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Introduction

Comment penser la naissance, ce qui y fait obstacle et ce qui la permet, en prenant en compte l’humain comme sujet désirant et parlant et, à ce titre, incarné ? Je propose un itinéraire à travers quelques textes que je commenterai d’un point de vue anthropologique en maniant l’intertextualité et l’interdisciplinarité de façon assez libre. Il s’agira de partager des éléments d’une réflexion puisant à plusieurs sources (philosophique, biblique, psychanalytique), ayant pour axe central la question du rapport de l’humain à son origine[1]. Je convie donc le lecteur, la lectrice à un parcours exploratoire en compagnie de Cioran, Job, Jacques Lacan, Françoise Dolto et Donald Winnicott. Le thème de la naissance y sera décliné en quatre temps : d’abord dans son articulation au « principe généalogique » (Legendre 1985) qui inscrit tout sujet dans le registre de la filiation (1) ; ensuite sous l’angle du refus des conditions de l’existence que sont le consentement à la perte (2) et l’entrée dans le monde du langage comme espace de non-totalisation (3) ; enfin dans la catégorie du témoignage où un sujet peut attester pour un autre de la possibilité de naître sujet parlant dans la chair (4).

1. L’origine en question

Le point de départ du questionnement m’a été donné par mon fils cadet alors âgé de six ans qui m’a déclaré, sans prévenir comme font souvent les enfants : « Moi quand j’étais petit je croyais que mes parents ils étaient pas nés. Je me disais : “Mais alors ils sont sortis d’un cimetière ou quoi ?” ». Nous le savons, la vérité sort de la bouche des enfants, et nous avons tout intérêt à y prêter l’oreille. Mais quelle vérité ? Pour le dire en termes ricoeuriens, il s’agit de prendre distance vis-à-vis d’un « modèle de vérité comme adéquation à une réalité » pour se concentrer davantage sur « la vérité comme manifestation d’une position dans l’être, d’un mode d’être, d’une situation fondamentale » (Ricoeur et Martini 2015, 109). Je vois en l’occurrence au moins trois points à relever concernant la position du sujet par rapport à la question de l’origine.

1. D’abord, « mes parents ils étaient pas nés », cela veut dire qu’ils ont toujours été là, ils sont une figure de l’origine qui est elle-même sans origine, ils sont comme des dieux incréés. Autrement dit, ils ne sont pas eux-mêmes inscrits dans une lignée généalogique qui fait que chaque humain est toujours référé à une origine qui se situe avant lui, dans une antériorité logique par-delà toute forme d’antériorité chronologique. Naître, c’est être précédé, ce n’est jamais être le premier ni le tout. En d’autres termes, croire que ses parents ne sont pas nés revient à croire qu’ils n’ont pas eu eux-mêmes de parents : il n’est donc pas possible de les reconnaître comme étant eux aussi des enfants, des êtres reliés à la génération précédente par un lien de filiation. Sur tout ce registre, on se reportera avec profit aux travaux de notre regretté collègue Jean-Daniel Causse (1962-2018), en particulier son ouvrage Figures de la filiation (Causse 2008). Il y montrait notamment que « fils » ou « fille » est une façon de nommer le sujet, dont la caractéristique est de ne pas être sa propre origine. En ce sens-là, « mes parents ils étaient pas nés » signifie « mes parents ne sont pas des sujets ».

2. Par conséquent, « mes parents ne sont pas des sujets » implique « je suis assujetti à des non-sujets ». C’est-à-dire « je suis assujetti à des êtres qui, eux, ne sont assujettis à rien ni à personne ». La conséquence d’une telle représentation des parents est que le sujet enfanté par des non-sujets se trouve vis-à-vis d’eux dans une situation de dette infinie, au sens du « mauvais infini » dont parle Ricoeur (2004, 317). Je suis endetté vis-à-vis d’êtres qui, eux, sont en dehors du champ de la dette. Or, quand le principe généalogique est correctement posé, le simple fait de notre naissance nous endette vis-à-vis de la génération précédente, certes, mais comme la génération précédente est elle-même endettée vis-à-vis de la génération qui l’a précédée – et cela en remontant jusqu’à la nuit des temps –, toutes les générations sont de fait solidaires vis-à-vis de la dette. Aucune génération n’est sans dette, mais celle-ci se transmet de génération en génération, dans un mouvement qui va seulement de l’amont vers l’aval, sans pouvoir remonter le courant. Honorer la dette signifie la transmettre à la génération d’après en transmettant la vie, c’est-à-dire en transmettant le pouvoir de devenir sujet. A contrario, « mes parents ils étaient pas nés » veut dire « je leur dois tout et je ne serai jamais en mesure de les rembourser » – obstacle redoutable au devenir sujet.

3. Enfin, « je croyais que mes parents ils étaient pas nés. Je me disais : “Mais alors ils sont sortis d’un cimetière…” » est une représentation qui installe les parents, transmetteurs de la vie, dans un lieu qui n’est pas la vie. Si les parents sont « sortis d’un cimetière », alors le lieu de leur propre origine est la mort, ou peut-être plutôt la non-vie (ils sont des morts-vivants, des sortes de zombies qui déambulent dans un espace qui n’est pas celui de la vie des humains, la vie des sujets). En réalité, il me semble y avoir là une intuition très puissante de l’enfant confronté à l’énigme de sa propre origine et à la condition de son propre devenir sujet : si les parents sont l’origine de la vie sans être eux-mêmes référés à une origine, s’ils ne sont pas eux aussi inscrits dans le principe généalogique qui les institue comme fils et filles en les faisant déchoir d’une position qui consiste à détenir la totalité, alors ils sont placés dans une position où la vie se confond avec la mort. Car la vie comme totalité équivaut à la non-vie.

