Corps de l’article

Introduction

En Amérique latine, les luttes politiques et juridiques des peuples autochtones, historiquement marginalisés, pour la reconnaissance de leurs droits se situent dans plusieurs arènes, à la fois locales, nationales et internationales. En plus des instruments internationaux, tels que la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), il existe une reconnaissance croissante des droits autochtones à la fois à l’échelle nationale et latino-américaine.

À cet égard, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) est considérée comme une pionnière dans les droits autochtones en raison de son efficacité et de sa jurisprudence innovante. Au cours des deux dernières décennies, la CIDH a développé une doctrine juridique qui tient compte de la spécificité culturelle des peuples autochtones pour résoudre les problèmes affectant leurs droits, notamment le droit de propriété collective et le droit à la consultation (Ávila López et Herrera, 2022 : 13). Dès lors, les peuples autochtones ont engagé des actions en justice qui ont permis d’obtenir une nouvelle reconnaissance de leurs droits, historiquement bafoués en contexte colonial.

Cependant, un important pan de la littérature soutient que le droit international n’a d’impact réel que s’il est mis en oeuvre et transposé dans le droit et dans les politiques d’une nation, notamment par l’adoption de mesures législatives correspondantes (Zwingel, 2005). Or, ce processus de mise en oeuvre, ou de « domestication » des normes internationales, n’est pas donné d’emblée (Restoy et Elbe, 2021). En matière de droits des peuples autochtones, en particulier, on observe ainsi un important écart entre, d’une part, l’adoption formelle de normes internationales par l’intermédiaire de la signature de traités et de conventions, et, d’autre part, leur mise en oeuvre réelle (Wright et Tomaselli, 2019). Cela est particulièrement prégnant dans un grand nombre de pays d’Amérique latine concernant la conformité des jugements émis par la CIDH[1]. En effet, seulement 5 % des jugements sont suivis d’un respect complet en matière de réparations et de changement de législation (Velasco, 2016). Pourtant, malgré cette faible conformité, la demande pour le système régional des droits humains n’a jamais été aussi élevée, le nombre de cas continuant d’augmenter d’année en année (Eisenstadt, 2017). Cela démontre que malgré une mise en conformité difficile, le système interaméricain est important, en particulier pour ceux dont les droits sont bafoués (Eisenstadt, 2017).

C’est le cas notamment du Paraguay. Quatre communautés ont mobilisé le système interaméricain entre 2000 et 2010[2], et trois d’entre elles ont mobilisé la CIDH et ont gagné contre l’État. L’État paraguayen, où moins de 2 % de la population s’identifie comme autochtone, a ratifié les principaux instruments internationaux relatifs aux droits autochtones[3]. Qui plus est, la fonction supranationale de la CIDH impose, en théorie, aux États partis de se conformer aux divers instruments interaméricains, ainsi qu’à sa jurisprudence[4]. Or, malgré ces décisions, il n’existe à ce jour aucun mécanisme légal ni décision gouvernementale permettant d’observer pleinement la mise en application des arrêts de la CIDH au Paraguay (Correia, 2023; Brunet-Bélanger, 2023a). Pourtant, malgré la nature autoritaire du régime, caractérisée par un faible État de droit et une fermeture des espaces de représentation institutionnelle et des espaces de contestation politique pour les peuples autochtones (Sondrol, 2007; Roniger, Senkman et Sánchez, 2015), on observe depuis plus d’une décennie une augmentation des stratégies de plaidoyer ainsi que des actions collectives de ces derniers (Brunet-Bélanger, 2023b).

Cet article propose d’aller au-delà de l’étude de l’effet légal des décisions de la CIDH sur le droit national, et de porter le regard sur les usages politiques de ces mobilisations légales au sein de l’arène internationale. Si l’impact légal des décisions rendues par les instances internationales comme la CIDH demeure limité en contexte autoritaire, quel est l’effet de ces décisions pour les peuples autochtones ? À partir de l’étude du cas du Paraguay, on observe qu’il ne semble pas y avoir d’effet direct des décisions en droit international sur la reconnaissance formelle et institutionnelle de leurs droits territoriaux et de leur droit à la participation aux décisions qui les concernent dans un cadre légal ou politique. Or, ce cas montre aussi que l’expérience de la mobilisation légale des communautés devant la CIDH peut constituer un levier politique pour les peuples autochtones qui s’en prévalent. Ainsi, bien que les mobilisations juridiques visent souvent des changements directs, elles peuvent également avoir des effets indirects tout aussi importants (McCann, 2006; Voth, 2016; Moura Masiero, 2019). Ces effets indirects peuvent être articulés à travers l’interaction de deux processus complémentaires de légitimation interne et externe.

