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Une relecture éco-théologique de Jonas

Préambule méthodologique

Depuis la célèbre critique de Lynn White (2019, 44) sur la « lourde part de responsabilité » de la théologie chrétienne dans l’avènement de la crise écologique actuelle, les exégètes ont répondu à cet enjeu par diverses stratégies herméneutiques. Mon projet de lecture puise au Earth Bible Project et à l’Exeter Project, deux pôles de recherche importants en herméneutique écologique.

Habel (2008, 2) décrit la posture éco‑critique du Earth Bible Project comme une « hermeneutic of suspicion, identification, and retrieval ». Cette méthodologie tripartite invite l’exégète (i) à résister à l’anthropocentrisme du texte biblique ou de ses interprétations, (ii) à s’identifier aux figures non humaines du récit, et (iii) à valoriser l’écoute de leur voix de résistance contre toute forme d’injustice. Les six « ecojustice principles » guidant cette démarche ne sont pas définis à partir des catégories traditionnelles de la théologie biblique, mais autour de la figure de la Terre « Earth »[1]. « We are not focusing on ecology and creation or ecology and theology. An ecological hermeneutic demands a radical change of posture in relation to Earth as a subject in the text » (Habel 2008, 3).

La posture critique du Exeter Project se veut plus théologique, au sens où sa réflexion écologique vise et procède davantage d’une posture interne à la théologie chrétienne. En comparant ce projet à celui du Earth Bible, Horrell (2010, 8-9) explique : « The approach we have tried to develop, by contrast, may be broadly described as an attempt to construct an ecological theology which, while innovative, is nonetheless coherent (and in dialogue) with a scripturally shaped Christian orthodoxy. » L’ambition de cette posture est de reformuler ou de reconfigurer la théologie chrétienne, à partir de ses propres catégories référentielles. « To be potentially persuasive as an attempt to reshape Christian ethics, an ecological reading of the Bible would need to demonstrate that it offers an authentic appropriation of the Christian tradition » (Horrell et al. 2008, 233).

Mon projet de (re)lecture de Jonas[2] souscrit à l’ambition théologique du Exeter Project, tout en puisant aux outils méthodologiques du Earth Bible Project. En effet, je propose de relire Jonas en faisant du « poisson » et du « [qiqayon[3]] » des figures centrales, pour dégager de nouvelles pistes herméneutiques qui permettront de repenser l’enjeu théologique de la théodicée.

À l’écoute des « autres » voix prophétiques de Jonas

Contrairement à la caractérisation de son homonyme en 2R 14,25, le livre portant le nom de « Jonas, fils d’Amittaï » (Jon 1,1) n’identifie jamais son protagoniste comme « prophète ». Pourtant, sa formule d’introduction est typiquement celle d’un appel prophétique[4]. Holbert (1981, 63) a vu dans ce non-dit le signe avant-coureur d’une attaque satirique contre le soi-disant prophète[5]. Toutefois, ce silence narratif ne pourrait-il pas aussi signifier que la voix prophétique du livre se trouve ailleurs que dans la bouche de cet humain au demeurant peu enthousiaste à l’idée d’être le « messager officiel de Dieu[6] » ? En effet, devant les marins (1,10) puis devant Yhwh (4,2), Jonas assume le fait d’avoir fui « hors de la présence [de Yhwh] » (1,3ab). Par ailleurs, si « la parole [de Yhwh] » (1,1 ; 3,1) réitère l’attente d’un « oracle » pour Ninive, jamais Yhwh n’en précise le contenu lui-même. Il n’est pas sûr que l’oracle lapidaire de Jonas (3,4), énoncé sans formule d’authentification, soit une retranscription fidèle[7]. En revanche, ce que le narrateur rend explicite, ce sont les interpellations que Yhwh adresse en personne à Jonas (4,4.9.10). Par conséquent, loin d’être le porteur de la parole prophétique du livre, Jonas en est davantage la cible ou l’objet. Cette perspective permet de réorienter l’attention du lecteur au‑delà des mots et des espaces attendus, vers les autres voix prophétiques du livre.

La résistance de Jonas – l’homme qui se dit « hébreu » (1,9) – a souvent été contrastée à la disposition exemplaire des païens, c’est-à-dire les marins (1,5-16) et les Ninivites (3,5-10). À l’instar de Good (1965, 39) qui lit Jonas comme « a protest against a xenophobic mood », nombre d’exégètes jugent que l’intention du livre était de dénoncer le judéo-centrisme sectaire de tout ou partie de l’Israël postexilique[8]. Person (2008, 89-90) juge cette interprétation anthropocentrique, car le récit ne se contente pas de contraster Jonas aux humains païens, mais aussi aux non-humains :

[…] the target of the satirical tone is not simply prophetic ethnocentrism but also anthropocentrism in general […] the readers are being asked seriously to consider identifying with those other beings that the Lord created, including even Israel’s enemies, the people of Nineveh, and their “many cattle as well”.

La voix des « bêtes » de Ninive est, de fait, celle qui inspire le plus les éco-critiques de Jonas. D’une part, parce que Yhwh les décrit comme des êtres dignes de compassion (4,11). D’autre part, parce que la pénitence commune des bêtes et des humains (3,7‑8) permet d’imaginer une communauté de vie interdépendante et solidaire[9]. Ces lectures voient souvent d’un mauvais oeil les interprétations humoristiques, satiriques, ironiques ou parodiques de cette scène. Ainsi, Trible (1999, 192-193) et Shemesh (2011, 3, 19) récusent toutes deux la vision parodique de Miles (1975, 180) qui fait du motif animal un prétexte pour ridiculiser la repentance ninivite. Ce contentieux herméneutique signifie‑t‑il que les paradigmes de l’écologie et du rire soient par ailleurs irréconciliables ? Certainement pas. Tout comme la posture parodique de Miles n’est pas la seule possible[10], les « bêtes » de Ninive ne sont pas non plus les seules figures non humaines du récit. Car, en plus des « bêtes », l’intrigue met aussi en scène un « [grand] vent » (1,4), « la mer » (1,4.5.9.11‑13.15), une « grande tempête » (1,12), un grand « poisson » (2,1.2.11), « la terre [sèche] » (1,9.13 ; 2,11), un « [qiqayon] » (4,6-7.9-10), un « ver » (4,7), un « vent d’est cinglant » (4,8), « le soleil » (4,8), etc. Par réflexe anthropocentrique, le lecteur tend à considérer ces figures comme de simples éléments du cadre narratif ou des ficelles sans importance[11]. Pourtant, l’intrigue de Jonas caractérise certains d’entre eux comme de réels protagonistes, « [c]omme si le décor était monté sur scène pour partager l’intrigue avec les acteurs » (Latour 2015, 11).

Projet méthodologique

Je propose d’explorer la fonction éco-théologique de deux figures non humaines de Jonas, à savoir le populaire « grand poisson » et l’énigmatique « qiqayon ». Dans un premier temps, mon analyse se réfèrera à deux « ecojustice principles » d’Habel (2008, 2) : je déterminerai les éléments du récit qui permettent, d’une part, de caractériser ces figures comme des personnages de grande valeur (principle of intrinsic worth), et d’autre part, comme des acteurs essentiels de l’écosystème narratif (principle of purpose). Ce parcours m’amènera ensuite à explorer la nature théologique du « mal » que le qiqayon se propose de combattre (4,6). Lors de cette discussion davantage centrée sur l’humain, je soulignerai l’enjeu de théodicée implicite de l’intrigue. Dans un troisième temps, j’explorerai les pistes herméneutiques qui permettraient de valoriser le potentiel transformateur du qiqayon. Enfin, face à la (non-)conclusion de l’intrigue, je discuterai de la pertinence éco‑théologique de trois postures herméneutiques qui font appel au rire.