Il me semble donc, à ce stade préliminaire de la réflexion, qu’on peut décrypter à travers cette petite scène deux choses caractéristiques de la condition humaine envisagée du point de vue de la logique de l’inconscient :

1. Une expression du fantasme infantile de toute-puissance qui attribue imaginairement à l’Autre la place de l’Un-qui-est-Tout, « l’omnitude » comme dit Lacan (2001, 335). On peut aussi penser, dans un autre registre, au concept d’« unitotalité » chez Nancy (2005, 36), qui désigne le Dieu de la métaphysique, cette « Présence absolue, en soi et par soi consistante » (2005, 62) dont la tradition chrétienne met en oeuvre la déconstruction, notamment avec le thème de l’incarnation, c’est-à-dire l’entrée de Dieu dans la vulnérabilité de la chair sous les traits d’un Fils (voir Antier 2018).

2. Une opération extrêmement complexe, et cruciale pour la maturation du devenir sujet de l’enfant (« moi quand j’étais petit je croyais… », sous-entendu « maintenant j’ai grandi »), à savoir la mise en place, dans le psychisme, de la représentation de ses parents comme ayant eu eux-mêmes à faire l’expérience de la naissance. C’est un stade décisif pour l’humain lorsqu’il comprend, lorsqu’il intègre (pas d’un savoir intellectuel mais d’un savoir éprouvé) que ses parents ne sont pas des dieux tout-puissants, des êtres non engendrés ou autoengendrés, mais qu’eux aussi viennent d’ailleurs, eux aussi ont eu des parents, eux aussi sont nés – à vrai dire – d’un rapport sexuel qui les inscrit, comme tout sujet, dans le registre non pas de l’Un mais du Deux, dans le monde non pas de la totalité indifférenciée mais de la limite et de la différence. C’est-à-dire, en réalité, dans le monde du langage – puisque le propre du langage est qu’un seul mot ne suffit jamais pour parler, il en faut au moins deux, avec tout ce que cela suppose de jeu possible entre eux, d’écart et aussi de malentendu plus ou moins productif. Pensons à cette phrase de Lacan (2005, 39) : « Non seulement l’homme naît dans le langage, exactement comme il naît au monde, mais il naît par le langage. »

2. De l’inconvénient d’être né

Avant de revenir sur ce point, parcourons quelques extraits du livre de Cioran, au titre évocateur pour notre problématique : De l’inconvénient d’être né. Comme on sait, Cioran, auteur d’origine roumaine et d’expression française, déteste tout ce qui ressemble de près ou de loin à un système philosophique et sa pensée fonctionne par aphorismes. Commençons par celui-ci, au début du livre (Cioran 1973, 10) :

Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous démenons, rescapés qui essayent de l’oublier. La peur de la mort n’est que la projection dans l’avenir d’une peur qui remonte à notre premier instant.

Ce que Cioran appelle « la catastrophe de la naissance » fait écho à ce que la psychanalyse appelle le « traumatisme de la naissance », une question très discutée depuis Freud – entre autres par Rank, Winnicott et Lacan (voir Gorog 2010). Et Cioran (1973, 10) de poursuivre :

Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas dans le monde… » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres.

Ici, la naissance est jugée catastrophique parce qu’elle est considérée comme la « source de toutes les infirmités et de tous les désastres ». Autrement dit, elle est ce qui, en nous introduisant dans le monde, nous introduit à la finitude, à l’échec et à notre destin de mortels. Salignon (1993) répétait souvent cette phrase à ses étudiants du département de psychanalyse de l’université Montpellier 3 : « Dès qu’on est né, on est assez vieux pour mourir. » La « peur qui remonte à notre premier instant » est donc la peur de la vie, en tant que la vie, dans laquelle nous entrons par la naissance, signifie l’inscription dans une temporalité bornée par un commencement et une fin. C’est en cela que la naissance est un « fléau » : elle nous fait quitter le lieu – mythique – de la plénitude de l’être, que Cioran repère dans les traditions orientales. On trouve des observations semblables chez son compatriote Eliade (1965) dans son histoire comparée des religions.

Je ne me hasarderai pas, quant à moi, à comparer les traditions religieuses (avec le présupposé plus ou moins avoué qu’il y en a une meilleure…). Je me contente de retenir que l’opposition des figures du Christ et du Bouddha sous la plume de Cioran traduit l’idée selon laquelle la naissance nous arrache à l’harmonie du nirvana, à « l’unicité originelle de l’Être » (Parfait 2014, 39), et nous introduit au monde du manque-à-être (Lacan), donc au monde du désir et de la souffrance – c’est en cela que naître est une forme de malédiction originelle. Quel malheur d’être né… si c’est pour devoir vivre une vie de frustrations, d’incertitudes et de déceptions, et finalement devoir mourir un jour ! Le prix à payer est trop élevé, l’enjeu n’en vaut pas la chandelle.

