Corps de l’article

Introduction

En sociologie, la stratification des goûts et des habitudes de consommation culturelle a donné lieu à des travaux à la fois critiques et militants : alors qu’un certain nombre ont influencé l’intervention de l’État en matière de culture, d’autres ont participé au développement des pratiques de médiation, qui visent spécifiquement à rapprocher les publics de l’offre culturelle; ajoutons à ces travaux ceux d’un certain nombre d’auteurs ayant mobilisé la notion de non-public (Jeanson, 1972) pour tenter de comprendre le vécu des acteurs que l’on peut situer dans des champs et des strates sociales. Les études qui se penchent sur le comportement du consommateur se sont peu attardées à la formation, au développement et aux sources d’influences des goûts et des habitudes de consommation culturelle. Nous savons néanmoins que les pairs, les institutions culturelles et scolaires, les médias, les réseaux sociaux et la famille sont des agents d’influence dans la socialisation culturelle des enfants (Donnat, 2004; Derbaix et al., 2016).

1. Problématique

Donnat (2004) mentionne que

près d’un Français sur trois (30 %) déclare avoir reçu de son entourage, au cours de l’enfance, une activité de loisirs ou une passion en héritage : dans 9 % des cas, l’activité concernée relève du domaine culturel, dans 21 % des cas d’autres domaines du temps libre

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Dans plus de la moitié des cas, une passion culturelle est transmise par l’un des parents ou les deux; viennent ensuite la fratrie, les voisins et les amis, les enseignants et les grands-parents (Donnat, 2004). L’influence familiale est considérée comme prépondérante, et ce, peu importe la génération. Toutefois, « l’influence des enseignants semble en recul : ils étaient à l’origine de 11 % des passions culturelles chez les 60 ans et plus, ils ne sont plus que 5 % chez les 14-28 ans » (p. 88).

Lorsqu’il est question de culture, les médias s’ajoutent à la famille et à l’école (Bellavance et al., 2004; Dortier, 2002; Pronovost, 1996). De fait, les médias numériques, et plus particulièrement Internet, font désormais partie de l’équipement de base des ménages, comme c’était le cas de la télévision il y a quelques années. Selon l’Enquête québécoise sur l’accès des ménages à Internet, 2016, « le taux de branchement à Internet des ménages se chiffre à 88,2 % en 2016, soit une hausse significative par rapport au taux de 2012 (81,6 %) » (Institut de la statistique du Québec [ISQ], 2017, p. 1), et les ménages avec enfants sont plus nombreux à être branchés : en 2016, 98,2 % d’entre eux étaient branchés à Internet, comparativement à 94,5 % des ménages sans enfants (Bernier, 2017). De fait, « les jeunes sont plus branchés que toute autre génération […] Près de 100 % des jeunes de 15 à 24 ans utilisent Internet chaque jour […] [et] des sites de médias sociaux » (Statistique Canada, 2018, p. 13). À la télévision et dans Internet se côtoient des contenus culturels très variés, allant du documentaire à la télé-réalité, des productions professionnelles autant que des productions amateurs. Les contenus culturels diffusés par les médias de masse et la manière dont ils le sont peuvent différer de ceux auxquels une personne a été sensibilisée dans sa famille ou son milieu scolaire (Lapointe & Lemieux, 2013). Au surplus, Internet a contribué à faciliter l’accès à des contenus variés pour les jeunes, qui se voient ainsi exposés à des productions différentes de celles avec lesquelles ils ont été mis en contact par leur famille; ils sont en outre initiés à des genres variés, ce qui pourra les inciter à consommer un produit culturel sans même l’associer à un genre en particulier, voire à son créateur. Le partage rapide, facilité par les technologies, a eu pour effet de modifier la réception et les modes de consommation.

2. Objectifs

Dans le cadre de l’enquête dont le présent article fait état, nous nous sommes intéressés à l’influence des différents agents de socialisation sur les goûts, les pratiques, les consommations et l’ouverture culturels de jeunes Québécois. Plus spécifiquement, nous avons voulu mieux comprendre l’influence des réseaux sociaux et des influenceurs, et la place qu’occupent les sources d’influence plus traditionnelles comme la famille, les amis et l’école.

3. Méthodologie

Nous avons adopté une approche empirique (Desgagné & Bednarz, 2005) et inductive (Guillemette & Luckerhoff, 2009). La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) (Luckerhoff & Guillemette, 2012) a pour finalité de générer des théories émergeant des données (Glaser, 1998; Glaser & Strauss, 1967).

Nous avons analysé les entretiens par la méthode comparative continue (Glaser & Strauss, 1967) qui permet d’identifier « les similitudes, les différences, les variations, les contrastes, les différentes relations entre les données » (Guillemette, 2006, p. 68).

Entre octobre 2017 et juillet 2018, nous avons animé cinquante-deux entretiens individuels qualitatifs auprès de jeunes Québécois. Nous avons choisi de rencontrer des jeunes pour différentes raisons. Tout d’abord, cette génération est caractérisée par une consommation de produits culturels hybrides soutenus et par une forte mobilité; constituant le segment de la population qui navigue le plus sur Internet, ils sont plus familiers avec le numérique que les générations qui les précèdent. Montée en puissance des réseaux sociaux, internationalisation des produits et contenus constitutifs des cultures jeunes marquent le contexte dans lequel ils évoluent. On remarque aussi dans les sociétés occidentales l’allongement de la période désignée par le terme jeunesse (et donc le retardement du passage à l’âge adulte) de même qu’une certaine précocité culturelle. Ces éléments nous ont incités à adopter une conception extensive de ce que nous allions entendre par « jeunesse » pour centrer notre recherche sur les individus âgés de 15 à 29 ans.