1 Le Poisson et le Qiqayon dans l’écosystème du livre

Jonas décrit bien l’écosystème du livre lorsqu’il présente Yhwh comme « celui qui a fait la mer et [la terre sèche] » (1,9). En effet, ces deux parties du monde créé constituent – dans cet ordre particulier – le cadre spatial dans lequel l’intrigue se déroule : en mer (Jon 1-2) puis sur la terre (Jon 3-4). C’est dans le cadre de cette belle structure appariée, placée sous la souveraineté créatrice de Yhwh, que nos deux protagonistes entrent en scène.

1.1 La valeur intrinsèque du Poisson et du Qiqayon

L’irruption narrative du « grand poisson » et du « qiqayon » est située dans la perspective d’un mandat divin : forme: 2358398.png « [Yhwh] dépêcha » (2,1 ; 4,6). Contrairement au « ver » (4,7) et au « vent d’est cinglant » (4,8) qui reçoivent leur mandat de Dieu (הָאֱלֹהׅים/אֱלֹהׅים), le verbe מנה (mander, assigner) a ici pour sujet le tétragramme divin (יְהוָה/יְהוָה אֱלֹהׅם). Jonas n’est donc pas le seul à avoir une relation privilégiée avec Yhwh (1,9). Selon Person (2008, 87), l’action divine de מנה (mander, assigner) pourrait déjà suggérer l’idée d’une adresse verbale[12]. Dès lors, ce ne serait plus seulement à un humain que « [l]a parole [de Yhwh] » s’adresse (1,1 ; 3,1). Quoiqu’il en soit, le poisson et le qiqayon apparaissent bien comme des mandataires appelés par Yhwh.

Dans le cas du poisson, cette possibilité d’adresse verbale est plus explicite : forme: 2358401.jpg « [Yhwh dit] au poisson » (2,11). Ici, l’usage peu commun du verbe אמר (dire) ne tient pas au fait que Yhwh adresse la parole à un poisson, mais au fait que le discours direct attendu est passé sous silence, contrairement aux situations où Dieu parle (אמר) à Jonas (1,1-2 ; 3,1-2 ; 4,4 ; 4,9 ; 4,10‑11)[13]. En lieu et place du discours attendu, un waw consécutif relie l’acte de parole de Yhwh à l’agir immédiat du poisson : וַיָּקֵא « [et il] vomit » (2,11). Le narrateur utilisera cette même conjonction pour relier l’action du qiqayon à la convocation de Yhwh : וַיַּעַל « [et il] grandit » (4,6). Dans les deux cas, la parataxe hébraïque se contente de juxtaposer l’agir animal/végétal à l’agir divin, sans préciser de façon explicite le rapport de causalité ou de temporalité qui les relie, ce qui permet de laisser ouverte l’interprétation[14]. Shemesh (2011, 8) estime que les figures non humaines « that serve as agents of the Lord are totally subordinate to Him », et que leurs actions ne sont que des « implementations of divine decrees ». Toutefois, le verbe אמר (dire) ne commande pas nécessairement cette logique impériale de subordination. Contrairement au verbe biblique usuel צוה (commander, donner un ordre), l’acte de parole ne suppose pas ici un rapport de pouvoir[15]. Loin de signaler son instrumentalisation ou sa chosification, la réponse active du poisson pourrait davantage refléter sa relation de réciprocité et de proximité avec Yhwh. En effet, c’est sur l’agir réciproque de Yhwh et du poisson (2,11) que se clôture le premier acte du livre (Jon 1‑2). En plus de refermer l’inclusio ouverte en Jon 1,1 (« La parole [de Yhwh] s’adressa à Jonas »), la mention « Alors [Yhwh dit] au poisson » (2,11) se trouve aussitôt suivie des mots « La parole [de Yhwh] s’adressa une seconde fois à Jonas » (3,1). Comme le souligne Cook (2019, 205), cette structure établit un parallèle amusant entre l’humain récalcitrant et le poisson diligent : « God spoke to the fish as a prophet while his human prophet runs from his responsibilities. » Le contraste entre les deux « prophètes » est accentué par la disproportion du « temps racontant » décrivant leurs réactions[16] : en l’espace de cinq mots forme: 2358402.jpg, le poisson ramène Jonas au lieu que ce dernier s’est efforcé de fuir durant plus de 24 versets (1,3‑2,10). Car ce n’est pas seulement « sur la terre » que le prophète diligent vomit le récalcitrant, mais aussi au lieu même de sa fuite, à « la parole [de Yhwh] » qui se fait réentendre (1,1 ; 3,1). Le contraste entre le poisson et Jonas ne se situe donc pas seulement sur le plan de l’obéissance, mais aussi, et surtout, sur le plan de la proximité. En effet, Jonas a fui מׅלּׅפְנֵי « hors de la présence [de Yhwh] » (1,3ab.10), alors que le mandat d’un prophète consiste à se tenir לְפָנָין « [devant sa face] » (p. ex. 1R 18,15). Lorsque Jonas et le poisson se retrouvent « au coeur des mers » (2,4), Jonas se dit « chassé de devant » Yhwh (2,5), tandis que le poisson, sans énoncer le moindre mot, jouit d’un degré d’intimité inégalé avec la parole de Yhwh : lui seul entend sa confidence (2,11). Ce privilège n’est-il pas celui d’un intime ? « Car le Seigneur [Yhwh] ne fait rien sans révéler son secret à ses serviteurs les prophètes » (Am 3,7).

Pareillement, le narrateur valorise le qiqayon comme un protagoniste éminent de l’intrigue. En premier lieu, il lui confère une posture spatiale plus haute que Jonas : forme: 2358430.jpg « [et il] grandit au-dessus de Jonas » (4,6). Cette précision géographique a aussi une portée symbolique, puisqu’elle renverse la hiérarchie spéciste selon laquelle l’humain serait supérieur à l’animal, lui‑même supérieur au végétal[17]. A contrario, ici, le végétal adopte la posture d’un médiateur potentiel entre le « Dieu du ciel » (1,9) et la créature humaine placée sous lui (4,6). En deuxième lieu, Yhwh souligne lui-même la « valeur intrinsèque » du qiqayon à l’aide de deux propositions relatives. La première rappelle à Jonas le caractère providentiel et autonome de cette forme de vie forme: 2358431.jpg « pour laquelle tu n’as pas peiné et que tu n’as pas fait croître » (4,10a). La vie prodigieuse du qiqayon n’est en rien redevable aux efforts ou aux soins humains. Dans la seconde proposition, Yhwh confère au végétal une valeur éco‑poétique particulièrement touchante : forme: 2358432.jpg « [qui fils de la nuit fût, et fils de la nuit périt] » (4,10b). Indéniablement, ces mots – les derniers se rapportant au qiqayon – puisent au langage imagé et rythmé de la poésie. De part et d’autre du waw conjonctif, les deux hémistiches forment un parallélisme synthétique à l’esthétique remarquable, tant au niveau de la forme que de la sonorité. Chacun d’eux met en relief, par son positionnement en tête d’hémistiche, le même groupe nominal : forme: 2358489.jpg « fils de nuit ». Sur le plan de sa sonorité, le vers est marqué par un jeu fourni d’assonances (i/a/e) et d’allitérations (נ/ל/י/ה) dont la symétrie renforce la portée esthétique[18]. Les mots de Yhwh ne doivent donc pas être entendus sur un plan purement descriptif. Comme le dit si bien l’académicien Edwards (2016, 159), le langage poétique de la Bible appelle un autre type d’écoute :

La poésie ne se présente pas comme la manière la plus précise et la plus mémorable d’articuler ce que l’on avait à dire, mais comme la recherche simultanée de ce qui attend dans l’inexploré du langage, du monde et du poète. Pour l’atteindre, la poésie transgresse le moi, la réalité familière et l’ordonnance habituelle des mots, à mesure que le poète écoute, émerveillé, la langue qui lui parle.

