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Introduction

Sur le plan empirique, cet article s’intéresse à un champ professionnel particulier, celui de l’éducation de l’enfance et à un sous-domaine des tâches qui y sont accomplies : les situations d’accueil et de départ des enfants, telles qu’elles prennent place au quotidien dans les institutions et telles qu’elles constituent des espace-temps de rencontres à la fois éphémères et essentiels entre les éducateurs, les enfants et leurs parents. Dans ce périmètre particulier, nous proposons d’interroger la fabrication des temporalités du travail à une granularité microscopique, celle des interactions situées qui médiatisent et représentent « la part langagière » du travail dans des métiers de services (Borzeix et Fraenkel, 2001 ; Boutet, 2008 ; Filliettaz, 2014, 2018a).

Dans le champ de l’éducation de l’enfance, le travail auprès des parents est aujourd’hui largement reconnu comme une partie intégrante de l’activité des éducatrices de l’enfance (Bonnabesse et Blanc, 2013 ; Rayna et al., 2009). Pourtant, il existe encore peu de recherches qui s’intéressent à la mise en oeuvre du partenariat à un grain fin, celui des interactions verbales et non verbales telles qu’elles sont accomplies en contexte de travail. Dans cette perspective, l’article vise à mettre en visibilité des « compétences interactionnelles » (Filliettaz et Zogmal, 2020) telles qu’elles sont mobilisées dans des rencontres observables entre les éducatrices et les parents. Il vise aussi à montrer comment ces compétences peuvent être soutenues et développées au moyen de démarches de formation professionnelle continue en contexte institutionnel (Garcia et Filliettaz, 2020 ; Garcia, 2021).

La démarche de recherche présentée ici porte une attention particulière aux situations d’accueil et de départ des enfants, des situations « sur le pas de la porte » (Chatelain-Gobron, 2014) durant lesquelles les professionnelles sont amenées à interagir avec les parents, sous la pression du temps. Ces brèves rencontres donnent lieu à des formats d’organisation spécifiques du rapport au temps dans la conduite de l’activité éducative. Les éducatrices doivent composer avec une temporalité sous contrainte et souvent distribuée entre les différents participants engagés dans les interactions. Le temps est compté et l’attention doit être portée simultanément sur de multiples foyers d’attention.

Dans la démarche de recherche dont nous proposons de rendre compte, nous montrons, à partir de données vidéographiques issues d’observations directes ainsi que de démarches d’analyses collectives d’activités réalisées, les « méthodes » (Garfinkel, 2001) que déploient les éducatrices pour faire face à ces contingences temporelles et les compétences d’interaction qu’elles mettent en oeuvre dans ces situations. Par « méthodes », il faut entendre les formes organisées de comportements publics que les membres d’un groupe reconnaissent comme légitimes en vue de faire face aux problèmes pratiques qu’ils rencontrent dans les situations de la vie quotidienne. Cette démarche nous amènera à montrer comment des dispositifs d’analyse du travail basés sur les principes de l’analyse interactionnelle en formation (Filliettaz, 2018b) peuvent contribuer à la mise en évidence et au développement de ce que nous proposons de considérer comme une forme d’intelligibilité temporelle au travail.

Pour mener à bien cette démarche, nous commençons par présenter le dispositif méthodologique et empirique qui a été mis en place dans le but d’observer le travail des éducatrices et des éducateurs auprès des parents. Sur cette base, nous focalisons sur la problématique de la temporalité du travail et nous montrons comment les compétences d’interaction répondent, selon différentes facettes, aux contingences temporelles de l’action. Une analyse de données issues d’un dispositif de formation continue nous permet ensuite de mettre en évidence comment les éducatrices perçoivent les déterminants temporels qui régissent les rencontres avec les parents. Parmi ces déterminants, la problématique du rythme de l’interaction fait l’objet d’une attention particulière. Finalement, la mise en évidence des propriétés rythmiques de l’interaction permet de porter un regard renouvelé sur les logiques de coordination à l’oeuvre dans ces moments d’arrivées et de départs des enfants et de leurs parents. Elle en souligne le caractère éminemment collectif, distribué et accompli dans les circonstances locales d’un agir « en train de se faire ».