On notera par ailleurs que nous avons approché les pratiques culturelles de cette tranche de la population à partir de la définition qu’en formule Coulangeon (2005), soit

l’ensemble des activités de consommation ou de participation liées à la vie intellectuelle et artistique, qui engagent des dispositions esthétiques et participent à la définition des styles de vie : lecture, fréquentation des équipements culturels (théâtres, musées, salles de cinéma, salles de concert, etc.), usages des médias audiovisuels, mais aussi pratiques culturelles amateurs

pp. 3-4

Les voyages, la lecture, la musique, les films, les séries télévisées, les réseaux sociaux, les jeux vidéo et les consommations alimentaires comptent parmi les grands thèmes abordés lors des entretiens.

Un sommaire des résultats obtenus a par la suite été soumis à la discussion auprès de soixante-dix participants, cette fois dans le cadre de quatre entretiens : deux en petits groupes (cinq à six personnes) et deux en grands groupes (autour d’une trentaine de personnes par groupe). Nous avons demandé aux participants s’ils souhaitaient apporter des précisions sur nos premières analyses. En plus de permettre une meilleure compréhension des influences culturelles, cette démarche inductive a été l’occasion pour les participants d’aborder la question des influences intergénérationnelles (et non seulement transgénérationnelles).

4. Résultats

Nos données révèlent que les influences qui s’exercent sur les jeunes Québécois en matière de consommation culturelle sont assez nombreuses. En raison de l’importance acquise par les médias sociaux et la popularité toujours croissante auprès des jeunes des réseaux sociaux et des influenceurs, nous avions l’intuition qu’ils constitueraient des sources d’influence prépondérantes. Aussi avons-nous été surpris de la place non négligeable qu’occupent toujours la famille, l’école, les amis et les partenaires de vie. En effet, les participants mentionnent la famille, plus spécialement les parents, comme une influence importante motivant la présence chez eux de certains de leurs intérêts culturels, avec les amis, les médias, les réseaux sociaux, les conjoints, les milieux scolaires et professionnels ainsi que les influenceurs. Pour eux, cependant, ces influences ne sont pas d’égale importance à tous les stades de leur vie et pour chaque secteur culturel.

4.1 Une influence de base : les membres de la famille

L’un des parents ou les deux constituent les influences principales, ce qui rappelle les travaux de Donnat (2004). La plupart du temps, les pratiques culturelles font l’objet d’une initiation par un parent ou les deux et par la famille. Il peut s’agir de faire un premier voyage, d’écouter le même genre de musique ou de consommer toutes sortes d’aliments.

Alors que certains participants mentionnent la primauté de l’influence maternelle en relatant notamment les suggestions de lectures et de téléséries formulées par leur mère, d’autres mentionnent spontanément l’influence du père, par exemple lorsqu’il est question d’une ouverture culinaire : « Mes parents m’ont habituée à manger de tout depuis que je suis petite. Je retiens ça de mon père. Dans un restaurant, il prend toujours le plat qu’il n’a jamais mangé ». L’influence émane parfois de la fratrie : « Mon frère est allé en Thaïlande. Il m’a montré des vidéos et je veux y aller aussi », ou de la famille élargie, comme des tantes et les grands-mères. Une participante allègue ainsi que son intérêt pour les voyages remonte aux moments où une tante lui présentait des photos de ses voyages lorsqu’elle était enfant. Elle passait des soirées à regarder des photos et à prendre goût aux voyages de découverte.

Un rapport affectif s’établit entre les membres de la parenté avec qui des voyages et des découvertes ont été réalisés, comme autant d’occasions de mieux connaître ceux avec qui ils ont été partagés. Les souvenirs qui jaillissent de ces expériences contribuent en outre à la construction d’une histoire familiale et à l’établissement d’une tradition que l’on souhaite perpétuer :

Quand j’étais enfant, j’allais en camping avec ma famille. On pouvait être vingt-cinq à prendre des vacances en même temps à la même place. Aujourd’hui, c’est plus difficile de le faire avec ma famille, mais je planifie des voyages avec mes amis.

Nous voyons aussi que le goût pour une activité se transmet parfois par la grand-mère; c’est par exemple le cas de la nourriture : « J’ai appris à cuisiner avec ma grand-mère. On passait des journées à cuisiner et j’adorais ça. Elle m’a tout appris. Maintenant, j’étudie dans ce domaine ».

Les parents jouent un rôle certain dans les comportements adoptés, en tant qu’initiateurs de certaines pratiques, surtout durant l’enfance : voir ses parents pratiquer ou s’intéresser à quelque chose (« mes parents voyageaient beaucoup »); se rendre dans des lieux de diffusion avec eux (« mes parents m’amenaient au musée »); recevoir des suggestions de ses parents (« ma mère ramenait des livres de la bibliothèque en disant que ça allait m’intéresser. Et oui, ça me donnait le goût de lire »); se faire encourager dans le développement de ses goûts (« Mon père m’encourageait dans mes intérêts […] Je lui disais que je m’intéressais à un cours de danse et il m’inscrivait ») constituent des aspects de la vie de l’enfant qui l’incitent à adopter des pratiques et à développer des intérêts. Nous retrouvons même chez nos participants des témoignages faisant état de mécanismes de transmission, telles l’observation, l’imitation et l’initiation (Ladwein et al., 2009; Moschis, 1985, 1987; Moschis & Churchill, 1978), l’action concrète du renforcement positif exercé par les parents (Moschis, 1985, 1987; Moschis & Churchill, 1978) et l’imprégnation (Derbaix et al., 2016).

