Corps de l’article

Introduction

Les acteurs politiques et économiques, à travers la construction d’une image de marque, cherchent à attirer (ou à conserver) touristes, population et activités économiques (Evans, 2009; Kavaratzis, 2007). L’une de leurs actions privilégiées est la construction d’une image de marque « en dur », c’est-à-dire en altérant les attributs symboliques et physiques d’un lieu afin de créer une expérience unique (Zukin, 1995). Dans la poursuite de cet objectif, les grands projets urbains (incluant la construction de quartiers thématiques), la rénovation urbaine, la réhabilitation du patrimoine industriel, le design urbain, et les nouveaux projets résidentiels sur lots vacants sont conçus en tenant compte des préférences et des sensibilités des touristes, des investisseurs et des nouveaux résidents quant aux environnements sociaux et bâtis (Lofland, 1998). Mais ces projets ont aussi des impacts sur la population locale et ses pratiques quotidiennes. Cet article s’inscrit dans un programme de recherche qui explore les impacts de projets de revitalisation sur la population résidente des quartiers centraux.

Depuis quelques années, les quartiers centraux montréalais sont témoins d’une croissance notable de la population. Les projets de revitalisation et les grands projets urbains des dernières années semblent avoir favorisé la construction de nombreux projets immobiliers résidentiels, visant une population plus fortunée et contribuant à une augmentation des valeurs foncières. Les transformations physiques et sociales de ces quartiers ont été au coeur de nos précédents travaux desquels trois conclusions sont d’intérêt ici : 1) malgré une certaine crainte des pressions du marché immobilier, les résidents apprécient les transformations de l’environnement physique; 2) les tensions pressenties entre anciens et nouveaux résidents aux modes de vie différents n’ont pas lieu, les deux groupes coexistant sans conflits, à l’image des plaques tectoniques de Butler et Robson (2003); 3) les tensions manifestées seraient davantage liées à la présence de populations marginalisées dans les espaces publics, principalement la population itinérante (Bélanger, 2014; Bélanger et Cameron, 2014; Bélanger et Morin, à paraître).

Ces travaux visaient à comprendre les facteurs de l’environnement physique et social de satisfaction ou d’insatisfaction du milieu de vie. Mais, en se basant principalement sur les perceptions des résidents, les résultats sont restés avares sur l’expérience vécue de ces transformations ayant contribué (ou non) à la construction d’un sentiment de satisfaction (ou d’insatisfaction). Cette recherche propose d’explorer cette expérience vécue, plus précisément par la population résidente dans ou autour du Quartier des spectacles (QDS) de Montréal, de la construction d’un territoire spectaculaire. L’approche phénoménologique, peu utilisée en études urbaines, et sur laquelle nous reviendrons, a été privilégiée (Hayllar et Griffin, 2004; Selby, 2004). Mais tout d’abord, le projet de (re)développement du QDS et son contexte seront présentés, ainsi que l’intérêt d’étudier l’expérience des résidents à partir de la notion de chez-soi.

Le Quartier des spectacles de Montréal : un territoire spectaculaire

Montréal, ville de festivals. La Ville de Montréal a commencé à construire cette image il y a plus de 15 ans, en concentrant les activités à grand déploiement dans le centre de la ville, là où se trouve aujourd’hui le QDS. Le projet de (re)développement du QDS, ainsi que d’autres grands projets à proximité [dont le centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM)], semblent avoir contribué à rendre les quartiers centraux plus attrayants pour les investisseurs et la population, favorisant le développement de nombreux projets résidentiels. Entre 1991 et 2011, la population de l’arrondissement de Ville-Marie (l’arrondissement du centre-ville) a connu une augmentation de près de 22 %, et dépasse maintenant 84 000 habitants (Statistique Canada, 1991 et 2011).

Le projet de (re)développement du QDS comprend différentes interventions concentrées sur une superficie de 1 km2 localisée dans le centre-ville de Montréal (figure 1). C’est le Partenariat du Quartier des spectacles, un organisme à but non lucratif créé en 2002 par des acteurs du milieu, qui a défini une vision pour le quartier, un secteur de la ville en dégradation physique (et sociale diront certains), incluant l’ancien quartier Red Light (dont l’intersection de la rue Sainte-Catherine et du boulevard Saint-Laurent était le coeur), mais qui comprend tout de même de nombreuses aires dynamiques, dont les Habitations Jeanne-Mance (un complexe de logement social de 788 unités) et plusieurs institutions d’éducation (dont l’Université du Québec à Montréal) ou culturelles (dont la Place des Arts, un complexe comprenant plusieurs salles de spectacles et des espaces extérieurs) (quartierdesspectacles.com).