Ici me vient à l’esprit le livre de Job, auquel Cioran fait d’ailleurs plusieurs fois allusion. Le premier discours de Job, au chapitre 3, met en scène le protagoniste en train de maudire le jour de sa naissance, après avoir perdu successivement ses biens, ses enfants et sa santé. En voici quelques versets, et point n’est besoin de se situer dans une quelconque perspective confessionnelle pour en goûter la profondeur anthropologique aussi bien que la beauté littéraire, que rend à sa façon la Traduction oecuménique de la Bible de 2010 :

3Périsse le jour où j’allais être enfanté et la nuit qui a dit : « Un homme a été conçu ! »

4Ce jour-là, qu’il devienne ténèbres, que, de là-haut, Dieu ne le convoque pas, que ne resplendisse sur lui nulle clarté ;

5que le revendiquent la ténèbre et l’ombre de mort, que sur lui demeure une nuée, que le terrifient les éclipses !

6Cette nuit-là, que l’obscurité s’en empare, qu’elle ne se joigne pas à la ronde des jours de l’année, qu’elle n’entre pas dans le compte des mois !

[…]

11Pourquoi ne suis-je pas mort dès le sein ? À peine sorti du ventre, j’aurais expiré.

12Pourquoi donc deux genoux m’ont-ils accueilli, pourquoi avais-je deux mamelles à téter ?

13Désormais, gisant, je serais au calme, endormi, je jouirais alors du repos,

14avec les rois et les conseillers de la terre, ceux qui rebâtissent pour eux des ruines,

15ou je serais avec les princes qui détiennent l’or, ceux qui gorgent d’argent leurs demeures,

16ou comme un avorton enfoui je n’existerais pas, comme les enfants qui ne virent pas la lumière.

[…]

23Pourquoi ce don de la vie à l’homme dont la route se dérobe ? Et c’est lui que Dieu protégeait d’un enclos !

24Pour pain je n’ai que mes sanglots, ils déferlent comme l’eau, mes rugissements.

25La terreur qui me hantait, c’est elle qui m’atteint, et ce que je redoutais m’arrive.

26Pour moi, ni tranquillité, ni cesse, ni repos. C’est le tourment qui vient.

On perçoit très bien à travers ces versets la symétrie, la réciprocité qui est mise en place entre le néant qui précède la naissance et celui qui suit la mort. Entre ces deux parenthèses de néant, associées mythiquement au bonheur (au sens où le bonheur signifierait être soustrait à l’expérience du malheur), le temps de la vie est celui du tourment, de la souffrance et du deuil. Encore une fois, la naissance nous condamne à mort et c’est en cela qu’elle est haïssable. Cioran (1973, 70) résume parfaitement cette idée avec le sens de la formule dont il a le secret : « Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout. »

C’est bien de cela qu’il est question : la perte de la totalité, dont le sujet qui en éprouve le deuil sous la forme de la mélancolie est inconsolable, une perte qui imprime sur le temps de la vie la marque d’une nostalgie inguérissable. Le deuil de Job, relevons-le au passage, est vécu d’autant plus violemment que le personnage est présenté au début du livre comme quelqu’un qui possède des biens considérables : richesses matérielles, nombreuse progéniture, et jusqu’à sa propre intégrité morale (Nault 2020). Le mot hébreu utilisé pour le caractériser est tam (Jb 1,1) qui signifie « complet ». Le grec de la Septante utilise le terme amemptos, « sans défaut ». Au regard de cette complétude, l’expérience de la perte est d’autant plus terrible qu’il s’agit en quelque sorte de passer en un éclair de tout à rien. La vie devient une maladie mortelle dont seule l’absence de naissance serait le remède. Pour revenir à Cioran (1973, 25), la nostalgie qui imprime sa marque sur l’existence provient d’un temps qui, notons-le, n’est justement pas un temps : « Il fut un temps où le temps n’était pas encore… Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps. »

Ce « temps d’avant le temps » où « le temps n’était pas encore » est en fait un non-temps dont la caractéristique est de rassembler en lui l’infinité des possibles. Or l’acquiescement à la naissance, qui signifie l’acquiescement au temps, signifie en même temps l’acquiescement à la réalisation d’un possible à l’exclusion de tous les autres : cette vie. Dit autrement, la naissance avalise un choix qui, de fait, entérine une perte – que Cioran semble ne pas pouvoir envisager autrement que dans le registre de la chute (Cioran 1964 ; Guerrini 2002, 39-41). Le « refus de la naissance » équivaut alors au refus d’une perte originaire comme condition de la vie, par conséquent tous les deuils que l’on expérimente dans la vie à la suite de pertes d’objets renvoient à un deuil qui est constitutif de la vie comme telle, c’est-à-dire un deuil qui a la vie elle-même pour objet : vivre, c’est perdre (en réalité, je le développerai, vivre n’est pas seulement perdre).

