigé pendant de nombreuses années. Dans sa missive, Mattenklott me demandait s’il pouvait déménager la table de travail de Szondi de mon local pour l’installer dans le bureau qu’il allait investir dans la villa principale. Connaissant le lien fort qui l’avait uni à son mentor – il avait été le seul à défendre sa thèse d’habilitation auprès de lui et collaboré, avec Jean Bollack, à l’édition de ses Vorlesungen –, j’acquiesçai évidemment[12]. Lorsque je revins à Berlin et allai saluer Mattenklott dans ses nouvelles fonctions, je découvris dans son espace de travail un bureau transfiguré. La table de travail historique avait été recouverte d’une étoffe noble sur laquelle une plaque de verre était posée. Elle était de plus surmontée d’un petit rayonnage de bois abritant des volumes des premières éditions, ainsi que des photos de Peter Szondi – dont l’une avec Mattenklott jeune étudiant. Le rétablissement de ce symbole en annonçait d’autres.

En tant que comparatiste, Szondi n’avait pas vraiment abordé, ou à peine à propos d’un drame de jeunesse de Hofmannsthal, le rôle des arts visuels pour la littérature[13]. Avec sa thèse d’habilitation Bilderdienst. Opposition bei Beardsley und George (1970)[14], Mattenklott avait introduit le rapport aux images – du modern style à la photographie – dans la postérité szondienne. Il avait aussi été l’un des premiers à proposer – alors qu’il était jeune professeur à Marburg en 1974 –, un séminaire sur l’historien de l’art et de la culture Aby Warburg, qu’il coorganisa avec le germaniste Heinz Schlaffer et l’historien de l’art Martin Warnke. Ce dernier assurerait d’ailleurs, dans les années 1990, la sauvegarde et la restauration du bâtiment qui avait abrité l’ancienne Bibliothèque Warburg à Hambourg avant 1933[15]. Et c’est aussi un autre disciple de Szondi, Klaus Reichert, spécialiste de la Renaissance et traducteur de Shakespeare, qui réactualiserait la méthode warburgienne au croisement de la littérature et des arts visuels avec son étude magistrale sur la postérité de la déesse Fortune, Fortuna oder die Beständigkeit des Wechsels (1985)[16]. Ce furent autant de jalons vers le développement d’un comparatisme « interartial » qui caractériserait les années suivantes.

Dans le portrait intellectuel qu’il a brossé de son maître, Mattenklott a clairement distingué les strates de la vision comparative de Szondi : la construction historico-philosophique des formes littéraires (théories du drame moderne et du tragique); le prisme historique et sociologique (le projet sur le drame bourgeois : le marchand, le père de famille et le précepteur); les procédés d’analyse textuelle linguistique (les études sur Hölderlin et sur Celan). Mais il a surtout souligné son rôle éminent en tant que médiateur entre traditions littéraires, disciplinaires et théoriques, un rôle auquel correspondait sa capacité à organiser, avec l’Institut qu’il avait construit, un cadre unique d’internationalisation des pratiques de recherche (Mattenklott 1981 : 73).

Il s’agit là en effet d’une dimension décisive de l’héritage szondien qui avait été reprise et poursuivie par Eberhard Lämmert. Lors de mes années à l’Institut pendant lesquelles ce dernier était encore directeur, cette conception orientait encore nettement le choix des collaborateurs : outre les deux chaires senior, les enseignants avaient tous une expérience internationale et trois d’entre eux (soit un tiers) venaient de l’étranger. Courant en Amérique du Nord, ce type de répartition était exceptionnel pour l’époque, alors que l’Europe politique n’existait pas encore et que chaque tradition universitaire restait confinée dans son cadre national. Chaque année, l’Institut recevait aussi un professeur invité, le plus souvent des États-Unis. Ce brassage constant en faisait un haut-lieu de débats éminemment formateurs et recherchés par les étudiants, mais aussi par les enseignants et même les invités.

C’est surtout pour ses conférences et ses cours magistraux sur l’histoire du roman que Mattenklott était particulièrement renommé auprès des étudiants. Mais son retour à Berlin fut avant tout marqué par un engagement institutionnel intense. Il se fit bientôt élire doyen du Fachbereich Germanistik, l’unité à laquelle appartenait alors l’Institut. De là il oeuvra à faire renommer ce dernier, dans un acte éminemment symbolique, Peter Szondi-Institut für Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft. Par le biais de plusieurs fondations, il y fit ancrer un poste de professeur invité en Poétique de langue allemande (Gastprofessur für deutschsprachige Poetik), ainsi qu’un second en Poétique de la traduction (August-Wilhelm-von-Schlegel-Gastprofessur für Poetik der Übersetzung). Mattenklott renoua aussi avec la proximité qu’avait entretenue Szondi avec des hommes de théâtre tels Kurt Hirschfeld ou Ivan Nagel, ou avec des auteurs contemporains comme Paul Celan ou Ingeborg Bachmann, et promut une Samuel Fischer-Gastprofessur für Literatur afin d’inviter chaque semestre des écrivains reconnus à venir enseigner à l’Institut. La longue liste des invités internationaux fut ouverte par Vladimir Sorokin, Valentin-Yves Mudinbe et Kenzaburō Ōe[17].