Figure 1

Le Quartier des spectacles de Montréal — secteur Place des Arts

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L’image de marque du QDS a été dévoilée en 2005. Le concept soulignait la concentration d’activités culturelles à travers un marquage physique, assurait une constance visuelle dans les outils de communication et proposait un paysage reconnaissable par la standardisation du mobilier urbain et de la signalisation (quartierdesspectacles.com). Dans le développement de l’image de marque « en dur », de nombreuses interventions ont eu lieu. En 2008, l’Arrondissement de Ville-Marie adopte le Programme particulier d’urbanisme : Quartier des spectacles — secteur Place des Arts, qui présente les projets d’aménagement qui seront réalisés par la Ville (Arrondissement de Ville-Marie, 2007). C’est dans ce cadre que seront créées des places publiques, financées par la Ville de Montréal, le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral, dont la Place des Festivals, un espace public de plus de 6 000 m2 agrémenté de jeux d’eau et pouvant accueillir de grands événements. De nombreux projets immobiliers (résidentiels, commerciaux ou de loisir) ont également été réalisés par le public ou le privé durant cette période (Bélanger, 2000). À ces interventions qui visaient à augmenter l’attractivité touristique, s’ajoutent la programmation d’activités et l’animation des espaces publics par le Partenariat du Quartier des spectacles (quartierdesspectacles.com). Certains aspects de la culture et de l’histoire locale ont été intégrés au projet, en particulier avec l’utilisation de la couleur rouge en référence à l’ancien Red Light, la délimitation du QDS afin d’y inclure les lieux culturels existants, dont plus de 30 salles de spectacles (quartierdesspectacles.com). Mais certaines des constructions, services, et ressources qui ne cadrent pas avec l’image de marque du QDS, se retrouvent maintenant sous pression avec l’augmentation des loyers, l’augmentation de la demande d’espaces commerciaux et de loisir et la destruction de certains bâtiments (Lambert, 2012). Le QDS, qui abrite 6 000 résidents, est devenu un site pour les spectacles, c’est-à-dire un lieu où se concentrent des espaces de présentation de spectacles et un site spectaculaire, le site étant lui-même un spectacle (photos 1). Le QDS est un exemple de spectacularisation de l’espace, d’un territoire spectaculaire.

Quand je vais à la Place des Festivals, qui n’est jamais plus belle que quand elle est toute seule, avec les jets d’eau, les enfants qui jouent là-dedans, là je me dis, y a certainement des gens qui vivent ici là-dedans, c’est pas juste des touristes. C’est des gens du voisinage qui sont là avec leurs enfants pour jouer dans l’eau. Là je me dis qu’il y a certainement une bonne proportion des gens du voisinage. Ailleurs, je peux jamais identifier.

Résidente du faubourg Saint-Laurent depuis plus de 10 ans, dans Bélanger, 2015 (photo 2)

Photos 1

Le quartier des spectacles, un territoire spectaculaire

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Photo 2

Les jeux d’eau de la Place des Festivals

Les jeux d’eau de la Place des Festivals
Source : Hélène Bélanger et Sara Cameron

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Un territoire spectaculaire qui empiète sur le territoire du chez soi ?

Je suis pas un spectacle moi, je suis pas la Vitrine[1] !