Afin d’exposer ces processus, l’article est divisé en trois parties. La première partie s’intéresse aux effets de la CIDH en Amérique latine. Plus particulièrement, je présenterai le cas du Paraguay et la non-conformité juridique de l’État à l’égard des jugements de la Cour. Face à ce contexte fermé, les mobilisations et les actions collectives de la part des communautés autochtones continuent de croître. Après leur passage devant le tribunal international, les initiatives autochtones citoyennes se multiplient. La deuxième partie se concentre sur la description de ce phénomène, en insistant sur le fait que la CIDH doit être considérée comme un catalyseur de la participation et de la politisation autochtones. La CIDH permet une reconnaissance interne aux communautés qui se légitiment ensuite à travers une reconnaissance externe dans les demandes adressées à l’État. La troisième partie donnera des exemples concrets de la manière dont la politisation autochtone se manifeste à partir de l’étude de cas de la communauté de Xákmok Kásek. Pour y parvenir, l’article s’appuie sur des entretiens avec des acteurs clés du mouvement autochtone et des mobilisations légales auprès de la Cour.

Les effets du droit international

Les effets de la CIDH en Amérique latine

Au cours des dernières décennies, les peuples autochtones d’Amérique latine ont réussi à intégrer leurs demandes dans l’ordre international grâce à leur résistance et à leur activisme. Cela a conduit à la création de nouvelles normes et pratiques internationales pour la protection de leurs droits collectifs (Schettini, 2012). C’est notamment le cas des décisions judiciaires de la CIDH qui ont encouragé la mise en place d’un cadre juridique et institutionnel respectueux des normes démocratiques minimales permettant l’établissement de normes pour la protection des groupes vulnérables et pour le respect des droits des peuples autochtones lors de projets d’extraction (Carrasco, 2015 : 200-201).

Si les décisions de la Cour ont, en théorie, une portée contraignante, il existe un décalage entre les jugements et leur application. Du fait de son contrôle de conventionnalité, les États doivent abroger et modifier leurs lois conformément au corpus juris interaméricain (Uruena, 2018 : 402). Néanmoins, le texte de la Convention américaine relative aux droits de l’homme ne permet pas de savoir comment celle-ci doit être incorporée à l’échelle nationale ni si elle doit être située à un niveau particulier dans le système national. Il appartient à chaque État de décider de la place à attribuer à la Convention dans son système juridique interne (Dulitzky, 2015 : 53). L’incapacité de la plupart des États partis à mettre en oeuvre de manière adéquate les droits et garanties de cet instrument dans le cadre de leur législation nationale ou à se conformer pleinement aux ordonnances et aux décisions de la Commission et de la Cour a donc un impact négatif sur le fonctionnement et l’intégrité du système (Goldman, 2009 : 883). La grande majorité des États partis invoquent régulièrement l’autorité de la chose jugée ou la prescription en vertu du droit national pour justifier leur incapacité à se conformer aux ordonnances et aux décisions leur enjoignant d’identifier, de poursuivre et de punir les agents de l’État responsables de violations des droits humains. En conséquence, l’impunité pour de telles violations reste la norme dans toute la région et permet aux États de refuser l’application des jugements[5] (Goldman, 2009 : 884).

La trilogie paraguayenne et la mise en oeuvre des jugements

À la suite de démarches juridiques à l’échelle nationale, et dans un contexte où l’État paraguayen ignore les demandes des communautés autochtones, trois d’entre elles sont passées devant le tribunal de la CIDH entre 2005 et 2010. Les communautés de Yakye Axa, de Sawhoyamaxa et de Xákmok Kásek ont réclamé l’accès à leurs terres ancestrales, expropriées pour l’agriculture de masse sous Stroessner (1954-1989). Les trois demandes portent sur la responsabilité internationale présumée de l’État pour le manquement à garantir le droit des communautés à leur territoire ancestral dans le Chaco[6], et ce, malgré une législation nationale permettant ces demandes. L’exclusion des peuples autochtones du Chaco de la politique nationale et des droits citoyens a contraint ces communautés à revendiquer leurs droits dans un autre espace, celui international, avec le soutien des instruments internationaux de protection des droits de l’homme, que l’État paraguayen a également adoptés. Si le droit à la propriété communautaire des terres ancestrales est garanti par la loi paraguayenne, les fonctionnaires de l’État ont ignoré ces demandes.

Dans les trois cas, la Cour a ordonné à l’État d’adapter la législation nationale pour satisfaire à ses normes. Elle a conclu que le Paraguay avait violé les droits de propriété collective, porté atteinte au principe de protection des tribunaux et n’avait pas respecté le droit à la vie des communautés autochtones plaignantes en empêchant leur accès à des moyens traditionnels de subsistance. La Cour a également souligné que l’État avait une obligation de protéger les groupes vulnérables et lui a ordonné de délimiter les terres traditionnelles, de les remettre gratuitement aux communautés et de fournir les biens et services de base nécessaires à leur survie jusqu’à ce que les terres soient récupérées.