Remarquons alors que parler de refus implique qu’il y a au préalable proposition, invitation ou appel : être positionné dans le refus de la naissance, c’est à la fois reconnaître un appel à naître qui nous précède, et répondre à cet appel en s’y soustrayant ou en se blindant contre la possibilité du devenir sujet qu’elle ouvre devant soi. En d’autres termes, être positionné dans le refus de la naissance est une opération proprement subjective, qui consiste à accuser réception du don de la vie en faisant de ce moment de la réception un moment d’accusation (accuser réception, au sens le plus littéral) : j’accuse la vie, la chienne de vie, qui ne coïncide pas avec les projections de mon narcissisme, « ce monde clos, fermé sur lui-même, satisfait, plein » selon Lacan (1975, 152). « N’avoir pas encore digéré l’affront de naître », dit quant à lui Cioran (1973, 138), signifiant par là que la naissance qui expose à l’altérité prend un caractère vexatoire pour le moi verrouillé sur lui-même dans la prétention à l’autosuffisance et l’illusion de maîtrise.

Revenons un instant sur la correspondance établie par Cioran (1973, 17) entre naissance et possibilité, en lien plus précisément avec la problématique de la chair : « Une idée, un être, n’importe quoi qui s’incarne, perd sa figure, tourne au grotesque. Frustration de l’aboutissement. Ne jamais s’évader du possible, se prélasser en éternel velléitaire, oublier de naître. » Naître au sens de prendre chair, s’incarner, revient à quitter le monde du pur possible, de l’infinité des possibles, pour consentir à entrer dans un monde de la possibilité réalisée, donc un monde où la réalité en tant que telle implique une assomption de la limite (« frustration de l’aboutissement » : tout n’est pas partout toujours possible). « Se prélasser en éternel velléitaire », à l’inverse, signifie se laisser flotter dans un univers de la pure virtualité sans jamais se risquer à choisir et donc à en assumer les conséquences. En l’occurrence, il s’agit non pas de choisir quelque chose, au sens d’un choix d’objet extérieur au sujet (même si cette question se pose dans son champ propre) – il s’agit avant tout de se choisir soi-même, c’est-à-dire de s’assumer comme sujet répondant à et de l’appel de la vie dans le consentement à la chair.

Car la chair est le lieu d’une décision, la décision d’être plutôt que de ne pas être, décision qui s’inscrit dans des coordonnées temporelles mais également spatiales : hantise des gnostiques d’hier et d’aujourd’hui, un corps de chair est ce qui occupe une certaine quantité d’espace pendant une certaine quantité de temps (voir Wénin 2020, 235 en référence à Paul Beauchamp), ce n’est donc pas une abstraction qui plane à l’état de pure virtualité. Or le refus de la naissance revient à faire le choix du non-choix, ce qui signifie se positionner subjectivement dans l’évitement des conditions mêmes de la subjectivation :

Se reporter sans cesse à un monde où rien encore ne s’abaissait à surgir, où l’on pressentait la conscience sans la désirer, où, vautré dans le virtuel, on jouissait de la plénitude nulle d’un moi antérieur au moi…

N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace !

Cioran 1973, 31

On notera l’oxymore « la plénitude nulle » : le « moi antérieur au moi » – un moi mythique encore une fois, ou si l’on veut, un moi reconstruit par le fantasme – est plein de vide. En réalité, vide et plein sont une seule et même chose, puisque lorsque tout est possible rien n’est possible, rien n’accède jamais à l’état de possibilité réalisée, un état qui nécessite de s’ancrer dans un temps et un lieu particuliers désignant l’axe autour duquel un sujet se repère et peut dire, de façon irréductiblement singulière : cette vie est ma vie, pas une autre, pas celle d’un autre. Le vide et le plein, le tout et le rien, sont indéfiniment réversibles dès lors qu’ils ne sont pas articulés dans une dialectique autour d’une décision qui enregistre la perte comme condition d’engendrement.

3. Le nouveau-né et Dieu : deux énigmes aux frontières

Avant d’en venir à cette dimension d’engendrement, c’est-à-dire d’examiner comment la perte consentie peut s’avérer productive au lieu d’enchaîner le sujet à un deuil impossible, je m’intéresserai à la façon dont le propos de Cioran croise deux questions redoutables – que je ne ferai qu’effleurer –, celle du nouveau-né et celle de Dieu.

Commençons par cette phrase : « Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n’est malheureusement à la portée de personne » (Cioran 1973, 243). En la lisant, j’ai immédiatement, par association, pensé à ce que Dolto (1985, 172-173), psychanalyste spécialiste de l’enfance, dit à propos du nouveau-né, qu’elle considère comme un sujet à part entière :

Même s’il n’a pas été « programmé », voulu par ses géniteurs, tout être, du fait qu’il naît, c’est qu’il a désiré naître. Et on se doit de l’accueillir ainsi : « Tu es toujours né d’un désir inconscient... et, d’autant plus que tu n’as pas été consciemment souhaité, désiré par tes parents, et que te voilà vivant d’autant plus que tu es sujet de désir […]. » C’est l’enfant-désir : lui a désiré naître, alors que ses parents ne savaient pas qu’il désirait[2] enfanter, il est désir toujours, amour souvent, « charnalisé ». Chaque être humain est ainsi verbe incarné (exactement ce que l’on dit de Jésus-Christ). En effet chaque être humain mérite cette même définition au moment de sa conception.