Résidente du faubourg Saint-Laurent depuis près de 20 ans (Bélanger, 2015)

La rencontre avec l’environnement urbain en général, avec un territoire spectaculaire ici, fait partie de l’expérience quotidienne des résidents. Comme nous le rappelle Stock (2004), « habiter » est un enjeu spatial, non seulement de contenant, mais également de conditions d’action. À travers leurs usages, leurs actions de modification, de construction voire de destruction du tissu urbain ou de rejet, les résidents et les visiteurs font activement l’expérience de la ville (en participant à des activités par exemple), ou passivement (en entendant la musique à travers la fenêtre par exemple). Pour les résidents vivant dans ou autour d’un territoire spectaculaire, les activités qui s’y déroulent vont façonner leur expérience (Adams et al., 2007; Bélanger, 2014; Bélanger, 2000; Vale et Warner, 2001). On peut supposer que cette expérience aura une incidence sur la définition du chez-soi chez les résidents, cet espace sous contrôle, cette idée localisée sans être nécessairement fixe (Douglas, 1991). Selon Clapham, le chez-soi, tout comme l’habitat (2011 : 362) « fournit à l’individu les trois satisfactions territoriales de l’identité, de la sécurité et de la stimulation » (traduction libre).

Or, comme le soulignent Taylor et Bower (1985) et Mallett (2004), le chez-soi ne s’arrête pas au logement, il s’étend dans les espaces de proximité où le public et le privé s’interpénètrent. Le territoire du chez-soi est donc un espace géographique non défini et fluide qui s’étend au-delà du logement, se liant aux espaces environnants (Madanipour, 2003; Bélanger, 2012). Le territoire du chez-soi (comme le chez-soi) peut également exister en relation avec les activités quotidiennes, qui permettent à l’individu de s’approprier l’espace (De Certeau et al., 1994; Mallet, 2004; Moore, 2000; Wise, 2009). L’appropriation peut être physique ou symbolique, permanente ou temporaire, et parfois source de conflits. L’idée au centre de cet espace significatif limité est le contrôle (Delaney, 2005).

Or, la construction d’un territoire spectaculaire peut empiéter sur les territoires du chez-soi de la population résidente des quartiers visés et être perçue comme une violation (lorsqu’utilisée d’une façon jugée inadéquate), une invasion (lorsqu’un intrus traverse ses limites ou en change la signification), ou une contamination (lorsqu’il y a impacts sur la signification et son usage) (Lyman et Scott, 1967; Taylor et Bower, 1985). Au-delà d’un sentiment d’insatisfaction, les réactions à cet empiètement peuvent être de défense, d’isolation, ou de modification de l’usage voire de reconfiguration de son chez-soi pour réduire les impacts de cet empiètement (Lyman et Scott, 1967; Taylor et Bower, 1985).

Cette recherche poursuit un objectif principal : explorer l’expérience de résidents témoins de la construction d’un territoire spectaculaire. La question de recherche qui guide cette étude est : quelle est l’expérience des résidents vivant dans ou autour du QDS ? Cette question, qui peut sembler simpliste, devrait permettre de révéler, à l’aide d’une approche phénoménologique, la complexité de l’expérience de résidents vivant au quotidien les impacts du projet de (re)développement du QDS, dans leur environnement résidentiel. Ce projet ne vise pas à comprendre la territorialité du chez-soi chez les résidents du QDS, mais plutôt à comprendre l’expérience d’une territorialité spectaculaire qui empiète ou se superpose sur le territoire du chez-soi chez des résidents de longue date, contribuant à une meilleure compréhension des perceptions des résidents des transformations de leur milieu de vie.

Méthodologie

Nos précédents travaux (voir Bélanger et Cameron, 2014; Bélanger, 2014; Bélanger et Morin, à paraître), ont exploré les usages des espaces publics, les perceptions des transformations physiques et sociales des milieux de vie, la satisfaction résidentielle ainsi que les possibles tensions entre les nouveaux résidents (associés à la gentrification) et les résidents plus anciens. Les stratégies méthodologiques ont privilégié l’utilisation d’outils qualitatifs de cueillette de données, principalement l’entretien, les cartes mentales ou l’observation. Malgré l’intérêt de ces outils, ils ne permettent pas (ou trop peu) de comprendre la complexité des expériences des résidents et usagers influençant leurs perceptions, leurs opinions et leurs (ré)actions face aux transformations de l’environnement physique et social, ce que permet l’approche phénoménologique.

