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Héritière de préoccupations qui ont semble-t-il toujours accompagné la production du droit (Flückiger et Guy-Ecabert, 2015), la légistique peut être considérée comme une « science appliquée » (Chevallier, 1995 : 15) se rapportant à l’ensemble des règles et méthodes relatives à la conception et à la rédaction des textes juridiques. Elle tend à s’affirmer progressivement comme une véritable discipline, d’abord en ce qu’elle renvoie au savoir-faire des rédacteurs des textes normatifs et aux guides qui le codifient et le transforment en un corpus de préconisations dotées d’une portée plus ou moins contraignante, mais aussi parce qu’elle constitue un ensemble de connaissances sur ces pratiques et plus globalement sur les enjeux qui se rapportent à la production du droit.

La légistique est ainsi l’angle d’approche privilégié du problème public que constituerait aujourd’hui la dégradation de la qualité du droit[1] et qui motive depuis près de 30 ans des réflexions et des politiques visant à « mieux légiférer » dans les États de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et dans l’Union européenne (Groulier, 2015). Elle présente par ailleurs un potentiel heuristique certain pour analyser les mutations que connaît la normativité juridique et apprécier plus finement l’évolution de la place du droit comme mode de régulation des sociétés. Loin de se cantonner aux questions purement formelles et aux conditions du « bel ouvrage législatif », la légistique constitue en effet une voie d’entrée de la rationalité managériale dans le processus de production des normes juridiques (Flückiger, 2019 : 47 et suivantes). Elle semble ainsi susceptible de proposer un éclairage singulier de la question de l’association des citoyens à la fabrique du droit. En effet, si de prime abord la participation citoyenne renvoie à un certain idéal d’élaboration démocratique du droit, elle est aussi, du point de vue de la légistique, un moyen de servir l’une des finalités de la discipline : garantir l’efficacité du droit, entendue dans une approche instrumentale comme la capacité des normes juridiques à permettre d’atteindre les objectifs politiques qu’elles servent et, pour cela, à mieux assurer leur effectivité. Pour la légistique, l’implication des futurs destinataires des règles de droit dans la phase d’identification des intérêts et enjeux à prendre en compte, ou dans celle d’évaluation des conséquences prévisibles des choix normatifs, serait de nature à renforcer la pertinence des options retenues et ainsi à limiter les risques de contournement ou de méconnaissance frontale de la norme. Cette association favoriserait aussi la mise en évidence précoce de potentielles difficultés d’application des règles arrêtées et permettrait donc d’anticiper des causes parfois non intentionnelles d’ineffectivité. Ce regard utilitariste n’est certes pas exclusif, la légistique n’étant pas que science de l’efficacité ; mais il concourt, en caractérisant l’approche légistique, à renouveler l’analyse de la question de la participation citoyenne à la fabrique du droit.

Cette approche spécifique appelle du reste quelques précisions d’ordre terminologique. En premier lieu, le terme d’association des citoyens au processus normatif sera préféré à celui de participation. Ce dernier, dérivé du bas latin participatio, implique en effet une dimension active (« prendre part à ») et l’idée d’un partage (ici du pouvoir normatif). Or, il s’avère trop étroit pour rendre compte de l’ensemble des manières dont la légistique appréhende la contribution des citoyens, qui n’est ni toujours véritablement « active », et n’implique pas nécessairement une forme de codécision. Par ailleurs, le terme participation revêt en droit positif un sens spécifique qui distingue dans certains domaines la portée de l’association des citoyens. En second lieu, nous appréhenderons la notion de citoyen dans son sens juridique ; cela permettra de discriminer entre des dispositifs d’association se limitant strictement aux citoyens-électeurs et ceux élargissant le champ des acteurs concernés.

La légistique ayant pour finalité d’assurer la qualité du droit et de ses modalités d’élaboration, la question qui se pose est celle de savoir si et comment l’association des citoyens au processus d’élaboration et de révision des normes juridiques y contribue. Pour y répondre, la distinction classiquement établie entre légistique formelle et légistique matérielle (Morand, 1999) s’avère éclairante. La première se rapporte à un ensemble d’exigences et de préconisations concernant la mise en forme, la qualité rédactionnelle et les conditions procédurales d’élaboration des textes normatifs. Elle s’attache en particulier à la régularité juridique du processus, de même qu’à l’accessibilité et à l’intelligibilité du droit. De son côté, la légistique matérielle porte moins sur les énoncés normatifs que sur les normes elles-mêmes, c’est-à-dire leur « contenu » : elle vise à assurer les conditions du bien-fondé des choix normatifs, entendu comme le résultat d’un processus conduit selon une démarche rationnelle. Or, l’un et l’autre de ces volets de la légistique n’appréhendent pas l’association des citoyens de la même manière. Si la légistique matérielle en fait, au même titre que l’association d’autres « parties prenantes », un moyen d’informer les décideurs dans le but d’assurer la pertinence de leurs choix normatifs, la légistique formelle appréhende surtout cette question à l’aune de la conformité aux procédures en vigueur, qui tendent au demeurant à reléguer les citoyens à un rôle secondaire.