Le retour actif de Gert Mattenklott à l’Institut de Berlin a indéniablement contribué à la consolidation institutionnelle d’une unité académique dont l’existence avait été plusieurs fois menacée. Si celle-ci, contrairement à beaucoup d’autres dans le domaine, perdure jusqu’à aujourd’hui, il resterait néanmoins à évaluer ce qu’il en est de la postérité théorique de Peter Szondi après les disparitions de Mattenklott (2009), de Lämmert (2015) et de Tiedemann (2016). Cinquante ans après sa mort, malgré un nombre important d’études autour de ses travaux, le bilan plus général demeure mitigé. Son rôle pionnier de commentateur des travaux benjaminiens semble aujourd’hui en partie oublié; son grand projet de sociologie littéraire sur le XVIIIe siècle n’a pas trouvé de continuateurs; et l’on ne note pas de reconnaissance de sa contribution majeure à la théorie herméneutique du côté de la philosophie institutionnelle[18]. Seules, sans doute, les études de Szondi sur la poésie de Celan restent-elles largement citées – le « dialogue posthume » mené par Derrida dans Schibboleth y aura probablement contribué (1986 : 34 sq.).

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Peter Szondi a été un penseur exigeant, parfois difficile, appelant une haute maîtrise des matériaux traités et une conscience aiguë des enjeux de méthode. Avec la distance d’un demi-siècle, sa philologie critique apparaît parcourue par un ensemble de tensions récurrentes que d’autres auraient considérées comme de pures apories : tension entre l’intérêt pour la dimension historico-philosophique des formes littéraires et celui pour les médiations sociales de leur transmission; entre l’analyse des faits linguistiques participant d’une oeuvre et la reconstruction de leur conditionnement subjectif; entre l’exigence d’une théorie littéraire à vocation générale et l’affirmation d’une primauté de l’objet singulier; tension enfin entre la recherche de la logique de production d’une oeuvre et la prise en compte de la position historique de son récepteur[19].

L’un de ses apports décisifs a été d’inverser la hiérarchie héritée de la lecture diltheyienne de l’herméneutique de Schleiermacher entre interprétation psychologique et interprétation grammaticale au profit de la seconde : contre le postulat psychologisant d’une intention de l’auteur, Szondi a voulu sauvegarder la lettre du texte jusque dans son équivoque comme base d’une poétique plurivoque du mot. Cette insistance sur l’ambivalence du sens va au-delà d’une seule herméneutique des textes et touche même la question des genres poétiques : son étude sur l’Amphitryon de Kleist – lequel, par une « simple » transposition de langue, avait métamorphosé la comédie de société de Molière en une tragédie de la connaissance – le montre de manière paradigmatique[20]. La méthode que Jean Bollack a qualifiée d’« herméneutique matérielle » s’attachant à la « matérialité du texte [comme] langage et forme » (1997 [1989] : 127) renvoie à ce que nous appellerions aujourd’hui une attention spécifique à la « médialité » des faits littéraires. Sans doute, le choix de la forme d’écriture privilégiée par Szondi : « l’essai scientifique » (wissenschafltlicher Essay) – dont la problématisation remonte au jeune Lukács[21] et fut reprise par Benjamin, puis Adorno – condense-t-elle la singularité de son entreprise et sa difficile postérité.

La polarité que j’ai dessinée entre la discrète transmission, dans un dialogue ouvert mais sans concessions, de l’enseignement de Szondi par Hella Tiedemann, et la volonté d’ancrage institutionnel, symbolique et matériel, de la discipline comparatiste caractérisant le retour de Gert Mattenklott à Berlin, est assez sommaire. Elle recouvre peut-être, pour ce qui est de leur génération, une topique de genres. Même si elle ne constitue aucunement une alternative, elle atteste néanmoins de la difficulté fondamentale qu’il y a d’hériter d’une pensée conçue en tensions constitutives telle celle de Szondi. Les exigences d’un enseignement critique et multilingue en lettres ont rarement pu converger avec les contraintes institutionnelles ou nationales dans lesquelles celui-ci doit s’insérer, et ce, plus encore aujourd’hui que dans les années post-68 : parce que le socle commun entre les générations se réduit du fait d’une accélération technologique et sociale commandée par la seule valorisation économique; et parce que les disciplines réflexives ou non directement « productives » se voient en conséquence marginalisées dans les institutions universitaires et par les politiques de la recherche. Signe du déclin d’un comparatisme international qui avait été l’un des lieux éminents des débats dans les « humanités » pendant trois générations, bien des départements comme celui que Szondi avait créé à Berlin se voient désormais, dans un monde pourtant dit globalisé, démantelés[22]. Et cela s’inscrit dans un contexte de régression plus large dont on peut prendre pour exemple récent la fermeture de la Central European University par le gouvernement hongrois à Budapest, lieu d’origine de Peter Szondi – un symbole inquiétant qui évoque les temps les plus sombres.