Hélas, les traductions françaises font rarement justice à l’esthétisme de cette séquence. Ainsi, la traduction de la NBS, occultant toute idée de filiation, opte pour une lecture descriptive : « qui est né en une nuit et qui a disparu en une nuit ». Plus fidèle, la TOB souligne l’usage du terme בֵּן, mais passe sous silence sa seconde répétition : « fille d’une nuit, elle a disparu âgée d’une nuit ». La Bible Chouraqui reflète mieux la structure répétitive originale : « il était le fils d’une nuit, et fils d’une nuit il a péri ». Pour rendre la portée poétique de cette parole plus perceptible à la langue française, je propose : « qui fils de la nuit fût, et fils de la nuit périt ».

En parlant du qiqayon comme d’un forme: 2358490.jpg, Yhwh fait plus que souligner l’éphémérité de son existence. Selon Trible (1999, 197), cette « poignant characterization » évoque un lien de filiation mystérieux : « To call the plant a “child” (bin) accords it the status of human creatures, a status already accorded [to] the animals of Nineveh. Further, to link the childhood of the plant to the night bespeaks the mysteries of its origin and destiny. Night is both its cradle and its coffin. » Il peut paraître excessif d’égaler le statut d’une plante à celui d’un humain par le seul usage de בֵּן, car en hébreu, le champ sémantique de ce terme n’est pas restrictif aux humains[19]. Toutefois, il convient de noter que, dans la Bible hébraïque, à l’exception de Gn 49,22 (et peut-être de Ps 80,16), ce terme n’est pas appliqué aux végétaux. Or, cet usage exceptionnel opère, là aussi, dans le contexte d’une parole poétique où la filiation humaine est assimilée, de façon positive, à celle d’un végétal. Ainsi Jacob bénit son fils préféré : « Joseph est le rejeton [בֵּן] d’une plante luxuriante, rejeton [בֵּן] d’une plante luxuriante près d’une source, dont les rejets franchissent un mur » (Gn 49,22). Il est donc possible qu’en qualifiant le qiqayon de « [fils de la nuit] » (4,10ab), Yhwh veuille amener le « fils d’Amittaï » (1,1) à méditer leur filiation commune et distincte à la fois. En effet, si Jonas et le qiqayon sont tous deux désignés « fils » (בֵּן), ils ne le sont pas pareillement. Car le nom à l’état construit בֶן־ se réfère à une caractéristique particulière : אֳמׅתַּי pour Jonas, לַיְלָה pour le qiqayon. Au‑delà de la mention historiographique du nom d’un père (Amittaï) et de l’indication narrative d’une temporalité (la nuit), ces termes ont chacun leur valeur symbolique. En tant que fils d’Amittaï, Jonas devrait agir conformément à la vérité et la fidélité (אֱמֶת)[20]. Mais quelle image ou quel symbole le terme לַיְלָה convoque-t-il lorsqu’il est utilisé au sens figuré ? Les usages bibliques suggèrent une pluralité d’applications possibles[21]. Yhwh l’utilise pour évoquer le silence auquel sont réduits les prophètes vénaux : « Aussi, pour vous, c’est la nuit : plus de vision » (Mi 3,6). Le terme est aussi utilisé pour évoquer l’idée d’un refuge protecteur : « En plein midi, rends ton ombre pareille à la nuit, cache les expulsés, que les fugitifs ne soient pas découverts ! » (Es 16,3) Elihou l’associe enfin à un contexte d’oppression et de résilience : « On gémit sous les excès de l’oppression, on crie sous la poigne des grands. Mais nul ne dit : “Où est Dieu qui m’a fait ?” Lui qui inspire des chants dans la nuit » (Jb 35,9-10). L’art du poète, c’est de conférer aux mots de multiples horizons. Étonnamment, en Jonas, les trois horizons précités font sens. En effet, comme nous allons le voir, le qiqayon « fils de la nuit » surgit au beau milieu d’un silence (4,5), il étend son ombre protectrice sur un malheureux (4,6), et il devient tout à la fois l’objet d’une oppression (4,7) et le sujet d’inspiration d’une poésie divine (4,10) !

Ainsi, bien que le poisson et le qiqayon ne prononcent aucune parole, ces figures narratives apparaissent toutes deux comme des intimes de la parole de Yhwh : le poisson parce qu’il l’entend (2,11) et qu’il y ramène (1,1 ; 3,1), le qiqayon parce qu’il devient son sujet d’émoi (4,10).

1.2 La finalité du Poisson et du Qiqayon

En plus d’être valorisés comme des figures éminentes, le poisson et le qiqayon sont aussi les sujets de plusieurs verbes d’action dont l’objet est Jonas lui-même.

Un Poisson pour engloutir, vomir… et reconnecter

Les deux actions associées au poisson ne présagent rien de bon. En effet, dans la Bible hébraïque, lorsque les verbes « engloutir » forme: 2358497.png (2,1) et « vomir » forme: 2358498.png (2,11) ont des humains pour objet, c’est toujours dans la perspective d’un jugement divin[22]. La préposition לְ placée devant l’infinitif du verbe בלע souligne le lien de finalité entre la convocation de Yhwh et la première action ichtyologique : forme: 2358435.jpg « pour engloutir Jonas » (2,1). Pour la seconde, en revanche, l’ambiguïté de la forme verbale וַיָּקֵא permet d’envisager une action indirecte de Yhwh qui fait vomir le poisson (Hiphil) ou, plus probablement, un acte délibéré du poisson lui-même (Qal)[23]. Si l’intertextualité biblique confère à ces deux verbes une connotation négative, le contexte narratif de Jonas est toutefois plus ambigu, car ces actions peuvent à la fois être perçues comme étant de l’ordre de la punition ou du salut (Shemesh 2011, 9). De fait, l’engloutissement qui sanctionne la fuite de Jonas le sauve aussi de la noyade, et le vomissement qui sanctionne sa prière (indigeste) le ramène aussi sur terre. Les intentions du poisson demeurent donc incertaines. « Whether the fish performs a benign or malignant function remains a moot question » (Trible 1999, 189).