Notre démarche s’appuiera sur un examen des guides ou corpus de préconisations de légistique formelle et matérielle disponibles en France (le Guide de légistique édité par le Conseil d’État et le Secrétariat général du gouvernement, principalement), au sein de l’Union européenne (les Guidelines et Toolbox de la Commission en matière de « Mieux légiférer ») et de l’OCDE (à travers ses recommandations et principes directeurs produits depuis 1995). Le droit positif, parce qu’il consacre certaines de ces préconisations et leur confère une portée juridique obligatoire, ou parce qu’il pose lui-même des règles substantiellement légistiques, sera également mobilisé. Par ailleurs, les expériences d’élaboration participative du droit pratiquées en France au cours des 20 dernières années (« grenelles », états généraux, loi pour une République numérique, Convention citoyenne pour le climat, Convention citoyenne sur la fin de vie, etc.) apporteront un matériau empirique permettant d’apprécier la manière dont sont mises en oeuvre les préconisations formulées et l’effectivité de l’association citoyenne. Cette étude mobilisera enfin certaines expériences étrangères afin de mettre en perspective les pratiques observées en France.

1. Une association des citoyens valorisée par la légistique matérielle

Les préconisations de légistique matérielle appréhendent les citoyens comme des parties prenantes, dont l’association au processus d’élaboration ou de révision des textes normatifs s’inscrit dans la logique évaluative devant présider aux choix normatifs. Cet ancrage légistique donne lieu à de multiples voies de concrétisation.

1.1. Des « citoyens-parties prenantes » au fondement des choix normatifs

Conformément à la « méthode législative » conceptualisée dans les années 1970 (Noll, 1973 ; Mader, 1985), la légistique décompose le processus d’élaboration des textes normatifs en une succession de séquences auxquelles s’appliquent différents préceptes méthodologiques (Morand, 1999 : 393). Ce découpage analytique peut schématiquement s’appréhender en deux phases. L’une, de définition du problème à régler, vise à rassembler les données de tous ordres disponibles en vue de savoir s’il convient ou non de légiférer ; le recours à diverses méthodes d’investigation doit permettre de prendre l’exacte mesure du problème ainsi que d’évaluer les avantages et les inconvénients possibles d’une nouvelle loi. L’autre phase, de définition des solutions, suppose de déterminer les objectifs poursuivis et les meilleurs moyens de les atteindre ; le recours à des techniques d’aide à la décision doit contribuer à réduire la part d’incertitude et à retenir les instruments les plus appropriés pour légiférer à bon escient.

Ce faisant, la légistique matérielle traduit une évidente démarche de rationalisation de la production normative et d’indexation de celle-ci sur le cycle des politiques publiques. Il s’agit de justifier dûment le recours au droit en démontrant son efficacité et son avantage comparatif pour la résolution des problèmes identifiés.

Dans son « cycle légistique », Alexandre Flückiger inscrit ce séquençage dans une logique circulaire (Flückiger, 2019 : 38)[2]. Il y distingue une phase de légistique matérielle prospective, en amont de l’édiction des textes juridiques ; elle requiert la réalisation d’un diagnostic de la situation et une anticipation des effets d’une éventuelle intervention normative, à travers une évaluation ex ante. C’est à cette occasion que la consultation d’experts peut être requise, comme plus largement celle des différentes parties prenantes concernées par le texte normatif en préparation. Ces parties prenantes couvrent un vaste champ d’acteurs qui ne se limite pas aux destinataires de la future norme, mais comprend divers groupes d’intérêts (acteurs économiques, associations, syndicats, élus locaux…) ainsi que les citoyens. Une phase rétrospective du « cycle légistique » prévoit que ces mêmes parties prenantes peuvent à nouveau être sollicitées dans le cadre d’une évaluation ex post de la norme en vigueur, en vue de son éventuelle révision.

