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Ce livre arrive à point dans la grande réflexion actuelle sur la désaffiliation – évangélique, mais pas seulement – car, comme le suggèrent plusieurs sondages américains récents[1], l’identification au christianisme s’effondre à vue d’oeil. Les auteurs, Jim Davis, Michael Graham et Ryan P. Burge, présentent le phénomène d’un point de vue particulier : celui de l’Église, d’où le titre The Great Dechurching. Les désaffiliés sondés dans cet ouvrage sont considérés – dans la triade désadhésion, désengagement et désidentification[2] – comme des désengagés. Cette étude répond à trois grandes questions : les raisons derrière la désaffiliation, la direction et la posture prises par les désaffiliés et le rôle de l’Église dans ce dechurching. Méthodologiquement parlant, ce sont les standards Qualtrics, l’apprentissage machine et les algorithmes informatiques qui permettent l’interprétation des données tirées de trois échantillons américains (1043 adultes dans la population plus large, 4099 adultes ayant quitté leur église et 2043 évangéliques désengagés).

La première partie établit le socle historique et sociologique de la crise. Au premier chapitre, on présente les enjeux familiaux, les milieux religieux et les dynamiques culturelles. Au second chapitre, leur première hypothèse se trouve validée, les auteurs constatant que le désengagement ecclésial traverse l’ensemble des groupes chrétiens : « we are currently in the middle of the largest and fastest religious shift in the history of our country[3] ». À leur surprise, ils constatent que plus le niveau d’éducation est élevé, moins les gens ont tendance à quitter l’Église. Aussi, plus une personne est pauvre, affirment-ils, plus les chances de désaffiliation sont élevées. Sur le plan des croyances, ils identifient un conservatisme religieux particulièrement tenace. Ainsi, le désengagement ne s’opère pas que vers la gauche, mais aussi vers la « droite séculière ». Ce phénomène est particulièrement prégnant chez les ex-évangéliques. Enfin, la plus importante découverte de Burge serait qu’en fait, une majorité d’entre eux voudraient bien retourner à l’Église.

La seconde partie est divisée en cinq chapitres correspondants aux profils des cinq types de désaffiliés. De manière générale, ces chapitres présentent les raisons de leur départ, leurs nouvelles dispositions face à l’Église, tout comme l’état de leurs croyances actuelles, les enjeux relationnels et sociaux liés à la désaffiliation ainsi que les enjeux plus particuliers que présentent ces profils. Le premier type est constitué de Cultural Christians qui représentent 52 % des tous les évangéliques désaffiliés. C’est autour de 18-25 ans qu’ils quittent en raison des changements dans leur cycle de vie et de leur entrée dans le monde professionnel. Le second type est constitué des Dechurched Mainstream Evangelicals (DME) que les auteurs comparent aux Churched Mainstream Evangelicals (CME)[4]. Il soulève le fait que ces derniers ont une opinion plus favorable du milieu évangélique[5]. La raison centrale de leur départ consiste en un changement d’habitudes dominicales (déménagement, changements familiaux, Covid-19). Les Exvangelicals, des évangéliques désaffiliés tant sur le plan de leurs croyances, que de leur participation et de leur identité religieuses, ne sont pas les plus éduqués sur le plan académique ni ne font partie des mieux nantis. Ils représentent une tranche d’environ 17 % de l’échantillon et une chose est très claire : aucun d’entre eux ne cherche à retourner à l’Église. Les Dechurched BIPOC, des personnes noires, autochtones ou autres personnes de couleurs désaffiliées, forment un quatrième type émanant de l’analyse de données faite par Burge. Ils se situent parmi les plus éduqués, ils ont le niveau de vie le plus élevé et sont les plus hétéronormatifs. Ils feraient preuve d’une « triple-mindedness[6] » : marginalité politique, marginalité de classe sociale et marginalité ecclésiale. Pour leur part, les Dechurched Mainline Protestants and Catholics, sauf sur la question du genre[7], se ressemblent sur bien des points : « The greatest point of friction for dechurched mainline and Catholic groups surround politics, beliefs, use of time, and life change.[8] »

La troisième partie constitue le pivot entre sociologie et théologie. Elle déploie l’appareillage sociologique qui servira d’ossature pour aborder les questions de croyances, d’appartenance et de comportements et identifie de bonnes raisons d’espérer un retour des désaffiliés (Chap. 8). Le chapitre 9 se penche sur une thématique de l’ordre de la prise de conscience (awareness) en trois dimensions autour de la question divine, des relations humaines et d’un entretien de la conscience culturelle. Au chapitre 10, les auteurs reviennent à ce qu’ils appellent « the missed generational handoff [9] » vers la génération Y et Z. Au onzième chapitre, les auteurs lancent six invitations aux désaffiliés[10].

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage concerne les églises. Au chapitre 12, on intègre plus largement la question des cultes en ligne aux enjeux liés à la formation de disciple. Le chapitre 13 présente deux types d’églises du point de vue de la philosophie du ministère : les modèles confessionnel et missionnel doivent, selon les auteurs, être assumés tout en créant une dynamique d’équilibre entre les deux. Le quatorzième chapitre présente un retour à une théologie de l’exil qui permettrait de replacer les frontières entre l’Église et son contexte sociopolitique. Enfin, le livre se termine sur cinq exhortations aux dirigeants qui cherchent à rappeler l’engagement et le sérieux qui se situent derrière une formation de disciple patiente et équilibrée.

Ce livre rejoindra autant l’universitaire que le pasteur ou le fidèle qui cherche à comprendre comment « fermer la porte d’en arrière »[11]. Toutefois, l’ouvrage manque d’interactions avec la littérature théologique non-évangélique. De plus, on note un certain manque d’équilibre dans la profondeur des chapitres. Par exemple, on observe un écart entre le chapitre 9, avec ses nombreuses notes de bas de page, et les chapitres suivants. Un peu à l’exemple du « belief, belong and behave[12] » qui encadre l’analyse sociologique, la triade « true, good and beautiful [13]», qui apparaît à de multiples reprises, aurait mérité un chapitre à part entière parce qu’elle semble soutenir le cadre théologique. On saisit à travers le livre ce que les auteurs signifient par vrai et bon, mais qu’en est-il du beau ? Autrement dit, en quoi l’esthétique est-elle liée à une philosophie de l’Église qui mettrait fin à l’hémorragie de désaffiliés ? En fait, il s’agit peut-être d’une question essentielle dans la poursuite d’un autre ouvrage.