Pourtant, malgré quelques progrès accomplis[7], la conformité aux jugements demeure difficile. Les réparations n’ont que très peu été mises en place en raison de la faiblesse institutionnelle et de la corruption profondément enracinée dans les organes de l’État, ce qui empêche les demandes des peuples autochtones d’être traitées de manière préférentielle par les canaux officiels (Villalba, 2007). La démarcation des terres, mesure de réparation centrale, dépend du législateur et du pouvoir judiciaire (Navarro, 2020 : 224). Pourtant, les communautés vivent encore dans des conditions précaires. Selon nos entrevues, les conflits et la violence contre les dirigeants autochtones ont augmenté après la décision de la Cour, et des actes de harcèlement contre les avocats impliqués dans le litige ont également été signalés[8]. L’État perpétue une violence systémique basée sur la race, dans laquelle les peuples autochtones se trouvent dans un état de marginalité en tant que sujets privés de leurs droits (Correia, 2018, cité dans Navarro, 2020).

Les effets de la CIDH sont inégaux en raison d’obstacles structurels tels que la pauvreté, des institutions faibles et des conflits. En effet, les défis auxquels sont confrontées les communautés autochtones sont dus à des facteurs structurels hérités de la colonisation, tels que l’inégalité, l’exclusion socioéconomique et le manque d’accès aux services de base, ce qui limite considérablement les possibilités d’avoir la volonté politique de se conformer aux jugements. Ainsi, bien que les jugements en eux-mêmes constituent une forme importante de restitution pour chaque communauté autochtone en validant leurs revendications à l’échelle internationale, leurs conséquences ne dépassent que très rarement la salle d’audience et peuvent renforcer la dépossession et la marginalisation des peuples autochtones, car les réparations ne sont pas mises en oeuvre dans un délai raisonnable (Correia, 2018).

Les États se conforment généralement aux mesures de compensation et de satisfaction, mais ils se conforment à peine aux mesures de non-répétition et de restitution, ce qui est illustré par les difficultés rencontrées dans la restitution de terres aux communautés autochtones au Paraguay (Navarro, 2020). Si les études sur la conformité des États aux normes du droit international suggèrent que la conformité peut être un indicateur de l’efficacité du droit, elles peuvent conduire à une vision de réussite et d’échec où l’efficacité est mesurée par la capacité à convaincre un État de se conformer aux normes plutôt que de garantir leur respect effectif (Zuloaga, 2020 : 392-393).

Cependant, ces approches fondées sur la conformité peuvent conduire à considérer les jugements de la CIDH, y compris ceux relatifs aux droits autochtones au Paraguay, comme inefficaces en raison de leur degré de conformité relativement faible. Par exemple, l’espace juridique international peut fournir aux communautés locales les moyens d’exercer leurs droits, ou d’être entendues (Banerjee, 2011; Eisenstadt, 2017; Zuloaga, 2020). Outre cet espace d’écoute, l’expérience de la mobilisation légale des communautés autochtones devant la Cour semble avoir été un laboratoire d’expérimentation de participation politique, ainsi qu’un catalyseur de politisation des revendications des peuples autochtones, des acteurs politiques jusque-là peu mobilisés. En effet, le processus de mobilisation au sein des et entre les communautés ayant mené au passage devant le tribunal interaméricain leur a permis de donner une légitimité nouvelle à leurs discours, eux-mêmes refaçonnés par le discours de la Cour, et ainsi de se constituer comme sujets politiques et de droit au sein de la sphère nationale.

Les mobilisations légales et leurs effets

Le concept de mobilisation juridique a été développé lorsque les mouvements sociaux ont commencé à utiliser le langage juridique pour faire avancer leurs revendications (Moura Masiero, 2019 : 135). La mobilisation juridique est considérée comme une forme d’activité politique par laquelle les citoyens utilisent l’autorité publique à leur avantage pour demander des changements législatifs (Cardoso et Pacheco-Pizarro, 2022 : 124; Aspinwall, 2021 : 206). Le droit devient alors une ressource utile pour l’action politique des mouvements sociaux et pour le changement social, pouvant aider les acteurs sociaux à légitimer leurs demandes et à promouvoir l’organisation de groupes relativement impuissants (Scheingold, 2004).

Ainsi, de plus en plus de groupes autochtones se tournent vers la mobilisation juridique pour exprimer leurs revendications politiques (Cardoso et Pacheco-Pizarro, 2022 : 125). À l’échelle internationale, la résistance transnationale des peuples autochtones a déclenché un processus d’innovation juridique avec des implications profondes pour les systèmes constitutionnels nationaux et le régime international des droits humains (Rodríguez-Garavito et Arenas, 2009). Cette influence politique sans précédent des peuples autochtones dans les arènes internationales se traduit ensuite dans les arènes nationales (Rodríguez-Garavito et Arenas, 2009 : 262-263) par une formalisation partielle ou totale de leurs demandes. Pour les théoriciens de la mobilisation légale, celle-ci s’accompagne d’actions positives tangibles sur les plans politique et législatif (Aspinwall, 2021 : 206).