Bien qu’il s’exerce surtout durant l’enfance, le rôle des parents ne perd pas nécessairement de son efficacité une fois l’enfance passée. En effet, des participants dans la vingtaine sont encore influencés par leurs parents pour certaines pratiques :

Pour les séries et les livres, c’est encore ma mère qui m’influence car elle écoute beaucoup de séries et lit beaucoup. Moi je n’ai pas le câble et je ne suis pas abonnée à Netflix. Mais pour les voyages, c’est autre chose.

Nous remarquons une influence parentale forte ou qui perdure chez les participants, ceux-ci affirmant que leurs parents les ont incités à se montrer ouverts et à faire des découvertes alors qu’ils étaient enfants. Dans ces cas, les parents peuvent encore influencer les consommations et goûts culturels de leur progéniture, mais si ce n’est pas le cas, cette ouverture et ce lien avec les parents peuvent néanmoins perdurer :

Ma mère m’a beaucoup influencée quand j’étais plus jeune parce que ça a toujours été important pour elle de nous initier au théâtre, à la lecture ou à la musique et j’ai gardé ça en moi, de m’intéresser à ça. Ma mère reste une source d’influence parce que je suis super ouverte à plein de choses grâce à elle. J’ai développé mes propres centres d’intérêt, mes propres goûts et aujourd’hui, les trucs que j’aime, ma mère ne les aime pas nécessairement. Mais je n’aurais pas été portée à aller voir ces nouveaux trucs si je n’avais pas eu l’influence de ma mère.

Pour ces participants, leurs goûts et choix culturels s’inscrivent en continuité ou en complémentarité avec ceux de leurs parents, mais pas en rupture, ce qui va dans le sens des remarques d’Octobre et de ses collègues (2011), à savoir que

les parents les plus investis dans les loisirs culturels, quels qu’ils soient, ont des enfants qui ont une probabilité plus élevée de figurer eux aussi parmi les plus investis dans les loisirs culturels, quand bien même les leurs ne sont pas les mêmes que ceux de leurs parents

p. 75

Pour ces auteurs, « ce travail de transformation à l’oeuvre dans les processus de transmission culturelle peut se matérialiser aussi bien par un déplacement des contenus consommés que des modalités de consommation » (Octobre et al., 2011, p. 75). Par exemple, les goûts musicaux développés grâce à un parent peuvent changer (« J’ai découvert mon propre style »), mais peuvent aussi conduire l’individu vers d’autres pratiques culturelles que celle qui faisait d’abord l’objet de l’influence parentale; de telles transformations seraient le fruit des effets de contexte, de l’évolution de l’offre culturelle et de celle du niveau de diffusion des équipements (Octobre et al., 2011).

Nous notons, en outre, que l’ouverture des parents à la nouveauté incite les participants à aborder la culture de manière plus large : « Mes parents écoutent plein de genres de musique. J’écoute même de la musique classique avec eux même si ce n’est pas ce que je préfère. » Il arrive toutefois qu’une ouverture des parents jugée trop grande par les participants les conduise à réorienter leurs pratiques : « Mes parents essaient plein de nouvelles recettes bizarres, comme de la morue aux haricots noirs. Depuis que je suis en appartement, je mange du pâté chinois, du spaghetti, des choses “normales” et j’adore ça. »

Les goûts des jeunes s’inscrivent dans une certaine continuité en regard des influences parentales : « Mes goûts musicaux n’ont pas changé. J’écoute ce que mes parents écoutaient. » Toutefois, certains arrivent à identifier très clairement les pratiques relevant de la continuité et celles qui découlent d’influences plus récentes :

J’ai grandi avec des mets préparés en bouillis, à la mijoteuse. À la limite, je reconnais l’influence de ma famille pour les sauces et les soupes. Le goût du pain maison et de la pâte à pizza vient de mon séjour au Danemark, où c’est la coutume de faire son pain et sa pâte maison.

Pour certaines personnes rencontrées, l’influence des parents ne s’est pas montrée primordiale ou se sera exercée sur une courte durée :

Je pense que mes parents n’ont jamais eu une grande influence sur moi, dans le sens où ils sont très « je viens d’un petit village, j’ai un esprit fermé, des idées précises et c’est comme ça que ça se passe ». Je n’ai jamais adhéré à ça.

Nous remarquons que l’influence des parents et sa durée sont liées à leur appétit de connaître et à l’ouverture familiale. En effet, c’est lorsque les jeunes ont l’impression que leurs parents ne peuvent plus rien leur apprendre ou lorsqu’ils constatent un confinement culturel ou dans la manière de vivre qu’ils s’en dissocient : « Mes parents étaient adolescents quand ils m’ont eue. J’étais curieuse, je posais des questions, mais mes parents n’avaient pas de réponse. Je devais aller les chercher ailleurs. »

Cependant, certains parents ont joué un rôle clé dans le développement des pratiques et des goûts culturels de certains participants, constituant même pour ces derniers la première « cellule » d’influence, celle qui donne le ton des pratiques actuelles et ultérieures :

[P]as plus qu’on ne fait boire un âne qui n’a pas soif, on ne peut facilement forcer un enfant, a fortiori un adolescent, à hériter d’un capital culturel dont il n’a pas (ou n’a pas reçu) l’envie

Octobre et al., 2011, p. 74

4.2 L’école et les enseignants : renforcement, initiation et nouvelles découvertes

S’ajoute au contexte familial le contexte scolaire, qui a également pu renforcer des pratiques déjà ancrées, et ce, tant au niveau institutionnel – on parlera de l’influence des contenus et activités scolaires en général – qu’au niveau interpersonnel – on parlera alors de l’influence directe d’un enseignant :

Je me rappelle que j’avais cinq ans et mes parents m’achetaient des livres. Ils m’ont toujours encouragée à lire. Ils m’ont donné l’amour de la lecture. Mais cet amour s’est confirmé à mon entrée au secondaire. Et au collégial, mon enseignant nous faisait lire des produits culturels d’ailleurs (Asie, Afrique, Amérique latine…) et ça m’a ouvert les yeux sur le fait que les styles de littérature sont différents. L’enseignant faisait des présentations d’auteurs et on sentait que c’était des livres typiques. À la fin, on a lu un livre québécois […] et j’étais capable de plus voir [c.-à-d. de voir davantage] les caractéristiques qui étaient propres aux Québécois et que cette littérature-là représentait les communautés amérindiennes. Je trouvais ça vraiment intéressant de voir un autre point de vue, vraiment interne au Québec.