Quoiqu’il en soit, l’intervention du poisson a le mérite de transformer la dynamique dialogale. Pour la première fois dans le récit, Jonas sort de son mutisme à l’égard de Yhwh : « Des entrailles du poisson, il pria Yhwh, son Dieu » (2,2). Jusqu’ici, le narrateur avait surtout souligné son silence. Il l’avait montré en train de fuir Yhwh sans lui en faire dire les raisons (1,3). Il avait ensuite contrasté son profond sommeil avec les marins qui, « chacun s’adressant à son dieu », appelaient au secours (1,5). Il a même souligné, par la voix du capitaine, l’incongruité du silence de Jonas : « Hé ! quoi ! tu dors… Lève-toi, invoque ton dieu » (1,6). Rien n’y a fait. Ce n’est que grâce à l’intervention du poisson que Jonas – enfin – se met à prier le Dieu qu’il prétend vénérer (1,9).

Nombre d’exégètes ne voient pas le psaume de Jonas (2,3-10) comme un motif sincère de repentance[24]. Il est vrai qu’à bien des égards, cette prière paraît aussi incongrue que l’irruption de la soudaine הַדָּגָה « poissonne » (2,2) au sein des masculins דָּג (2,1ab.11)[25]. Toutefois, que sa prière soit sincère ou pas, un fait demeure : le poisson performe ce qu’aucun dieu (pas même Yhwh) et qu’aucun homme (pas même le capitaine) n’a réussi à produire, c’est-à-dire reconnecter la parole de Jonas à celle de Yhwh, et vice-versa. Le rôle de médiation du poisson procède d’une double intimité. D’un côté, le médiateur animal est un intime de la parole de Yhwh (2,11). De l’autre, il l’est de la parole humaine, puisque celle-ci résonne jusque dans ses « entrailles » (2,2). La fonction narrative du poisson ne se limite donc pas à transporter Jonas d’une rive à l’autre, de « la mer » (Jon 1-2) à « la terre [sèche] » (Jon 3-4). Elle opère aussi un déplacement relationnel. Désormais, Jonas ne fuit plus la parole de Yhwh, du moins en apparence : « Jonas se leva, et partit, mais – cette fois – pour Ninive, se conformant à la parole [de Yhwh] » (3,3).

Un qiqayon porteur d’une intrigante libération

Il est notoire que le qiqayon intervienne, lui aussi, après une nouvelle rupture de communication entre Yhwh (4,4) et Jonas (4,5). Nous y reviendrons. Contrairement au poisson‑engloutisseur (2,1), les buts du végétal énoncés à l’infinitif présagent ici du meilleur. Loin d’être une potentielle menace, le qiqayon s’élève au-dessus de Jonas dans une double intention : forme: 2358436.jpgֹ « [pour donner] de l’ombre sur sa tête, pour [le délivrer de son mal][26] » (4,6). Ces promesses d’action sont bienveillantes, mais leur finalité est, là encore, ambiguë. En effet, pourquoi vouloir offrir de l’ombre à quelqu’un qui est déjà assis בַּצֵּל « à l’ombre » de sa hutte (4,5) ? Comme le signale Cook (2019, 55), le jeu de mots phonétique entre les termes « צֵל » et « לְהַצּׅיל » suggère que l’ombre végétale est l’ultime volonté de « sauver, délivrer » (נצל) Jonas de son mal. Mais quel est le sens ou la portée de cette belle expectative d’action libératrice ? Et comment l’intervention du qiqayon pourrait-elle permettre un tel dénouement ? Mais surtout, de quel « mal » Jonas a-t-il besoin d’être délivré ?

2 Face à l’enjeu théologique du « mal » de Jonas : le dilemme de la théodicée

2.1 De quel « mal » Jonas a-t-il besoin d’être délivré ?

Le « mal » ciblé par le qiqayon n’est pas impersonnel. Le suffixe pronominal précise qu’il s’agit de celui de Jonas : מֵרָעָתוֹ « son mal » (4,6). Cette dixième et dernière occurrence du terme רָעָה en Jonas opère au point culminant de la tension narrative. En effet, le premier nouement relatif à la vision divine du « [mal] » (רָעָתָם) de Ninive (1,2) vient tout juste d’être résolu : après avoir constaté que les Ninivites, conformément au décret royal (3,8), reviennent bien forme: 2358437.jpg « de leur mauvais chemin » (3,10a), Dieu décide, lui aussi, de façon réciproque, de renoncer au « mal » (הָרָעָה) qu’il avait prévu leur faire (3,10b). Mais ce double renoncement, loin de dénouer l’intrigue, la relance de plus belle : forme: 2358438.jpg « Jonas le prit mal, très mal, et il se fâcha » (4,1). On notera ici, comme l’indique Simon (1999, 36), que la préposition אֶל située après le verbe רעע (être mauvais) indique – a contrario de ce que laisse paraître la traduction française – que Jonas n’est pas le sujet du verbe, mais son objet : « The narrator does not write that it was “evil in the eyes of” […] but that it was “evil to” ; this unique construction forme: 2358439.jpg occurs nowhere else in the Bible. » Par ailleurs, la portée du verbe se trouve intensifiée par le groupe nominal forme: 2358440.jpg (un grand mal). Littéralement donc, « Cela fut un mal pour Jonas, un grand mal, et il se fâcha » ou encore « Cela fit mal à Jonas, un grand mal, et il se fâcha ». Dans les deux cas, l’intensification sémantique autour du motif du « mal » permet de réorienter l’intrigue sur l’affect de Jonas.

L’embrasement de Jonas (4,1) vient-il du renoncement de Ninive (3,10a) ou de celui de Dieu (3,10b) ? Si ces deux options constituent de facto les facettes d’une même réalité, elles n’ont pas la même incidence herméneutique. En effet, si Jonas aspire surtout à voir Ninive détruite, son « mal » touche davantage à sa relation aux humains et aux bêtes de la ville assyrienne. C’est la vision de cet enjeu qui pousse Person (2008, 89-90) à dire que la cible satirique du livre est l’anthropocentrisme de Jonas. Toutefois, si l’embrasement de Jonas se rapporte surtout à la manière d’agir de Dieu, le « mal » qui l’affecte revêt une dimension théologique plus profonde, car son problème relationnel ne touche pas tant à l’écosystème de Dieu qu’au Dieu de l’écosystème. Cette piste m’apparaît plus pertinente, car dans son plaidoyer embrasé, Jonas ne fait aucune mention de Ninive ou de son renoncement. Ses reproches visent explicitement la personne et l’agir de Yhwh :

Ah ! [Yhwh] ! n’est-ce pas précisément ce que je me disais quand je vivais sur mon terroir ? Voilà pourquoi je m’étais empressé de fuir à Tarsis. Je savais bien que tu es un Dieu bon et miséricordieux, lent à la colère et plein de bienveillance, et qui revient sur sa décision de faire du mal forme: 2358441.jpg.

4,2

Par ailleurs, Jonas associe le motif théologique de sa colère (4,1) à celui de sa fuite, explicitant par la même occasion ce que le narrateur avait déjà suggéré à trois reprises : indépendamment de Ninive, c’est surtout « hors de la présence [de Yhwh] » (1,3ab.10) que Jonas cherche à fuir. Aussi paradoxal que cela puisse être, l’Israélite déclare que Yhwh est un Dieu bon (4,2), tout en admettant lutter – depuis le début de l’histoire – avec ce credo de foi. Manifestement, le « grand mal » de Jonas tient à ce conflit intérieur : théologiquement parlant, Jonas sait ce que Yhwh est censé être, mais, affectivement parlant, il lutte avec ce savoir.