Cette inscription des citoyens comme parties prenantes dans les séquences évaluatives préparant l’adoption ou la révision des textes normatifs est ainsi préconisée dans les standards de légistique portés par la politique « Mieux légiférer » de l’Union européenne (voir le point 19 de l’Accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission européenne « Mieux légiférer » du 13 avril 2016) ou la « gouvernance réglementaire » de l’OCDE (voir le principe 2 de la Recommandation du Conseil concernant la politique et la gouvernance réglementaires de 2012).

Les objectifs attachés à cette association sont multiples. Conformément à l’ambition rationalisatrice de la légistique matérielle, les parties prenantes constituent avant tout une source d’information dans le processus de production normative. Leur association est censée permettre de documenter les diverses facettes d’un problème et de connaître au mieux les besoins à satisfaire, non seulement ceux concernant le fond des choix normatifs à effectuer – et qui renvoient à l’élaboration des politiques publiques –, mais aussi ceux ayant spécifiquement trait à la formalisation juridique de ces choix. La consultation des entreprises permet par exemple de faire émerger des attentes en matière de simplification normative ; celle des particuliers, de meilleure accessibilité des textes en vigueur, etc. Dans le contexte de lutte contre l’inflation normative, cette phase doit aussi aider à décider si le problème à traiter suppose d’intervenir par l’instrument juridique ou par d’autres moyens, en en renseignant les coûts et les avantages respectifs (OCDE, 2008 : 16). Cet enjeu de connaissance participe clairement de la rationalité managériale qui anime la légistique matérielle, l’objectivation des besoins constituant une condition sine qua non de la décision fondée sur des faits objectifs (evidence based decision).

En aval, le bénéfice escompté de cette association est une meilleure efficacité des normes produites, qui tient non seulement à l’atteinte des objectifs de politiques publiques visés, mais aussi à l’effectivité des règles édictées. Impliqués précocement dans le processus de production du droit, ceux qui en deviendront ensuite les destinataires seraient plus enclins à en respecter les prescriptions, à adhérer aux choix normatifs effectués, et partant à faire confiance aux pouvoirs publics. Ils prendraient alors d’autant plus activement part aux dispositifs de participation mis en oeuvre, ce qui renforcerait la qualité de l’information des décideurs (OCDE, 2012b : 25). Au-delà de ce cercle vertueux qui peut paraître très théorique et empreint de « croyance managériale » s’affirme donc un enjeu de légitimation des textes juridiques pour leurs destinataires.

Or, pour éviter que cette légitimation ne soit que procédurale et expertale, l’association des citoyens s’avère particulièrement précieuse. C’est sans doute ici qu’apparaît sa singularité. Elle est porteuse d’une connotation démocratique qui n’existe pas dans la notion de parties prenantes. Permettant d’inclure un large champ d’acteurs, elle se veut neutre et renvoie tant aux destinataires des normes qu’aux multiples représentants d’intérêts qui gravitent autour du processus normatif – la notion de « public » parfois utilisée en droit français suppose d’ailleurs cette même neutralité. Le citoyen est un être politique à qui sont reconnus des droits, des prérogatives plus ou moins directement déterminantes du contenu des normes juridiques. Associer les citoyens permettrait ainsi de rééquilibrer la démarche légistique, en combinant l’analyse technique pouvant provenir des experts ou de certains représentants d’intérêts avec une ouverture participative valorisant l’expérience d’usage et une forme d’expertise profane. « Concevoir une évaluation, ex ante ou ex post, qui soit aussi participative, pluraliste, qu’inclusive s’impose […] pour contrer d’évidentes tendances technocratiques, élitistes ou économistes qui guettent sans cesse la discipline. » (Flückiger, 2019 : 495)

Cette distinction des citoyens parmi les parties prenantes explique aussi la différence d’approche qui préside à leur association. Si les représentants d’intérêts constituent des acteurs dont les pouvoirs publics s’emploient surtout à accompagner l’influence et à rendre visible « l’empreinte normative » (Nadal, 2015 : 78) au nom d’une exigence de transparence et de moralisation (Lapousterle, 2009 ; Mekki, 2011 ; Kerléo, 2020), l’association des citoyens aux procédures d’élaboration des textes normatifs suppose d’être construite par les pouvoirs publics, à qui il incombe d’en organiser le principe et les modalités.