À l’échelle nationale, ces actions peuvent conduire à des décisions favorables devant les tribunaux, mais également à sensibiliser les dirigeants et la population, ce qui est susceptible d’entraîner un changement d’attitude ou de politique. Lorsque la mobilisation juridique est utilisée dans la sphère internationale, l’action juridique collective met une pression sur les États pour qu’ils fassent évoluer leur situation juridique interne (Stevens, 2008 : 166). De cette manière, la combinaison de la mobilisation juridique nationale et internationale permet de mettre en place une structure propice au succès des campagnes (Rodríguez-Garavito et Arenas, 2009 : 261).

La trilogie paraguayenne constitue une exception à ce raisonnement, car on n’observe aucun changement de la part de l’État, qui reste fermé aux revendications autochtones, ni au sein de la population en général. Malgré les engagements pris, l’État n’a pas été en mesure de les respecter. Dans cette optique, on pourrait avancer que les mobilisations légales devant la CIDH ont été vaines. Cependant, je soutiens que ce passage devant la CIDH a permis aux communautés autochtones de prendre conscience qu’elles étaient des sujets de droit (Moura Masiero, 2019 : 139). Bien qu’il soit vrai que la mobilisation juridique vise souvent des changements directs, tels que des remédiations à court terme pour les victimes d’injustice ou la création de précédents juridiques susceptibles de produire des changements institutionnels à long terme (Voth, 2016 : 248), il existe également des effets indirects tout aussi importants.

McCann (2006) soutient que ces effets indirects peuvent contribuer à la construction d’un mouvement, à la mobilisation de soutien public pour de nouvelles revendications de droits, ainsi qu’à fournir un levier pour compléter d’autres tactiques politiques par l’intermédiaire de processus de légitimation internes. Bien que les victoires judiciaires produisent souvent des impacts inégaux ou négligeables sur les pratiques sociales ciblées, les effets indirects et l’utilisation des litiges peuvent être les plus importants pour les luttes politiques menées par la plupart des mouvements sociaux, en particulier en matière d’autonomisation (Voth, 2016 : 249). Se traduisant par une légitimation interne du mouvement, qui gagne en confiance et se renforce de l’intérieur, ils conduisent à l’augmentation de la mobilisation militante et du pouvoir organisationnel, jusqu’à l’autonomisation des individus par l’augmentation de leur confiance et de leurs connaissances (Moura Masiero, 2019 : 140).

Ces effets indirects ont également une portée sociale importante sur la légitimation externe des revendications, notamment en ce qui concerne la reconnaissance symbolique des luttes. Autrement dit, ils peuvent catalyser de nouvelles initiatives et influencer des communautés spécifiques ou des éléments de la société, même si cela ne conduit pas à des changements politiques (Stevens, 2008 : 130). Ainsi, les effets indirects peuvent engendrer une nouvelle conscience de la condition de sujet de droit, laquelle s’exprime de différentes manières, des stratégies de plaidoyer à l’éducation juridique (Moura Masiero, 2019 : 139). Dans tous les cas, cette légitimation des tribunaux accroît l’action des mouvements, en leur accordant une validité transposable dans leurs discours futurs.

Ainsi, les effets constitutifs du droit sont considérés comme plus cruciaux que ses effets matériels; le résultat juridique formel importe moins que la manière dont il peut être utilisé pour stimuler ultérieurement la mobilisation citoyenne (Fisk et Reddy, 2020 : 132). Bien que les activités juridiques de mobilisation ne soient généralement pas les seuls instruments de lutte et ne soient pas des forces exogènes ou étrangères aux relations sociales, elles peuvent devenir un point de départ pour les mouvements sociaux, grâce à la construction collective de l’identité du groupe (Vanhala, 2009). En ce sens, la mobilisation légale constitue l’une des formes d’action des mouvements sociaux parce qu’elle permet de créer des espaces propices à l’inclusion de demandes politiques.

Bien sûr, il est important de noter qu’il existe d’autres facteurs expliquant l’augmentation des luttes politiques. Dans le cas du Paraguay, on peut observer plusieurs éléments qui ont favorisé l’avancement des luttes autochtones. Du point de vue institutionnel, la création de la loi 904 (1981), par exemple, a permis aux Autochtones, regroupés en communautés, d’obtenir une reconnaissance légale de la part de l’État pour entamer les procédures bureaucratiques visant la restitution d’une partie de leurs territoires. Cependant, cette loi n’a pas conduit à une avancée significative, car la législation paraguayenne ne permet pas de revendiquer des droits de propriété simplement en affirmant que ces terres étaient occupées par le passé (Brunet-Bélanger, 2023a; Brunet-Bélanger, 2023b et données d’entrevues). La transition vers la démocratie et l’adoption d’une nouvelle constitution comportant un chapitre sur les droits autochtones ont également offert un nouvel espace de contestation. Néanmoins, les normes nationales semblent être en deçà de ce qui est nécessaire pour garantir la mise en oeuvre des droits des peuples autochtones, comme l’a déterminé la CIDH dans ses trois jugements.