Un observatoire du travail éducatif auprès des parents

Dans le but de pouvoir étudier les compétences interactionnelles mobilisées dans le travail éducatif auprès des parents, un dispositif de recherche-formation a été mis en place entre 2018 et 2020 dans deux institutions de la petite enfance du canton de Genève en Suisse (Garcia, 2021 ; Garcia et Filliettaz, 2020 ; Garcia, Wolter et Filliettaz, 2022 ; Zogmal et Filliettaz, 2021)[1]. Cet observatoire du travail éducatif comprenait deux volets distincts, mais étroitement liés : un volet vidéo-ethnographique d’une part ; et un volet de formation continue d’autre part.

Le volet vidéo-ethnographique cherche à comprendre les pratiques interactionnelles telles qu’elles sont accomplies dans le quotidien du travail, et telles qu’elles requièrent la mobilisation de compétences spécifiques au moment de rencontrer les parents dans le quotidien de la vie des institutions de la petite enfance. De manière continue sur une période de deux semaines, des situations emblématiques de rencontres entre les professionnelles et les parents ont été observées au moyen d’un dispositif d’enregistrement vidéo. Ces situations emblématiques ont porté sur trois contextes. D’abord, les temps « d’arrivées », qui prennent place le matin, lorsque les enfants font leur entrée dans l’institution accompagnés de leurs parents. Ensuite, les temps de « départs », marqués par le retour du parent en fin de journée. Enfin, les « entretiens de bilans » qui prennent place généralement une fois par année et qui visent à thématiser le processus de développement de l’enfant et son vécu en institution.

Les données issues de la démarche vidéo-ethnographique ont ensuite été utilisées dans un dispositif de formation continue adressé à des groupes d’éducatrices volontaires et intéressées de développer leurs compétences d’interaction dans la relation avec les parents. Ce dispositif de formation fait partie intégrante de la recherche et en constitue le second volet. Dans cette perspective, le volet de formation vise non plus seulement à identifier les compétences interactionnelles requises par le travail, mais à les développer au sein des collectifs au moyen d’une analyse interactionnelle du travail. Pour ce faire, un dispositif de formation organisé en plusieurs étapes a été mis en place dans chacune des deux institutions, selon des principes inspirés de la démarche proposée par Trébert et Durand (2019). Dans une première phase, dite d’apports mutuels, les participantes se forment à la problématique des interactions et à leurs conditions d’analyse. Réciproquement, elles partagent avec leurs collègues et les chercheurs les problèmes pratiques qu’elles rencontrent dans leurs relations avec les parents. Dans la deuxième phase, dite de sélection, elles documentent les problèmes pratiques qu’elles souhaitent approfondir au moyen des données audio-vidéo recueillies durant le volet vidéo-ethnographique du projet. À ce propos, elles sélectionnent, dans les données disponibles, des séquences qui illustrent les problématiques qu’elles souhaitent partager avec leurs collègues. Dans une troisième phase, dite de co-analyse, le groupe procède à une analyse collective des séquences sélectionnées et retranscrites par les membres du collectif en formation. Chaque film est étudié et commenté par le groupe, selon les principes d’une analyse collective de l’interaction et dans la configuration spatiale illustrée ci-dessous :

Figure 1

Le dispositif matériel de co-analyse lors de la formation

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Dans une dernière phase, dite de synthèse, le groupe revient sur le bilan des analyses produites et en prépare une restitution à un collectif élargi n’ayant pas pu participer à la formation. L’ensemble des pratiques issues de la formation sont à leur tour documentées sous la forme d’enregistrements audio-vidéo.