La phénoménologie est une manière de voir le monde, un cadre conceptuel, un point de départ philosophique, une attitude générale et également une procédure pour mener de la recherche qualitative (Creswell, 2007, 2009; Moustakas, 1994; van Manen, 1990), lorsque le chercheur veut comprendre l’essence d’une expérience vécue (Creswell, 2007). Les chercheurs s’entendent en général sur trois enjeux de base : l’importance de l’expérience, l’opposition à l’absolutisme scientifique quantitatif, et l’importance des méthodes alternatives d’enquête qui questionnent l’approche par hypothèse à tester (Giorgi, 2008; Jackson, 1981; Relph, 1970). L’enquête phénoménologique est donc typiquement large puisque le chercheur doit s’ouvrir à ce qui est, au-delà de ce qu’il suspecte (Creswell, 2009). La méthode utilisée dans ce travail est basée sur celle de l’écriture herméneutique phénoménologique de van Manen (1990) qui comprend trois niveaux : l’autoréflexion du chercheur sur ses expériences vécues; l’enquête sur les expériences vécues par les sujets; et la réflexion sur l’essentialité des thèmes dans un processus d’écriture itératif. Ces niveaux correspondent aux étapes traditionnelles de recherche : préparation de la recherche, cueillette de données et analyse.

Sans s’attarder à l’étape de l’autoréflexion sur les expériences vécues par le chercheur, précisons qu’une des cochercheuses a habité dans le secteur visé par l’enquête durant sept ans (mais n’y habite plus) et que l’autre y travaille, ce qui les a sensibilisées à la question de l’expérience de vie dans et autour du QDS. L’outil de cueillette de données privilégié pour interroger cette expérience est l’entretien approfondi ouvert. Les entretiens doivent permettre aux participants de partager leurs expériences à partir de questions telles que « parlez-moi de votre expérience de vivre dans ce quartier ». En somme, cette approche diffère des autres méthodes qualitatives dans les procédures dirigeant l’étude, l’attitude du chercheur, la formulation de la question de recherche et l’utilisation d’hypothèses, la collecte de données, leur analyse et la présentation des résultats (voir Giorgi, 2008 pour plus de détails).

C’est à partir d’un échantillon de six résidents vivant depuis au moins 10 ans dans ou autour du QDS, donc témoins des différentes étapes du projet de (re)développement, que l’expérience de la construction d’un territoire spectaculaire a été explorée. Cet article présente les résultats des trois premiers entretiens qui ont été effectués en anglais par la cochercheuse anglophone[2]. La taille de l’échantillon peut sembler petite, mais elle s’inscrit dans la moyenne des études phénoménologiques qui varie généralement entre 1 et 10 répondants (Creswell, 2007). Les répondants, qui seront présentés dans la prochaine section, ont été identifiés par la méthode de proche en proche et le premier répondant a été identifié avec l’aide d’un contact dans le milieu communautaire. Les entretiens d’une durée variant de 3 heures à 6,5 heures ont été menés dans la résidence des participants en une ou deux visites. Tous les entretiens ont été enregistrés sur support audio et transcrits. Avant le début de l’entretien, l’objectif de la recherche et les sujets abordés ont été présentés aux participants.

Les sujets couverts durant les entretiens sont larges afin d’encourager les participants à parler de leur expérience le plus librement et ouvertement possible. Les sujets explorent l’arrivée dans le quartier, les caractéristiques et usages du logement et des espaces extérieurs immédiats, les caractéristiques et activités quotidiennes dans le quartier, l’attachement au quartier et le QDS. Les termes utilisés dans les questions et les relances n’ont pas été définis au répondant afin de ne pas diriger leur réponse. Les termes utilisés signifiant ce que le répondant entendait.

L’analyse a été faite à partir des transcriptions dans un processus itératif et réflexif du travail du texte (transcription, codage, relecture, recodage) et d’écriture de courts textes sur l’essentialité des thèmes. Cet exercice est accompli à travers l’identification de thèmes et leur analyse afin de développer une description thématique (aussi connue comme description essentielle ou approfondie ou narration) (Caelli, 2001; Creswell, 2009; Moustakas, 1994; Van Manen, 1990; Willig, 2007). L’essence est la signification essentielle d’un phénomène qui est invariable dans les différentes expériences vécues (Lindseth et Norberg, 2004). Même si la phénoménologie est l’étude du particulier, elle revendique la production de généralisation une fois les descriptions individuelles bien interprétées par le chercheur permettant la découverte d’une essence (Giorgi, 2006). En somme, le chercheur doit distinguer ce qui appartient à l’individu (particularités, variations) et ce qui appartient au phénomène (général, invariable). Ceci peut être accompli seulement à travers une méthode rigoureuse. Cette étape de la recherche nécessite un très grand investissement en temps. Finalement, les résultats ont été mis en relation avec les résultats des travaux précédents afin d’explorer en quoi l’expérience vécue alimente (ou non) la satisfaction (ou l’insatisfaction).