2.2 Lire le livre de Jonas à la lumière de l’exil : éclairage historique et intertextuel

L’hypothèse rédactionnelle permet d’éclairer le dilemme implicite de Jonas. Indépendamment des diverses datations proposées (VIe-IIIe siècle AEC), le consensus au sein du courant d’étude historico-critique supporte une rédaction postexilique (Lichtert 2005, 200). Ce contexte de lecture confère à l’intrigue de Jonas un caractère polémique. En effet, en faisant référence au « Jonas, fils d’Amittaï » (1,1) de 2 R 17,25, le récit invite ses lecteurs postexiliques à recontextualiser l’histoire racontée à l’époque historique de ce prophète qui était décrit comme ayant vécu au VIIIe siècle AEC, donc avant les premières vagues de l’exil assyrien. L’éventualité (fictive) d’une destruction de Ninive à cette époque-là les conduit à imaginer une rétroprojection historique où Israël n’aurait pas connu d’oppression assyrienne[27]. En découvrant dans le récit que finalement, Yhwh renonce à détruire Ninive (3,10), ils se retrouvent du même coup rattrapés par la réalité tragique de leur propre histoire d’exil et d’oppression. Ils étaient donc plus à même de percevoir le dilemme théologique sous‑jacent à la résistance de Jonas. Au‑delà de son fataliste « je savais » (4,2), ils entendaient le non-dit de son affliction : « I do not understand you! You are prepared to forgive these barbarous brutes, but not your own people! » (Cook 2019, 278)

Plusieurs allusions intertextuelles dans le livre de Jonas corroborent cet enjeu postexilique[28]. Déjà, le motif redondant de « lancer à la mer » (1.4.5.12.15) fait écho à la littérature prophétique qui utilise le verbe טול (jeter) comme une métaphore pour l’exil (Downs 2009, 34) : Jonas est jeté à la mer comme Yhwh a jeté son peuple en terre étrangère (Jr 16,13 ; 22,26.28). Aussi, lorsque Jonas prie dans le poisson, il n’hésite pas à porter le blâme de ses malheurs sur Yhwh : « Tu m’as jeté [שׁלך] dans le gouffre au coeur des mers » (2,4). Ce cri pointe subtilement le coeur du scandale théologique en cours. De fait, l’exilé‑fugitif récidive : « Je suis chassé de devant tes yeux » (2,5). En décrivant son expérience affective comme une descente au שְׁאוֹל, au « ventre de la Mort » (2,3), la prière de Jonas évoque encore la perspective de l’exil, puisqu’en Es 5,13‑14, l’expérience de l’exil d’Israël était explicitement assimilée à une descente dans le gosier du Shéol. Est-il utile d’ajouter que le motif du vomissement (2,11) est, lui aussi, reconnu pour être une métaphore de l’exil (Strawn 2012, 451)[29] ?

2.3 Et soudainement, le lecteur découvre en Jonas un potentiel compagnon de souffrance

Au-delà de toute considération historique, je soutiens que la stratégie narrative de Jonas vise à modifier l’identification du lecteur à Jonas. On notera que le narrateur a disposé ses quatre « intrigues épisodiques » (grosso modo les quatre chapitres) au sein d’une « intrigue unifiante » (l’oeuvre), de façon à les disposer, non seulement « en chaîne », pour accroître la tension narrative, mais aussi « en tuilage », de manière à ce que la situation finale de l’une devienne la situation initiale de la suivante[30]. Or, cette structure esthétique contribue aussi à la fonction thymique du récit. Elle produit un effet sur le lecteur. Comme l’explique Baroni (2007), par ses multiples nouements, dénouements et rebondissements, le récit produit du suspense, de la curiosité, et de la surprise, de façon à impliquer le lecteur sur le plan cognitif et affectif.

Si chacune des trois premières intrigues génère son lot propre de tension narrative, la dernière la porte à son point d’orgue, tout en lui conférant une portée englobante. En effet, en dévoilant a posteriori, au moyen d’une analepse (4,2), la raison initiale de la fuite de Jonas (1,3), le narrateur pousse le lecteur à réévaluer ses pronostics et diagnostics antérieurs. Par exemple, il peut s’interroger sur les raisons et dans quel état d’esprit Jonas s’est rendu à Ninive : s’est-il conformé à la parole de Yhwh (3,3) par conviction ou par contrainte ? Le ton enflammé de sa prière (4,2-3) peut aussi l’amener à réévaluer la lecture de sa prière dans le poisson (2,3-10) ou de sa non‑prière dans les tréfonds du navire (1,5b-6). Mais surtout, ce dévoilement du « pourquoi je m’étais empressé de fuir » (4,2) pousse le lecteur à réévaluer les raisons profondes qui ont poussé Jonas à fuir Yhwh. L’effet de surprise lié à cette analepse a été savamment orchestré par le narrateur. Lors du récit de la fuite (1,3), il a volontairement usé d’une « lacune » pour passer sous silence les raisons qui ont poussé Jonas à agir de la sorte. Par la suite, il s’est amusé à brouiller les pistes, en le faisant passer tantôt pour un endormi inconscient (Jon 1), tantôt pour un beau parleur (Jon 2), tantôt pour un prophète peu zélé (Jon 3). Mais en Jon 4,2-3, subitement, un nouveau Jonas se dévoile : comme bien des croyant(e)s d’hier et d’aujourd’hui, cet exilé de Dieu tente – sans trop y parvenir – de concilier sa foi, ses croyances, ses credo, avec la réalité de ses pourquoi, ses souffrances, ses affects.

Ainsi, bien que je ne partage pas sa conclusion théologique, j’approuve le diagnostic de Sharp (2009, 182) : « No, this narrative is surely not about Nineveh in the final analysis. The narrative urgency and the focus of much of the dialogue move toward the central dynamic of the book as concerning the relationship between Jonah and God. » Le « mal » de Jonas n’est pas tant dans sa relation aux autres que dans sa relation à cet Autre-là. À l’exception de Trible (1999), les éco‑critiques de Jonas font rarement cas de cet enjeu de théodicée. Il est à craindre que leur présupposé de lecture « anti-anthropocentrique » ne les prédispose pas à porter attention à cet enjeu réflexif fondamentalement humain. Heerden (2014) déplore aussi que certaines éco-critiques, par leur tendance à exclure l’humain, se révèlent parfois contre‑productives dans leur ambition de lutter contre le sentiment de distance entre l’humain et le reste de la création. Sa critique méthodologique m’apparaît fondée, car les protagonistes non humains de Jonas ne se tiennent pas à distance de Jonas. Bien au contraire, voilà même qu’un qiqayon s’élève au-dessus de lui dans l’intention bienveillante de le délivrer de « son mal » !

3 Le potentiel transformateur du Qiqayon : pistes d’actualisation

L’enjeu de théodicée confère plus de profondeur à la posture de résistance de Jonas, mais en quoi l’action du qiqayon peut-elle (ou non) répondre à cet enjeu ? Bien que le récit n’actualise jamais de façon explicite en quoi consiste la délivrance procurée par le végétal, quatre éléments narratifs permettraient de soutenir cette éventualité.