1.2. Un foisonnement de traductions empiriques

Dépassant les pratiques classiques de consultation, les dispositifs mis en oeuvre pour traduire ces orientations se caractérisent par leur grande variété. Ils répondent en ce sens à la préconisation de l’OCDE d’offrir un large éventail d’instruments assurant une participation effective de l’ensemble des parties prenantes, dans toute leur diversité (OCDE, 2012b : 26). Il en résulte une certaine complexité, que nourrissent les logiques de benchmarking à l’oeuvre dans les forums océdéen et européen : les pratiques nationales circulent entre États, qui s’influencent réciproquement – les conventions citoyennes doivent par exemple beaucoup aux conférences de consensus danoises (Sintomer, 2014).

Les pratiques observées en France illustrent ce foisonnement. Un rapide aperçu, non exhaustif, permet de prendre la mesure d’une richesse qui se manifeste sur le plan des qualités au titre desquelles les citoyens sont associés (a), mais aussi des modalités de leur contribution (b).

a. Diversité organique. Peuvent d’abord n’être associés aux procédures normatives que les électeurs, comme c’est le cas pour les consultations locales ou les référendums locaux et nationaux ; l’inscription sur les listes électorales de la collectivité concernée, la capacité juridique et la nationalité française constituent alors des conditions de l’association – sous réserve de l’exception liée à la citoyenneté européenne. Dans d’autres dispositifs, la qualité de citoyen peut être soit envisagée plus souplement (les pétitions adressées au Conseil économique, social et environnemental [CESE] doivent être signées par des « personnes âgées de seize ans et plus, de nationalité française ou résidant régulièrement en France[3] »), soit non déterminante comme lorsqu’est associé le « public » (voir par exemple l’article L.131-1 du Code des relations entre le public et l’administration [CRPA]), soit encore fondue dans le cadre d’organisations représentatives associées au titre de la société civile (comme lors du Grenelle de l’environnement).

Dans certains domaines, les citoyens sont dotés de droits particuliers qui rendent leur association à toute évolution normative obligatoire. En matière environnementale, cette association prend les traits d’un droit à la participation à valeur constitutionnelle, sur le fondement de l’article 7 de la Charte de l’environnement (voir aussi la Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement). Sa mise en oeuvre passe par des procédures particulières prévues par les textes de référence (enquête publique, débat public…) ou par la procédure supplétive de l’article L.123-9 du Code de l’environnement. La démocratie sociale impose aussi une association qui se concrétise en droit à la concertation, énoncé à l’article L.1 du Code du travail. Même s’il n’existe pas de véritable droit à la participation en matière de bioéthique, l’article L.1412-1-1 du Code de la santé publique édicte bien une obligation d’organiser un débat public sous forme d’états généraux pour « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société mentionnés à l’article L.1412-1 ».

b. Diversité matérielle. La contribution des citoyens est par ailleurs variable selon les modalités de leur association. Ils peuvent ainsi, dans la logique de la démocratie participative, être sollicités à titre individuel pour rendre des avis (dans le cadre de consultations), donner leur consentement[4], voire décider en lieu et place des autorités représentatives en cas de référendum national ou local. Ils peuvent également être invités à formuler des observations dans le cadre de l’évaluation des textes normatifs : ex ante, en déposant des contributions sur les études d’impact des projets de loi via le site de l’Assemblée nationale par exemple, ou ex post en vue de la révision de textes déjà en vigueur[5].

Mais les citoyens peuvent aussi participer ès qualités, le cas échéant au terme d’un tirage au sort, et siéger au sein d’une instance collégiale. Le CESE peut ainsi associer le public à l’exercice de ses missions par la participation aux travaux de ses commissions (art. 4-2 et 4-3 de l’ordonnance CESE). Les citoyens peuvent par ailleurs être associés en vue de la constitution de « mini-publics délibératifs », qui s’inscrivent dans la logique de la démocratie délibérative (Blondiaux et Manin, 2021). Recevant des dénominations variables (conseils citoyens, conférences de consensus, jurys citoyens…), ces « mini-publics » sont investis de missions diverses, allant de l’objectivation d’un débat à la formulation de résolutions collectives (Fleury, 2022 ; Paulis, Talukder et Vrydagh, 2022). La conférence de citoyens relative aux OGM de 1998 (Boy, Donnet Kamel et Roqueplo, 2000) est certainement l’une des premières expériences françaises de ce type, suivie par d’autres, comme l’association de citoyens tirés au sort aux travaux de la Commission nationale du débat public (CNDP), la pratique des conférences de citoyens dans le cadre des états généraux de la bioéthique (art. L.1412-3-1 du Code de la santé publique) ou, plus récemment, la Convention citoyenne pour le climat, les conférences territoriales de citoyens dans le cadre du Grand débat national, ou la Convention citoyenne sur la fin de vie.