Résultats

Anna, Maude et Denis

Anna, maintenant veuve, a emménagé dans le QDS avec son mari il y a 14 ans. Rêve de longue date pour son mari, localisation pratique pour elle à l’époque, vivre à distance de marche du Festival international de Jazz est aujourd’hui très significatif pour elle. Ses souvenirs avec son mari visitant le festival créent d’importants liens avec le passé et consolident son sentiment d’attachement, mais aussi de liberté. Même si elle éprouve certaines frustrations concernant les nouvelles constructions (limitant sa vue et sa mobilité) et les festivals (qu’elle associe à une augmentation du vandalisme), elle reste optimiste.

Maude est arrivée dans son logement actuel suite à sa séparation, il y a 14 ans. Sa décision d’achat du logement, influencée par la proximité de son lieu d’emploi, s’est prise rapidement durant une période traumatisante de sa vie. Maude est heureuse de pouvoir se déplacer à pied, notamment à la Place des Arts, où elle assiste à des concerts. Le sentiment d’attachement de Maude à son quartier est conflictuel : les travaux de construction et le bruit engendrent de la frustration, mais elle est convaincue que le développement sera bénéfique pour la ville et ses résidents. L’attachement de Maude s’exprime à travers sa famille et ses amis, heureux d’explorer son quartier, où il ne manque pas de restaurants et de choses à faire.

Il y a 14 ans, Denis a été évincé d’un squat à proximité de son lieu de résidence actuel. Il a acheté une maison détachée avec garage, motivé par son désir (et celui de son ancien partenaire), de posséder un bout de terrain dans la ville, et avoir une petite influence sur son développement. Denis a des sentiments très positifs sur la vie dans un quartier central; il interagit quotidiennement avec ses voisins et les passants. Il est fier des rénovations de sa maison (qu’il loue) et du garage (où il habite).

Le travail itératif et réflexif des données des entretiens avec Anna, Maude et Denis a permis de faire émerger trois thèmes majeurs : l’attachement, eux/ils, changement/défis. Les prochaines sections présentent brièvement les résultats selon ces thèmes. Étonnamment, le thème du QDS, même s’il faisait partie des sujets discutés et malgré les nombreuses mentions lors des entretiens, n’est pas ressorti comme thème majeur de l’expérience. Le thème QDS ressortait davantage dans le cadre des travaux précédents, la nature plus encadrée des entretiens pourrait expliquer cette différence.

Attachement

Pour les résidents, l’attachement est une expérience émotionnelle et une façon d’agir qui montrent une relation significative avec les lieux, les gens et les choses. L’attachement est identifié dans les expériences d’appartenance, de fierté, de routine, d’appropriation et la reconnaissance de lieux significatifs, d’événements ou de gens.

Les participants ont montré un attachement profond à leur logement et aux espaces extérieurs immédiats. Maude raconte à quel point elle était heureuse et aimait son logement et son quartier à son arrivée[3], sentiment qui est toujours présent chez Anna[4]. Ce n’est pas seulement le sentiment de satisfaction que l’environnement répond aux besoins, mais également la fierté d’habiter un lieu prisé par tant de gens de partout comme le raconte Denis[5]. Les autres lieux significatifs du quartier, ceux auxquels les répondants sont attachés, sont ceux qu’ils se sont appropriés à travers leurs activités quotidiennes, la plupart se déroulant à l’intérieur des limites du QDS. En racontant ses marches matinales le long des rues locales, Anna explique son sentiment de « sortir » de « son quartier » lorsqu’elle s’aventure au-delà de son espace habituel[6]. Également, l’abondance et la qualité de restaurants et de cafés à proximité des lieux de résidence contribuent au sentiment d’attachement, que les répondants fréquentent ces lieux ou non[7]. En somme, la marchabilité du quartier, ainsi que sa mixité des fonctions et sa popularité auprès des touristes consolident les sentiments d’attachement et de fierté.

