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Introduction

Ce numéro spécial se penche sur les manières dont les chercheurs de diverses disciplines abordent le religieux en tant que phénomène s’articulant autour des croyances et des pratiques. Il explore les limites imposées par cette dualité conceptuelle à notre compréhension des facteurs socioculturels, philosophiques, historiques et politiques qui animent la vie religieuse. Pour les anthropologues, la tension entre croyances et pratiques est une question récurrente dès l’instant où on entame le travail de terrain, suscitant constamment des débats. Nous cherchons à comprendre nos interlocuteurs dans leurs propres termes et à interpréter ces termes pour les rendre compréhensibles, en tant qu’expressions de la diversité culturelle ; l’objectif est de comprendre l’autre d’une manière qui transcende les intuitions initiales de l’analyste et qui remet en question ses propres présuppositions culturelles et même politiques. On appelle cela l’éthique de la relativité culturelle[1].

S’inscrivant dans cette approche, le présent article propose une perspective distinctive sur un aspect controversé du christianisme évangélique : le littéralisme biblique. Dans la mesure où la lecture dite littérale de la Bible est devenue un objet de curiosité pour les chercheur.es, elle est typiquement réduite à des croyances dogmatiques et étranges, comme l’idée que la Terre a vraiment été créée par Dieu en six jours, que certains individus possèdent réellement des dons spirituels de prophétie et de guérison miraculeuse, ou que les femmes doivent se soumettre aux hommes. Ces croyances, parmi bien d’autres concernant la cosmologie, la métaphysique et la moralité, contribuent à forger une image de l’évangélisme (evangelicalism) comme une idéologie religieuse anti-moderne et, effectivement, anti-intellectuelle.

Dans cet article, je soutiens la thèse voulant qu’à trop mettre l’accent sur le contenu propositionnel des croyances littéralistes on risque d’occulter un aspect crucial de la vie religieuse des évangéliques, soit les engagements intellectuels qui justifient leurs croyances. En effet, en mettant l’accent sur le processus rationnel par lequel les croyants déterminent si leurs croyances sont réellement conformes aux enseignements bibliques, nous pouvons voir se profiler un horizon d’activités intellectuelles chez les évangéliques, tant historique que contemporain, qui est souvent ignoré. Dans cette perspective, les croyants n’apparaissent pas comme des receveurs passifs de dogmes doctrinaux, mais comme des participants actifs à des communautés depratique socio-épistémologique où ils confrontent d’importantes questions éthiques et existentielles.

Je souligne l’importance de se pencher sur l’histoire intellectuelle de l’évangélisme, notamment son enracinement dans la tradition particulière issue du siècle des Lumières en contexte anglo-américain, pour comprendre pleinement cet aspect du croire évangélique ; le croire évangélique n’est pas réductible à une simple sainte ignorance sans histoire (Roy 2008). Je présente les conclusions d’autres études ethnographiques sur le littéralisme et je les mets en dialogue avec mes propres recherches de terrain afin de mettre en évidence un aspect connu par les anthropologues, mais souvent sous-théorisé du littéralisme biblique : les traces persistantes d’une période historique où les savants évangéliques du 19e siècle ont tenté d’associer l’autorité de la Bible à une forme moraliste de la pensée positiviste et, ensuite, ont modélisé leur approche de l’interprétation de la Bible sur les principes de l’enquête scientifique, valorisant l’objectivité, les preuves empiriques et l’analyse systématique. Mon propos se fonde sur presque deux ans de travail de terrain immersif (de 2017 à 2020) au sein de l’église de Heart Ridge (Heart Ridge Church), une congrégation évangélique située à Nashville, au Tennessee. Cette église entretient des liens étroits avec une université chrétienne locale et le leadership s’efforce de remettre en question leur tradition fondamentaliste, notamment en réformant le littéralisme biblique comme stratégie d’interprétation.

1. « Le croire » en débat

Je partage la conviction de Michel de Certeau selon laquelle théoriser sur le croire veut dire s’engager dans « un champ labyrinthique, souvent indécis et très disputé » (1981, 363). Je tenterai tout de même ici de présenter succinctement les débats sur ce concept en anthropologie, une discipline marquée par son histoire de la rencontre interculturelle avec l’altérité radicale[2]. Afin de saisir l’évolution du concept de croire en anthropologie et, par extension, de « la religion » en tant que telle, il est utile de soulever, suivant Jean-Michel Landry (2016, 79), deux risques analytiques enchevêtrés auxquels les anthropologues font face : celui d’obscurcir la complexité du monde (le risque dit heuristique), et celui de disqualifier certaines modes de vie (le risque dit politique). L’attention que portent les anthropologues à ces risques analytiques s’ancre dans un souci éthique intrinsèque à l’impératif de relativité culturelle : le souci de rendre compte fidèlement de modes de vie différents du nôtre.

Les anthropologues s’interrogent depuis longtemps sur le lien entre croyance et religion, se demandant notamment si le « croire » est une caractéristique universelle du religieux, indépendamment des univers culturels considérés. À ce propos, subsiste l’inquiétude de voir notre compréhension du religieux dans d’autres cultures entravée par la prédominance, parfois souterraine, de concepts hérités de la pensée chrétienne occidentale. Selon certains analystes, le fait de présumer que le croire est le fondement universel de toutes les religions privilégie une conceptualisation cognitiviste de la religion en tant que phénomène caractérisé principalement par l’assentiment rationnel à des propositions théologiques (Needham 1972). Cette soi-disant « impulsion intellectualiste » dans les définitions conventionnelles de la religion remonte à la pensée des anthropologues modernistes de l’ère coloniale (p. ex., E.B. Tylor et James Frazer) et à la juxtaposition durkheimienne entre les « états d’opinion » et les « modes d’action » (Lindquist et Coleman 2012). Dans cette perspective, la doxa surclasse la praxis. Ou, pour le dire autrement, les pratiques religieuses sont considérées comme des indices de croyances religieuses ; les pratiques servent ultimement à réaliser, à refléter ou à renforcer les croyances.