Des dispositifs d’association se voulant moins formels sont également apparus. S’inscrivant en marge du processus institutionnalisé d’association des citoyens, des ateliers législatifs sont organisés par des parlementaires à titre individuel ou dans une démarche coordonnée au sein de certains partis politiques (Untermaier et Kerléo, 2014). Ces lieux d’échanges avec les élus leur permettent notamment de recueillir l’avis des citoyens de leur circonscription sur des projets de textes juridiques ou des textes en discussion, en les invitant le cas échéant à se prêter à des exercices de formalisation d’« amendements ». Mais même dans le cadre institutionnalisé d’association des citoyens, la volonté des pouvoirs publics de s’appuyer sur des dispositifs plus souples est très claire, ainsi que l’illustre l’apparition des consultations dites « ouvertes ». Inspirée de la pratique américaine du « notice and comment » (Conseil d’État, 2011 : 48), cette forme d’association invite les citoyens (et plus largement les « personnes concernées ») à exprimer leurs avis selon des modalités faiblement formalisées, passant généralement par le recours à un site Internet. En France, ces consultations ouvertes peuvent être mises en oeuvre en l’absence de procédure de consultation particulière imposée par les textes (art. L.131-1 du CRPA) ou en substitution à une consultation obligatoire (art. L.132-1 du CRPA)[6]. Si le procédé peut présenter un intérêt pour la participation citoyenne – réintégration de publics éloignés de la politique ou moins disponibles, suppression des contraintes spatiales et temporelles (Vidal-Naquet, 2017) –, il répond aussi à des considérations plus gestionnaires que démocratiques. Son introduction en 2015 a en effet visé à « pallier la multiplication des commissions consultatives et le formalisme des consultations, jugés responsables de retards dans la prise de décision, en les remplaçant par des consultations ouvertes, plus souples et moins coûteuses à mettre en oeuvre » (Bergeal, 2018 : 271) ; il participe aujourd’hui d’une modernisation des procédures consultatives entreprise par les gouvernements successifs (en dernier lieu, la circulaire no 5975/SG du 24 octobre 2017 relative à la modernisation des procédures de consultation préalable et à la réduction du nombre des commissions consultatives). Autrement dit, la légistique matérielle, qui encourage l’association des citoyens, rencontre ici la légistique formelle.

2. Une légistique formelle limitant la portée de l’association des citoyens

Du point de vue de la légistique formelle, l’association des citoyens aux processus normatifs constitue un enjeu essentiellement juridique : il s’agit de sécuriser les procédures d’élaboration des textes, bien que se posent aussi des questions tenant à l’accompagnement méthodologique de l’association citoyenne. Par ailleurs, cette dernière est généralement déconnectée d’une contribution directe des citoyens à la rédaction des textes normatifs.

2.1. Sécuriser les procédures consultatives plutôt que déterminer les conditions du « bien consulter »

Le Guide de légistique français aborde la question de l’association des citoyens selon un prisme juridique très net. La question y est essentiellement traitée au sein de la sous-section « Règles générales » (2.1.) d’une section consacrée aux « Étapes de l’élaboration des textes » (2.). Autrement dit, aucun formalisme distinctif ne fait de l’association des citoyens une question en soi, puisqu’elle est traitée comme une étape procédurale parmi d’autres, aux côtés des notifications et informations exigées par le droit de l’Union européenne (2.1.4), de la question du pilotage et de la programmation des textes (2.1.2) ou encore du rôle du Secrétariat général du gouvernement (SGG) et du Conseil d’État (2.1.1.). La question est ensuite ventilée dans trois sous-sections : la première, générale, se rapporte à la consultation de différentes instances (Conseil d’État, CESE, Conseil national d’évaluation des normes, Commission nationale de l’informatique et des libertés, Commission européenne…) et aux consultations ouvertes du public. Les deux autres sous-sections abordant l’association des citoyens sont plus spécifiques, et concernent les obligations particulières liées à la concertation avec les partenaires sociaux (2.1.5.) et à la participation du public en matière d’environnement (2.1.6.) (SGG et Conseil d’État, 2017 : 118 et suivantes).

