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Le choix de l’autonomie et de la responsabilité

L’auteur de cet essai est bien connu au sein de la francophonie : ancien professeur de mathématiques, enseignant-chercheur dans plusieurs universités du monde, professeur associé à l’Université de Sherbrooke, il a mené une riche carrière administrative en France où il a été, entre autres, recteur d’académie et consultant. Il est un homme d’action, donc, mais aussi un homme de réflexion. Celle-ci s’est portée sur la gouvernance de l’éducation, sur l’apport des sciences cognitives à l’administration et sur l’organisation apprenante. Rédacteur en chef pendant près de 15 ans de la revue d’éducation internationale (de Sèvres), il y a cultivé un intérêt prononcé pour la comparaison internationale. Même à l’aube de ses 80 ans, A. Bouvier continue à s’exprimer sur l’éducation en France et dans le monde.

Dans cet essai, A. Bouvier dessine les grands axes de l’école de ses rêves. Le livre, qui est la suite d’un précédent ouvrage paru en 2021 et tout entier consacré à l’état de l’école française, comprend deux parties.

La première est un retour sur la gestion pédagogique de la pandémie par l’Éducation Nationale ; elle comprend huit chapitres dans lesquels l’auteur, avec ironie et sarcasme, dénonce l’improvisation de la gestion pédagogique pendant la pandémie. D’ailleurs, c’est faute d’autre terme qu’il emploie le mot « gestion », car selon lui, il n’y a pas à proprement parler eu de gestion réfléchie et conséquence de la pandémie ni de retour sur les quelques expérimentations auxquelles elle a donné lieu. Bouvier dénonce une désorganisation pédagogique qui risque d’être durable, déstabilisant le milieu enseignant et générant une forte inquiétude chez les familles et une grande incompréhension au sein de la société civile. La pandémie a révélé les carences de l’école, des inégalités numériques, et une grande lenteur à réagir maquillée de jovialisme ministériel. Pour un lecteur québécois, ces propos rappelleront, mais aussi relativiseront, les incohérences et les ratés de la gestion de notre propre ministre de l’Éducation au cours de la pandémie…

La seconde partie comprend 6 chapitres et esquisse l’école qui pourrait et devrait, selon l’auteur, voir le jour. Ce qui intéresse Bouvier ici, ce n’est pas tant le quoi enseigner — le curriculum et ses finalités — que le comment organiser l’école pour qu’elle remplisse sa mission d’instruction et d’éducation. À ses yeux, c’est ce « comment », i.e. l’organisation scolaire en ce qu’elle définit les conditions du travail pédagogique et les rapports horizontaux et verticaux entre les acteurs, qu’il faut d’abord changer. « Le comment est révolutionnaire », affirme-t-il, car il détermine l’action.

S’il reconnaît l’impossibilité de toute prospective sur un horizon de 30 ans, il pense qu’il ne s’avère pas moins nécessaire que le système éducatif français prenne acte des usages intéressants de l’enseignement à distance et qu’il intègre et dose ce mode d’enseignement dans une forme scolaire plus hybride, en étroite relation avec des rapports renouvelés et plus partenariaux avec les familles. Maintenant que des apprentissages ont été réalisés, il apparaît nécessaire, selon Bouvier, de capitaliser ceux-ci et d’en tirer profit pour la suite des choses. Pas question de revenir au statu quo ante.

Sur le plan institutionnel, tout aussi important est le « choc d’autonomie » que doivent recevoir les acteurs et les établissements. Cela nécessite la débureaucratisation de l’organisation scolaire, au profit d’une plus grande autonomie locale, tempérée par davantage de responsabilisation et d’évaluation. Il importe de penser et mettre en oeuvre un système réticulaire, dont la régulation serait davantage horizontale que verticale, qui libèrerait l’innovation et rendrait possible, par des approximations successives, la construction et le partage de pratiques et de modèles pédagogiques communs adaptés aux besoins des élèves, aux attentes des parents et aux valeurs des communautés. Ce choc d’autonomie, on peut le prévoir, dit Bouvier, apparaîtra à certains acteurs — des «  statuquologues » — difficile à absorber, tant il heurte l’habitus professionnel de nombre d’administrateurs et d’enseignants français. Ce choc exige donc une réelle volonté politique, cohérente et continue, ainsi qu’une bonne dose de pédagogie dans la mise en oeuvre. Mais on peut parier avec l’auteur qu’il rendra à terme les métiers de l’éducation plus attractifs, plus en harmonie avec les valeurs présentes dans le monde du travail, valeurs axées sur l’autonomie, l’innovation, la mobilité, des projets partagés, etc. Ce choc appelle à des rapports entre acteurs plus horizontaux, plus collaboratifs et plus partenariaux.

Cette autonomie est cadrée et, pour reprendre l’expression d’A. Boissinot, elle conduit à une « diversification maîtrisée ». Des encadrements nationaux lui donnent des repères, notamment sur le plan du curriculum et des évaluations certificatives, des exigences de titularisation pour les personnels, une carte scolaire, et des règles de financement. Ce cadre protège les établissements d’un « marché scolaire » tous azimuts, du « libre choix » des parents exacerbant la concurrence et la ségrégation sociale et scolaire, ou encore de diverses formes de privatisation endogène ou exogène. Dans ce cadre, les établissements devraient être en mesure de s’autogérer. Le projet de Bouvier est « libéral » en ce sens qu’il ne repose pas sur un État Éducateur tentaculaire et tatillon, et fait confiance aux acteurs autonomes et responsables ; il ne se veut pas « néo-libéral ». La distinction est importante et anime des discussions sur l’avenir de l’organisation scolaire : comment construire un système « décentralisé », avec des établissements autonomes, en réseau et ancrés dans des partenariats locaux, sans (re)créer des inégalités et des hiérarchies ? Peut-on penser et mettre en oeuvre une décentralisation qui assure équité et mixité sociale et scolaire ? Tel est le défi qu’entend relever l’école dont rêve Bouvier.

Le lecteur ne trouvera pas dans cet essai toutes les réponses opérationnelles à ce défi. Mais il sera sensible à un plaidoyer convaincant pour que la France prenne résolument cette direction. On se met à rêver avec lui.