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En fondant la revue Approches inductives (2014-2020), nous avons voulu fournir aux francophones un lieu de diffusion scientifique consacré aux travaux portant sur des démarches considérées innovantes par certains et vertement critiquées par d’autres.

Il y avait eu une période où les méthodes qualitatives étaient marginalisées par rapport aux méthodes quantitatives et des organisations comme l’Association pour la recherche qualitative (ARQ) avaient eu un mandat en partie militant visant à valoriser des méthodes qui n’avaient pas la même légitimité que d’autres. La revue Recherches qualitatives a joué un rôle très important et a fourni des textes en français aux chercheurs et aux étudiants en formation.

Au début des années 2000, les méthodes qualitatives ont été de plus en plus enseignées, financées, respectées et légitimées. Mais il nous apparaissait clair que les méthodes inductives, autant qualitatives que quantitatives, étaient suspectées comme non scientifiques dans le monde de la recherche en français. Il était pratiquement impossible de soutenir une thèse inductive dans certains programmes, départements ou universités, les cours sur les approches inductives étaient rares et les publications en français peu nombreuses. De plus, les écrits fondateurs sur les approches inductives étaient mal compris, souvent mal traduits ou, pire encore, certains chercheurs les citaient pour légitimer des démarches qui ne correspondaient pas à ce qui était proposé par les auteurs cités.

Nous avons donc étudié attentivement le livre de 1967 de Glaser et Strauss, Discovery of grounded theory. Strategies for qualitative research, ainsi que la première édition de Basics of qualitative research. Techniques and procedures for developing ground theory, de Strauss et Corbin, en 1990. Nous nous sommes assurés de bien comprendre la proposition initiale et nous avons ensuite porté notre attention sur toutes les traductions, vulgarisations, synthèses et adaptations pour constater à quel point il existait une grande diversité d’adaptations et de synthèses.

Nous avons également entrepris de communiquer avec un grand nombre de chercheurs dans toute la francophonie qui avaient en commun de travailler selon les principes des approches inductives. Plus spécifiquement, nous avons cherché les thésards francophones qui faisaient de la grounded theory (GT). Et nous avons voulu faire connaître la GT des origines, sans les interprétations nombreuses et diverses.

La création de ce réseau nous a vite fait comprendre que ceux qui utilisaient des approches inductives pour travailler en français avaient besoin de formation, d’accompagnement, de textes plus nombreux en français et de lieux de diffusion pour publier en français sur les approches inductives.

Nous avons donc organisé des colloques, donné des formations, dirigé un premier ouvrage collectif (Luckerhoff & Guillemette, 2012) et fondé la revue Approches inductives dans laquelle nous avons dirigé onze numéros.

Notre travail nous a permis de comprendre que la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) est présente un peu partout dans la francophonie depuis plus de 50 ans. Strauss est allé en France dès les années 1960 (Glaser, 1992) et dans les années 1970 (Bastard & Trochu, 2022). En 1975, il a présenté une conférence et son texte a circulé parmi les sociologues français, mais ce n’est qu’en 2022 qu’il a été publié (Strauss, 2022). Nous ne trouvons pas de traces d’une MTE francophone en Europe qui se serait développée autrement qu’en faisant connaître les publications de Strauss, notamment par des traductions de ses textes, écrits avec différents auteurs (Bastard & Trochu, 2022).

Anne Laperrière a publié un texte en 1982 où elle parle de la grounded theory de Glaser et Strauss (Laperrière, 1982) et un autre en 1985 qui porte plus spécifiquement sur la grounded theory (Laperrière, 1985). Ces textes ont contribué à faire connaître la grounded theory dans les universités francophones, mais ils n’expliquent pas comment en faire. Elle publie ensuite les résultats d’une recherche réalisée avec la grounded theory en 1991. Ce texte constitue l’illustration de la démarche méthodologique (Laperrière et al., 1991). En 1997, elle publie un texte qui présente la GT comme une démarche analytique et qui la compare à d’autres approches en recherche qualitative (Laperrière, 1997). Ce texte va avoir une diffusion certaine et va donc faire connaître la GT dans la francophonie.