3.1 Transformer le mal en joie

L’intervention du qiqayon permet de soulager la détresse émotionnelle de Jonas. Après avoir souligné (4,1) puis interrogé (4,4) l’irritation de Jonas par le verbe חרה (se fâcher), le narrateur stipule désormais que forme: 2358442.jpg « [Ce qiqayon] causa une grande joie à Jonas » (4,6). Le positionnement syntaxique du qiqayon entre le verbe שֹמח (se réjouir) et le groupe nominal forme: 2358443.jpg (grande joie) souligne le rôle déterminant du végétal dans la transformation affective de Jonas. Or cette structure emphatique (verbe + nom de la même racine) fait directement écho à celle observée en Jon 4,1. Dès lors, ce parallélisme sémantique peut suggérer que le qiqayon a effectivement réussi à transformer le « grand mal » (4,1) de Jonas en « grande joie » (4,6). Toutefois, l’expectative de libération se trouve rapidement déçue, car, dès le lendemain, Jonas replonge de plus belle dans sa détresse existentielle, répétant mot pour mot les mêmes paroles : forme: 2358444.jpg « Mieux vaut pour moi mourir que vivre » (4,8 ; cf. 4,3). Cette première piste d’actualisation restreint le potentiel libérateur du qiqayon : loin de délivrer Jonas de son mal profond, le végétal semble ne lui procurer qu’un soulagement affectif éphémère. « Shaded by botanical mercy, Jonah may well mask his evil through his delight » (Trible 1999, 195).

3.2 Reconnecter la parole humaine à celle de Dieu

Une piste plus prometteuse consiste à valoriser le rôle du qiqayon dans la dynamique dialogale entre Jonas et Yhwh. À l’instar du poisson, le végétal agit tel un médiateur ou un facilitateur de dialogue. D’un côté, il amène Yhwh à reformuler sa question restée en suspens (4,4) : forme: 2358445.jpg « [Fais-tu bien] de te fâcher à cause [du qiqayon] ? » (4,9). De l’autre, il fait sortir Jonas de son mutisme (4,5) : forme: 2358446.jpg « Oui, [je fais bien] de me fâcher [jusqu’à la] mort » (4,9)[31]. Sur le plan rhétorique donc, le qiqayon participe au débat théo‑anthropocentrique relatif au « mal » (רָעָה) ou au « bien » (טוֹב) de la colère de Jonas. Cette dernière n’est plus absolue ou impersonnelle (4,1.4), elle a désormais un nom, un visage, un faire-valoir : הַקּׅיקָיוֹן le qiqayon (4,9). Pour autant, cette reprise du dialogue signifie‑t‑elle que Jonas a été délivré de son mal ? Rien n’est moins sûr, car sa réponse, loin de témoigner d’une libération, légitime davantage le bien‑fondé de « son mal ». En outre, contrairement à Yhwh, Jonas ne fait aucune mention du potentiel cathartique du qiqayon (4,9). Cette reprise de « dialogue » avec Yhwh pourrait donc tout aussi bien signifier une fin de non-recevoir. Le fait que l’intrigue ne dévoile pas la réaction de Jonas après le discours final de Yhwh (4,10-11) peut conforter cette éventualité.

3.3 Engendrer la compassion en l’incarnant

Une troisième piste consiste à valoriser la finalité du qiqayon dans l’ultime parole de Yhwh. Selon lui, l’intervention du végétal a conféré à Jonas un nouveau savoir-être, celui du verbe « חוס » (avoir pitié, regarder avec compassion) : forme: 2358447.jpg « Toi, tu [as eu] pitié [du qiqayon] » (4,10). Yhwh poursuit son argumentaire en faisant écho au même verbe : forme: 2358448.jpg « Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive la grande ville […] ! » (4,11). Le parallélisme syntaxique de ces versets demande à être interprété. De façon majoritaire, les exégètes adoptent une rhétorique a fortiori : si Jonas peut avoir pitié d’un qiqayon, à plus forte raison Yhwh aura pitié de Ninive. Toutefois, certaines interprétations minoritaires lisent Jon 4,11 comme une affirmation dans laquelle Yhwh déclarerait qu’il n’aura pas pitié de Ninive[32]. Sans surprise, « [s]cholars who have attempted ecological interpretations of the narrative have unanimously opted for an interrogative reading of 4 :11 » (Heerden 2017, 475), car la perspective d’une phrase déclarative saboterait toute tentative de valorisation divine à l’égard « des bêtes sans nombre ». On notera toutefois que cette option de lecture ne remet pas en question l’attachement de Jonas au qiqayon. Grammaticalement parlant, l’option de lecture rhétorique m’apparaît plus fondée[33]. Toutefois, le syllogisme de cause à effet qui lui est généralement associé mérite d’être remis en question. En effet, l’argument a fortiori selon lequel la pitié a minima pour le qiqayon (4,10) permettrait d’initier Jonas à une pitié plus grande – celle pour Ninive et ses bêtes (4,11) – réitère la logique spéciste selon laquelle la vie du qiqayon serait moins importante que celle des humains et des bêtes. Or, le discours de Yhwh, loin de souscrire à cette logique de minimisation, souligne la valeur intrinsèque du défunt « [fils de la nuit] » (4,10). Au lieu de réduire la fonction du végétal à une simple initiation pédagogique à la pitié, le qiqayon pourrait plutôt incarner son modèle d’excellence.

Dès lors, loin d’être un prétexte dont Yhwh se servirait pour justifier sa pitié envers Ninive, l’attachement de Jonas au qiqayon – qu’il soit factuel ou à venir[34] – serait l’action transformatrice par laquelle ce dernier est effectivement délivré de son « grand mal » : faute de comprendre les voies tortueuses par lesquelles Yhwh démontre sa miséricorde dans le monde, Jonas trouve auprès du qiqayon une expression de compassion autre que celle d’un credo théologique (4,2). Au-delà des mots, la présence silencieuse du « fils de la nuit » est une démonstration de compassion. Comme les amis de Job qui, la première semaine, « restèrent assis à terre avec lui […] Aucun ne lui disait mot, car ils avaient vu combien grande était sa douleur » (Jb 2,13), le qiqayon étend sur la tête du malheureux l’ombrage silencieux de sa compassion. Contrairement aux amis de Job, c’est en silence qu’il repart. Car « fils de la nuit [il] fût, et fils de la nuit [il] périt » (4,10). Il lègue toutefois à Jonas un héritage précieux. À en croire Yhwh, la compassion du végétal finit par opérer une délivrance, puisqu’après avoir fui le Dieu de compassion (4,2), Jonas est finalement rattrapé par celle du qiqayon qui le rendra capable d’en éprouver à son tour.

3.4 Communier à la souffrance de l’autre, jusqu’à la mort

La quatrième piste de valorisation aborde de façon plus frontale l’enjeu de théodicée. Elle consiste à appréhender le destin tragique du qiqayon, non pas comme un écueil ou un échec, mais comme un acte performatif, un accomplissement. En tant que telle, la mort du végétal a souvent été une pierre d’achoppement pour les lectures éco‑critiques de Jonas. Conradie (2005, 226), par exemple, voit ce motif comme un point faible de son interprétation éco-critique universaliste : « The only plant that is mentioned in the text is scorched in the process of God’s effort to teach a lesson to his reluctant prophet. » Toutefois, l’hypothèse d’une intrigue centrée sur l’enjeu de théodicée permet de conférer à la mort du végétal une tout autre portée : loin de n’être qu’un « non‑sens », la mort du qiqayon permet précisément de mettre en exergue le « non-sens » vécu par Jonas.