Dans ce cas, le goût de lire a été transmis et encouragé par les parents, puis cultivé par un enseignant qui a nourri, par sa démarche d’enseignement et son choix de livres, une ouverture et une prise de conscience au sujet des différences culturelles et des particularités littéraires.

Il arrive aussi que l’école joue le rôle d’initiateur et instigue le goût de pratiques absentes de l’univers familial :

L’influence des parents semble primordiale pour certaines personnes, mais pour moi, ce n’est vraiment pas le cas. La plupart des choses que je fais en culture me viennent de mon éducation scolaire. Par exemple, j’aime lire L’Odyssée à cause des cours que j’ai suivis.

De même, certains étudiants suivant des cours d’initiation à une langue donnée ou inscrits dans un programme de langues développent le goût de voyager dans un pays particulier dans le double objectif de perfectionner leur apprentissage de la langue en question et de s’ouvrir à d’autres cultures. Par exemple, des participants ayant suivi des cours d’espagnol au secondaire ou au collégial se sont abonnés à des infolettres ou ont adhéré à des groupes par le biais des réseaux sociaux dans l’espoir de voyager dans un pays où ils pourraient mettre leurs apprentissages en pratique.

Les voyages organisés par les établissements scolaires contribuent grandement à développer le goût de voyager, en particulier chez les enfants de parents qui ne voyagent pas ou peu. En effet, ceux qui n’ont pas eu la chance de voyager avec la famille évoquent les voyages réalisés dans un contexte scolaire comme des occasions de découverte, que l’on parle d’institutions culturelles, de monuments ou d’éléments du patrimoine. Pour les participants qui avaient déjà été initiés au voyage par leurs parents, les voyages scolaires sont ou ont été l’occasion de voyager autrement et souvent vers d’autres destinations. Une participante explique pour sa part qu’ils lui permettent de mieux définir la nature des voyages qu’elle souhaite réaliser à l’avenir :

Avec mes parents, nous sommes allés dans des forfaits tout inclus dans le Sud. J’ai aimé ça, mais je trouvais qu’on n’avait pas accès à la réalité. Avec l’école, je suis allée à New York. C’était très différent de voyager en groupe et de voir toutes les attractions. Mon prochain voyage, ça sera un voyage humanitaire avec une amie. J’aimerais faire une différence dans la vie des gens.

On constate ici une évolution non seulement dans les destinations privilégiées, mais aussi dans les motivations et les attentes par rapport au voyage. Les jeunes développent un intérêt plus grand à aller à la rencontre des gens et de leur culture.

En choisissant un parcours académique en langues, en tourisme ou en culture, des étudiants se sont retrouvés, tout d’un coup, entourés de personnes qui aiment voyager et qui parlent sans arrêt de cette pratique, se voyant ainsi exposés à la possibilité d’échanger sur des intérêts communs et de les développer. Le contenu des cours contribue aussi à donner le goût de voyager, à connaître davantage des cultures différentes de la leur et les lieux d’importance dans différents pays. Les bourses offertes par le gouvernement et par les universités visant à faciliter les séjours d’études à l’étranger ont constitué des arguments de taille pour convaincre des parents plus réticents, qui n’avaient pas voyagé et qui décourageaient leurs enfants pour des raisons essentiellement financières. Les bourses permettent alors de négocier un départ en invoquant l’aide financière accordée. Ces bourses encouragent aussi des jeunes autonomes financièrement à entreprendre des voyages. Il n’est toutefois pas nécessaire d’être inscrit à un programme particulier pour développer le goût de voyager :

J’ai le goût de voyager en Europe et particulièrement en Allemagne pour voir des sites historiques comme les camps de concentration et la maison d’Anne Frank. J’ai surtout entendu parler de ces endroits dans mes cours d’histoire, à l’école.

Dans un même ordre d’idées, les propos des participants au sujet des sorties scolaires montrent bien que, s’ils ont apprécié la visite, ils développeront le goût d’y retourner : « Mes expériences de visites de musées sont pour la plupart avec l’école. J’aimerais en voir plus ». De plus, le type de visite proposé déterminera la qualité du souvenir qui en sera conservé; de fait, une visite perçue comme inintéressante découragera de répéter l’expérience en dehors du cadre scolaire. C’est d’ailleurs un élément qu’avaient noté Nadeau et al. (2017) dans une étude portant sur les raisons mentionnées par de jeunes Québécois pour ne pas fréquenter les musées d’art.

L’école et les enseignants constituent donc une influence importante (Donnat, 2004), qu’elle s’ajoute à l’influence parentale ou qu’elle s’y substitue. Des participants mentionnent d’ailleurs que l’influence de l’école ou de l’enseignant se fait surtout sentir au secondaire et au collégial – que l’on parle de sorties, de programmes spécialisés, d’échanges étudiants, des enseignants –, mais pas à l’université : « À l’université, on n’a pas le même rapport avec nos professeurs. L’école m’a influencée, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. »

4.3 Le rôle des amis

L’influence des amis sur les pratiques culturelles est claire chez nos participants. Les jeunes n’hésitent pas à partager leurs goûts et leurs intérêts : « L’autre fois, mon ami avait deux billets de spectacle. Il m’a invité. Je ne connaissais pas le groupe. J’ai hésité. Il m’a dit de venir, que j’aimerais ça. » Si ce témoignage indique une capacité d’ouverture, on ne se laisse pas influencer aveuglément : « Maintenant, j’écoute la musique de ce groupe », précise le même participant, « mais j’aurais pu aussi ne pas aimer ça. » Une autre participante raconte que ses amis et elle-même échangent de la musique; ainsi, environ une fois par mois, elles créent des listes de lecture en vue de les partager.