Dans leur ouvrage Analyser les entretiens biographiques, les sociologues Demazière et Dubar (1997a) présentent trois grandes traditions d’analyse, dont la grounded theory. Ce livre a une grande diffusion, mais presque exclusivement dans le monde des approches narratives, par exemple les récits de vie (ou histoires de vie) et les récits de pratiques. Il a eu une deuxième édition (Demazière & Dubar, 2004). Ces deux mêmes sociologues, en 1997, ont publié un article sur la grounded theory, ce qui a certainement contribué à la faire connaître davantage chez les chercheurs francophones (Demazière & Dubar, 1997b).

Il y a eu, en 1992, Le « Grounded Theory » et ses possibilités d’utilisation en sciences de l’administration, de deux professeurs de l’Université Laval (D’Amboise & NKongolo-Bakenda, 1992). Ensuite, en 1995 : La grounded theory une méthode qualitative méconnue. Application au concept d’orientation marché, de Gauzente (1995). Il s’agissait de deux publications institutionnelles qui ont été peu diffusées.

Dans les années 1990, deux chapitres du livre fondateur de 1967 (Glaser & Strauss, 1967) sont traduits en français. Il s’agit de :

  • Glaser, B. G., & Strauss, A. L. (1992). La méthode comparative continue en analyse qualitative (trad. I. Baszenger). Dans A. L. Strauss (Éd.), La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme (pp. 283-300). L’Harmattan.

  • Glaser, B. G., & Strauss, A. L. (1995). La production de la théorie à partir des données (trad. J.‑L. Fabiani). Enquête, 1, 183-195.

Dans les années 1990, Pierre Paillé publie deux textes qui vont beaucoup être lus dans la francophonie (Paillé, 1994, 1996). Ces textes sont davantage didactiques pour des étudiants de cycles supérieurs qui veulent faire de la GT que ceux de Laperrière. Dans un texte de 2006, Paillé revient sur ces publications en témoignant du fait que ses propositions méthodologiques, tout en étant inspirées de la GT, sont des suggestions de lui-même et non des traductions en français de Glaser et Strauss. Il va notamment affirmer :

Inutile de vous dire que je suis devenu un membre intime de la commune Grounded theory, et cela a changé ma vie, au point où je me suis mis à faire pousser mes propres choses. Vous savez, une commune, ça vous porte un moment, mais, après, vous voulez voler de vos propres ailes. C’est ainsi, pour vous raconter un peu plus de ma petite histoire, que mon intérêt s’est quelque peu détaché de la Grounded theory dans son ensemble, plus préoccupé que j’étais par l’analyse en tant que telle. Et puis, la Grounded theory, au milieu des années 80, ce n’était pas très opérationnel. Comment faire l’analyse, concrètement, nous ne le savions pas vraiment. J’ai mis plusieurs années à mettre au point une série d’algorithmes de ce que j’ai appelé « l’analyse PAR théoriSATION ancrée ». Et puis un jour, j’ai pris connaissance d’un nouvel ouvrage de Strauss, avec une nouvelle auteure, Juliet Corbin, et il y avait une parenté étonnante entre ce à quoi j’arrivais et leurs propres algorithmes, avec, toutefois, plusieurs différences terminologiques et conceptuelles. Quoi qu’il en soit, le fait que mon travail soit francophone a, je crois, facilité sa rapide diffusion, et je n’ai plus abandonné, depuis, le raffinement de cette approche d’analyse

Paillé, 2006, p. 142

En employant l’expression théorisation ancrée pour désigner sa méthode d’analyse en six étapes dans ses deux textes et en se référant spécifiquement à Glaser et Strauss (1967), de même qu’au livre de Strauss et Corbin de 1990, il identifie sa démarche à celle de la GT. Du moins, c’est ce que comprennent plusieurs chercheurs qui se réfèrent à lui. Cela crée un certain malentendu que l’on retrouve dans les textes des chercheurs francophones. Par exemple, Truchot (2006) présente les six étapes de Paillé en disant : « Partant de l’ouvrage de Strauss et Corbin (1990), Paillé distingue six grandes étapes […] » (Truchot, 2006, p. 115).

Mais Paillé ne part pas de Strauss et Corbin. Il dit simplement qu’il propose une approche originale et que la GT de Glaser et Strauss l’a beaucoup inspiré. La publication de la première édition du livre L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales (Paillé & Muchielli, 2003) lève le malentendu parce que Paillé ne s’y réfère plus aux fondateurs de la GT en présentant ses propositions comme étant résolument siennes et donc originales (ce qu’elles sont depuis le début). Il arrive que des chercheurs ne fassent que mettre la référence aux ouvrages fondateurs de Glaser et Strauss lorsqu’ils ont recours aux publications de Paillé, mais une vérification dans les textes révèle qu’ils n’ont pas recours du tout aux ouvrages fondateurs. On peut dire que Paillé a fait école et que cette tradition est une tradition en elle-même, sans véritable arrimage aux autres traditions. Ce phénomène peut s’expliquer, entre autres, par le fait qu’il n’y avait pas de traductions vraiment disponibles des ouvrages fondateurs dans les années 1990.