L’intrigue propose d’elle-même une mise en miroir de l’expérience du qiqayon (4,7) avec le vécu tragique de Jonas (4,8)[35]. La concomitance des cadres temporels (« à l’aurore » / « quand le soleil se mit à briller ») suggère déjà un rapprochement des deux mises en récit. De fait, nos protagonistes sont tous deux agressés, l’un par un ver, l’autre par le soleil, à chaque fois en tant qu’objets du verbe נכה (battre, frapper). Or, ce motif de violence interne à l’écosystème intervient toujours après l’initiative d’un premier acte divin : « Dieu dépêcha » (4,7.8). Bien que le narratif se garde de faire de אֱלֹהׅים (Dieu) l’auteur direct de ces violences, il problématise clairement sa responsabilité dans l’avènement de ces drames. En fait, la mort du qiqayon permet de soulever cet enjeu de façon plus explicite encore, car contrairement au soleil qui apparaît agir de sa propre initiative (4,8), le ver‑agresseur est explicitement un mandataire divin (4,7)[36]. Le destin tragique du végétal permet donc de cristalliser les raisons théologiques qui ont amené Jonas à fuir, à se fâcher, puis à défaillir (עלף), au point même de vouloir mourir.

Loin de signaler le « non‑lieu » de sa promesse initiale de délivrance (4,6), la mort du qiqayon constitue le fer de lance de son combat contre « le mal » de Jonas. Alors qu’à deux reprises, Jonas demande à mourir (4,3.8), le qiqayon rend cette mort effective, non pas en Jonas, mais en lui‑même : forme: 2358511.png (4,7). Bien que l’auteur de l’attaque soit le ver forme: 2358449.jpg, le qiqayon demeure le sujet du verbe actif Qal יבשׁ (se dessécher, se flétrir), tout comme il l’était pour le verbe actif Qal עלה (s’élever, s’épanouir). Dans les deux cas, il n’est pas un sujet autonome d’action, puisqu’il a besoin de la terre pour grandir (4,6), comme il aura besoin du ver pour y retourner. Ainsi, comme la poussière de l’adam retourne à la poussière de l’adama (Gn 3,19), l’être qui se dessèche (יבשׁ) retourne à la « terre sèche » (יַבָּשָׁה). Le qiqayon demeure toutefois participant de l’action. En se desséchant, il accomplit un acte performatif. Son action pourrait être comparée aux actes prophétiques symboliques d’Ésaïe qui, sans parler, déambule nu et déchaussé durant trois ans (Es 20,2) ou encore à ceux d’Ézéchiel qui, chargé de cordes, se couche à côté d’une brique pendant 430 jours en mangeant du pain cuit sur des excréments de vache (Ez 4). Par sa mort, le qiqayon‑prophète opère, tout comme eux, un effet affectif puissant. L’action du végétal va toutefois au-delà, puisque ce n’est pas son honneur ou son confort qu’il sacrifie, mais sa vie. En cela, son acte performatif se rapproche davantage de celui du libérateur Samson qui, par sa mort, apportera une délivrance plus grande que celle produite durant toute sa vie (Jg 16, 30).

En quoi, la mort du qiqayon performerait-elle la délivrance annoncée ? Deux pistes de réponse peuvent être proposées. La première découle de l’identification du qiqayon aux souffrances de Jonas. En rejoignant l’exilé de Dieu sous sa hutte, le végétal communie à son vécu. En tant que partenaire de souffrance, le qiqayon‑libérateur valide la légitimité de ses affects. Sa mort injuste ne fait que conforter la légitimité de sa colère. Certes, il peut être dans l’ordre naturel des choses qu’un ver mange une plante, mais ce n’est pas de cela que le récit parle. Il faut voir cette mort pour ce qu’elle est réellement : un scandale théologique. Bien qu’il soit le mandataire de Yhwh (4,10), le qiqayon apparaît comme sa victime. Yhwh peut bien se cacher derrière un autre nom ou un ver, Jonas (et le lecteur) sait bien que c’est lui qui est aux commandes de l’écosystème (1,9). Par sa mort, le qiqayon légitime la lutte intérieure de Jonas. D’un côté, il y a les credo (4,2), de l’autre la réalité (4,7-8). « God is good, and life is often horror. God is love, yet horrible things happen to innocent people » (Bussie 2015, 178). Cette première piste de réponse ne prétend pas résoudre le dilemme de la théodicée, mais le reconnaître. Et, en ce sens, Jonas se trouve libéré. La seconde piste de réponse consiste à établir un lien entre l’acte performatif de la mort végétale et la transformation affective de Jonas, telle qu’elle est soulignée par Yhwh (4,10) : par‑delà les colères et la joie, les doutes et la foi, la fuite, les psaumes et les credo, ce qui finit par triompher, in fine, c’est la pitié, la compassion. « Only when he learns the propriety of hûs will Jonah truly have been delivered from his evil by the qîqāyôn » (Ackerman 1981, 243). Pour le moment, cette compassion attache Jonas au qiqayon, mais, qui sait – un jour peut-être ? – Jonas finira bien par pardonner Yhwh…

Pour ne pas conclure : trois postures éco-théologiques, trois types de rire

L’intrigue passe sous silence la réaction de Jonas après le discours final de Yhwh. Ce non‑dit narratif permet aux lecteurs d’imaginer plusieurs « situations finales » possibles. En guise de conclusion, j’illustrerai cette fécondité à l’aide de trois postures théologiques qui invitent toutes à lire Jonas avec un (sou)rire[37]. Après avoir discuté de la façon dont chacune d’elles permet (ou non) de valoriser la fonction éco‑théologique du qiqayon (et du poisson), je partagerai ma préférence.

Rire de la bêtise humaine

Une première posture herméneutique consiste à rire de Jonas, cet humain sectaire et spéciste. Que le rire dénonce l’ethnocentrisme ou l’anthropocentrisme, il oppose toujours l’exclusivisme de Jonas à la vision universaliste de Yhwh. Bien que légitime, cette posture interprétative n’est pas la plus féconde en matière de valorisation éco-théologique, car d’une part, elle ne mesure pas l’enjeu de théodicée sous-jacent à Jonas, et d’autre part, elle tend à conférer aux figures non humaines un statut ou un rôle subalterne : « These motifs are merely used to make the story more picturesque, amusing and pedagogically effective » (Conradie 2005, 226). Leur présence narrative peut être reconnue, mais leur finalité théologique se trouve éclipsée par l’intention universaliste imputée à Yhwh (et au narrateur). Au lieu de pleinement reconnaître leur place dans la triangulation « humain, non-humain, Dieu », les non-humains se retrouvent instrumentalisés au sein d’une dualité « humain, Dieu » où Yhwhutilise le non‑humain pour arriver à ses fins avec Jonas.

Ici, le poisson et le qiqayon ne sont plus que de simples moyens que Yhwh utilise pour contraindre Jonas (Jon 2) ou pour le convaincre (Jon 4) à rentrer dans le rang. Dans cette posture de lecture, on rit facilement quand Jonas se fait réveiller par le capitaine (1,6), quand le poisson le vomit sur la terre (2,11), ou quand il s’énerve d’avoir eu autant de succès à Ninive (4,1), mais on ne mesure pas pleinement la douleur théologique de son mal ni le potentiel transformateur que le qiqayon pourrait avoir. Au récit du destin tragique du végétal, le rire s’estompe un peu, à moins de devenir sardonique. Car force est d’admettre que la correction pédagogique de Yhwh – du point de vue éco-critique – est difficile à cautionner : « [le qiqayon] creva » (4,7).