Tableau 1

Données filmiques disponibles, en heures et minutes

Données filmiques disponibles, en heures et minutes

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Comme l’indique le tableau ci-dessus, les données empiriques disponibles pour cet observatoire du travail éducatif auprès des parents comprennent au total 227 heures d’enregistrements, dont 187 portent sur des situations d’interactions entre éducateurs et parents en contexte naturel, et 40 sur des échanges entre éducateurs et chercheurs dans le cadre du dispositif de formation.

Les données filmiques recueillies ont été intégrées et traitées dans une base de données au moyen du logiciel Transana MultiUser. Le traitement a consisté d’abord à effectuer une transcription verbatim des interactions, puis à réaliser des opérations de codage permettant d’une part de délimiter des extraits particuliers et de leur attribuer des catégories de mots-clés, selon différentes thématiques analysées. Les analyses de données que nous présentons ci-après portent spécifiquement sur le codage de la problématique de la temporalité et de son application aux données issues de la phase de co-analyse dans le dispositif de formation.

La mise en discours des temporalités de l’action

La mobilisation et la mise en oeuvre de ressources multimodales à des fins de coordination de l’action exigent de la part des participants des aptitudes et des capacités hautement contextualisées et contingentes des situations dans lesquelles prennent place leurs rencontres. Ces capacités ont parfois été désignées dans la littérature comme des « compétences interactionnelles » (Mondada, 2006 ; Pekarek Doehler, 2005, 2006 ; Pekarek Doehler et al., 2017). Selon Young et Miller (2004, p. 520), la compétence interactionnelle désigne l’ensemble des savoirs et des savoir-faire que déploient les participants à l’interaction pour configurer collectivement les ressources permettant de s’engager dans des pratiques sociales. Les compétences interactionnelles ne sont pas à envisager ici comme des réalités réifiées imputables à des individus isolés les uns des autres ; elles constituent au contraire des ressources distribuées entre les participants à l’interaction et sont rendues visibles à travers leurs conditions de mise en oeuvre.

Les compétences interactionnelles portent notamment sur la manière dont les participants organisent collectivement les activités, délimitent des étapes de leur déroulement, gèrent l’organisation des tours de parole, orientent leur attention, introduisent de nouveaux topics, construisent des rôles et choisissent des registres de formulation spécifiques selon les circonstances locales et les étapes du déploiement de l’interaction. Ces compétences portent dès lors sur la problématique de la temporalité de l’action, et ce, à différents niveaux.

L’organisation séquentielle de l’interaction

En tant que phénomènes ordonnés, les interactions verbales présentent une caractéristique qui les distingue d’autres réalités sociales : elles se déroulent dans le temps, étape par étape, selon une progression séquentielle. C’est là une problématique qu’a largement contribué à documenter le champ de l’analyse conversationnelle, dans son prolongement des thèses de l’ethnométhodologie (Sacks, 1992 ; Sacks et al., 1978 ; Schegloff, 2007). Il existe plusieurs niveaux ou « rangs » auxquels les interactions verbales peuvent être reconnues comme présentant un ordre séquentiel. Il y a d’abord celui des unités de rang supérieur, qui marquent les étapes des rencontres sociales (Gradoux et Jacquin, 2015). Par exemples, on sait que les échanges interpersonnels débutent généralement par des rituels d’ouverture et de salutation et se terminent par des procédures de clôtures. Or, il existe également un niveau plus microscopique auquel les interactions verbales présentent un caractère temporellement et séquentiellement ordonné. C’est celui de la dynamique des tours de parole qui ponctuent l’accomplissement étape par étape des interactions. On pourra observer d’abord que l’interaction progresse à travers les prises de parole des participants. Les participants endossent tour à tour des rôles de locuteur et de destinataire. Ils accomplissent ici un principe ordonné d’alternance et identifient des moments pertinents dans la construction de leurs prises de tours, auxquels des droits à la parole peuvent ou doivent être assumés par l’un ou l’autre des interactants (Traverso, 2016). On observera également que ces tours de parole ne prennent pas place dans un ordre arbitraire ou aléatoire. Leur succession dessine une progression séquentielle bien particulière, fondée sur une logique de paires adjacentes. Par exemple, on peut considérer qu’une question anticipe une réponse et qu’une invitation anticipe une acceptation. Ainsi donc, la signification que les participants attribuent à leurs comportements et les intentions-dans-l’action qu’ils accomplissent et se reconnaissent sont intrinsèquement liées à la position séquentielle de ces comportements dans une organisation temporellement ordonnée. C’est à ce titre que l’ordre séquentiel des interactions verbales peut être considéré comme une ethnométhode permettant aux participants de produire les conditions d’une intercompréhension nécessaire à des fins pratiques de coordination dans l’action. Il constitue de ce point de vue un principe heuristique d’interprétation de la signification de l’action en contexte.