Dans des développements visant donc à sécuriser juridiquement les procédures mises en oeuvre et les textes adoptés, le Guide de légistique expose l’état du droit positif et de la jurisprudence constitutionnelle et administrative, en particulier les règles de légalité externe des actes administratifs. Ainsi l’apport du Guide n’est-il pas de formuler des recommandations méthodologiques ou d’inciter à suivre de bonnes pratiques en matière d’association des citoyens, du moins au-delà de celles consistant à agir conformément au droit. La seule préconisation renvoyant véritablement à la méthode concerne les consultations ouvertes prévues par l’article L.131-1 du CRPA, et consiste en un rappel des principes posés par la jurisprudence dite « Occitanie[7] », et qui sont venus encadrer un mode de consultation à dessein peu formaliste, qui pouvait favoriser des pratiques d’association artificielle du public et nuire à la sincérité – au sens juridique – de la consultation[8].

Un récent rapport préconise de « codifier » cette jurisprudence dans le CRPA, au titre de « principes d’une bonne association du public » (Bernasconi, 2022 : 53 et suivantes). Il propose également d’intégrer dans ce code les principes aujourd’hui énoncés dans l’ordonnance relative au CESE en matière d’association du public aux missions de ce dernier (article 4-2). Cette insertion dans le CRPA confirmerait la valeur juridique (déjà acquise) de ces principes et aurait pour conséquence d’inscrire formellement dans une source du droit positif des prescriptions matériellement légistiques. Mais cette « juridicisation » des préconisations de légistique (Chevallier, 2015) laisserait pendantes d’autres questions que les promoteurs d’un texte peuvent légitimement se poser lorsqu’ils veulent associer les citoyens.

Cette association soulève en effet des enjeux méthodologiques[9], extrajuridiques, souvent propres d’ailleurs à chacun des dispositifs mis en oeuvre : comment correctement formuler une question soumise à référendum (local ou national) ou dans le cadre d’une consultation ? Quel périmètre retenir ? Faut-il cibler un public en particulier ? Comment assurer les conditions d’une délibération efficace et inclusive au sein des conventions citoyennes ? S’agissant de ces dernières, des réponses décentralisées peuvent être fournies par leurs organes internes – comme les comités de gouvernance des conventions pour le climat ou sur la fin de vie –, mais un cadrage plus général, nourri de capitalisation empirique et de travaux théoriques, permettrait de sortir d’un certain adhocisme, pas toujours satisfaisant.

Il faut ainsi chercher hors du Guide de légistique les outils d’aide à la conception et à la conduite des dispositifs d’association des citoyens. Depuis 2010, l’espace collaboratif numérique gouvernemental Extraqual (pour « extranet de la qualité et de la simplification du droit ») met à cet égard à disposition des concepteurs des textes normatifs de nombreuses ressources pour les accompagner et promouvoir de bons usages (Cottin, 2013). On trouve notamment un Guide des consultations ouvertes sur Internet (COEPIA, 2018), qui aborde des questions méthodologiques, dont le champ est toutefois limité à cette forme d’association citoyenne. D’autres outils de ce type seraient indéniablement nécessaires pour couvrir l’ensemble des dispositifs pratiqués[10]. Ils viendraient utilement compléter le Guide de légistique, dès lors qu’il n’est pas envisagé d’inclure de développements sur les méthodes de consultation dans ce dernier. L’Union européenne donne en un sens à voir une approche plus intégrée de l’ensemble des questions de légistique dans les lignes directrices et boîtes à outils élaborées dans le cadre de sa politique « Mieux légiférer », en y incluant précisément une partie des enjeux méthodologiques liés à l’association des citoyens (Commission européenne, 2021 et 2023, notamment le chapitre 7). Mais cette formalisation de l’ensemble des questions gravitant autour de l’élaboration des normes fait plutôt figure d’exception, les pratiques nationales dissociant généralement les recueils de bonnes pratiques et autres manuels en matière de consultations des guides de légistique à proprement parler[11].

2.2. La déconnexion de l’association des citoyens et de la rédaction normative

Au-delà des aspects procéduraux, la légistique formelle se rapporte bien évidemment à l’écriture des textes normatifs. C’est même à cette opération qu’est parfois réduite la discipline, comme si l’on touchait là au coeur de ce savoir-faire. Or, tout invite à penser que les citoyens sont considérés comme ne sachant pas faire, tant leur participation semble constituer un impensé de cette phase pourtant décisive de concrétisation des règles de droit.