Rire de l’idée d’un Dieu compatissant

La seconde posture herméneutique consiste à rire de Yhwh, ce Dieu à la bonté capricieuse. Contrairement au modèle précédent, ce rire-critique appréhende très bien le dilemme de théodicée avec lequel lutte Jonas. Plus que le comprendre, il le valide, le légitime, l’entérine : Jonas a bien raison de persister dans sa colère (4,9), car la cause de Yhwh est indéfendable. Loin de se laisser convaincre par son argumentaire (4,10-11), le lecteur choisit de reporter son rire-critique sur Yhwh. Il retourne l’argument du qiqayon (4,10) contre Yhwh : loin de démontrer ou d’enseigner la compassion, la destinée tragique du végétal démontre plutôt la nature capricieuse, imprévisible, voire cruelle de Dieu. C’est dans cette posture d’anti‑théodicée que Cook (2019, 147) déclare : « If Jonah was to see any message in that it most likely was that God acts in ways which seem to be both merciful and capricious, without apparent reason, without warning or explanation, and there is no way to know what God will do, or why. »

Cette posture de rire permet-elle d’actualiser la libération théologique promise par le végétal (4,6) ? Dans cette logique subversive de lecture, il est effectivement possible d’envisager une tout autre délivrance que celle évoquée plus haut : au lieu de venir au secours d’une tradition de foi ébranlée (4,2), la mort scandaleuse du qiqayon amènerait le triomphe du nihilisme ou de l’agnosticisme. Cette piste de valorisation met à profit l’expérience commune du végétal et de l’humain (4,7-8), pour opposer à Yhwh une fin de non-recevoir (4,9). La voix opprimée et silencieuse du végétal devient alors le fer de lance de l’attaque satirique du livre. Bien que cette posture herméneutique soit féconde sur un plan éco-critique, elle ne permet pas d’actualiser le plein potentiel narratif et éco-théologique du végétal. En effet, elle tend à enfermer le qiqayon – et Jonas avec lui – dans un statut de victime : loin de délivrer Jonas de « son mal », le végétal se retrouve lui-même accablé par ce mal. En plus de déconstruire le credo biblique d’un Dieu miséricordieux (Jon 4,2), cette réponse ne permet aucune résolution affective de l’intrigue : in fine, le lecteur reste, comme Jonas, avec son mal.

Rire de l’idée d’un Dieu compatissant

La troisième posture – plus féconde à mes yeux – consiste ultimement à rire avec Jonas et Yhwh. Ce rire engage le lecteur dans une dynamique de réconciliation. Au lieu de prendre parti pour l’un ou l’autre, il permet d’accueillir les incongruités de la vie dans une posture d’espérance. Je m’inspire ici du concept de « rire tragique » que Claassens (2015, 666) décrit comme « a way of holding together “the coexistence of horror and hope, meaninglessness and meaning, terror and faith in regeneration […] to sustain the integrity of both the narrative of faith and the narrative of negativity and to hold both narratives in dialectical tension” ». Si, comme Cook (2019), Claassens (2015, 665) reconnaît « the central theme of theodicy that underlies the book of Jonah », contrairement à lui, elle suggère que la stratégie post-traumatique du livre ne vise pas à récuser la validité du credo biblique (4,2), mais, bien au contraire, à aider les croyants à concilier leur vision de foi avec leur vécu postexilique tragique. Son paradigme théorique a l’avantage de ne pas s’attacher exclusivement à la portée cognitive de l’humour, mais de considérer également ses effets affectifs[38]. Cette double attention est particulièrement importante en Jonas, car le « grand mal » donné à méditer n’est pas juste théologique, il embrasse aussi le domaine des affects (4,1). En plus de montrer que les paradigmes du rire et de l’éco-critique peuvent être réconciliés (même dans le cas des « vaches repentantes » de Ninive), Claassens (2015, 667) suggère que le qiqayon, seule figure du livre à périr, contribue à maintenir en tension les deux vérités contradictoires du tragique et de l’espoir : « perhaps the reference to the plant that gets hurt is a reminder that this counterworld that stands over against the realities of pain and suffering […] is no paradise ».

Fort de mes observations exégétiques précédentes, je propose d’insuffler plus d’audace à ce « peut‑être ». Les outils de l’éco-critique m’ont permis de mieux écouter les voix silencieuses du poisson‑prophète et du qiqayon-libérateur, et cette écoute m’amène à revisiter et Jonas, et ma compréhension chrétienne de la théodicée. Loin d’être la victime collatérale d’une pédagogie douteuse (1re posture) ou le souffre-douleur d’un Dieu capricieux (2e posture), je vois le qiqayon comme le véritable héros de l’intrigue (unifiante). Cet acteur volontaire répond à l’appel de coeur de Yhwh (4,6), tel un « fils » bien-aimé (4,10b). Il s’élève au-dessus de Jonas, tel un pur don de grâce (4.10a). Bien qu’il soit plus grand que lui (4,10a), le végétal rejoint l’humain qui, bien que « fils de la vérité » (1,1), lutte sévèrement avec ses énoncés (1,9 ; 4,2). Le mal qui l’affecte est plus « grand » (4,1) qu’il n’y paraît. Qui pourrait le délivrer du mal de son malheur ? L’héroïque qiqayon a surgi de la nuit. Il a apporté une bonne nouvelle : Jonas sera délivré (4,6). Ce médiateur est plus qu’un prophète, car après avoir annoncé la liberté, il la performe. Le qiqayon‑libérateur couvre le malheureux de la joie de son היה « être » (4,6.10b), avant de lui offrir le don ultime de son אבד « périr » (4,10b). Le qiqayon n’est plus. Il s’est desséché (יבשׁ). Il est retourné à la « terre sèche » (יַבָּשָׁה), à l’endroit même où le poisson-prophète avait vomi Jonas (2,11). Est-ce là un hasard ? Peut‑être pas. Car, par son nom, c’est aussi vers là que pointe le « qi – qa – yon ». En effet, au-delà de toutes les conjectures botaniques qu’on a pu émettre à son sujet, cet hapax pourrait avoir une fonction littéraire. En fusionnant les formes abrégées de l’infinitif absolu קׅיא (vomir), de l’accompli קָא (il a vomi), et du nom יו נָה (Jonas), le narrateur a bien pu vouloir créer un jeu de mot : forme: 2358546.png que l’on pourrait traduire « certainement, il a vomi Jonas ». Si cette hypothèse avancée par Halpern et Friedman (1980, 85-86) et précisée par Strawn (2012, 455-456) est juste, le qiqayon réitèrerait l’action du poisson, tout en l’intensifiant. Décidément, sous la plume du narrateur, ces deux complices de l’écosystème de Yhwh ne manquent pas d’humour, et semblent bien décidés à tirer Jonas de son mal.

Dans l’espoir de le (re)connecter au Dieu du ciel, l’un et l’autre l’ont ramené à la Terre, là où les vagues de la mer, encore et encore, rencontrent les terres sèches. Car il y a des maux que de simples mots ne peuvent guérir. Des maux qui nécessitent une présence.

Celle du qiqayon peut-être ?

Qui donc a cru à ce qui nous avons entendu dire ? Le bras de Yhwh, en faveur de qui a-t-il été dévoilé ? Devant Lui, celui-là végétait comme un rejeton, comme une racine sortant d’une terre aride ; il n’avait ni aspect, ni prestance tels que nous le remarquions, ni apparence telle que nous le recherchions. […] En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé (נכה) par Dieu et humilié. Mais…

Es 53,1-2.4