Les régimes temporels de la multiactivité

En alternative à une approche mentaliste en sciences cognitive, qui s’intéresse à des phénomènes comme le multitasking, la perspective interactionnelle aborde la multiactivité comme une pratique sociale, collective et intersubjective dans laquelle les participants sont engagés, et impliquant des processus complexes de coordination de l’action (Haddington et al., 2014). Cette approche permet de comprendre en profondeur les ressources et les stratégies mises en place par les participants pour répondre aux problèmes pratiques d’organisation et de coordination engendrés par la multiactivité. Selon Mondada (2017), la question de la temporalité est au coeur de la définition de la multiactivité. Il s’agit ici de prendre en compte le fait que l’interaction peut être composée de temporalités multiples se traduisant par une juxtaposition de plusieurs ressources multimodales. L’analyse de ce phénomène permet donc de comprendre comment est gérée, coordonnée et organisée la multiactivité, quelles sont les ressources multimodales qui l’organisent, et selon quels types d’organisation temporelle et séquentielle elle se traduit. En effet, les participants peuvent moduler leur engagement de différentes manières. Mondada (2017) propose à ce sujet trois régimes distincts d’organisation temporelle de la multiactivité que sont le régime parallèle, le régime imbriqué et le régime exclusif. Le régime parallèle correspond à une organisation linéaire, sans discontinuité de deux activités ou plus, menées simultanément. Les participants mobilisent des ressources multimodales complémentaires de manière à juxtaposer et à gérer différentes activités. Le mode imbriqué correspond à des micro-alternances entre les activités qui mobilisent des ressources partiellement concurrentielles. Le régime alterne donc entre suspensions et reprises des activités de manière successive et rapide. Il y a donc ici un choix effectué sur le plan de la priorité des actions à exécuter. Le régime exclusif correspond à une alternance d’activités moins coordonnée que le mode imbriqué. Il arrive en effet que les participants ne puissent pas revenir tout de suite à leur première activité, car la seconde prend trop de temps, ou nécessite une attention trop forte. Les ressources mobilisées sont alors concurrentielles et ne permettent pas aux participants de maintenir une organisation temporelle continue. Dans certains cas extrêmes, il peut même arriver que les participants soient amenés à interrompre de manière continue une de leurs activités. On parle alors de l’abandon.

De la typicalité de l’action à l’accommodation aux circonstances locales

Si l’accomplissement de l’action présente un caractère irrémédiablement social, c’est non seulement parce qu’elle est susceptible d’être évaluée par autrui, mais surtout parce qu’elle procède d’une signification qui lui est conférée par des entités qui dépassent la sphère d’influence des individus. Dans la perspective phénoménologique sociale développée dans les travaux d’Alfred Schütz, ces principes s’incarnent dans les concepts de typicalité et d’intersubjectivité. Schütz (1987) décrit au moyen de trois étapes les conditions psycho-sociales liées à l’accomplissement des actions. Dans le cadre de leurs conduites finalisées, les individus ont accès à des connaissances liées à leurs expériences passées et ils peuvent par conséquent partiellement orienter leurs actions présentes au moyen d’une forme de typicalité qu’elles partagent avec les actions passées : « Tous les projets de mes actes à venir sont basés sur la connaissance dont je dispose au moment de l’élaboration du projet. C’est mon expérience d’actes menés auparavant, similaires dans leur typicalité au projet, qui vient nourrir cette connaissance. » (Schütz 1987, p. 27) Ces typifications intervenant dans un monde social, dominé par des rapports interindividuels, il faut considérer dans un second temps qu’au-delà des déterminations biographiques propres à chaque individu, ces expériences présentent un certain degré de ressemblance d’un individu à l’autre et que par conséquent, elles sont partagées intersubjectivement. C’est précisément sur la base de ce caractère intersubjectif des préexpériences typifiantes que les individus sont conduits à développer ce que Schütz appelle des autotypifications de leurs propres conduites. C’est en observant que de façon régulière des événements se produisent et en admettant que ces événements sont susceptibles d’arriver à d’autres que les individus adoptent des lignes de conduite alignées et ajustées à ces attentes sociales.