Spécifiquement en français, on peut signaler le cas de Lorraine Savoie-Zajc qui a publié un article en 2000 où elle aborde la grounded theory (Savoie-Zajc, 2000a). Elle a dirigé plusieurs thèses dans lesquelles ses étudiants ont eu recours à la GT sous sa guidance. Dans sa présentation de la recherche qualitative/interprétative (Savoie-Zajc, 2000b), elle identifie, en quelque sorte, ce type de recherche à la démarche de production d’une théorie enracinée.

Il faut signaler aussi Francine Gratton en sciences infirmières qui a dirigé des équipes de chercheuses et des doctorantes qui ont utilisé la GT. Elle a publié, à notre connaissance, un seul article qui aborde la GT (Genest et al., 2021).

Dans la première décennie des années 2000, d’autres textes fondateurs de la GT sont traduits en français. Premièrement, l’important texte de Strauss et Corbin qui présente la GT dans le premier Handbook of qualitative research (Strauss & Corbin, 1994) est traduit et publié dans le collectif de Céfaï (Strauss & Corbin, 2003). Deuxièmement, la deuxième édition du livre Basics of qualitative research, de Strauss et Corbin (1998) est traduite et publiée en français en 2004 (Strauss & Corbin, 2004). Troisièmement, le livre fondateur de Glaser et Strauss (1967) a été traduit et publié en français (Glaser & Strauss, 2010). Les traductions de ces textes très importants ont sans aucun doute fait connaître la GT dans la communauté des chercheurs francophones.

La première édition du livre de Paillé et Mucchielli, intitulé L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales (2003), qui a connu cinq éditions jusqu’à maintenant, contient un chapitre sur les « catégories conceptualisantes ». On voit clairement dans ce chapitre, d’une part, que les auteurs font référence à la GT de Glaser et Strauss, et d’autre part, que les auteurs reviennent ainsi au processus de théorisation qui est à la base des procédures de codage qui se sont développées après le livre fondateur de 1967. Nous pensons pouvoir dire que, tout en revendiquant une originalité par rapport à la GT, les auteurs de ce chapitre ont permis à plusieurs de comprendre que la GT est une approche épistémologique de théorisation (ou de conceptualisation) qui va bien au-delà des procédures et des méthodes, notamment des procédures de codage.

C’est en prenant connaissance de ces publications que nous avons entrepris un projet de recherche sur l’utilisation de la grounded theory par les chercheurs francophones. Nous avons alors découvert des chercheurs et chercheuses qui font de la MTE en français au Canada, en Europe et en Afrique.

En 2004, nous avons commencé à donner des formations, au Canada, en Europe et en Afrique, y compris en recevant des chercheurs postdoctoraux à l’UQTR. Puis, en 2008, en 2012 et en 2015, nous avons publié des bibliographies qui ont fait connaître les publications sur la MTE en français (Guillemette & Berthiaume, 2008, 2012, 2015).

Par des thématiques comme l’apport d’un logiciel en analyse des données (Guillemette, 2003a), la tension entre l’immersion empirique et la mise à distance théorique en grounded theory (Guillemette, 2003b), les conflits entre les exigences de l’approche et les exigences institutionnelles (Guillemette et al., 2008; Guillemette & Luckerhoff, 2008), le lien entre la MTE et l’interdisciplinarité (Guillemette et al., 2009) et l’enseignement de la MTE (Guillemette & Luckerhoff, 2012), la recherche sur la MTE se développe. L’organisation et la réalisation de colloques permettent la publication de textes et la préparation de numéros de revues. Des articles qui présentent l’approche en français (Guillemette, 2006; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Lavoie & Guillemette, 2009) ont été jugés très utiles par des professeurs qui les donnent à lire à leurs étudiants. Ces articles visent notamment à présenter l’essentiel de la grounded theory pour un lectorat qui ne lit pas en anglais.