La participation à la vie de quartier contribuerait également à l’attachement des répondants. C’est le cas pour Maude qui s’empresse d’aider les visiteurs qui ont une carte à la main, ce qui lui permet d’entamer la conversation[8]. Du côté d’Anna, c’est sa participation dans un centre communautaire qui comble ses besoins. Pour Denis, cette implication lui permet de gagner quiétude et sécurité, à travers la « négociation » avec les vendeurs de drogues s’installant trop près de chez lui, du déplacement de leurs activités[9].

Eux/ils

Ce thème a été difficile à identifier, un vague eux/ils référant à « autres résidents », « jour de semaine », « gens en transit », « Montréal », « administrateurs publics », « politiciens », « développeurs » ou « travailleurs de la construction ». L’expérience des résidents met en évidence que eux/ils est lié aux changements et aux défis auxquels ils font face et leurs tentatives de préserver ou d’augmenter le contrôle sur la situation. C’est le cas de Maude qui s’est adressée directement à la Ville pour régler un problème d’aménagement d’un nouveau développement près de son logement et qui s’est heurtée à une bureaucratie incompréhensible.

Eux/ils en tant qu’autres résidents, que Maude peine à distinguer[10], sont ceux qui critiquent les festivals et le projet de (re)développement et leurs impacts selon Anna et envers qui elle a peu de considération. Mais, étonnamment, eux/ils exclut les touristes et les visiteurs. Eux/ils se sont aussi des promoteurs, des commerçants, des décideurs voire des nouveaux résidents responsables de l’expropriation de résidents et de commerces traditionnels et mettent de la pression sur les services locaux. Anna déplore par ailleurs la perte des commerces traditionnels (et abordables) du quartier et l’incapacité des commerçants expropriés de se relocaliser dans le quartier[11].

Changement/défis

Pour les répondants, les changements vécus sont d’ordre démographique, physique ou esthétique. Les défis, ce sont des événements, des activités, des expériences; des réalités et des perceptions négatives que les résidents tentent de surmonter. Ce sont les impacts du changement, et le catalyseur du changement est le projet de (re)développement du QDS, incluant les nouveaux ensembles résidentiels plus luxueux.

Perte de lumière du soleil pour Maude, vues bloquées du Mont-Royal pour Anna, perte d’espaces ouverts, perte de mobilité et tension de vivre dans un environnement en constante construction font partie des aspects négatifs de l’expérience des résidents. Mais l’expérience de Denis est plus nuancée puisque, selon lui, les impacts de ces projets s’annoncent positifs[12]. L’expérience des résidents met également en exergue la croissance de l’activité criminelle, dont ils sont témoins quotidiennement, à proximité de leur logement. Pour Anna, le vandalisme augmenterait lors d’un festival en particulier (le Festival Juste pour rire) sans qu’elle puisse en expliquer les raisons[13]. Pour Denis, c’est le déplacement de la vente de drogues, auparavant concentrée aux abords de la Place Émilie Gamelin (voir figure 1), depuis la programmation d’activités culturelles attirant de nombreux usagers. Mais les problèmes d’itinérance, comme facteur important d’insatisfaction résidentielle mis en exergue dans nos précédents travaux (Bélanger, 2014), ne sont pas ressortis comme un élément majeur de l’expérience des trois répondants.

Le défi le plus surprenant auquel les résidents font face est le déni d’accès, par le personnel de sécurité privé, des sites de festivals (qui font partie des trajectoires quotidiennes des résidents) durant les festivals, sauf si les résidents acceptent d’avoir leurs sacs vérifiés[14]. Certains résidents peuvent ainsi être complètement exclus de leurs espaces du quotidien durant des semaines.

En somme, vivre dans les QDS (ou autour) est, pour les répondants, une expérience positive et négative. L’expérience est positive grâce aux nouveaux services, aux attractions et aux activités de loisir qui rendent le quartier « agréable » (Maude), « vivant » (Maude), « marchable » (tous), « sécuritaire » (Anna, Maude), « beau » (tous), et « local » (Denis). L’expérience est aussi négative due principalement aux nombreuses constructions en cour qui font que c’est « lourd » (Maude), « agaçant » (Maude), « répétitif » (Denis), « problématique » (Denis), « sans fin » (Maude), « inconvénient » (Maude) « devenant trop près du « centre-ville  » (Maude), « se sent coincé » (Maude), « sans contrôle » (Maude), « esthétiquement inconsistant » (Maude), « difficile [spécialement pour les familles avec enfants] » (tous), et « sans authenticité » (Anna). Malgré cela, les résidents montrent une grande acceptabilité de cette expérience négative.