Ainsi donc, la capacité des participants à s’orienter dans la temporalité de l’action sollicite leurs compétences interactionnelles sur au moins trois registres : celui de la progression séquentielle de l’action, celui de la synchronisation des temporalités plurielles induites par les processus de multiactivité, et celle des processus de typification de l’action. Ces registres temporels de l’interaction exercent un rôle de médiation dans l’accomplissement du travail, en particulier dans les environnements dynamiques dans lesquels l’activité humaine doit en permanence s’adapter à des circonstances changeantes (Cellier et al., 1996). Par ailleurs, comme l’ont bien montré les travaux d’Olry (2002), ces registres temporels ne sont pas donnés une fois pour toutes, mais ils sont susceptibles d’être appris et ils sont eux-mêmes à l’origine d’opportunités d’apprentissages en situation de travail.

Dans cette perspective, et en référence au dispositif empirique mis en place, nous pourrons nous interroger sur les registres temporels qui structurent les interactions lors des rencontres avec les parents. Plus précisément, nous nous intéresserons à trois aspects en particulier : l’ordre séquentiel des actions accomplies ; les typifications de l’action disponibles au sein des collectifs de travail ; et enfin les raisonnements à caractère temporel que les professionnels mettent en oeuvre au moment de rencontrer les parents. Les questions de recherche suivantes découlent de cette problématique : Comment les éducatrices et les éducateurs s’orientent-ils dans la progression séquentielle des interactions qu’ils accomplissent en présence des parents ? Quelles typifications mobilisent-ils à ce propos et comment accommodent-ils ces typifications aux circonstances locales des rencontres ? Et quels raisonnements à caractère temporel mettent-ils en oeuvre au moment de s’engager dans ces interactions ?

Dans le cadre de cet article, nous abordons les questions formulées ci-dessus dans un périmètre réduit aux données issues du dispositif de formation et en particulier aux pratiques de co-analyse des films par les éducatrices. Une centration sur la problématique du rythme de l’action est opérée, qui portera exclusivement sur l’analyse des situations d’arrivées et de départs. Ainsi, nous proposons d’observer comment les éducatrices engagées dans l’analyse collective de leurs interactions au travail donnent à voir des traits de leurs compétences interactionnelles en référence aux caractéristiques rythmiques des actions accomplies dans ces moments de rencontres impliquant à la fois les enfants et leurs parents. Pour un élargissement de cette analyse à des données issues des rencontres réelles entre les éducatrices et les parents dans le quotidien du travail, le lecteur pourra se référer à d’autres publications (Garcia et al., 2022; Zogmal et Filliettaz, 2021).

Les rythmes des rencontres avec les parents dans les démarches d’analyse en situation de formation

Au moment de s’engager dans l’analyse collective des situations de travail filmées, les participantes à la formation s’orientent vers les caractéristiques rythmiques des interactions qu’elles mènent avec les parents à l’occasion des « arrivées » et des « départs ». À ce propos, elles produisent de fréquentes observations qui portent sur : 1) la posture d’attente des parents ; 2) les propriétés rythmiques des actions accomplies dans les transitions ; 3) les attentes normatives qui pèsent sur ces contingences rythmiques et 4) les expériences subjectives partagées à propos de la perception des rythmes de l’action. Ces diverses observations sont détaillées et illustrées ci-dessous.