Cette thèse de Dolto sur l’enfant-sujet a quelque chose de déconcertant, pas seulement par sa référence au christianisme, mais parce qu’elle tranche avec l’idée encore largement répandue que le sujet serait le sujet souverain, conscient et maître de lui-même, doté d’une volonté transparente à elle-même. Évidemment, on ne peut comprendre en son juste lieu ce que dit Dolto que si l’on prend en compte la subversion du sujet opérée par la psychanalyse, pour laquelle il est question d’un sujet de désir (et non de volonté), et qui plus est un désir inconscient. Il s’agit d’un sujet qui porte en lui un savoir insu, ce qui signifie entre autres que le désir d’un sujet est tissé de paroles qui témoignent, dans l’inconscient, du désir de l’Autre (distinct du désir des autres) : il s’agit de l’Autre que Lacan écrit avec une majuscule, l’Autre comme instance, lieu de la parole, en tant que la parole témoigne d’un désir qui est fondamentalement désir de reconnaissance. Je reviendrai sur ce point en fin de parcours. Pour le moment, je remarque que la thèse de l’enfant-sujet qui a désiré naître se retourne en antithèse lorsque Dolto aborde la question, extrêmement sensible, de la mort subite du nourrisson. Dans un entretien avec Nasio, elle déclare : « Vous savez que la mort subite du nourrisson survient très souvent lorsqu’ils avalent leur langue, comme si la souffrance et la solitude les poussaient à vouloir retourner à la vie foetale » (Dolto et Nasio 1987, 12).

Considérée sous cet angle, la mort subite du nourrisson semble illustrer le propos de Cioran : « ne pas naître est […] la meilleure formule qui soit » (Cioran 1973, 243). Le nouveau-né sentirait que la vie n’est pas faite pour lui. Le traumatisme de la naissance, l’expérience terrible de ce que Freud appelle Hilflosigkeit (déréliction, désaide) seraient tels que le choix de la vie, le choix du désir prenant chair, devient insoutenable et provoque un mouvement de retour à l’origine pour effacer la naissance. En quelque sorte, c’est un peu comme si la mort subite du nourrisson était l’accomplissement du souhait de Job de ne jamais être sorti du ventre maternel.

Ce propos de Dolto a scandalisé en son temps et il est susceptible de choquer encore plus dans le nôtre, marqué par la « médicalisation de l’existence » (Gori et Del Volgo 2004) qui a tendance à désubjectiver la chair, c’est-à-dire à nier la vie de l’esprit en l’homme. On a accusé Dolto de délirer (Pleux 2013) et de criminaliser le bébé ou ses parents (qui n’auraient pas su être de bons parents) : comment un bébé à peine né pourrait-il vouloir ou décider quoi que ce soit, et qui plus est quelque chose d’aussi insoutenable que mourir ? Naturellement, il y a dans cette question quelque chose de vertigineux et de profondément énigmatique, et je me garderai bien pour ma part de faire de l’interprétation doltoïenne une explication univoque et définitive de tous les cas dits de mort subite du nourrisson. Les choses sont toujours à étudier au cas par cas dans une pluralité d’approches (Touvenot 1997). Néanmoins, il me semble qu’il ne faut pas trop se précipiter dans l’accusation de délire. Donc, je ne soutiens pas que Dolto a nécessairement raison (comme si les choses se posaient en ces termes…). Mais ce qu’elle dit mérite d’être considéré pour le simple motif qu’elle pose, qu’elle oblige à poser en un sens, la question du sujet – la question d’une subjectivité de la chair.

J’ajoute à cela que l’interprétation de Dolto selon laquelle le nouveau-né meurt en avalant sa langue permet d’établir – au moins à titre d’hypothèse – un lien entre la question de la chair et celle du langage. Comme si allaient de pair, invariablement, le refus d’entrer dans la chair et l’évitement de la condition langagière. En d’autres termes, tout se passe comme si, en avalant sa langue, le sujet avalait le langage en tant que tel, ou la possibilité du langage. Il est très curieux, d’ailleurs, que l’on dise aux enfants quand ils se taisent : « Alors, tu as avalé ta langue ? » Avaler sa langue, c’est faire rentrer la chair à l’intérieur d’elle-même, alors qu’elle a vocation – littéralement – à s’extérioriser dans la parole adressée. Peut-être que nous touchons là au point le plus énigmatique de la naissance, celui dont parle Lacan (2005, 39) quand il dit que l’humain naît non seulement « dans le langage » mais aussi « par le langage ». Refuser le langage serait donc, de fait, refuser de naître et faire le choix du non-être (du non-naître).

Cela indique que naître n’est pas seulement consentir à la perte pour s’inscrire dans un univers de la limite, du manque, du provisoire – toutes ces choses décriées par Cioran, qui lui font préférer l’éternité du néant –, mais aussi, et surtout, naître parlant, c’est-à-dire en quelque sorte être accouché par le langage qui donne les mots pour devenir sujet d’une parole. Il y a une réciprocité entre naître et parler. Perdre la totalité, c’est gagner le pouvoir de parler – pouvoir de parler qui implique donc de consentir à ne pas pouvoir tout dire, tout maîtriser par le langage, et néanmoins de se risquer à parler avec un minimum de confiance et de « courage d’être » (Tillich 2014), confiance et courage rendus possibles du fait que toute parole est adresse à l’Autre par l’intermédiaire de la demande à un autre. Avant de développer ce point pour terminer, revenons brièvement, une dernière fois, à Cioran (1973, 141), à propos de la question de Dieu cette fois-ci :

Tzintzoum. Ce mot risible désigne un concept majeur de la Kabbale. Pour que le monde existât, Dieu, qui était tout et partout, consentit à se rétrécir, à laisser un espace vide qui ne fût pas habité par lui : c’est dans ce « trou » que le monde prit place.