La rupture est sensible entre une démarche de légistique matérielle faisant de l’association des futurs destinataires des normes une condition du « bien légiférer » et le mutisme du versant formel de la discipline. Certes, les démarches menées en faveur d’un langage juridique clair (plain-language drafting) ou les réformes de simplification de la terminologie administrative, par exemple, placent les citoyens au centre de préoccupations de légistique formelle. Cependant, ils le sont en qualité de futurs destinataires de normes, d’administrés, ou encore de pétitionnaires, dont il s’agit de comprendre les besoins et de connaître l’expérience d’usage, conformément au modus operandi recommandé par la légistique matérielle ; ils ne participent en aucun cas directement à l’écriture des règles. L’idée est que celles-ci soient mieux écrites pour eux, mais pas nécessairement par eux.

Comme l’exprime Benoît Montay, les citoyens semblent ainsi souvent invités à participer au « faire » de la législation, c’est-à-dire aux étapes qui ne déterminent pas directement le contenu ou les effets d’un énoncé juridique, mais pas au « vouloir » de la législation, entendu comme le fait d’« adopter des actes qui déterminent directement le contenu de l’énoncé ou qui conditionnent sa capacité à produire des effets de droit : un amendement, une approbation, un véto » (Montay, 2021). Aussi séduisante soit-elle, cette opposition doit cependant être nuancée, car la réalité propose un éventail de situations intermédiaires.

De manière générale, en effet, les citoyens sont rarement les décideurs en matière de production normative, à l’exception notable du référendum. Qu’il soit national ou local, ce dernier permet une véritable décision citoyenne, mais n’offre pas – du moins dans l’expérience française – de prise sur le processus d’élaboration de la question mise aux voix, ni de pouvoir d’initiative authentique. Le pouvoir de décider semble, pour les citoyens, exclusif de la possibilité de rédiger, c’est-à-dire de déterminer la forme des énoncés normatifs et le fond des prescriptions juridiques édictées.

L’irruption des citoyens dans la phase d’écriture reste donc assez exceptionnelle, et les cantonne en tout état de cause à une étape en réalité pré-décisionnelle. C’est très net s’agissant des ateliers législatifs, dans lesquels les citoyens peuvent parfois rédiger des « amendements » aux projets ou propositions de lois qui leur sont présentés. Ils permettent une forme d’association à l’écriture normative, mais très distante du pouvoir de décision et médiée par les parlementaires organisateurs, qui seuls pourront formellement présenter les propositions citoyennes, qu’ils auront du reste toute latitude de reformuler. Les citoyens se trouvent alors dans une situation proche de celle des représentants d’intérêts livrant aux parlementaires des amendements déjà rédigés, sans toutefois bénéficier d’une même capacité d’influence.

La frontière entre rédaction et décision est moins nette lorsque les pouvoirs publics, dans un élan d’innovation démocratique, organisent des étapes associant des citoyens à la rédaction des textes normatifs, qu’ils articulent par ailleurs plus ou moins explicitement avec un pouvoir de décision.

Tel est le cas des expériences de coécriture en ligne (e-rulemaking), inaugurées en France en 2015 avec l’élaboration de la loi pour une République numérique. Avant d’être transmis au Conseil d’État et délibéré en Conseil des ministres, le pré-projet de loi a été soumis aux citoyens via une « plateforme inédite de coécriture de la loi », selon les termes du gouvernement. Pendant trois semaines, les citoyens ont pu commenter les différents articles, proposer des modifications aux articles existants et l’insertion de nouveaux, ces propositions étant elles-mêmes soumises ensuite au vote des autres citoyens-internautes. Plus de 21 000 participants ont ainsi publié 8 500 contributions, dont le gouvernement a tenu compte en procédant à des modifications de son projet inspirées de ces « amendements ». Il a ainsi retenu cinq nouveaux articles d’inspiration citoyenne et intégré près de 90 modifications motivées par des remarques des internautes (Bergougnous, 2015 ; Barraud, 2016 ; Monget, 2016).