Dès l’adolescence, ceux dont les amis voyagent développent un goût marqué pour la découverte : ils planifient des voyages ensemble – que ces plans s’actualisent ou non – et réalisent parfois de petits voyages dans la province, à la mesure de leurs moyens financiers. Dès que ces derniers augmentent, les projets s’orientent vers l’étranger, et ce, souvent sous l’influence d’un ami qui a déjà parcouru la planète avec sa famille et se fait l’instigateur du voyage. Ainsi, celui ou celle qui a déjà vécu une telle expérience peut influencer son groupe d’amis dans la préparation d’une immersion, d’un trimestre d’études à l’étranger, ou dans la recherche d’un emploi ailleurs dans le monde. Un jeune peut provenir d’une famille qui n’a pas voyagé et développer le goût de planifier la recherche d’un travail estival à l’étranger au contact d’un autre qui l’a fait auparavant ou dont la famille voyage beaucoup et dispose d’informations facilitant la réalisation d’un tel projet :

J’ai fait des petits voyages avec mes parents, mais là, on part toute la gang de chums en Australie cet été. Certains vont rester trois mois, six mois et quelques-uns un an. On a tout planifié : job, logement, etc.

L’influence des amis d’un membre d’une famille atteint la famille en entier :

J’écoute juste de la musique country en anglais. Ce sont les amis de mon conjoint qui m’ont fait découvrir ça. Maintenant, mon conjoint en écoute et ma mère et ma soeur aussi. Ma mère n’écoute que ça maintenant et elle va à des soirées de danse country. […] Avec elle et ma soeur, on planifie de faire un voyage à Nashville à la fin de nos études.

L’influence des amis se vit différemment de l’influence parentale, ce qui pourrait s’expliquer du fait que l’on choisit ses amis : « [O]n aime généralement des choses assez semblables, faire de la musique, en écouter. » Dans certains cas, les amitiés se forgent sur la base d’intérêts communs, pour ensuite déboucher sur de nouvelles découvertes.

4.4 Le partenaire de vie : une influence sur le contenu culturel et la manière de le consommer

Dans toutes les tranches d’âge de notre corpus, une influence du couple se fait sentir dans la trajectoire des goûts. Des participants affirment qu’ils feraient des choix différents s’ils ne tenaient pas compte de leur partenaire. Le type d’activité culturelle, la langue du produit culturel consommé et la décision même de faire ou non une sortie culturelle ou de plutôt demeurer chez soi pour se tourner vers différents médias sont grandement influencés par la prise en compte du partenaire de vie.

Un participant raconte ainsi qu’avant de rencontrer son conjoint, il n’avait aucun intérêt pour la culture québécoise; or, désormais, il écoute de la musique de groupes québécois et voit des films québécois « avec plaisir, pas par obligation ». Une participante affirme préférer suivre des séries télévisées et voir des films en version originale anglaise. Toutefois, son conjoint maîtrisant mal la langue de Shakespeare, elle fait souvent des compromis quant au choix d’un film ou d’une série afin qu’ils puissent partager cette pratique culturelle, et ce, même si « ce n’est pas évident de trouver des bons films en français sur Netflix ».

Certains participants mentionnent qu’un intérêt pour une activité s’est affirmé à travers la relation de couple. Par exemple, une femme nous a confié n’avoir éprouvé aucun goût pour les voyages dans le Sud (c.-à-d. les voyages tout inclus vers une destination soleil) avant de rencontrer son conjoint; elle s’adonne désormais à cette activité sur une base annuelle. Même l’initiation à la consommation culturelle au moyen du numérique se fait par le contact avec le partenaire de vie. À titre d’exemple, une personne affirme qu’elle n’était pas attirée par Netflix ou Spotify avant que son conjoint ne l’incite à s’ouvrir à la grande quantité de produits culturels à laquelle ces plateformes donnent accès. Depuis, celles-ci alimentent la totalité de sa consommation de musique, de films et de téléséries.

4.5 L’influence d’autres pratiques culturelles et médiatiques

Films, séries télévisées et jeux vidéo peuvent déclencher ou nourrir d’autres pratiques culturelles, dont le goût de voyager : « Depuis que j’ai vu Le seigneur des anneaux, j’ai toujours voulu aller en Nouvelle-Zélande »; « Mon jeu vidéo se passe en Australie et ça a l’air tellement beau! C’est sûr que je vais y aller un jour. » Ce sont les activités, mais surtout la force des images – de la nature, des paysages – qui séduisent les jeunes rencontrés. Cela n’est pas sans rappeler le film-induced tourism (Buchmann et al., 2010; O’Connor et al., 2010) et le tourisme littéraire (Herbert, 2001; Squire, 1994). Pour un autre participant, l’intérêt pour l’apprentissage d’une langue est né d’un jeu vidéo : « Ça parle russe. C’est sous-titré, mais j’aimerais bien comprendre par moi-même [sans avoir à lire les sous-titres]. »

L’image mentale qu’un lecteur développe au contact d’une oeuvre littéraire donne aussi le goût de voyager : « En lisant la série Harry Potter, je voyais les choses dans ma tête et j’aimerais bien aller visiter [Londres] pour voir si c’est vraiment comme ça. » L’intérêt pour une histoire ou un auteur affecte aussi les pratiques : « Je lisais les livres Aurélie Laflamme d’India Desjardins avant qu’Instagram apparaisse. J’ai commencé à suivre India sur Instagram parce qu’elle a sorti le dernier livre de cette série. »

5. Les réseaux sociaux

Curieusement, l’influence des réseaux sociaux est peu ressortie de nos premiers entretiens. Bien sûr, les participants mentionnaient avoir un compte dans des plateformes telles Facebook, Snapchat ou Instagram, mais ce n’est que durant le second volet de notre recherche (après avoir analysé les entretiens de groupe) que nous avons pu mieux saisir la relation entre les pratiques culturelles des jeunes et leur fréquentation des réseaux sociaux.