Ainsi occupons-nous le terrain vague qu’il nous a concédé par miséricorde ou par caprice. Pour que nous soyons, il s’est contracté, il a limité sa souveraineté. Nous sommes le produit de son amenuisement volontaire, de son effacement, de son absence partielle. Dans sa folie, il s’est donc amputé pour nous. Que n’eût-il le bon sens et le bon goût de rester entier !

Sous-entendu : si Dieu était resté entier, s’il n’avait pas intégré en lui-même la perte de la totalité en se limitant, le monde n’aurait pas existé et nous nous en serions mieux porté – puisque nous ne serions pas ! Il est tout à fait frappant que le texte de Cioran, jusque dans sa plus extrême provocation, nous révèle sous un mode inversé que la perte est une condition d’engendrement non seulement pour l’humain mais aussi pour Dieu, non seulement pour le sujet mais aussi pour son Autre (barré selon Lacan)[3]. Seul un Dieu qui se détotalise peut créer un monde habitable par des êtres eux-mêmes appelés à se détotaliser pour advenir à l’existence, et naître sujets parlants dans la chair.

4. Témoigner de la parole pour un autre

Que signifie alors naître sujet parlant dans la chair ? C’est du côté de Winnicott que je me tourne pour finir. Dans Jeu et réalité, on trouve un passage clinique tout à fait saisissant dans lequel le psychanalyste et pédiatre anglais rapporte la situation d’une patiente qui n’arrive pas à croire vraiment qu’elle existe et pour qui le monde même n’a pas vraiment d’existence. Elle dit des choses comme : « Je n’ai pas l’air tout à fait capable d’être » ou encore : « C’est comme s’il n’y a pas réellement un moi » (Winnicott 1975, 116-117)[4]. Elle se sent vide, n’attache d’importance à rien ni à personne, et Winnicott fait état de ses propres réactions à sa présence, qui n’est justement pas une présence puisqu’il s’agit d’un sujet qui est absent à soi-même et au monde – un sujet désincarné. À un moment donné de la séance, qui dure plusieurs heures, Winnicott dit qu’il commence à sentir la présence avec lui de sa patiente dans la pièce, et pour faire fructifier ce moment de coprésence il se met à aborder avec elle le thème de sa naissance, un thème que la patiente avait évoqué en substituant le mot deathday au mot birthday (le jour de la naissance devenant jour de la mort). Voici un extrait de leur dialogue, qu’il vaut la peine de citer in extenso :

Elle continua : « Vous savez, j’ai parfois le sentiment que j’étais née… (brusque coupure). Si seulement ça n’était pas arrivé ! Cela me tombe dessus – ce n’est pas comme la dépression. »

Je dis : « Si vous n’aviez jamais existé, cela aurait été parfait. »

Elle : « Mais ce qui est tellement affreux, c’est une existence qui est niée. Pas une seule fois, je n’ai pensé : comme c’est bon d’être venue au monde ! Il me semble toujours que cela aurait été bien mieux si je n’étais pas née – mais qui sait ? Il se pourrait – je ne sais pas – il y a un problème : n’y a-t-il vraiment rien quand quelqu’un n’est pas né, ou y a-t-il une petite âme qui attend le moment de se glisser dans un corps ? »

À ce moment, un changement d’attitude indiquant qu’elle commençait à accepter mon existence.

« Je ne cesse de vous empêcher de parler. »

Je dis : « Vous avez envie que je parle maintenant, mais vous avez peur que je dise quelque chose de bon. »

Elle dit : « J’avais en tête : “Don’t make me wish to BE” (Ne me donne pas envie d’être). C’est dans un poème de Gerard Manley Hopkins. »

Nous parlâmes alors de poésie, de l’usage considérable qu’elle faisait des poèmes qu’elle savait par coeur. Elle dit comment elle vivait, allant de poème en poème – comme le fumeur va de cigarette en cigarette – mais sans que la signification du poème soit comprise ou ressentie comme elle en est maintenant capable. (Ses citations viennent toujours à propos et, généralement, elle n’en perçoit pas la signification.) Ici je me référai à Dieu en tant que je suis, un concept très utile quand l’individu ne peut supporter d’être.

Elle dit : « Les gens utilisent Dieu comme un analyste, quelqu’un qui doit être présent pendant qu’on joue. »

Je dis : « Pour qui vous comptez », et elle dit : « Je ne pourrais pas le dire, car je ne peux pas en être sûre. »

Je dis : « De parler comme je le fais, est-ce que ça gâche les choses ? » (Je craignais d’avoir saboté une très bonne séance.)