Rappelons que les résultats de la dernière enquête (Bélanger, 2014) avaient mis en exergue les aspects positifs de vivre dans le faubourg Saint-Laurent, l’un des quartiers de l’arrondissement de Ville-Marie dans lequel est localisé le projet de (re)développement du QDS : amélioration de l’environnement physique; centralité et accessibilité du quartier. Les principaux défauts qui étaient ressortis de l’enquête étaient les problèmes d’itinérance et de toxicomanie. Malgré les transformations physiques et sociales en cours, les répondants ne considéraient pas qu’il y avait des tensions entre anciens résidents et les résidents arrivés plus récemment et associés au processus de gentrification en cours. Ces tensions étaient en fait dirigées vers les populations marginalisées. L’expérience des trois répondants ne met pas en exergue ce type de tensions.

Discussion

Que peut nous apprendre cette exploration de l’expérience de résidents de longue date vivant dans ou autour du QDS sur leur rapport au quartier ? L’expérience en est une d’attachement profond au logement et au quartier, une fierté de vivre dans une localisation reconnue internationalement, ce que la précédente enquête n’avait pas mis en exergue. Cet attachement permet de faire face à un nébuleux eux/ils qui imposent un changement, source de défis. Mais lorsque ces défis ne sont pas surmontés, ils ébranlent parfois le sens, le statut et le sentiment d’appartenance des résidents : les festivals se succèdent sans répit et épuisent les résidents qui les apprécient malgré tout; les projets de construction semblent sans fin avec leurs inconvénients (trafic, bruit, congestion); l’augmentation des activités criminelles; la vérification des sacs à l’entrée des sites lorsqu’il y a des festivals. Les activités du quotidien sont interrompues. Au-delà de la gêne, cette interruption marque ces activités du quotidien comme étant hors lieu (out of place). Malgré cela, les répondants appuient le projet de (re)développement.

Plus spécifiquement, que nous apprend l’exploration de l’expérience du QDS chez les répondants? Question difficile, les trois répondants ne s’entendent pas sur ce qui définit le QDS, ne distinguant pas dans leurs propos, activités et espaces. Un constat similaire ressort de la précédente enquête (Bélanger, 2014). L’expérience des résidents laisse à penser que le QDS n’existe pas vraiment comme territoire, se résumant à la programmation d’activités ou à quelques aménagements physiques sans limites et marquage clairs malgré les interventions en ce sens (standardisation de la signalisation et du mobilier urbain). Ce territoire spectaculaire (et reconnu comme tel par différents acteurs et usagers) dont l’image mise davantage sur ses activités et les infrastructures culturelles et de loisirs que sur sa fonction « aussi » résidentielle est-il un environnement résidentiel pour les trois répondants ? Au-delà des interruptions des pratiques quotidiennes lors des festivals, l’étude phénoménologique montre qu’il est composé de différentes aires résidentielles, commerciales, de divertissement ou de loisirs (avec une mixité à l’échelle plus fine), aires qui se superposent parfois à travers les activités quotidiennes des répondants. L’expérience des résidents indique que ces aires ne forment pas une entité cohésive au-delà des territoires du quotidien. Un résident de longue date interviewé lors de la précédente enquête avait par ailleurs comparé le quartier à un puzzle dont les pièces représentaient chacune un type de fonction et qui n’étaient pas connectées entre elles (Bélanger, 2014). En somme, le territoire spectaculaire se superpose à ces aires, à ces territoires du quotidien, comme une couche supplémentaire de complexité, sans former une hiérarchie.