La tendance à concevoir la religion d’abord et avant tout comme un phénomène cognitivo-symbolique soumis à l’interprétation apparait dans la pensée de Clifford Geertz (2008), l’éminent anthropologue qui a défini la religion comme un système de symboles qui sert fondamentalement à créer du sens/de la signification (« meaning »). Dans une riposte désormais célèbre, Talal Asad conteste la définition de Geertz en soutenant qu’elle conceptualise la religion comme étant une essence universelle et autonome divorcée de l’histoire des structures de pouvoir qui autorisent les interprétations symboliques à la base des différentes croyances ou pratiques religieuses conventionnelles (Asad 1983 ; voir aussi Masuzawa 2005)[3]. Selon Asad, la définition de Geertz véhicule une connotation plutôt moderne et privatisée « dans la mesure où elle met l’accent sur la priorité de la croyance en tant qu’état d’esprit plutôt qu’en tant qu’activité constitutive dans le monde » (Asad 1993, 125, ma traduction). Loin d’être universelle, cette conception de la religion est issue de l’histoire distinctive de la sécularisation en Europe, démontre-t-il.

Outre la contribution critique et postcoloniale d’Asad, des études étymologiques ont soulevé une évolution importante dans la signification du mot « croire » (pour l’évolution du terme « belief/believe » en anglais, voir Ruel 2008  ; Smith 1998 ; pour l’évolution du terme « croire » en français, voir de Certeau 1981 ; Pouillon 1979). À travers sa longue histoire, de l’antiquité biblique à la modernité occidentale, le mot « croire » a connu une transformation de croire en (belief in), qui signifie l’engagement à / la confiance en Dieu, à croire que (belief that), qui signifie l’affirmation d’une proposition doctrinale. Le « croire que » a d’abord gagné en importance dans le christianisme pour mettre l’accent sur sa rupture théologique avec le judaïsme. Puis avec la prolifération de courants protestantes en Europe, il est redevenu une notion incontournable, les différents courants nécessitant des repères pour distinguer les fidèles des hérétiques.

Les anthropologues qui travaillent sur les groupes chrétiens se posent également des questions sur le croire, même s’il est reconnu que le concept, tel qu’il s’est déployé traditionnellement en anthropologie, est issu de la pensée chrétienne moderne (Cannell 2005). Longtemps ignorée à cause de sa proximité culturelle avec les anthropologues eux-mêmes, l’étude systématique du christianisme n’a émergée qu’au début des années 2000. Ce que l’on appelle l’« anthropologie du christianisme » (Robbins 2003 ; 2014 ; Cannell 2006 ; Bialecki et al. 2008) a enfin équipé les chercheurs de cadres conceptuels pour théoriser le fait, par ailleurs évident, que tous les chrétiens du monde ne croient pas tous et toutes de la même manière.

Dans les pages qui suivent, je ne vise pas nécessairement à faire une intervention sur la pertinence interculturelle générale du concept du croire ni à me positionner fermement dans le débat sur la primauté des croyances ou des pratiques dans le phénomène qu’on appelle la religion. Je figure parmi les chercheurs qui insistent sur l’importance de focaliser sur la relation dialogique entre le croire-comme-proposition (« croire que ») et le croire-comme-engagement (« croire en ») comme elle est vécue par nos interlocuteurs eux-mêmes (Tomlinson 2023 ; voir aussi Carlisle & Simon 2012) au lieu de tourner en rond sur nos questions définitionnelles scientifiques sur le croire (une tâche qui risque de devenir paralysante). Cette approche pragmatique nous permet d’aborder le croire d’une manière plus dynamique, qui varie selon le contexte socioculturel dans lequel il opère déjà comme cadre de référence. Après tout, mes interlocuteurs sur le terrain sont des chrétiens occidentaux pour qui le croire est évidemment un concept très important. Comme j’expliquerai plus en détail plus bas, ils sont conscients qu’il existe une tension éthique et épistémologique au sein de leur propre définition du croire. Ils remettent en cause l’approche légaliste — une forme maximisée du « croire que » — qui caractérise la foi chrétienne dans leur confession, mais ils sont hésitants à savoir comment la réformer sans saper l’autorité de la Bible.

2. Croire (en) la Bible

L’église Heart Ridge a été fondée dans les années 1920 dans les alentours de Nashville, au Tennessee[4], dans le foyer d’une famille qui donnait des leçons bibliques à des enfants du quartier. Au fur et à mesure que la congrégation s’est développée, trois différents bâtiments ont tenu lieu d’églises à travers les décennies, dont le premier était situé sur une rue boisée qui s’appelle Heart Ridge. Aujourd’hui, la congrégation compte environ 1 900 membres, majoritairement blancs, faisant d’elle une église de taille moyenne-grande comparativement aux églises avoisinantes dont certaines comptent entre 3 000 et 5 000 membres. À titre indicatif, le Tennessee se situe dans la « Bible Belt », une région du pays connu pour la prédominance démographique des protestants évangéliques.