Du point de vue culturel, on peut également identifier des facteurs expliquant l’augmentation des actions politiques. Par exemple, tant le président de l’Organización de comunidades unidas Nenhlet que deux des dirigeants de la communauté de Xákmok Kásek m’ont fait part de l’importance de la visibilité médiatique pour faire connaître leur cause, ainsi que des liens qu’ils peuvent établir avec d’autres communautés pour faire avancer leurs revendications. L’identité autochtone a également été renforcée par le recours à l’action directe, ce qui accentue leur visibilité et augmente le poids de leurs demandes.

Si l’effet domino entre les différents facteurs explique l’augmentation des luttes politiques, je retiens ici les effets indirects de la mobilisation légale, tout en reconnaissant qu’il existe d’autres facteurs. Dans mes entrevues, l’importante contribution de la CIDH à la reconnaissance des droits a toujours été mise en avant. Lors des questions portant sur les actions collectives, les membres de la communauté ont souligné l’importance de la CIDH dans la validation de leurs actions. Par exemple, en 2015, lorsque 66 familles ont décidé de réoccuper leurs territoires ancestraux, geste considéré comme illégal selon l’État, elles ont justifié leur action en affirmant qu’elles étaient dans leur droit, citant le jugement de la CIDH. De même, lorsque la communauté a bloqué l’autoroute l’année suivante, elle a tenu à spécifier : « Parce que vous ne respectez pas nos droits, nous ne respectons pas vos droits et nous enfreignons la loi pour vous faire respecter la loi » (données d’entrevue et archives de la communauté).

Les processus de légitimation interne et externe de la communauté de Xákmok Kásek

La communauté de Xákmok Kásek

La communauté de Xákmok Kásek est composée d’environ 70 familles, soit un total de 268 individus selon le dernier recensement. Elle est située au kilomètre 340 de l’autoroute Trans-Chaco, dans le district de Pozo Colorado, département de Presidente Hayes, dans la région occidentale du Chaco, également appelée Bajo Chaco. Cette communauté est constituée de plusieurs villages sanapaná et enxet, peuples qui habitaient traditionnellement la région. « Xákmok Kásek » signifie « beaucoup de petits perroquets ». En raison de la confiscation de leurs terres depuis des décennies, la communauté de Xákmok Kásek a été contrainte de quitter son territoire ancestral pour s’installer près de propriétés privées, en particulier à proximité du ranch Salazar. Progressivement, les villages de différentes origines ethniques ont commencé à se mélanger pour former une seule communauté. Depuis 1986, la communauté tente de récupérer ses terres ancestrales en utilisant un éventail d’actions variées, passant des moyens légaux et institutionnels aux manifestations et aux blocages. Toutes ces actions visent à la fois à récupérer le territoire ancestral et à démontrer un lien identitaire fort avec le territoire d’appartenance.

Dans le cadre des entretiens réalisés entre juin et septembre 2022 à Asunción, j’ai rencontré la plupart des membres de la communauté dans les bureaux de Tierraviva, l’organisation qui les a représentés devant la CIDH. En raison de la pandémie, je n’ai pas pu accéder directement à la communauté. Ma première entrevue s’est déroulée avec son leader principal, qui a par la suite organisé une assemblée pour informer les membres de la communauté qu’une jeune chercheuse, dans le cadre de son doctorat, souhaitait les rencontrer. J’ai ensuite reçu des demandes d’entrevues directement de la part des membres, puis j’ai utilisé la méthode de l’effet boule de neige pour prendre contact avec eux. J’ai obtenu au total trente-cinq entrevues, dont une douzaine d’entretiens avec les membres de la communauté et leurs avocats chez Tierraviva. Chaque entretien a duré environ 1 h 30 (parfois jusqu’à 3 heures) et s’est déroulé en espagnol, et certains enquêtés ont été rencontrés jusqu’à quatre fois. Les membres m’ont également donné accès à une partie de leurs archives sous forme de photographies et de vidéos, et Tierraviva m’a fourni un accès à ses documents. Après la fin de la période de collecte de données sur le terrain, je suis restée en contact avec la communauté et je continue à discuter avec ses membres.

La légitimation à l’interne : l’identité comme arme politique et l’apprentissage participatif

Le premier effet indirect observable du passage devant la Cour concerne la redéfinition identitaire de la communauté. Ce processus a été rendu possible grâce à la construction d’une légitimité de l’identité commune lors des audiences, identité commune élaborée collectivement et autour de laquelle se sont rassemblés les membres de la communauté afin de se doter d’une légitimité identitaire et politique pour faire valoir leurs revendications territoriales devant l’État.

Cette identité communautaire a été mise en avant en réaction aux propos de l’État, qui refusait de reconnaître une identité politique à la communauté. En effet, lorsque la communauté est passée devant le tribunal interaméricain, l’État a refusé de la reconnaître en arguant que ce n’était pas une véritable communauté, mais plutôt un regroupement de familles opportunistes. L’État a contesté cette « confusion ethnique » devant la Cour en affirmant qu’il n’était pas clair à quelles ethnies la communauté pouvait être rattachée. L’État a également affirmé que le territoire des Enxet-Sur était très vaste; par conséquent, il pourrait attribuer une autre parcelle de terre à la communauté à l’intérieur de cet immense territoire plutôt que celle qui était revendiquée (CIDH, 2010 : § 33).