5.1 Un moyen par lequel nos connaissances peuvent nous influencer

Certains participants ont mentionné se servir des réseaux sociaux comme d’une courroie de transmission : « Les réseaux sociaux nous servent d’intermédiaires. Par exemple, Facebook remplace l’album photo d’avant. Je peux voir toutes les photos de voyage de mon amie et ensuite je lui en parle. » La différence d’avec les outils prénumériques selon eux réside dans le fait que les images ou d’autres informations sont accessibles à plusieurs personnes simultanément et en temps réel, tout en permettant des interactions asynchrones. Le réseau social donne en outre à l’individu le choix de consulter ou non des images publiées et de les commenter s’ils le souhaitent, sans en avoir l’obligation. Pour d’autres, il s’agit d’un simple moyen de communiquer qui s’ajoute au téléphone ou au courrier, par exemple : « Ma mère m’envoie des suggestions de livres et des bricolages sur Pinterest. Ça me donne des idées. » Pour eux, la différence entre le média social et d’autres manières d’interagir réside dans la fréquence et la rapidité des échanges, de même que dans la quantité de personnes qui peuvent avoir accès à l’information transmise.

Grâce aux réseaux sociaux, nos participants peuvent connaître les pratiques culturelles de leurs amis et ainsi s’ouvrir à de nouvelles avenues : « Je peux voir ce que mes amis ont aimé et partagé, voir ce qu’ils regardent, alors ça m’ouvre à d’autres choses. » Bien que l’information ne leur soit pas a priori destinée, elle peut attirer leur attention parce qu’un ami l’aura aimée ou partagée. Ces réseaux peuvent aussi renforcer une pratique d’abord initiée dans le cadre familial :

Mes parents m’ont toujours amenée en voyage avec eux. Sur Facebook et Instagram, je suis beaucoup de pages de voyages. Quand je vois une nouvelle place, […] ça m’incite encore plus à aller à certains endroits. […] C’est sûr que de voir des endroits dont j’ignorais l’existence, ça me donne encore plus le goût.

Les photos publiées par des connaissances font dire à certains que les voyages dont elles attestent leur sont accessibles. Certains affirment même subir l’influence des images publiées par des inconnus : « J’ai trouvé intéressant ce que certains internautes ont fait pendant leur voyage en Croatie, alors ça m’a donné le goût d’y aller »; ils affirment en outre que s’ils n’avaient pas consulté tel blogue et s’ils ne suivaient pas tel photographe sur Instagram, ils n’auraient jamais développé le goût de visiter l’endroit en question. D’autres soutiennent rechercher le dépaysement lorsqu’ils naviguent en ligne; ainsi, ils ne consultent pas spécifiquement des pages thématiques sur le voyage, mais s’intéressent aux partages réalisés dans les pages personnelles de leur réseau.

Dans une étude récente portant sur le visionnement connecté des jeunes de 15 à 25 ans, le Centre francophone d’information des organisations (CEFRIO) rapporte que

[p]our trouver du contenu à visionner sur le Web, plus de la moitié (57 %) des jeunes interrogés prennent en considération des suggestions d’amis qu’ils fréquentent ou des amis présents sur les réseaux sociaux comme Facebook (41 %). La quasi-totalité d’entre eux affirme d’ailleurs être très satisfaite des suggestions reçues par leurs pairs

2017, p. 25

Ce qui va dans le même sens que le discours tenu par les participants à notre étude.

5.2 Les personnalités publiques et les influenceurs

Les réseaux sociaux sont également une façon de s’exposer à de nouvelles découvertes :

Je suis une auteure que j’aime sur Instagram et je vois qui elle suit. Par conséquent, ça m’influence parce que je vais voir qui ils sont, ce qu’ils ont écrit […] Ils mettent des suggestions de lecture, des photos prises ensemble et ça influence mes choix de lecture.

Dans ce cas, l’influence n’opère pas sur la base d’une relation interpersonnelle, mais d’une relation médiatisée à la fois par le créateur auquel on porte de l’intérêt parce qu’on apprécie son oeuvre et par son réseau, qui ouvre de nouveaux horizons. Certains accordent plus de crédit à des professionnels, comme cette jeune femme qui est abonnée au compte Instagram d’un photographe professionnel qui publie les endroits dans le monde où il a vu les plus beaux couchers de soleil. Selon cette participante, le regard artistique et les nombreux voyages dudit photographe font en sorte qu’elle se fie à lui et s’intéresse aux destinations présentées.

La question des influenceurs a également été soulevée par nos participants : « Même si on n’est pas la génération la plus touchée par les influenceurs, ils nous rejoignent quand même. » Un influenceur joue ce rôle en raison de sa notoriété ou encore de son exposition médiatique. Il s’agit en quelque sorte d’un leader d’opinion qui privilégie le web plutôt que les médias traditionnels pour agir sur les comportements, les goûts, les habitudes.