L’église Heart Ridge est affiliée aux Églises du Christ (Churches of Christ) qui est une branche du Mouvement de la Restauration, issu d’une vague de renouveau religieux apparu aux États-Unis entre 1790 et 1840 et appelé le Second grand réveil (Second Great Awakening). Chaque congrégation s’identifiant aux Églises du Christ est indépendante, mais ces dernières s’associent les unes aux autres parce qu’elles reconnaissent l’héritage et les institutions qu’elles ont en commun. Généralement très conservatrices, la plupart des Églises du Christ se trouvent dans le sud-est du pays ; notons qu’elles ont vécu une longue période d’isolement s’étalant depuis l’après-guerre de Sécession jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui, il existe environ 11 000 congrégations comptant 1,1 million de membres, sans compter les églises à l’étranger (Royster 2020), ainsi que quelques dizaines d’universités et d’écoles bibliques à travers le pays.

À l’échelle locale, l’église Heart Ridge a la réputation de défier les normes et conventions des Églises du Christ. Dès sa fondation, la congrégation entretenait des liens avec un collège biblique local, qui s’est depuis développé en une université chrétienne d’arts libéraux ayant une empreinte institutionnelle important à Nashville. L’église Heart Ridge conserve toujours un fort éthos académique, car bon nombre de ses membres influents font partie du corps professoral de cette université. Ils sont fiers du patrimoine intellectuel légué par leur université. On m’a souvent expliqué que leur congrégation était « plus progressiste » que les autres, surtout comparée aux églises au sein desquelles beaucoup de membres ont grandi. Par exemple, ils décrivent certaines de leurs croyances et pratiques comme « progressistes », donnant comme exemples l’autorisation de participer à la communion pour les personnes non baptisées (depuis la fin des années 1990) et l’autorisation pour les femmes de prendre la parole publiquement pendant les cultes du dimanche (par exemple, lire un extrait biblique ou conduire l’assemblée dans la prière collective ; depuis le début des années 2000), et l’utilisation d’instruments de musique dans le culte (depuis 2017). Traditionnellement, toutes ces choses étaient interdites dans les Églises du Christ et elles le sont toujours dans la plupart des congrégations. De plus, vers la fin de mon terrain en 2020, les anciens[5] étaient sur le point de voter pour permettre aux femmes d’occuper les postes de direction les plus élevés au sein de la congrégation.

Les causes sociologiques expliquant les changements de doctrines et de pratiques religieuses au sein de l’église Heart Ridge sont complexes et multiples – et elle n’est pas la seule église à en faire[6]. Dans la présente analyse, je mets l’accent théorique sur le raisonnement socio-épistémo-logique sous-jacent ces transformations. Les ministres et membres ordinaires que j’ai rencontrés ont tous et toutes attribué les changements adoptés par leur église au fil des années au fait qu’ils sont en train de réformer leur conception de l’autorité biblique et de la façon de s’y soumettre. Il s’agit d’une question très ancienne qui remonte à la doctrine protestante de sola scriptura.

Les membres des Églises du Christ sont connus pour affirmer qu’ils s’estiment plus fidèles que tous les autres chrétiens, non seulement en raison de leurs croyances, mais aussi en raison de la manière dont ils savent que leurs croyances sont les bonnes. Les leaders du Mouvement de la Restauration souhaitaient mettre fin aux querelles théologiques au sein du protestantisme étatsunien et à la prolifération arbitraire des confessions. Ils cherchaient à rassembler tous les chrétiens autour d’une « méthode objective » d’interprétation de la Bible qui, selon eux, permettrait aux croyants de « restaurer l’ordre ancien » des pratiques authentiques du premier siècle (Hughes et Gorman 2024 ; voir aussi Bozeman 1988). Une telle méthode, espérait-on, mettrait fin aux schismes confessionnels en éliminant les artifices humains de la « culture » et de la « tradition » qui obscurcissaient le plan originel de Dieu. La Bible serait le seul credo nécessaire.

À l’église Heart Ridge, lorsqu’on parle de cet héritage, c’est généralement au passé. Cependant, on en parle souvent, dans le discours officiel des ministres et dans les conversations informelles entre les membres ordinaires. Au cours de mon terrain, j’ai régulièrement entendu les membres mentionner que « le désir d’avoir raison » a trop souvent pris le pas sur le désir d’obéir à Dieu dans les Églises du Christ. Les membres de l’église Heart Ridge croient que la Bible est vraie, mais ils essaient de changer l’état d’esprit avec lequel ils abordent la connaissance, comme en témoigne l’observation mentionnée plus haut. Ils considèrent que l’obsession de leurs prédécesseurs à parcourir la Bible à la recherche du « plan du salut » (the blueprint for salvation), pour reprendre leur expression, était bien intentionnée, mais malavisée. Selon eux, bien qu’il s’agisse d’une ambition motivée par la dévotion à Dieu, elle tend vers le dogmatisme. Une femme de l’église Heart Ridge m’a dit que, selon elle, le problème au coeur de la quête de la « connaissance des Écritures » (the knowledge of Scripture) dans les Églises du Christ, c’est qu’il s’agit essentiellement d’une « tentative d’avoir une vie spirituelle sans s’ouvrir à la vulnérabilité » (an attemptto find spirituality without vulnerability), et plus précisément, à la vulnérabilité de l’incertitude.

Cependant, en affrontant divers facteurs d’instabilité sociale, culturelle et politique dans leurs vies, incluant un risque préoccupant de rechute dans le fondamentalisme provoqué par l’engouement pour Donald Trump par grand nombre de chrétiens conservateurs, de nombreux membres de l’église Heart Ridge estiment que l’idéal d’une méthode objective d’interprétation est erroné. Ils ont tous vécu sa mutation en légalisme et en une fermeture d’esprit qui nuit à la réalisation des vertus chrétiennes comme ils les conçoivent aujourd’hui. Sans vouloir abandonner la rigueur intellectuelle qui caractérise leur tradition, ils avancent une approche interprétative basée sur l’idée de la vérité narrative de la Bible qu’ils substituent à l’obsession pour la justification des détails minutieux du texte.

