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Raymond Massé est anthropologue et professeur titulaire retraité de l’Université Laval. Après avoir publié un ouvrage plus technique portant sur l’anthropologie de la morale et de l’éthique[1], il complète par le présent essai le cheminement de sa réflexion sur la question de la tolérance. Ce texte se présente, tout à la fois, comme une analyse des enjeux soulevés par ce concept et un appel à une certaine opérationnalisation et application de celui-ci dans le contexte de nos sociétés occidentales actuelles.
Le titre de ce livre explicite la problématique de départ, qui a motivé la rédaction de ces quelque deux cents pages. Depuis désormais plusieurs années, la tolérance s’avère être, en effet, trop souvent pervertie et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les acteurs de cette perversion ne sont pas les intolérants, qui ne se soucient guère de cette vertu sociale, mais bel et bien les tolérants eux-mêmes, qui l’instrumentalisent et la radicalisent de maintes façons. L’auteur tente alors de recadrer cette notion en adoptant une perspective plus attentive aux questions concrètes qu’à leurs implications plus proprement philosophiques. Bien qu’il ne s’agisse pas, dans ce cas, d’une monographie d’anthropologie au sens strict, on devine toutefois, dans cet ouvrage, le regard particulier que ce chercheur de terrain porte sur cette matière aux multiples facettes. Le but de ses propos est effectivement de fournir les balises d’une politique « raisonnable », les justifications d’une posture de dialogue certes « engagé », mais « critique », les repères d’une attitude de « doute » qui se veut méthodique.
Le premier chapitre pose le diagnostic de la maladie dont souffre la tolérance aujourd’hui : la rectitude politique, la culture du bannissement (cancel culture), la sacralisation de la diversité en elle-même, la recherche obsessionnelle de l’« espace de confort » (safe space, p. 34) sont les symptômes d’un détournement de la tolérance qui, idéalement, devrait plutôt être entendue comme un dialogue se caractérisant par la réciprocité entre les acteurs impliqués.
Le chapitre suivant porte sur la question complexe du relativisme et de sa relation avec la tolérance. Il va de soi qu’un certain relativisme doit être considéré comme un prérequis de la tolérance, mais que celui-ci ne peut être absolu (sans tomber – paradoxalement – dans ce même ethnocentrisme qu’il entend purger); on passera donc d’une épistémologie postmoderne radicale – qui risque d’aboutir à une déresponsabilisation face à la vérité objective des injustices de ce monde – à un « nouveau réalisme » (selon l’acception que lui donne Maurizio Ferraris[2]). On pourrait considérer ce dernier comme étant la synthèse idéale entre la thèse de l’universalisme rationalisant des Lumières et l’antithèse de la déconstruction poststructuraliste.
De là on passe, avec le troisième chapitre, au problème incontournable des valeurs universelles. En vue d’une affirmation de la tolérance, elles s’avèrent tout aussi nécessaires que le relativisme, ce qui débouche sur une sorte d’impasse logique que l’auteur tente de résoudre en affirmant que ces valeurs universelles ne sauraient être établies scientifiquement (c’est-à-dire empiriquement), mais seulement par un dialogue ouvert entre les acteurs en jeu.
Le quatrième chapitre consiste en une analyse critique du multiculturalisme, entendu aussi bien en tant que théorie des relations entre des cultures différentes que comme une politique mise en application par plusieurs gouvernements occidentaux. La principale faiblesse de l’option multiculturaliste réside dans son absolutisme, car l’on passe, selon les propres termes de l’auteur, « du respect de la différence à la promotion de la différenciation » (p. 96). La diversité devient un bien en soi et finit dès lors par favoriser un communautarisme et une ethnicisation qui ignorent (et rejettent) la complexité des identités individuelles et refusent aux individus le droit de contester les appartenances identitaires qui leur sont automatiquement assignées (ce aussi bien par les sociétés d’accueil que par les communautés ethniques en leur sein).
Dans le cinquième, suite naturelle de ce chapitre, est abordé le thème du cosmopolitisme. L’auteur prend la peine d’y expliquer que le projet universaliste du cosmopolitisme relève d’une abstraction irréalisable – d’une « utopie », devrait-on dire. N’en déplaise aux tenants de l’état postnational, la vision d’une humanité libérée de tout enracinement ethnico-culturel n’est autre que la fantaisie d’un jet-set transculturel privilégié et déconnecté de la réalité de la très grande majorité de la population humaine. Il semble beaucoup plus raisonnable de considérer le cosmopolitisme comme l’ouverture à l’altérité d’une appartenance nationale saine plutôt qu’en tant que rejet systématique de cette dernière menant à l’affirmation d’une humanité privée de ses racines culturelles.