Certains participants à notre enquête ont relativisé l’importance de cette source d’influence :

Je ne dirais pas qu’ils m’influencent dans ma vie de tous les jours, mais certains me rejoignent, on a les mêmes intérêts. Si je suis une influenceuse qui est allée visiter un endroit, ça me donne le goût d’y aller.

Les participants à notre étude soutiennent que, la plupart du temps, ils commencent à suivre des influenceurs à la suite des suggestions envoyées par leurs amis, de l’exposition à des images publiées dans Instagram ou Snapchat, ou de la consultation d’informations apparaissant dans leur fil d’actualité Facebook. Ils ne cherchent pas systématiquement des influenceurs; ils les découvrent plutôt par l’intermédiaire d’autres personnes, généralement des connaissances :

Nos activités en culture partent souvent de nos intérêts et de nos valeurs. Alors je pense que les influenceurs sur Internet vont plus influencer ce qu’on a déjà comme valeur, alors que nos parents et les personnes plus proches de nous contribuent à nous définir et ensuite les influenceurs vont pouvoir influencer nos choix.

Ces derniers deviennent aussi pour certains des médiateurs de l’actualité locale :

J’aime bien Narcity Québec. Ça me permet de savoir ce qui se passe, tu peux aussi lire des trucs du genre « 15 choses à faire à Québec en automne ». Ça donne des idées de sorties. J’ai découvert plein de choses avec ça.

D’autres sont abonnés à des chaînes YouTube en fonction de leurs intérêts, qu’il s’agisse de suivre la carrière d’un groupe de musique, de recueillir de l’information sur des produits culturels, mais aussi de voir des gens de métier à l’oeuvre ou de recevoir des conseils de bricolage ou de cuisine : « Je suis abonnée à des chaînes YouTube sur la nourriture. Je suis végétarienne et j’aime aussi faire des pâtisseries. J’apprends plein de choses là-dessus. » Ici, ce sont l’apprentissage et l’usage qui motivent la consultation média, qui s’apparentent à des biens expérientiels.

5.3 Les communautés d’intérêts

Certains participants entretiennent des liens avec des personnes qu’ils ne connaissent pas et se laissent influencer par elles en raison d’intérêts communs : « J’ai accroché sur les mèmes. Je ne connais pas les gens, mais je suis ce qu’ils font et publient parce qu’on a un intérêt commun. » Ces mèmes ne pouvant être compris que par ceux qui adhèrent à un même contexte culturel, les idées et phrases « cultes » qui circulent dans les réseaux sociaux peuvent prendre la forme d’imitations ou de caricatures dont la réception nécessite un partage de références, qui, en lui-même, instituera pour certains la possibilité d’être influencés par des inconnus.

5.4 Se laisser bercer au rythme des algorithmes… ou pas

Les algorithmes sont utilisés autant par les moteurs de recherche que par les réseaux sociaux; leur manifestation la plus tangible est certainement le fait qu’une même requête générera des réponses différentes selon l’individu qui l’aura formulée en raison de l’influence des renseignements fournis antérieurement par cet individu sur les réponses en question. Analysés en continu dans l’objectif de dresser des profils d’usager, les comportements en ligne provoquent donc une présentation différente de l’information en fonction des intérêts et caractéristiques de chacun. Les algorithmes permettent en outre de proposer à chacun des utilisateurs d’une même plateforme des contenus qui capteront potentiellement son attention, voire qui l’inciteront au partage d’information. Les participants à notre étude sont conscients de cette réalité, ainsi que de l’impact de leurs recherches précédentes et des pages qu’ils ont consultées :

Maintenant, en cliquant sur le bouton de gauche, ils te mettent plein de pages que tu ne suis pas mais qui sont susceptibles de t’intéresser. Aussi, si j’ai cliqué sur des pages ou des liens, dans les heures et les jours qui suivent, je me retrouve avec plein de choses à ce sujet sur mon fil d’actualité. Je ne cherche pas l’information dans la barre de recherche : c’est l’information qui vient à moi.

Cependant, tous ne réagissent pas de la même manière à ce phénomène. Pour certains, il facilite la découverte de produits culturels accordés à leurs goûts : « J’écoute ma musique sur Apple Music. Ça me propose des listes en fonction de ce que j’écoute », et ils acceptent son influence :

Souvent je mets une liste de lecture, par exemple « musique d’ambiance ». Je n’aime pas nécessairement toutes les chansons, mais si j’en aime une particulièrement, je vais l’ajouter, je vais aller m’informer sur le groupe, ça va m’amener à découvrir d’autres chansons que j’aime.

D’autres y voient l’avantage d’être exposé rapidement qu’à ce qui les intéresse :

Je retrouve toujours le même genre de choses sur mon fil d’actualité. Peut-être que je ne suis pas assez ouverte… mais en même temps, si j’ai 15 minutes à passer sur Facebook, je ne veux pas perdre mon temps et j’aime mieux être sûre de pouvoir regarder des choses qui me plaisent.

Bien que cette action des algorithmes permette à chacun d’économiser du temps et de trouver des contenus adaptés à ses préférences, Patino (2017) formule une mise en garde au sujet d’une telle personnalisation :

Le contexte, c’est tout ce qui entoure l’information. Désormais si on lit Le Monde sur papier, sur l’application ou sur Facebook, le contexte sera à chaque fois différent. C’est très nouveau et c’est fondamental. Nos timelines de réseaux sociaux ne sont pas les mêmes, elles sont individuelles. Le contexte de réception n’est du coup plus du tout le même. Quand on n’est plus maître de son contexte de diffusion, on n’est plus maître de son contenu

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Certains participants sont conscients de ce phénomène et mettent de l’avant des moyens de le contrer :

J’ai eu une professeure qui m’a dit que si tu rentres dans une bulle fermée où toutes les idéologies sont pareilles aux tiennes, il est important de sortir de cette bulle-là. Alors je suis allée liker des pages qui ne sont pas liées à mes intérêts principaux pour cultiver mon ouverture d’esprit.