En réponse au refus de l’État de reconnaître les membres de la communauté comme un ensemble, la communauté a amorcé un processus de discussion interne pour débattre de ses identités collectives : les leaders ont posé des questions aux membres de la communauté, et chaque membre a été invité à donner son avis et à soulever ses interrogations, questions et incertitudes. S’il a été difficile de déterminer quelles avaient été les questions exactes en raison de l’absence de documents écrits et de la tradition orale, il a été possible de reconstituer le processus en utilisant une méthode combinant le récit de vie militant, des questions ouvertes et une ligne du temps élaborée en collaboration avec les participants.

Bien que la CIDH ait reconnu l’identité de la communauté dans son jugement, le processus d’identification interne s’est poursuivi au-delà des procédures judiciaires pendant plusieurs années. Après de nombreuses discussions, les membres de la communauté ont organisé un référendum auquel chaque famille a participé afin de déterminer démocratiquement leur identité. À la suite de ce processus, la communauté s’identifie désormais comme étant une communauté sanapaná, même si certains de ses membres n’appartenaient pas à cette ethnie.

Si ce processus n’a pas modifié la cohésion au sein de la communauté, il lui a permis de réfléchir stratégiquement à l’identité en tant qu’outil politique et de reconnaissance formelle. Selon mes enquêtés, cette décision a marqué le début d’une participation politique plus active, l’identité permettant la revendication politique, ainsi que l’affirme l’avocat qui les a représentés devant la CIDH :

Il y a des groupes qui n’étaient pas sanapaná à l’origine, mais qui ont fini par accepter cette identité parce que c’est le groupe dominant et ils sont là, et à partir de là et de leur expérience en matière de litiges et des conséquences juridiques d’une identité différenciée, je pense qu’ils ont aussi appris que c’est très important parce que leur identité ethnique a aussi un potentiel politique très fort.

Cette culture commune, désormais reconnue légalement, a servi de preuve à la communauté dans ses demandes de restitution de son territoire ancestral. Lors des plaidoiries à la Cour, les membres de la communauté ont expliqué que le nom « Xákmok Kásek » a été donné par leurs ancêtres, et qu’il représente leur identité et leur lien spirituel à leur territoire. Ils considèrent que leur nom est un symbole de leur résistance et de leur lutte pour la protection de leur territoire et de leur mode de vie traditionnel (CIDH, 2010). Cette vision commune leur a permis d’avancer dans la lutte et de réclamer leur terre ancestrale, comme l’indique l’un des membres de la communauté :

C’était notre plus grande réussite, nous avons valorisé l’effort de chacun de nos leaders, de nos anciens, de nos jeunes, en d’autres termes, la communauté est unie par une lutte constante, en réalisant cet objectif de posséder la terre, et grâce à cela, nous vivons très paisiblement maintenant, nous pouvons dire que c’est notre terre parce que nous sommes en train de nous développer, d’avoir des choses que nous n’avions pas avant, et grâce à cela, grâce à l’union et à l’intérêt de chacun, nous sommes beaucoup plus en paix maintenant.

Plusieurs éléments m’amènent à ces constats. Tout d’abord, les membres de la communauté interrogés mettent unanimement en avant ce moment comme étant fondateur dans leurs luttes. Cela peut s’expliquer – en partie – du fait que grâce à la reconnaissance du nom et de ses membres, la communauté a mis fin à près de 25 ans de non-reconnaissance juridique de la part de l’État (CIDH, 2010 : § 48-50). Cela a permis à la communauté de réclamer son territoire légalement[9] en mettant en avant son narratif identitaire[10] et la cohésion de la communauté.

La communauté est désormais un interlocuteur reconnu de l’État, utilisant les instruments juridiques nationaux et internationaux à sa disposition (Correia, 2023; Brunet-Bélanger, 2023a). De manière significative, cette reconnaissance a également renforcé ses revendications territoriales en mettant en avant des lieux importants de sa cosmologie qui sont étroitement liés à son nom et à son identité.

Toutefois, le passage devant la Cour n’a pas seulement eu un effet sur la politisation de l’identité. De toute évidence, il lui a aussi permis d’être un lieu d’apprentissage participatif au sein de la communauté. Ainsi, le référendum orchestré par la communauté pour tenter de redéfinir son identité marque un avant et un après dans la manière d’organiser ses décisions. À la question de savoir depuis quand on assistait à une augmentation de la participation des membres, un dirigeant de la communauté a répondu que cela coïncidait avec l’obtention du territoire ancestral, après le passage à la CIDH. Dès lors, tous les membres de la communauté se réunissent une fois par mois, à la fin du mois, afin de discuter avec les dirigeants de la communauté. L’assemblée décide ensemble des politiques à entreprendre (les revendications) et des moyens de les atteindre. Chaque membre de la communauté participe à la prise de décision sur toutes les questions concernant la communauté. Ce type d’assemblée s’est intensifié après le passage devant le tribunal interaméricain, comme l’a mentionné un enseignant de la communauté :

Oui, [tout le monde participe à la décision]. Lorsque nous avons repris nos terres ancestrales, la participation des membres aux décisions est devenue beaucoup plus forte.