L’attente des parents

Un premier élément à caractère temporel qui ressort des démarches de co-analyse des films porte sur la posture d’attente des parents. Les situations d’arrivées et de départs qui rythment l’accueil des enfants en contexte institutionnel sont ponctuées de « temps morts » pendant lesquels les parents attendent la mise en disponibilité des éducatrices.

Les pratiques de mise en attente des parents concernent aussi bien les situations d’arrivées que les « départs » observées en fin d’après-midi. Dans cette situation, proposée par Karine, le père de Nolan revient dans l’espace de jeu pour récupérer la lolette oubliée par son fils, après avoir déjà pris connaissance d’un « retour » énoncé par l’éducatrice référente. Ce faisant, il interrompt le retour que l’éducatrice, Karine, s’apprête à produire à l’intention de la tante d’une autre enfant, Ariane.

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Dans l’extrait ci-dessus, dont les conventions de transcription sont indiquées en Annexe, un échange s’engage entre KAR et DAN à propos de l’interprétation de la posture de la tante. Le comportement de celle-ci est catégorisé comme relevant d’une action d’attente (« elle attend », « je pense qu’elle attend »), et différents types d’indices sont identifiés dans le matériau filmique pour étayer cette interprétation : les comportements affichés par la tante (« elle regarde à gauche à droite ») ; les discours intérieurs qui lui sont attribués (« en mode c’est qui qui va me faire le retour ? ») ; et enfin les motifs qui sont avancés pour ses actions alternatives (« pour passer le temps, comme elle voit que personne vient lui parler, elle parle à Ariane »). Dans ce cadre, l’orientation de la tante vers sa nièce est interprétée par les éducatrices comme un moyen de combler l’attente : « elle se dit je vais combler le temps en attendant » (l. 5). L’attente dans la situation de départ est évaluée comme « inconfortable » pour le parent (« pour elle c’est assez inconfortable ») et elle relève d’une relative confusion et incertitude dans les états de pensée attribués au parent (« c’est qui qui fait le retour ? comment ça va commencer ? »).

Les observations faites ci-dessus à propos du matériau empirique disponible montrent que la posture d’attente des parents semble constituer un ingrédient récurrent, repérable aussi bien dans les temps d’arrivées que de départs. Ces pratiques de « mise en attente » relèvent d’un travail de coordination accompli par l’ensemble des participants : les parents doivent attendre la disponibilité des éducateurs et que leur tour leur soit octroyé ; mais ils peuvent également se tenir en retrait et préserver les temps de parole octroyés aux autres parents. De ce point de vue, la posture d’attente semble constituer une sorte d’énigme interprétative, dans le sens où elle résulte d’une catégorisation et d’une interprétation d’indices comportementaux, verbaux ou non verbaux. L’attente peut ainsi s’incarner dans des jeux de regards, dans des activités compensatoires, comme jouer avec son enfant ou manipuler son téléphone. Elle peut se matérialiser aussi par des états de pensée ou des discours intérieurs que les éducatrices prêtent aux parents dont ils cherchent à interpréter les intentions. Mais quoi qu’il en soit, l’attente demeure une action aux contours flous, et dont l’interprétation est soumise à des incertitudes. Enfin, nous pourrons ajouter que l’identification des postures d’attente de la part des parents s’accompagne systématiquement dans le discours des éducatrices de modalités à caractère appréciatif. Il ne s’agit pas seulement d’observer l’attente du parent, mais encore de lui attribuer une valeur, souvent négative. Dans les contextes observés, l’attente est synonyme de désordre et de confusion. Elle relève d’un « inconfort » attribué au parent et constitue une réalité « stressante » à observer.

Les rythmes de l’action dans les moments de transition

Un deuxième élément à caractère temporel qui ressort des démarches de co-analyse des films porte sur la caractérisation rythmique des actions accomplies au moment des arrivées et des départs. Les rencontres qui rythment l’accueil des enfants en contexte institutionnel sont ponctuées par des actions qui peuvent durer ou être accomplies de manière rapide.