Mettons de côté l’église Heart Ridge pour l’instant afin d’examiner plus en profondeur l’idée même qu’on devrait interpréter la Bible sur la base d’une méthode « objective ». L’idée d’une “méthode objective” est très répandue en milieu évangélique et elle est une manifestation du « biblicisme », terme qui décrit le savoir de l’autorité absolue de la Bible dans tous les aspects de la vie des chrétiens. En effet, beaucoup d’évangéliques s’auto-identifient comme « Bible-believers ». En tant que stratégie d’interprétation de textes (Crapanzano 2001 ; Malley 2004 ; Bielo 2009), il s’agit d’une préférence normative à la signification directe et référentielle des mots (c.-à-d. à la signification « littérale »). Mais que signifie réellement « lire la Bible littéralement » ?

3. La logique sémantique du littéralisme

Dans le cadre de ses recherches sur le biblicisme parmi des baptistes (une confession évangélique) du Michigan, l’anthropologue Brian Malley (2004) a examiné plusieurs commentaires savants portant, depuis les années 1960, sur les dénommés « littéralistes ». Tous les auteurs consultés ont noté que les personnes se déclarant littéralistes ne croient pas et ne font pas réellement ce que dit la Bible au pied de la lettre. Les commentateurs ont réaffirmé à maintes reprises qu’il est impossible d’être littéraliste, car, même sans compter la charge de la preuve scientifique pour expliquer les récits bibliques de phénomènes surnaturels (une critique matérialiste), le contenu et le genre des différents textes formant la Bible sont tout simplement trop incohérents (une critique herméneutique). Cette incohérence oblige les lecteurs à se tourner vers des interprétations non littérales, du moins de certains textes, pour rendre possible la poursuite d’une vie chrétienne logique. La plupart des commentaires concluent donc que se prétendre « littéraliste » est irrationnel et manque d’intelligence.

Initialement, Malley a aussi observé que ses interlocuteurs prétendaient lire la Bible littéralement, mais qu’ils le faisaient de manière irrégulière. Cependant, son travail de terrain a révélé quelque chose qui manquait dans ces autres évaluations savantes. Il a découvert que la clé pour mieux comprendre le littéralisme réside dans l’examen de l’engagement envers le littéralisme, plutôt que dans l’analyse des incohérences entre les affirmations des littéralistes sur leur manière de lire la Bible et les choses qu’ils déclarent croire et faire. Par exemple, un pasteur interviewé par Malley a expliqué très clairement que « le littéralisme ne signifie pas toujours littéralisme » (2004, 95, italique dans l’original, ma traduction). Le pasteur a ensuite expliqué l’importance de tenir compte du contexte historique des textes et de faire attention aux écueils de la traduction. Il était prudent devant la possibilité que les significations de certains mots ou versets, si interprétés trop directement, conduisent à des contradictions théologiques. « Littéralisme » est une métaphore pédagogique que le pasteur utilise pour encourager les croyants à accorder l’autorité suprême à la Bible (ibid., 96).

L’étude de Malley et d’autres recherches menées après nous ont fourni maints exemples de croyants qui se disent fidèles au sens littéral de la Bible et qui sont conscients des implications morales, théologiques et pratiques du fait de croire et de faire réellement tout ce que dit la Bible au pied de la lettre — et même de l’ironie de faire cela[7]. Ce fait ethnographique signifie que le littéralisme obéit à des logiques qui dépassent le simple fait d’adhérer à la signification immédiate du texte. S’appuyant sur une étude de terrain approfondie sur les pratiques de lecture de la Bible au sein de plusieurs confessions évangéliques dans la région Midwest des États-Unis, l’anthropologue James Bielo (2009b) propose le concept d’« idéologie textuelle » pour mieux comprendre l’engagement des croyants au littéralisme. Une idéologie textuelle correspond à l’ensemble des attentes en matière d’interprétation que les lecteurs attribuent à un genre de texte donné, qu’il s’agisse d’une bande dessinée, d’un document juridique, d’un poème, d’une encyclopédie ou en effet, d’un texte sacré. Les lecteurs n’abordent pas tous les textes avec les mêmes attentes interprétatives, et les attentes de chacun guident et orchestrent la manière dont ils tirent un sens des textes, ainsi que la manière de gérer la possibilité d’interprétations divergentes (Bielo 2009, 51). Il est important de noter qu’une idéologie textuelle n’est pas seulement une chose que les lecteurs mettent en oeuvre par eux-mêmes individuellement. L’étude biblique en petits groupes est une institution sociale très importante en milieu évangélique, faisant ainsi des idéologies textuelles « un mécanisme formateur de la vie sociale » parce qu’elles sont activement créées, négociées et soutenues par et au sein des communautés de pratique (ibid. ; voir aussi Bielo 2009a). En effet, chaque semaine, des millions d’Américains se réunissent dans des églises, des maisons, des cafés et d’autres lieux publics pour lire la Bible ensemble, confronter leurs différentes interprétations, sonder de profonds dilemmes existentiels et en tirer des leçons pour mieux mener leur vie de tous les jours.