Ce fut l’occasion pour nous de réfléchir à l’appellation. Devrions-nous continuer à utiliser l’appellation originale en anglais? Il nous semblait que, pour valoriser l’approche dans la francophonie, il serait préférable de franciser. Laperrière proposait « théorie ancrée », Paillé utilisait « théorisation ancrée », Savoie-Zajc, elle, proposait « théorie enracinée » tandis que Baszanger recourait à « théorie fondée ». Après avoir consulté des linguistes et des chercheurs dans le domaine, nous en sommes venus à proposer « méthodologie de la théorisation enracinée » (MTE).

Notre volonté de proposer une traduction justifiée par les normes de la traduction et de la linguistique nous a amenés à décider d’abord de parler de théorisation puisque ce terme désigne un processus (gérontif) plutôt qu’un produit. L’ambiguïté du nom grounded « theory » qui désigne davantage le résultat de la démarche méthodologique que la démarche elle-même a amené les chercheurs anglophones à parler de plus en plus de grounded theory methodology. Nous avons donc décidé d’employer le terme choisi et popularisé par Paillé (théorisation) et d’employer le terme méthodologie pour enlever l’ambiguïté que l’on retrouve en anglais. Enfin, nous avons emprunté le terme enracinée de Savoie-Zajc d’abord pour des raisons linguistiques. Comme nous l’avons écrit plus tard,

bien que le terme « grounded » ait plusieurs significations en anglais, jamais il ne signifie « ancré ». Un ancrage empêche un bateau (ou une maison, par exemple) de bouger; cette symbolique est contraire aux fondements épistémologiques de la Grounded Theory. On ne trouve dans aucun texte en anglais sur la Grounded Theory le lien synonymique avec « anchored » […] Le terme « enracinée » correspond à la famille sémantique anglaise de « field », « root », « ground », etc.

Luckerhoff & Guillemette, 2012, p. 7

Des colloques internationaux à Lille (2009) et à Montpellier (2011) ont permis d’inviter de nombreux chercheurs à soumettre des chapitres pour un ouvrage collectif portant sur la MTE. Dans notre volonté de faire connaître les chercheurs qui font de la MTE (et leurs recherches), nous avons publié ce collectif en 2012 avec des auteurs de différentes disciplines et de différentes expériences avec la MTE. Avec ce livre, nous avons voulu, entre autres, montrer qu’il y a une grande diversité dans l’utilisation de la MTE et qu’il y a aussi certains désaccords sans que cela nuise à la fécondité de cette approche.

De plus, dans ce livre, nous avons commencé à prendre des positions dans les débats concernant la MTE. Par exemple, nous avons rappelé que, pour nous, la MTE est d’abord une posture épistémologique et que c’est pour cette raison qu’il y a de très nombreuses propositions différentes en ce qui concerne les procédures d’analyse.

La MTE est une façon de faire de la recherche. Sa spécificité se trouve davantage sur le plan épistémologique que sur le plan méthodologique. […] L’important, si l’on veut faire de la MTE, est d’adopter une posture épistémologique qui renverse la logique de l’ordre habituel des étapes de la recherche. Il s’agit de passer de la logique hypothético-déductive à la logique inductive de l’ouverture à ce qui émerge des données

Guillemette & Luckerhoff, 2012, p. 4

La publication de l’ouvrage collectif de 2012 a été l’occasion de travailler sur la fondation d’une revue consacrée aux approches inductives. L’apport des approches inductives en recherche a fait l’objet de onze numéros de la revue Approches inductives. Travail intellectuel et construction des connaissances, dans lesquels se trouvent 140 textes rédigés par 125 auteurs.

Il a notamment été question de la spécificité des approches inductives et plus spécifiquement de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Des thématiques comme la place de la mobilisation des résultats de la recherche dans les approches inductives et l’induction dans les méthodes de collecte et d’analyse des données ont été abordées.

À deux reprises, nous avons publié un texte dans cette revue dans lequel nous faisions le point sur l’avancée de certains enjeux liés à l’utilisation de la MTE par les chercheurs francophones. Un de ces textes portait sur la diversité en MTE (Guillemette & Luckerhoff, 2015) et l’autre portait sur la « défense de la MTE », notamment lors des soutenances de thèses, dans le contexte des programmes universitaires où l’approche est encore méconnue (Luckerhoff & Guillemette, 2017).