D’autres ajoutent qu’ils n’utilisent pas les réseaux sociaux pour s’informer précisément pour cette raison :

Sur les réseaux sociaux, j’ai plus l’impression qu’on nous pousse à croire que des choses nous intéressent et ce n’est pas nécessairement le cas. Ça dérive vite. […] J’ai trop l’impression qu’ils essaient de me faire un profil type et qu’après, je n’ai plus accès au reste. […] Donc pour moi, les réseaux sociaux, c’est plus lié au divertissement, au ludique, c’est pour rejoindre mes amis plus que c’est informationnel.

Enfin, certains avouent être irrités par l’action des algorithmes :

Il y a des gens que ça ne dérange pas et à qui ça convient parce qu’ils ne sont pas ouverts à d’autres choses, mais moi, ça m’énerve. Je vois toujours les mêmes affaires et je suis toujours à la recherche de nouvelles informations pour aller essayer de changer les algorithmes. Je vais liker, déliker et reliker des pages plus tard. Ça demande beaucoup d’efforts.

Une autre, en plus d’être irritée, se dit inquiète à l’idée que les « réseaux sociaux » détiennent autant d’information sur ses goûts et sa vie personnelle.

6. Des influences transgénérationnelles, intergénérationnelles, unidirectionnelles et bidirectionnelles

Les influences, qu’elles s’exercent en personne ou via un média ou une institution, ne se font pas toutes de la même manière. Nos participants ont souvent mentionné les influences transgénérationnelles des pratiques culturelles : « Ma grand-mère m’a donné le goût de lire, ma mère aussi. Ma grand-mère travaillait dans une bibliothèque. Ma tante lit beaucoup aussi. Le goût s’est transmis de génération en génération. »

Les influences peuvent aussi être unidirectionnelles, s’exerçant d’une génération plus jeune vers une plus âgée. Certains participants mentionnent que ce sont essentiellement eux qui influencent leurs parents :

Je pense que j’ai fait et que je fais découvrir plus à mes parents qu’eux m’ont fait découvrir sur le plan culturel. C’est ma soeur et moi qui avons apporté ce côté-là dans la maison, notamment par les cadeaux qu’on offre, comme des billets pour aller voir des spectacles.

Ce phénomène est plus marqué chez les participants dont les parents sont peu scolarisés, peu ouverts culturellement. Le poids de l’origine sociale serait donc toujours à l’oeuvre (Octobre & Jauneau, 2008).

Il arrive aussi que cette influence unidirectionnelle concerne l’adaptation à de nouvelles technologies et à de nouveaux supports de consommation plutôt que les contenus culturels à proprement parler; par exemple, certains participants ont affirmé avoir enseigné à leurs parents comment utiliser les réseaux sociaux. Néanmoins, cette influence peut aussi s’appliquer aux contenus et être intergénérationnelle :

Mes parents ne faisaient pas grand-chose sur le plan culturel, mais comme moi je faisais plein de choses, ils n’avaient pas le choix de venir me voir et mes grands-parents aussi. Ils n’étaient pas ouverts culturellement et maintenant, ils m’appellent pour me parler de leurs découvertes culturelles.

Finalement, certains participants mentionnent que les influences sont réellement réciproques – bidirectionnelles – et qu’elles enrichissent l’univers culturel de chacun.

Conclusion

Les influences de la famille, des amis, de l’école et des enseignants, ainsi que des médias – spécialement des médias sociaux – contribuent à modeler et à modifier les goûts et les façons de consommer la culture ou de s’approvisionner en contenus culturels. On aurait pu croire que l’influence de la famille diminuait au profit de celle des nouveaux médias, mais cette situation ne se reflète pas dans les discours des participants que nous avons rencontrés.

Les entretiens menés avec des jeunes âgés de 15 à 29 ans nous ont permis de comprendre que les lieux de consolidation du lien social demeurent plutôt inchangés. Les influences principales sont les personnes connues (famille, amis), en face à face et par l’intermédiaire des médias sociaux. Viennent ensuite les personnes qu’on ne connaît pas, mais que l’on retrouve dans des communautés de partage d’intérêts. Il s’agit encore de la famille et les amis dans un premier temps, et les médias, dans un second temps Dans bien des cas, les influences « virtuelles » ne sont que des ajouts aux influences traditionnelles bien ancrées. Elles mènent toutefois à davantage de contacts avec différents produits culturels, ou propositions, et, éventuellement, à une plus grande ouverture à la nouveauté et à la différence.

Notre recherche modère donc la portée du discours selon lequel la famille perd de son importance en tant qu’influence culturelle et rappelle l’importance de ne pas sombrer dans une forme de déterminisme technologique. Déjà, en 2005, Pastinelli mettait les chercheurs en garde face à « l’utopie du virtuel ». Les interactions en ligne n’ont rien de « virtuel » : elles sont bel et bien réelles en ce qu’elles interagissent avec la situation domestique, scolaire, professionnelle et, plus généralement, géographique des individus.

La famille demeure une influence de base avec les amis, l’école et les enseignants. Le partenaire de vie a aussi une influence déterminante. Les pratiques culturelles et médiatiques ainsi que les réseaux sociaux exercent une influence relativement limitée, puisque c’est surtout l’influence de la famille, des amis et de l’école qui détermine ce qui est consulté en ligne. Les réseaux sociaux servent notamment à communiquer avec de la famille, des amis et des collègues de classe. Il s’agit ainsi, pour certains, d’un prolongement, dans le virtuel, des interactions déjà existantes.