Je suis d’accord avec l’observation de Bielo et Malley à savoir que se dire « littéraliste » ne renvoie pas vraiment à une pratique herméneutique en tant que telle. En fait, se dire « littéraliste » c’est plutôt signaler son affiliation à certaines traditions chrétiennes et pas à d’autres ; ce qui est un phénomène de distinction identitaire qu’on peut tracer à travers l’histoire du christianisme moderne en Europe occidentale et aux États-Unis. Sur ce dernier point, je souhaite apporter une nuance significative qui manque chez ces autres auteurs : les évangéliques ne se soucient pas uniquement de s’en tenir à la simple signification des mots et versets, ils se soucient aussi de la cohérence épistémologique entre l’interprétation du texte et les fondements moraux et cosmologiques du christianisme comme ils les comprennent.

Afin de mieux comprendre la logique du littéralisme – en effet, de comprendre le littéralisme comme quelque chose de logique –, il est essentiel de tenir compte de l’épistémologie qui sous-tend le littéralisme comme idéologie textuelle. C’est-à-dire il est essentiel d’aborder l’engagement eu égard à certaines attentes en matière d’interprétation qui caractérisent le littéralisme comme des traces d’habitudes de pensée ancrées dans l’histoire de débats savants rigoureux qui ont eu lieu au sein de l’évangélisme, ainsi qu’entre les évangéliques et leurs critiques, à propos des fondements métaphysiques de l’autorité de la Bible.

4. La logique scientifique du littéralisme

« The Bible is to the theologian what nature is to the man of science. It is his store-house of facts; and his method of ascertaining what the Bible teaches is the same as that which the natural philosopher adopts to ascertain what nature teaches. »

Charles Hodge, directeur du Séminaire théologique de Princeton (1872)[8]

En plus de devenir plus flexibles sur certaines normes et pratiques des Églises du Christ, les membres de l’église Heart Ridge repensent également leur conception de l’histoire. En effet, de nombreux bâtiments des Églises du Christ ont une pierre fondatrice sur laquelle il est inscrit « Est. 33 AD » (l’année de la résurrection de Jésus). Cette inscription vise à communiquer l’authenticité de « l’ordre ancien » qu’ils ont restauré à l’aide de leur méthode d’interprétation de la Bible. Or l’usage de la pierre fondatrice n’a jamais été repris par l’église Heart Ridge. Cette église fait partie d’un nombre croissant de communautés évangéliques à travers les États-Unis qui considèrent désormais qu’il est essentiel de reconnaître leur propre histoire culturelle au lieu de l’ignorer (Bebbington 2019). Une phrase empreinte d’autodérision souvent énoncée par mes interlocuteurs témoigne de ce changement d’attitude au sein de la communauté : « Notre mouvement voulait seulement être chrétien, mais nous avons fini par penser que nous étions les seuls chrétiens ».

Bien que le biblicisme soit un critère déterminant de l’évangélisme en général (Bebbington 1989), il faut préciser que l’engagement littéraliste reflète une perspective culturelle distincte en ce qui a trait à la nature et la fonction de la langue (Robbins 2001 ; Keane 2007 ; Bialecki et Hoenes del Pinal 2011). Pour bien des évangéliques étatsuniens, croire que la Bible est l’autorité absolue dans sa vie veut dire aussi croire en une certaine idéologie intellectuelle. Malgré le caractère apparemment antimoderne des croyances littéralistes, à la base du biblicisme – du moins dans son expression nord-atlantique – se trouve une ambition épistémologique éminemment moderne.

À la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, la philosophie de l’école écossaise du sens commun (Common Sense Realism) régnait sur la vie intellectuelle aux États-Unis. La présupposition fondamentale de cette philosophie de la connaissance est que nos sens nous permettent de percevoir la réalité directement et pas seulement par l’intermédiaire des « idées ». Les partisans du sens commun avaient un penchant pour la méthode scientifique inductive, élaborée un siècle plus tôt par l’empiriste anglais Francis Bacon. L’autorité épistémique de l’empirisme inductif, qui avait déjà joué un rôle important dans le développement de la science des débuts de l’ère moderne, fut si largement vantée en milieu savant étatsunien qu’elle devint même une « prémisse intellectuelle » pour guider l’interprétation de la Bible (Noll 1985, 221, ma traduction). Cette période fut marquée par l’essor effervescent de la connaissance scientifique moderne, et l’épistémologie du sens commun, devenue dominante à travers quasiment tout le champ savant étatsunien s’étalant des sciences naturelles à la philosophie politique, fut considérée comme l’apogée de l’intelligence humaine (Rosenberg 1966 ; Bozeman 1977 ; Toumey 1996). Il n’est donc pas étonnant que les savants religieux s’y soient intéressés aussi.

À la fin du 18e siècle, il y avait déjà un consensus à savoir que la Bible était un texte révélé, mais c’est après l’introduction du sens commun que les protestants conservateurs (connus plus tard comme « évangéliques ») ont commencé à attribuer à cette révélation un semblant de réalité objective en termes scientifiques. Selon les préceptes du « baconianisme » (Baconianism), qui tient son nom de la méthode scientifique de Francis Bacon (Bozeman 1977), le croyant ne devrait pas concevoir la Bible comme étant un objet destiné à être interprété. Il devrait plutôt faire appel à la perception directe afin d’analyser son contenu. Puisque les faits de la Bible (the facts of the Bible) se trouvent déjà dans les pages, la tâche des croyants consiste donc à les repérer. Imprégné du récit moral de la modernité et de l’ambition épistémologique de purification (Keane 2007 ; Latour 1993), le baconianisme aurait offert un moyen concret de mettre le croyant en contact cognitif avec la « réalité » des lois de Dieu. Dans la perspective baconienne, « interpréter » est ainsi considéré comme une pratique d’excès orgueilleuse à éviter parce qu’elle fait violence à la parole révélée de Dieu. S’appuyant sur la théologie réformée qui souligne la faillibilité humaine, ces évangéliques voulaient éviter à tout prix que leurs désirs et préjugés sémantiques entravent la perception claire de la vérité biblique. Selon ce discours épistémologique moraliste, il fallait analyser le texte de manière « objective ». Pour ce faire, le croyant doit faire preuve de vigilance à l’endroit de son raisonnement imaginatif et s’assurer qu’il n’intervient pas lors de l’étude du texte, Dieu ayant déjà donné tout ce qu’il faut savoir dans la Bible telle qu’elle est écrite.