Après la publication de ces onze numéros, nous avons constaté que les approches inductives étaient de plus en plus valorisées et que des publications portant sur celles-ci se trouvaient dorénavant dans différentes revues francophones. Notre objectif premier étant atteint, nous avons considéré qu’il serait probablement utile d’élargir le mandat de la revue pour inclure des enjeux et défis qui demeuraient entiers : la transdisciplinarité et la recherche en français, notamment. Tous deux impliqués dans le développement de la nouvelle Université de l’Ontario français, nous avons vu une opportunité d’arrimer la nouvelle revue Enjeux et société aux créneaux de recherche de cette toute nouvelle institution francophone et transdisciplinaire. Justement, la revue Enjeux et société serait avant tout francophone et transdisciplinaire. Nous l’avons dirigée jusqu’à ce que Linda Cardinal, vice-rectrice adjointe à l’UOF, la prenne en charge. Ce neuvième numéro est le dernier sous notre direction. Nous revenons aux origines en le consacrant aux approches inductives et, plus spécifiquement, à la MTE.

La MTE est donc d’abord une manière de penser – a way of thinking (Strauss, 1991) – qui peut se traduire dans différentes méthodologies générales et dans de nombreuses procédures de collecte et d’analyse de données. Dans ce numéro, quatre façons spécifiques et originales d’utiliser la MTE sont présentées.

Ainsi, on trouve l’utilisation très originale de la MTE comme méthodologie générale qui constitue le fil d’Ariane dans deux cas de thèses par insertion d’articles. Des doctorants en sciences humaines et sociales de plus en plus nombreux choisissent la thèse par insertion d’articles comme format, mais la possibilité de le faire en adoptant une approche inductive demeurait nébuleuse pour certains membres de jurys. Il apparaissait important pour Laetitia Pozniak, de l’Université de Mons, Jason Luckerhoff, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et François Guillemette, de la même université, de montrer comment une thèse par insertion d’articles peut être rédigée dans une approche inductive comme la MTE. Des références nombreuses dans cet article renvoient à des publications, notamment, sur les caractéristiques de la thèse par insertion d’articles, sur des défis liés à cette forme de thèse et sur des avantages et inconvénients. Mais l’originalité de cet article provient de sa réponse aux questions spécifiques : comment la MTE peut-elle guider le cheminement d’une thèse par insertion d’articles? Et comment une thèse par insertion d’articles peut-elle être rédigée selon une démarche générale inductive? Les illustrations par les thèses respectives de Pozniak et de Luckerhoff sont mises en lumière par de nombreux exemples.

Un autre article présente la MTE comme approche analytique inductive pour l’analyse d’un corpus de données déjà collectées. Dans cette recherche sur la conciliation travail – vie personnelle, les principes directeurs de la MTE ont été respectés, mais dans une démarche qui n’est pas commune pour la MTE. En effet, habituellement en MTE, on fait alterner les épisodes de collecte de données avec les épisodes d’analyse, et ce, dans une logique d’allers-retours et de théorisation progressive, de même que dans une logique d’échantillonnage théorique. Ici, ces principes directeurs ont donné lieu à une analyse où les données ont été intégrées en petites quantités à la fois, de telle sorte que c’est la progression de l’analyse (ou de la théorisation) qui présidait à l’intégration de nouvelles données au fur et à mesure de la montée en abstraction. Cette manière de faire ne correspond pas à l’analyse de données secondaires puisque les données n’ont jamais été analysées. Elle correspond aux principes directeurs de la MTE, comme la circularité collecte-analyse et l’échantillonnage théorique. Al Hassania Khouiyi, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, signe ce texte intitulé Gestion favorable à la conciliation travail – vie personnelle : illustration d’une utilisation de la méthodologie de la théorisation enracinée. Elle montre notamment que les attitudes et comportements des gestionnaires jouent un rôle important dans la perception de la conciliation possible entre la vie personnelle et le travail. Les politiques organisationnelles sont importantes pour la création d’un environnement de travail favorable à un tel équilibre. L’adoption d’un style de gestion de proximité permettrait de transformer la dynamique organisationnelle de façon à favoriser la confiance et la compréhension mutuelle. Établir une proximité relationnelle avec les membres de l’équipe et collaborer étroitement avec ceux qui sont liés à des problématiques identifiées sont deux façons d’embrasser un style de gestion de proximité, notamment dans la gestion du changement.