Mais elle dit : « Non ! C’est différent si vous le dites car, si je compte pour vous… j’ai envie de faire des choses pour vous plaire… vous voyez, c’est vraiment l’enfer que d’avoir reçu une éducation religieuse. Au diable les filles bien ! »

S’observant elle-même, elle dit : « Cela veut dire que j’ai le désir de ne pas aller bien. »

C’est là l’exemple d’une interprétation faite par la patiente, que je lui aurais volée en la faisant plus tôt, au cours de la séance.

Winnicott 1975, 122-123

À partir de ce passage très riche, cinq brèves réflexions pour, non pas conclure, mais ouvrir et donner à penser.

1. Avoir « envie d’être », et donc accueillir favorablement sa propre naissance (fût-ce sous une forme inversée dans la dénégation, « don’t make me wish to BE »), est de l’ordre du désir éveillé ou reconnu par la parole d’un autre – un autre qui est là concrètement avec moi dans la pièce. Témoin de la possibilité toujours offerte de consentir à la vie malgré ce qui en nous y résiste, cet autre fait signe de ce que la condition originelle de l’humain est de recevoir son identité comme un cadeau tout en n’en voulant rien savoir (« ne me donne pas »). La vie est un cadeau empoisonné aux yeux de ce qui en nous se laisse dominer par la peur de la bénédiction, bien plus profondément enracinée dans nos méandres intérieurs que la peur de la malédiction (« vous avez peur que je dise quelque chose de bon »). La bénédiction perçue comme malédiction (« Pas une seule fois, je n’ai pensé : comme c’est bon d’être venue au monde ! »), parce qu’elle est pur don qui appelle à se risquer dans l’inconnu en lâchant les certitudes qui font destin dans l’existence : tel est le ressort du tragique qui, de répétition en répétition, pousse l’humain, face à l’appel à choisir la vie (Dt 30,19), à y répondre à l’envers (« désir de ne pas aller bien »[5]).

2. Mais cette parole de l’autre qui est là concrètement dans la pièce – en l’occurrence l’analyste – n’est jamais qu’un témoignage rendu à l’Autre qui en tant que tel est absent de la pièce. En termes lacaniens, il s’agit de l’Autre comme trésor des signifiants, lieu symbolique ou fonction du langage – en l’occurrence, les poèmes que la patiente cite sans en saisir le sens ou encore ce « Dieu en tant que je suis » convoqué dans la parole par l’analyste à ce moment-là (allusion évidente à la théophanie paradoxale[6] d’Exode 3, sans préjuger d’une quelconque existence de Dieu sur un plan métaphysique, la question n’est tout simplement pas là). De manière analogue, on peut de nouveau penser à Job qui, par le truchement de ses amis venus l’écouter et s’entretenir avec lui dans son malheur, en appelle à Dieu contre Dieu dans la plainte, la protestation et le questionnement radical – une situation d’intersubjectivité qui lui permet de demeurer parlant, sans céder à la tentation mortifère du mutisme (sans se laisser gagner par la pensée, donc, que parler, « ça gâche les choses »). La relation d’intersubjectivité articule ainsi deux niveaux qui, pour être indissociables, ne sont pas à confondre : toute parole prononcée devant un autre vise au-delà – mais un au-delà qui n’est pas un arrière-monde car il s’agit d’un lieu logique – l’Autre en tant que tel comme source de la parole. De ce point de vue, « Dieu comme analyste » désigne une place vide, celle de l’Absent qui est le fond dérobé de toute présence, place qui ne peut jamais être occupée par quiconque sinon sous la forme d’une « lieu-tenance », toujours partielle et provisoire. « Dieu » n’opère donc que si un sujet humain, renonçant à prendre sa place, le représente pour un autre dans l’épreuve commune du parler dans la condition de la chair : les médiations – corps, voix, respiration, silence, etc. – sont de rigueur.

3. En d’autres termes, « Dieu » (n’)est ici (que) la fonction du dire, fonction qui n’existe jamais indépendamment des dits concrets qui l’incarnent dans une situation donnée – chaque dit renvoyant rétroactivement à un pouvoir dire inépuisable car toujours à nouveau remis en jeu à chaque dit. Ainsi, l’entrée en scène de Dieu « en tant que je suis » réfère les sujets parlants à la possibilité du langage où a son origine tout acte de parole, l’acte de parole étant lui-même, par lui-même, attestation de l’être. Dire « je », à l’image du Dieu qui n’a pas d’image car il est parole, est donc advenir à l’être par le seul fait de parler. Le « je suis » est pure attestation de soi-même comme être parlant, ce qui signifie tout simplement qu’il n’y a aucune différence entre être et parler. Mais il y a plus : comme la tournure hébraïque le suggère, le présent du « je suis » est ouvert sur l’indéterminé ou l’inaccompli (« je suis qui je serai »), par conséquent non seulement il n’y a aucune différence entre être et parler, mais encore être et parler sont synonymes de devenir. Le présent ou la présence dont il est question ici ne relèvent d’aucun réductionnisme présentiste. Autrement dit, le dévoilement de l’être dans l’acte de parole ne totalise pas le sujet et ne clôture pas son histoire, au contraire : il recèle une part de mystère qui fait « dé-coïncider » (Jullien 2017) l’identité du sujet, et par là potentialise son ek-sistence[7] en l’orientant vers la possibilité d’un à-venir différent du passé. Car toute parole digne de ce nom appartient au registre de la promesse.