Si la philosophie réaliste du sens commun a façonné l’herméneutique biblique du 19e siècle, le protestantisme a pour sa part joué un rôle formateur dans l’économie morale de la science en favorisant la transformation de l’ascétisme rationnel en une activité dans le monde (Daston 1995; Weber 1930; Barbalet 2000). Dans le cadre d’un travail portant sur le développement du concept d’objectivité en milieu scientifique européen et étatsunien pendant cette même période historique, les historiens de la science Lorraine Daston et Peter Galison ont non seulement tracé l’évolution dudit concept, mais ils ont aussi identifié ce qu’ils nomment les vertus épistémiques du « soi scientifique » (the scientific self) (Daston et Galison 2007; Shapin 2008). Daston et Galison soulignent l’injonction primordiale des premiers scientifiques modernes selon laquelle la connaissance de la réalité n’est possible qu’en atténuant au maximum la subjectivité de l’agent producteur de savoir. L’objectivité a aisi émergé comme une aspiration à atteindre la « vision aveugle » (blind sight) (2007, 19), c’est-à-dire une connaissance sans préjugés, qui ne porte pas la moindre trace de son auteur humain. En tant que vertu épistémique, l’objectivité est devenue un concept particulier pour valoriser le détachement intellectuel. Son autorité repose sur la suppression minutieuse de toute influence déformante (c.-à-d. « subjective ») sur la perception de quelques objets d’analyse scientifique.

Les scientifiques se sont mutuellement exhortés à rassembler « le courage de s’abstenir » d’imposer des distorsions subjectives sur leurs données (Daston et Galison 2007, 231). Pour leur part, les évangéliques baconiens — en abordant la Bible comme objet d’analyse scientifique — ont invoqué « l’humilité » comme rempart contre la tentation de chercher derrière le texte et de « théoriser de manière flagrante » là-dessus (Bozeman 1977, 111-112, ma traduction). Les baconiens ont accusé les théologiens inspirés de la tradition historico-critique allemande de fabriquer des idées empiriquement détachées du texte et de « tisser des toiles d’araignée de discours qui obscurcissaient la réalité » (Bebbington 1989, 57, ma traduction)[9]. La « méthode objective » a conféré au texte un genre de matérialité métaphorique, soit une qualité concrète et irréfutable ; les faits de la Bible devaient être systématiquement identifiés, classés et organisés tout comme un naturaliste le ferait avec ses échantillons scientifiques. Telle est la sous-structure intellectuelle de la préférence normative à la signification directe et référentielle des mots, une préférence connue plus vaguement aujourd’hui sous le nom de « littéralisme ». Cet assemblage religieux se situe derrière la méfiance envers le savoir religieux lui-même qu’Olivier Roy décrit comme la « sainte ignorance », soit l’idée répandue au sein du protestantisme évangélique que « l’érudition ne permet pas de trouver sous le texte biblique la vérité » parce que le texte est conçu comme étant la parole vivante de Dieu (Roy 2008, 252). Cependant, Roy semble lui-même tenir pour acquis que l’évangélisme n’a pas une histoire réellement intellectuelle.

Et pourtant, le principal leader intellectuel du Mouvement de la Restauration, Alexander Campbell, était un baconien pur et dur et cette idéologie épistémologique justifie explicitement que sa mission visait à rassembler tous les chrétiens du monde autour d’une « méthode objective » d’interprétation de la Bible (Foster 2020). L’idéologie épistémologique que ces savants évangéliques ont adoptée et canalisée dans l’idéologie textuelle continue d’exercer une influence souterraine sur la conception de l’autorité de la Bible bien au-delà du milieu savant (Noll 1985 ; Toumey 1996 ; Evans 2018)[10]. Elle repose sur le rejet de la prémisse selon laquelle les lecteurs de la Bible ont besoin d’un quelconque principe herméneutique (e.g., « the Bible alone ») ; il s’agit d’une méthode d’interprétation en dépit d’elle-même (Malley 2004).

Même si aujourd’hui les évangéliques font rarement explicitement référence à cette idéologie épistémologique quand ils parlent de la Bible, les habitudes de pensées et les réflexes intellectuels propres à celle-ci persistent[11]; elles s’inscrivent dans la culture évangélique propre aux États-Unis, et s’étend au-delà des milieux religieux (Crapanzano 2001)[12]. Dans les archives de l’église Heart Ridge, j’ai repéré des appels à la « méthode de Bacon » dans un plan de cours d’étude biblique datant des années 1970, ces derniers étaient explicitement tirés d’un manuel publié dans les années 1880.