Selon les propos des enquêtés, l’espace physique, c’est-à-dire la reprise du territoire ancestral, demeure un élément clé pour comprendre l’augmentation de la participation politique des communautés autochtones. Cela s’explique par le fait que les communautés ont pu être réunies après des décennies d’exil en petits groupes. Ce sentiment d’appartenance trouve sa source dans leur identité, liée à leur territoire.

La participation est représentée, dans les différents discours des membres de la communauté, comme étant un enchaînement d’étapes, passant de la consultation au consentement des personnes de la communauté, ainsi que l’explique un membre de la communauté :

Nous constatons que plus nous participons tous à l’analyse, au débat et à la prise de décisions ensemble, meilleures sont les décisions prises. Eh bien, nous analysons ensemble et prenons des décisions où la majorité des membres décide, et c’est respecté… Il y a eu beaucoup de changements [dans la participation des membres] parce que les membres en général participent davantage, tant les adultes que les jeunes, y compris les enfants.

Grâce à la redéfinition de l’identité opérée dans le cadre du litige devant la CIDH, la communauté a réussi à se politiser et à se structurer afin de mettre sur pied ses propres mécanismes participatifs. Ce n’est pas le recours au droit en soi qui a permis cette politisation, mais plutôt la réflexion amorcée au sein de l’espace de la CIDH. Ce processus a entraîné une prise de conscience et une réflexion sur l’identité communautaire à la suite de la non-reconnaissance de celle-ci. Cela a conduit à une politisation de l’identité, mais ce n’est pas le seul facteur expliquant l’augmentation de la participation. L’apport symbolique de la reconnaissance par le tribunal interaméricain est un autre élément important qui a contribué à cette hausse des actions de participation, tant au sein de la communauté que vis-à-vis de l’État.

La légitimation externe : la reconnaissance symbolique du tribunal comme moteur de l’action collective

Le deuxième effet indirect du droit de la CIDH ayant amené une politisation accrue de la communauté se trouve dans l’apport symbolique du droit international. En effet, les trois jugements rendus ont marqué un tournant décisif pour les droits autochtones au Paraguay. De fait, pour la première fois, un organe de défense des droits humains a reconnu les manquements de l’État envers les droits des peuples autochtones. Cet événement a une portée symbolique extrêmement importante. La légitimité externe offerte par la Cour permet, en partie, d’expliquer l’augmentation des actions directes.

Le rôle symbolique du droit est abordé de différentes manières dans la littérature. Certains l’envisagent comme un idéal collectif vers lequel tendre (Gurvitch, 2001), tandis que d’autres le considèrent comme une reproduction des rapports de domination sociaux existants (Bourdieu, 2012) ou encore comme un moyen de réaliser des changements concrets dans les sphères sociales et politiques (McCann, 2014). Pour ma part, j’explique l’aspect symbolique du droit par le système de validité qui accompagne les principes de légalité, ce qui signifie que le droit fixe ce qui est considéré comme légitime dans l’espace public.

Ainsi, selon les entrevues réalisées, le soutien de la Cour a renforcé le sentiment de sécurité au sein de la communauté et lui a permis de se sentir légitime pour continuer ses demandes, et ce, malgré une fermeture complète de l’État. Le sentiment de légitimité s’est manifesté de diverses manières au sein de la communauté, telles que l’augmentation de la participation politique quotidienne et des actions collectives dirigées vers l’État. Ces différentes actions sont interconnectées.

En effet, la communauté a multiplié ses actions collectives, qui sont décidées par des processus décisionnels internes. L’augmentation des actions est également expliquée par la reconnaissance du tribunal supranational, qui renforce la confiance et favorise la participation active de la communauté. Un membre de la communauté de Xákmok Kásek a expliqué que les décisions de la Cour ont apporté un sentiment de sécurité dans la poursuite de ses luttes, mais aussi de légitimation. Cette idée de légitimité est soutenue par l’ensemble de la communauté, comme l’explique un de ses dirigeants :

Parce que, grâce à cela [le jugement gagné], nous pouvons obtenir des droits, et grâce à la sentence, nous croyons et nous pensons que nous avons une protection internationale parce qu’au Paraguay, il y a beaucoup de lois qui parlent en faveur des Autochtones, mais ce sont des lois muettes, invisibles, qui ne sont pas respectées, et c’est pourquoi la communauté se sent plus soutenue à l’échelle internationale qu’à l’échelle locale.