L’article sur la triangulation illustre l’approche inductive de clarification conceptuelle qui consiste à définir un concept à partir de l’usage qui en est fait, ce qui correspond au principe de l’enracinement de la conceptualisation dans la réalité empirique tel qu’on le retrouve en MTE. Ici, l’originalité se trouve dans l’utilisation de la MTE dans une démarche de clarification conceptuelle. La spécificité des approches qualitatives et inductives exige que certains concepts qui sont également utilisés dans les approches déductives soient définis autrement. Par exemple, il est désormais plutôt clair, dans les écrits méthodologiques en recherche qualitative, que la saturation statistique doit être remplacée par la saturation théorique, que la généralisation doit être remplacée par la transférabilité, que la reproductibilité des méthodes doit être remplacée par la retraçabilité de la démarche méthodologique, que la formulation d’hypothèses doit être remplacée par l’émergence d’intuitions et que l’échantillonnage statistique doit être remplacé par l’échantillonnage théorique. Il est aussi admis que le concept de biais n’a aucune portée en recherche qualitative. Ce qui est considéré comme un biais à éradiquer le plus possible en recherche quantitative constituera une richesse en recherche qualitative. Un des concepts utilisés indistinctement en recherche quantitative et en recherche qualitative est celui de triangulation. Selon Rosine Horincq Detournay, François Guillemette et Jason Luckerhoff, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, non seulement cela constitue une erreur épistémologique importante, mais, de plus, l’imprécision dans les définitions de la triangulation prive les chercheurs du potentiel spécifique de cette méthode en recherche qualitative. Alors qu’elle est souvent considérée comme une méthode qui assure la validité des résultats, les auteurs du texte plaident pour une valorisation de la confrontation des désaccords non pas pour valider, mais bien pour enrichir et préciser l’analyse. Ils proposent une clarification conceptuelle qui permet de reconsidérer la triangulation de façon à accéder à une troisième dimension d’un phénomène étudié. Ils terminent leur article en formulant des recommandations concrètes au sujet de la relation entre triangulation et recherche qualitative.

Enfin, la note de chercheurs illustre comment la MTE peut être très utile pour la recherche qui se veut enracinée dans le terrain local spécifique des phénomènes que l’on veut étudier, par exemple, en Afrique. Dans ce texte intitulé Pertinence de la MTE pour la recherche locale : illustration avec la recherche en Afrique, à partir de leurs riches expériences en recherche, les professeurs Demba Kane de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis au Sénégal et Bassirou Tidjani de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar discutent de la complexité de l’Afrique en tant que sujet d’étude. Ils en appellent à un dépassement de la conception occidentale du terrain africain pour engager les chercheurs africains dans l’élaboration de connaissances contextualisées pertinentes. Pour eux, les théories doivent être solidement enracinées dans l’ontologie et l’épistémologie africaines, et non issues de cadres théoriques élaborés par des chercheurs occidentaux, à partir de théories occidentales, pour expliquer des phénomènes africains. Dans ce contexte problématique, la MTE apparaît comme un outil puissant pour la construction des connaissances locales, notamment grâce à sa perspective fondamentale d’enracinement des théories dans les données concrètes du terrain où sont vécus les phénomènes à l’étude.

Ces différentes utilisations de la MTE illustrent son potentiel immense pour la recherche qualitative dans différents contextes et dans différentes disciplines.

Dans un article hors thème, Frédérique Bourget et Sylvie Lapierre, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, ont constaté que non seulement les décès par aide médicale à mourir (AMM) sont de plus en plus nombreux, mais les décès synchrones par aide médicale à mourir le sont également. Dans leur article intitulé Partir ensemble : une analyse thématique des articles de journaux francophones rapportant des décès synchrones par aide médicale à mourir chez des couples d’aînés, les auteures s’intéressent aux thèmes véhiculés dans les articles de journaux francophones portant sur la mort conjugale synchrone par aide médicale à mourir chez des aînés de 65 ans ou plus. Avant elles, peu de chercheurs s’étaient intéressés à la couverture médiatique de cette problématique. L’objectif général de leur étude est d’examiner les thèmes véhiculés dans les articles de presse rapportant des cas d’aide médicale à mourir synchrones chez les couples aînés. Leur analyse thématique a permis d’identifier sept thèmes, soit : un amour fort, des personnes appréciées par leur entourage, une décision personnelle, l’appui des proches, les motifs qui conduisent au choix de mourir ensemble par AMM, la bonne mort et la transmission d’informations au public.