L’église Heart Ridge promeut toujours les valeurs fondamentales du Mouvement de la Restauration telles que l’unité chrétienne et une « vision élevée des écritures » (a high view of scripture), mais ils luttent ouvertement avec leur héritage littéraliste. Comme me l’expliquait un jour un ministre de l’église, « Notre mouvement [le Mouvement de la Restauration] a compté en son sein des gens vraiment fidèles et dignes d’admiration. Mais nous avons ensuite transformé la Bible en une expérience scientifique ». Au cours de mon terrain, seuls certains ministres et un petit nombre de membres ordinaires (les « theology nerds », comme ils se surnomment eux-mêmes) ont clairement fait des références directes à l’héritage du baconianisme. Toutefois, plusieurs personnes m’ont rapporté leurs souvenirs des métaphores scientifiques qu’ils ont apprises à l’école biblique rattachée à d’autres églises quand ils étaient adolescents : le texte contenait des « minéraux », ses « faits » (facts) devaient être passés au peigne fin comme s’ils se trouvaient dans « un champ de pierres marquées », et ainsi de suite. Il est courant d’entendre aujourd’hui des évangéliques étatsuniens, y compris à l’église Heart Ridge, décrire l’étude de la Bible comme une tâche consistant à « mining the text » (c-à-d., prospecter le texte comme si c’était une mine). Bien que la plupart des personnes rencontrées ne voyaient pas le littéralisme comme une stratégie d’interprétation précise, elles tendaient à l’associer à des traits de caractère intellectuels négatifs tels que l’obstination, l’orgueil et l’arrogance. Le prédicateur rappelait souvent à l’assemblée de ne pas confondre l’adoration de Dieu avec « le culte de la Bible » (worshipping the Bible), qui est une forme d’idolâtrie.

Un des échanges qui s’est déroulé pendant un cours biblique du dimanche illustre bien les tensions que vivent aujourd’hui certains membres de l’église Heart Ridge au sujet de la présupposée objectivité de la Bible. En voici le récit ethnographique : après le culte de dimanche, l’église offre six à huit cours qui portent sur divers thèmes. Ces cours ne sont pas uniquement l’occasion de faire l’étude exégétique de la Bible en groupe. Souvent, on y discute d’enjeux sociaux, moraux et politiques dans le but d’examiner son propre positionnement sur ces questions à l’aune d’une logique soumise à l’autorité de la Bible. Certains cours sont dirigés par les ministres, mais la plupart du temps ce sont les membres ordinaires qui s’en occupent. Le cours intitulé « Logos and Cosmos : Intersections of Faith and Science » et s’étalant sur plus de six mois visait à développer des stratégies rationnelles pour harmoniser la Bible et la science, ledit cours incluait des thèmes tels que l’évolution darwinienne et l’âge géologique de la Terre. Réunissant une cinquantaine de membres de l’église, d’une semaine à l’autre, le cours attribuait à différentes personnes le rôle de maître de cours, ces derniers lançaient des pistes de réflexion en lien avec leur profession ou à teneur académique. Parmi les animateurs, j’ai compté un théologien, un généticien, un historien biblique, un physicien, un ingénieur, un informaticien, et quelques non professionnels volontaires, le tout sur divers sujets en lien avec la science et la technologie. La véracité scientifique du récit de la création dans la Genèse est rapidement devenue l’une des principales préoccupations de la classe Logos and Cosmos pendant plusieurs semaines. À ce sujet, un échange mené en particulier entre trois participants mérite d’être examiné de près. Il illustre les nuances grâce auxquelles les membres de l’église Heart Ridge négocient les injonctions morales et épistémiques persistantes du littéralisme baconien. Le commentaire suivant d’une femme de la classe a lancé la discussion :

One of the biggest questions is, can we look at the creation story and find a different way of interpreting it so that the integrity of our faith is not compromised, [but also so that] we don’t take it so literally, as if [the exact way it is written] is the only way that God could have created everything. I don’t know, as Christians, how many of us are even willing to entertain the possibility that the Genesis story, at least the first part, is [just a reflection of] one group of people trying to describe how they saw faith 6,000 years ago […] Sometimes people think that the creation story is like a stenographer taking down notes from God and that’s it, and that if you can’t believe that, then you’re a shallow Christian. But I think it takes guts to look at that story and allow a largeness that didn’t exist when it first came to light. There are some people that feel like they would have to lose their faith to embrace that interpretation.[13]

Selon cette membre de l’église, non seulement les chrétiens à l’ère contemporaine devraient éviter de lire la Genèse comme s’il s’agissait d’un dossier scientifique sur la création de l’univers, mais il est aussi possible de concevoir que les auteurs du texte eux-mêmes ne l’auraient peut-être pas pris au pied de la lettre. Comme elle l’a expliqué ensuite, les auteurs avaient comme objectif premier de signaler un changement de paradigme, le passage du polythéisme au monothéiste, plutôt que de décrire la création comme s’il s’agissait d’un processus naturel. Ainsi, selon elle, non seulement un conflit entre la science et la Bible peut être évité aujourd’hui, mais il n’a jamais vraiment été un problème au départ.

Un homme dans la classe a répondu pour exprimer sa réticence à l’idée de s’écarter du sens du texte tel qu’il est écrit :

OK, so yes, we’ve all been raised in this tradition where we think that this is a literal—that it was a stenographer taking notes. And maybe some of us have done our research, we’ve read other things and we’re not comfortable anymore, and we say, “I can’t, personally, follow that [belief] anymore.” But I feel like there was, in very recent history, this tipping point where we all started saying, “Oh, no, that was an analogy, that’s not real, we’re just supposed to understand some greater truth out of [the story]”. But I don’t know if that’s exactly consistent with the entire history of Abrahamic religions, which have presented the creation story as fact, right? How disingenuous is it—I mean I don’t know if it’s OK for us to say that [Genesis] is an analogy because it was never presented as an analogy. It was presented as the way that it happened, right? So, is it just the easy way out to say, “No, it’s an analogy”? I don’t know how to answer the question of it being presented as fact and me personally not being able to accept it as fact.[14]

Nous pouvons repérer des traces de baconianisme dans la réponse de cet homme, c'est-à-dire l’idée que le croyant ne devrait pas obscurcir le sens clair du texte par ses propres interprétations subjectives ; Dieu parle à travers les « mots-faits » objectifs de la Bible, et les croyants ne doivent donc pas interpréter ces « mots-faits » comme s’il s’agissait de métaphores. L’homme invoqua alors la contingence historique de l’interprétation « allégorique », comme il l’a décrit, pour proposer que cette dernière n’est pas nécessairement juste. Comme il expliqua ensuite, l’allégorie donne trop facilement un sens au texte en diluant les incohérences qui, plutôt que d’être considérées comme des erreurs, devraient servir de garde-fous contre les tentations de la raison débridée. Il craint que l’interprétation non littérale ne soit une solution de facilité (« an easy way out ») pour se soustraire à la responsabilité des chrétiens de croire en l’objectivité de la Bible.