Les deux chapitres suivants, le sixième qui porte sur la liberté de la religion et le septième sur la laïcité de l’état, se penchent quant à eux sur la question complexe de la relation entre la religion et la tolérance. L’auteur y révèle un positionnement manifestement critique envers le phénomène religieux. Cette critique est certes justifiée par les innombrables ratés des politiques de gestion des communautés religieuses mises en place par les États occidentaux, États qui ne sont d’ailleurs jamais aussi laïcs qu’ils affirment l’être (même la France). En ce qui concerne les cas concrets proposés au lecteur, il n’y a pas vraiment de quoi débattre, car le constat est plutôt affligeant. Cependant, l’on regrette que cette partie du livre soit gouvernée par une conception générale de la religion franchement courte. Il convient aussi d’y relever certaines simplifications qui ne résisteraient pas à une analyse historique plus approfondie. Par exemple, la différenciation nette entre valeurs séculières – rationnelles – et religieuses – dogmatiques – s’avère tout à fait contestable. Ce n’est pas le lieu ici de débattre de cette question, mais il semble quelque peu naïf d’affirmer, par le biais d’une citation, que la raison peut rendre compte de tout ce qui existe : « le simple recours à la raison permet de donner un sens à tout ce qui existe sans l’appoint d’un univers spirituel dont chaque élément repose sur une nouvelle croyance : un Dieu pour expliquer l’origine, un esprit indépendant du corps pour expliquer la conscience, une intervention divine pour tout ce qui se passe dans le monde, un paradis pour vaincre la mort[3] ». Le sens que l’on donne à la vie et les différentes valeurs dont il a été question dans les chapitres précédents ne sauraient être expliqués sur de seules bases rationnelles, comme le démontre la difficulté à établir empiriquement un socle universel concernant ces enjeux[4]. D’ailleurs, on oublie que les valeurs que l’on considère aujourd’hui comme séculières étaient jadis religieuses, si tant est que l’on puisse utiliser le concept de religion de manière aussi désinhibée. Ranger le religieux du côté d’une irrationalité dont l’être humain ne réussit malheureusement pas à se libérer demeure une position plus personnelle que scientifique. Bertrand Russell lui-même, que l’on ne soupçonnerait pourtant pas de faire preuve d’un confessionnalisme théologique, reconnaissait au mysticisme la qualité d’une pensée non binaire susceptible de féconder le terrain d’un rationalisme par moments aride[5]. Cette considération devrait inciter à qualifier la tolérance idéale non seulement d’« engagée » et de « critique » (rien à redire, ici), mais aussi de dynamique, puisqu’elle ne peut que suivre l’évolution des contextes socioculturels dans lesquels on espère la voir pratiquée, contextes qui, par le passé, étaient massivement religieux.
Le dernier chapitre fait office de conclusion et résume les propos de l’auteur sur la question de la tolérance.
De manière générale, ce livre offre une réflexion fine et nuancée, hostile aux dogmatismes et qui s’insère dans une littérature, de plus en plus nourrie, qui critique les dérives d’une certaine gauche « radicale » (on l’appellera ainsi, faute de mieux). Alors que les auteurs français adoptent le plus souvent un ton polémique plus ou moins brutal, cet essai s’en distingue par la volonté évidente de demeurer dans un registre dialectique, sans pour autant manquer de clarté vis-à-vis des problèmes sérieux engendrés par une tolérance pervertie.
Parties annexes
Note biographique
Fabrizio Vecoli est professeur à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Il a été formé en histoire du christianisme et des religions à l’Université de Turin. Dans le cadre de l’histoire des concepts, il s’intéresse aux thèmes de l’ascèse, du monachisme et de la mystique dans le christianisme de l’Antiquité tardive, ainsi qu’aux questions de théorie dans les sciences des religions. Son dernier livre, Le doute du moine. Aux origines du discernement spirituel, est en cours de publication chez Peeters.
Notes
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[1]
Raymond Massé, Anthropologie de la morale et de l’éthique, Québec, Presses de l’Université Laval, 2015.
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[2]
Maurizio Ferraris, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann Éditeurs, 2014.
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[3]
Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud, L’Hypothèse Dieu. Débat avec les croyants, Éditions Liber, Montréal, 2015, p. 75, dans La tolérance pervertie, p. 170.
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[4]
En revanche, dans la plupart des mythologies, philosophies et théologies antiques, figure l’idée que les principes ultimes du réel échappent à la raison humaine.
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[5]
Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007 (Mysticism and Logic and Other Essays, London, Allen & Unwin, 1917).