L’expérience du QDS en elle-même est multidimensionnelle. En tant que site physique, souvent amalgamé à la Place des Arts, le QDS est une localisation, un district, un quartier aux limites floues voire un ensemble de bâtiments. L’expérience du QDS, c’est aussi une image, une identité esthétique qui n’est pas clairement reconnaissable au-delà d’un style, une impression, une atmosphère, un design ou une couleur (rouge). Mais l’expérience la plus forte du QDS est sans aucun doute les événements qui y prennent place, le plus significatif étant le Festival international de Jazz de Montréal. Quant aux autres activités programmées, l’expérience des résidents en est une de spontanéité, de rencontre des activités festivalières presque par hasard lors des activités du quotidien ou suite à une décision spontanée de visiter un site en particulier. En retour, cette spontanéité (et liberté) est soulignée comme un aspect positif de vivre dans le secteur [ce qu’avaient par ailleurs mentionné plusieurs résidents lors de la précédente enquête (Bélanger, 2014)] renforçant davantage l’attachement chez les résidents. L’expérience du QDS, c’est aussi les gens, c’est-à-dire les touristes, les foules, les performeurs, mais aussi les vandales, les gardes de sécurité et les travailleurs d’entretien. Finalement, l’expérience du QDS, c’est aussi une relation positive ou négative, un catalyseur du changement.

Difficile de savoir si l’expérience du chez-soi des répondants correspond à une localisation dans le QDS (selon eux) puisqu’ils éprouvent de la difficulté à lire les limites du territoire spectaculaire. Ces limites sont claires, mais changeantes lors des activités festivalières. En dehors des activités programmées, ces limites disparaissent, rendant plats et lisses les sites festivaliers et leur environnement immédiat et brouillant ainsi la lecture de l’entité QDS. Cette expérience est totalement différente de l’expérience hyper sensorielle vécue lors de la rencontre d’un festival, lorsqu’engagé dans des activités banales du quotidien (c’est-à-dire lorsque le quotidien est confronté à l’activité festivalière). Nous avions observé une situation similaire dans notre enquête précédente (Bélanger, 2014), alors que seulement six répondants sur la trentaine identifiaient leur milieu de vie comme étant localisé dans le QDS, les autres affirmant vivre dans le faubourg Saint-Laurent, dans Ville-Marie ou dans le centre-ville.

Conclusion

L’étude des impacts des grands projets urbains et de la revitalisation des quartiers, sur la population des quartiers, est d’intérêt. Ces derniers sont témoins de grandes transformations physiques et sociales de leur milieu de vie, notamment avec l’arrivée de nouveaux résidents, au mode de vie parfois différent de la population locale et auquel on associe un processus de gentrification. On pourrait s’attendre à certaines formes d’opposition à l’arrivée de cette nouvelle population, comme en fait foi de nombreux mouvements antigentrification qui ont vu le jour dans d’autres quartiers montréalais (voir par exemple Gagnon, 2016; Montpetit, 2016), ce que nos précédents travaux n’avaient pas démontré. Mais ces travaux ne permettaient pas de comprendre l’expérience de la revitalisation chez des résidents de longue date et comment cette expérience alimente (ou non) le sentiment de satisfaction ou d’insatisfaction concernant l’environnement construit et social. L’enquête phénoménologique présentée ici visait à explorer cette question.

Le QDS de Montréal est un laboratoire pouvant inspirer d’autres initiatives de (re)développement ailleurs dans le monde. Cette étude phénoménologique a permis de mettre en lumière le grand attachement à un territoire du quotidien aux limites floues, localisé dans un territoire spectaculaire dont l’aire se superpose à ces territoires du quotidien, sans qu’il n’y ait vraiment empiètement. L’exception est sans doute lors des grands événements, dont l’aire d’activité est clairement définie et surveillée, interrompant les résidents dans leurs pratiques quotidiennes qui deviennent « hors lieu ». Mais, malgré les inconvénients liés au processus de revitalisation, les répondants de cette étude phénoménologique appuient le projet de (re)développement. Comprendre l’expérience des résidents faisant face à des projets de (re)développement peut faciliter la mise en place de mesures de mitigation des impacts négatifs et promouvoir des impacts positifs.

Ainsi, l’approche phénoménologique et les entretiens en profondeur qui permettent aux répondants de partager leur expérience dans le détail facilitent l’identification de la complexité et les subtilités de l’expérience qui pourraient, autrement, échapper au chercheur. La méthode phénoménologique apporte une contribution significative dans le champ des études urbaines.