La Convention citoyenne pour le climat a constitué un autre exemple d’innovation démocratique et légistique, qui a clairement posé la question de l’étendue des prérogatives reconnues aux citoyens : leurs travaux au sein de la Convention serviraient-ils à éclairer les pouvoirs publics en vue de l’adoption de réformes à venir ou constitueraient-ils une écriture citoyenne de ces réformes ? Au terme de l’exercice, les conventionnaires devaient adresser publiquement au gouvernement et au président de la République « l’ensemble des mesures législatives et réglementaires » qu’ils jugeraient nécessaires, notamment celles dont il serait « opportun qu’elles soient soumises à un référendum ». Surtout, « un appui technique et juridique [était] mis en place pour assurer la transcription juridique des propositions[12] ». C’est un comité légistique qui a rempli cette fonction, renforçant l’idée qu’ainsi assistés, les citoyens-conventionnaires pouvaient s’estimer habilités à écrire le droit. Il n’en a toutefois pas été totalement ainsi, puisque l’exécutif ne s’était pas dépossédé de ses prérogatives lui permettant de « filtrer » les propositions, qui en tout état de cause devaient être intégrées dans des projets d’actes (législatifs, réglementaires, référendaires) dont lui seul pouvait être l’auteur.

Ce précédent est riche d’enseignements sur le défi qu’une telle expérience démocratique demande de relever et sur les faux-semblants qu’il convient aussi d’éviter. Le défi consiste à doter les citoyens d’une compétence rédactionnelle, au sens d’un savoir et d’un savoir-faire de légistique formelle indispensables à la mise en forme juridique de leur volonté ; or, par principe, ils sont loin d’en disposer, et la durée d’une convention citoyenne n’augure guère un temps de formation suffisamment long pour les préparer efficacement. Quant aux faux-semblants, ils tiennent à l’illusion qui pourrait être entretenue auprès des citoyens que leur montée en compétence, indéniable mais limitée, suffirait à leur donner une compétence rédactionnelle entendue comme une habilitation à adopter directement les normes élaborées. Sur ces deux plans, la Convention citoyenne pour le climat aura sans doute déçu, le comité légistique ayant surtout conduit les citoyens à prendre « conscience de leurs limites et de la remise aux compétences professionnelles de juristes » (Reber, 2020 : 424). Autrement dit, la contribution individuelle des citoyens à la formation de la loi mentionnée à l’article 6 de la Déclaration de 1789 demeure théorique et ne se concrétise pas, même dans une convention citoyenne, en une capacité à donner directement forme et force de droit à leurs propositions. Ils demeurent dépendants, du moins en France et à ce jour, des autorités représentatives.

Mais cette coécriture imparfaite du droit reste une expérience partagée par les citoyens de nombreux autres États où des démarches d’association à la phase de légistique formelle sont pourtant mises en oeuvre. L’abandon parlementaire de la réforme constitutionnelle islandaise coécrite par les citoyens en fournit une illustration éloquente (Sales, 2017). Au contraire, le chaînage organisé en Irlande entre les propositions issues des travaux de conventions citoyennes tirées au sort et leur adoption par référendum est à cet égard remarquable, même si la contrainte référendaire propre au droit constitutionnel irlandais n’a évidemment pas été étrangère à ce précédent démocratique (Courant, 2019).

Conclusion

La légistique appréhende essentiellement l’association des citoyens à la fabrique du droit dans la phase amont de la concrétisation des choix normatifs : il s’agit, dans une démarche plus empreinte de rationalisation que de démocratisation, de recueillir des données propres à créer les conditions de la meilleure effectivité possible du droit qui sera édicté. Cet objectif de légistique matérielle reçoit des concrétisations nombreuses attestant un certain renouveau des dispositifs d’association citoyenne. Dans la phase de concrétisation elle-même, les citoyens jouent un rôle secondaire, où ils sont rarement les rédacteurs directs de la norme juridique. Du point de vue de la légistique formelle, leur association est avant tout une question procédurale, porteuse d’enjeux juridiques. La définition des conditions du « bien consulter » est encore lacunaire et une légistique de l’élaboration citoyenne du droit est loin d’exister.

La discipline est à l’évidence construite à partir des mécanismes de la démocratie représentative. Si son versant matériel encourage, sous des formes certes variables, l’association des citoyens aux processus d’élaboration ou de révision des textes juridiques, c’est aux fins d’assurer les conditions d’efficacité des choix normatifs qui seront arbitrés par les autorités investies du pouvoir de décision. En ce sens, « la vocation de[s] outils de participation citoyenne n’est pas de remplacer la démocratie représentative, mais de la rendre plus performante » (Fatin-Rouge Stefanini, 2021 : 108). Quant à la légistique formelle, elle accompagne plus qu’elle ne détermine les modalités d’élaboration des textes normatifs et de distribution du pouvoir de décision. Pour le dire autrement, « la transformation du mode d’écriture de la loi ne peut être réduite à une question technique, à une question de pure légistique, mais demeure une question fondamentalement politique » (Vidal-Naquet, 2017 : 67).