En 2015, cette vague de légitimité résultant de la décision de la CIDH, associée à l’inaction de l’État concernant la mise en oeuvre des réparations, a encouragé la communauté de Xákmok Kásek à réoccuper illégalement ses terres ancestrales. Une travailleuse de terrain qui a soutenu la communauté pendant la réoccupation explique que le manque de réaction de l’État a incité la communauté à recourir à des actions directes :

Ce qui s’est passé à ce moment-là, c’est qu’ils ont clairement ressenti que le gouvernement ne prenait aucune mesure en leur faveur. Pour eux, l’élément crucial résidait dans le fait qu’ils avaient l’impression de ne rien pouvoir faire d’autre. Ils avaient suivi les procédures conformément aux droits étatiques. Ils disaient : « Nous avons respecté les lois, y compris la propriété privée, et nous avons suivi toutes les règles. La Cour interaméricaine a confirmé que nous avions raison et que l’État était tenu de répondre à notre demande. Mais l’État ne fait rien. Rien. »

Grâce à la reconnaissance internationale de ses droits, la communauté a renforcé sa position et sa sécurité, ce qui lui a permis de soutenir ses actions directes et d’utiliser ces droits comme un atout dans son dialogue avec l’État. Cette dynamique se manifeste à travers diverses initiatives de la communauté. Le passage devant la CIDH n’est pas la principale cause des actions entreprises, mais plutôt un élément de soutien à ces actions.

En plus de la réoccupation de son territoire, la communauté a engagé d’autres actions directes. En 2015 et en 2022, les membres de la communauté ont bloqué l’autoroute Trans-Chaco, seule voie d’accès qui relie la région occidentale à la capitale et au reste du pays. Ces blocages ont été faits dans le but de faire pression sur l’État pour que celui-ci respecte le jugement émis par la CIDH. Diverses manifestations et marches ont également été organisées dans la capitale pour demander le respect de la sentence.

En somme, dans un État où les droits humains sont peu respectés, en particulier les droits relatifs aux peuples autochtones (Tauli-Corpuz, 2015), le fait de comparaître devant un tribunal international a renforcé le pouvoir des communautés à exiger ce qui leur est dû et leur a donné une plus grande confiance en leurs actions (données d’entrevues). Cette reconnaissance symbolique est importante pour développer une estime de soi et une confiance accrue. Ainsi, les mobilisations juridiques, même si elles ne parviennent pas à provoquer des changements concrets immédiats, peuvent néanmoins contribuer à renforcer la légitimité symbolique des mouvements. Cela peut affermir leur légitimité externe en encourageant les acteurs à poursuivre leurs actions et revendications par d’autres moyens que les mobilisations légales. Si les effets indirects et symboliques ne sont qu’un facteur parmi d’autres, ils restent importants, car largement sous-étudiés dans un contexte où le droit international est souvent perçu comme inefficace (Labrecque, 2013).

Conclusion

Cet article s’est penché sur les implications politiques des mobilisations légales des communautés autochtones devant la CIDH en prenant l’exemple du cas de la communauté de Xákmok Kásek au Paraguay. Bien que les décisions de la Cour aient un impact limité dans un contexte autoritaire, ces mobilisations peuvent servir de levier politique pour les peuples autochtones en leur permettant de se légitimer et de revendiquer leurs droits territoriaux et leur participation aux décisions qui les concernent. La communauté s’est ainsi constituée comme sujet politique et de droit en utilisant les espaces juridiques internationaux pour faire entendre sa voix et obtenir des avancées concrètes dans la reconnaissance de ses droits. Les mobilisations légales sont donc des laboratoires de participation pour les peuples autochtones, qui s’articulent à travers l’interaction de deux processus complémentaires de légitimation interne et externe. Malgré le manque de réceptivité de l’État, les communautés continuent d’exiger le respect de leurs droits et de créer des structures pour renforcer leurs demandes. Le recours à la Cour permet également de donner une légitimité externe aux revendications de droits des communautés autochtones du Paraguay et de rendre leurs luttes juridiques et politiques plus visibles dans l’espace public, soutenant ainsi différentes formes d’action collective.

Les effets indirects du droit sont donc importants et constituent un terrain riche pour comprendre les implications entre droit et mouvements sociaux. Qui plus est, si l’étude de cas permet de démontrer l’importance des effets symboliques du droit sur une communauté particulière, il faut noter que ces derniers ne lui sont pas exclusifs. En effet, les entretiens avec des membres de différentes communautés, comme les Guana, les Qom, les Enlhet et les Enxet, ont révélé qu’ils partagent également ce discours. Selon un leader d’une communauté enlhet, la violence qui sévit dans de nombreux territoires suscite une prise de conscience, et les décisions de la Cour contribuent à renforcer les dénonciations contre l’État qui ne prend pas de mesures adéquates pour résoudre ces problèmes. Un autre leader de la communauté de Xákmok Kásek souligne que leur lutte a été bénéfique pour de nombreuses autres communautés qui font face aux mêmes défis, et que la terre ne peut être obtenue qu’après une lutte acharnée et une action forte. Cela me permet d’affirmer que l’effet indirect du droit peut se faire sentir sur une échelle plus large et pourrait être étudié dans d’autres contextes.