L’enseignant de la classe ce jour-là, un informaticien dans la trentaine, prit en considération l’inquiétude de son coreligionnaire et tenta de lui faire comprendre que l’interprétation littérale elle-même est, tout comme d’autres stratégies d’interprétation, une approche historiquement contingente de la connaissance biblique :

Yeah, that’s really good. So, I think we don’t want to take the easy way out. We don’t want to say, “Well, it’s whatever we want it to mean.” But we also have to ask the question [of whether] this was really how it was understood historically. Two thousand years ago, is that actually how people were reading it or is that just the way we’ve been handed it in our cultural context? […] As I’ve looked at the history of the Christian faith, I think there are some really unique things about the way American Christian culture works that are very different from what Christian faith has been historically and globally. I think that’s a challenge for us. We have to really dig deep to make sure that we’re not just imposing our American assumptions on the text.[15]

Selon l’enseignant, le littéralisme n’est pas, en fait, une méthode objective, mais une perspective sur la Bible ayant une histoire culturelle particulière (le cas échéant, il est basé sur des « hypothèses américaines » qui diffèrent de celles produites ailleurs dans le monde, comme il l’expliqua). Cette explication est difficile à comprendre pour d’autres membres de l’Église pour qui l’autorité de la Bible dépend de son objectivité qui transcende la culture. Pour certains, il est tout simplement déraisonnable de contester le sens ordinaire du texte. Par exemple, l’homme dans l’échange que nous venons de voir n’a pas explicitement défendu la perspective littéraliste, mais il a clairement affiché son appréhension quant aux conséquences spirituelles et morales potentielles liées à la remise en cause de l’objectivité des faits bibliques.

Conclusion : la perspective socio-épistémologique

Si chez les évangéliques le croire est un marqueur d’identité ancré dans l’assentiment à des propositions doctrinales propres à chaque confession, les croyances elles-mêmes ne sont qu’un aspect de leur identité. Il s’agit aussi d’une identité basée sur des engagements épistémologiques à caractère moralisant. Autrement dit, les nombreux « croire-que » constitutifs de l’identité évangélique ne sont pas seulement des revendications théologiques, ils renvoient aussi à une théorie de la connaissance qui autorise l’adoption de certaines croyances et qui en refusent d’autres.

Comme je l’ai démontré plus haut, le littéralisme est plus qu’une simple idéologie dogmatique. Il est une stratégie d’interprétation ancrée historiquement dans le même schéma de vertus épistémiques que la science inductive et de la poursuite de la connaissance objective ; l’autorité de la Bible telle que conçue dans une perspective baconienne repose spécifiquement sur la réfutation de sa culturalité. Des savants évangéliques étatsuniens ont fait une véritable contribution intellectuelle, bien que polémique et moralisante, dans les milieux savants. Encore aujourd’hui, cette intervention se fait sentir dans la conception de l’autorité biblique dans la culture évangélique, incluant chez ceux et celles qui tentent de la déconstruire, notamment à l’église Heart Ridge. Entendre cette histoire et ses résonances durables nous permet de conceptualiser le croire comme une expérience conduite au sein de communautés de pratiques socio-épistémologiques impliquant non seulement l’interprétation continue de signes et de textes, mais aussi la négociation des bases morales de l’autorité intellectuelle. Il faut penser au-delà des croyances littéralistes pour conceptualiser le croire évangélique comme une activité intellectuelle dynamique.

Cette perspective socio-épistémologique met en lumière la rigueur intellectuelle intégrée dans la tradition évangélique et nous force à reconsidérer ce que signifie réellement être intellectuel ou anti-intellectuel. Peut-être que ce n’est pas tant une question d’intelligence et de savoir en soi, mais d’éthique et de politique de la connaissance (epistemic politics). Tout comme par le passé, les discours qu’on entend aujourd’hui sur le biblicisme sont imprégnés de rhétorique polémique et d’accusations moralisantes qui façonnent la manière dont les évangéliques et leurs critiques se perçoivent l’un et l’autre en matière de légitimité intellectuelle. De plus, en cette ère de complotisme et à la lumière de l’engouement apparemment illogique d’un grand nombre d’évangéliques pour Donald Trump, notamment le bloc électoral des « White Evangelicals », le bouleversement de cette catégorie démographique déjà très diversifiée et contestée (cf. Fisher 2019) exige que nous développions de nouvelles approches afin d’élucider les courants qui la traverse. La démarche analytique que j’ai mise en oeuvre ici vise à inciter les chercheurs en sciences des religions à prendre au sérieux les rationalités des phénomènes religieux, même les plus polarisants (Gagné 2020 ; Lemons 2022). Envisageons la possibilité d’étudier l’évolution des mouvements évangéliques actuels, non seulement pour comprendre des tendances politiques troublantes, mais aussi pour mieux comprendre la vie sociale desidées qui donnent du sens à d’autres modes de vie.