4. Mais une promesse ne peut avoir d’effet qu’à être crue. Si le langage donne les mots pour parler, encore faut-il qu’un sujet se saisisse de cette possibilité pour que s’effectue le passage du langage à la parole. Et ce passage, qui s’apparente à une incarnation, suppose de la part du sujet ce qu’il faut bien appeler un genre de foi, traduite ici, par la patiente, dans l’expression « je compte pour vous » (en son geste, la foi est bien l’expérience d’un je-compte-pour-un-autre autant que d’un je-compte-sur-lui). Une foi qui, notons-le, est tout ensemble la reconnaissance d’un doute (« je ne peux pas en être sûre ») et sa possible traversée. C’est pouvoir se représenter comme comptant pour un autre, créditer cet autre de sa confiance, qui permet d’habiter le langage en donnant de la chair aux mots, et par là devenir présent à soi-même, aux autres et au monde – en traversant la tentation du non-naître. De ce point de vue, croire au langage et à la relation d’intersubjectivité qu’il permet n’est jamais une opération théorique isolable du fait concret de parler, de se jeter à l’eau. Il est impossible d’apprendre à nager en dehors du bassin, quand bien même on connaîtrait par coeur tous les manuels de natation ! Or se jeter à l’eau suppose au moins une chose : que celui pour qui je compte et à qui j’accorde foi ait lui-même foi dans le pouvoir de parler et l’incarne dans sa propre façon d’être présent et d’habiter l’espace-temps de la parole – autrement dit, qu’il soit lui-même dans le bain.

5. C’est le ressort même du transfert (et du contre-transfert) dans le dispositif de la cure psychanalytique : par-delà et au coeur des inévitables projections et attitudes de séduction (« j’ai envie de faire des choses pour vous plaire »), la parole y vaut comme adresse qui met en gage la fiabilité de l’Autre. On peut se fier au langage et se laisser aller à parler – naître sujet, en ce sens – dès lors qu’un autre y croit suffisamment, y croit pour nous le temps que nous nous mettions à y croire nous-mêmes, et témoigne pour nous de cette foi par le simple fait de ne pas se dérober, de tenir bon, engageant sa présence dans sa parole en se livrant sans détour ni faux-fuyants au jeu de l’intersubjectivité.

Post-scriptum

Ce qui précède s’en est tenu à une approche anthropologique. Nous voici à présent sur le seuil de la théologie – si l’on veut bien considérer toutefois que « c’est lorsque la Bible parle de l’humain qu’elle parle le mieux de Dieu (et inversement)[8] ». Que faire de la proposition chrétienne selon laquelle non seulement le Fils de Dieu est homme, mais qu’il est engendré du Père (non pas créé) et qu’il est né (de la Vierge Marie, certes, conçu du Saint-Esprit, certes, mais cela ne change rien au fait qu’il s’agit bien d’une naissance) – affirmation inassumable par les gnostiques d’hier et d’aujourd’hui ? Que faire de la « chair du Christ », pour reprendre le titre donné par Tertullien (1975) à l’un de ses ouvrages ? Le christianisme se débat, il est vrai souvent comme un beau diable, avec cette question depuis le commencement ! Encombrante chair du Christ, déconcertante naissance de Dieu, qui empêchent le christianisme de se ranger sagement parmi les systèmes religieux et philosophiques où règne le principe de non-contradiction… À sa façon, Cioran l’a parfaitement compris.

Comme base pour une réflexion à poursuivre, je me limiterai à mentionner ici, dans le sillage de Job, les récits de guérison ou de nouvelle naissance ainsi que les multiples occurrences du « je suis » divin mis par les rédacteurs des évangiles dans la bouche de Jésus, au gré de ses rencontres avec le tout venant des humains aux prises avec le doute, la culpabilité, la souffrance et la mort – en un mot avec l’inconvénient d’être né. « Outre le ego eimi qui renvoie à la théophanie d’Exode 3 (“je suis qui je serai”), le “je suis” traduit un investissement, un être là, une identification de Jésus avec la zoè » (Fiévet 2016, 93)[9], c’est-à-dire avec la vie qui excède toutes nos images de la vie parce qu’elle provient du don de la parole. Doué de parole : telle est la vérité de l’humain mise au jour par « le Fils premier né, icône du Dieu invisible » (Col 1,15). Pour la théologie chrétienne, en effet, c’est en tant qu’il ne fait qu’un avec la parole qui témoigne de l’être à même la chair – en tant qu’il fait corps avec elle, lui donne un visage et une voix – que Jésus témoigne de la fiabilité de la parole du Père et, par-là, du bien-fondé qu’il y a à parler, à faire crédit à la parole et à son pouvoir d’engendrement pour soi et pour l’autre. Parce qu’il ne s’est pas refusé à naître et qu’il a assumé jusqu’à en mourir tout ce que naître implique – déchoir d’une position de maîtrise sur sa propre vie et celle des autres, vivre entièrement suspendu au risque de la confiance en la gratuité du don de la parole –, le Christ peut ouvrir ou rouvrir pour chacun l’accès à sa propre naissance. L’énoncé de la « parole faite chair » (Jn 1,14) trouve là son poids de réel et sa puissance d’humanisation.