Parmi les actions accomplies dans les temps d’accueils et de départs, il y a d’abord celles qui durent, ou qui durent trop ; celles dont les éducatrices souhaiteraient qu’elles passent vite, mais qui peuvent prendre plus de temps que nécessaire. Dans le cas des arrivées, cela peut se manifester par un parent qui tarde à prendre le départ après avoir déposé son enfant à la crèche. Nous pourrons observer un tel cas de figure dans la situation discutée par Loriane et dans laquelle elle doit gérer l’arrivée simultanée d’un grand nombre de parents. La mère de Michel, après avoir placé son fils dans les bras de l’éducatrice, ne s’oriente pas immédiatement vers la sortie. Elle met ainsi Loriane en difficulté, du fait qu’elle tient simultanément deux enfants dans les bras, et qu’elle ne veut pas poser Michel au sol avant le départ de sa mère.

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La situation commentée ci-dessus décrit un problème de coordination rythmique entre les actions de la mère et celles de l’éducatrice. La tenue simultanée de deux enfants dans les bras de l’éducatrice n’est pas compatible avec la durée du départ de la mère de Michel. Comme la mère « reste » et que « le gamin commence à glisser », deux actions difficilement compatibles se présentent simultanément, qui mettent en danger l’image que l’éducatrice souhaite donner de son accueil. Comme le relève une des chercheuses, « il y a un enjeu de on garde une certaine image tant que la maman elle regarde hein ? » (l. 6). Dans un tel contexte, c’est une fois la porte fermée que Loriane se sent légitimée de placer Michel au sol.

En parallèle aux actions qui durent ou dont le rythme est évalué comme insuffisamment soutenu, on observe lors des sessions de co-analyse des actions qui sont évaluées comme précipitées ou dont les conditions d’accomplissement apparaissent comme inhabituellement rapides. Dans le cas des « arrivées », cela peut concerner par exemple des rituels de transition, par exemple des salutations ou des passages de l’enfant de bras en bras. Dans la situation vécue par Loriane, c’est l’action de la mère de Michel consistant à le déposer dans les bras de l’éducatrice qui est jugée précipitée et qui occasionne pour Loriane une difficulté supplémentaire.

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L’action décrite dans l’extrait ci-dessus renvoie à un moment de confusion ou de « flottement » détecté par les participantes à la formation. Alors que Loriane s’apprête à déposer Melissa au sol pour accueillir Michel, la mère de Michel ne lui en laisse pas le temps et précipite le passage en déposant Michel dans les bras de l’éducatrice : « en plus elle me le passe direct » (l. 6). Cette action précipitée vient contrarier les plans de l’éducatrice (« je te pose Melissa », l. 6) et elle est vécue comme une mise en tension entre ses buts et la nécessité de s’accommoder aux circonstances locales : « là je me dis c’est parti » (l. 4).

Ainsi, la question du rythme de l’action apparaît comme une réalité interprétative hautement contextualisée, dont l’évaluation dépend non seulement de la nature de l’action accomplie et des attentes sociales implicitement formulées à leur égard, mais également des acteurs concernés et des circonstances locales dans lesquelles ils se trouvent engagés.

Les attentes normatives envers les contingences rythmiques des rencontres

Au moment de s’orienter vers les propriétés temporelles et rythmiques des actions accomplies à l’occasion des « accueils » et des « retours » aux parents, les éducatrices ayant participé à la formation rendent visibles des attentes à caractère normatif qui semblent peser sur les situations de transition. À nouveau, ces attentes concernent aussi bien les « arrivées » des enfants que leurs « départs ».

Un exemple d’une telle attente normative concernant les situations d’arrivée peut être identifié dans la séquence de co-analyse animée par Sarah. Cette situation porte sur un accueil du matin, lors duquel Sarah, qui endosse le rôle d’assistante socioéducative (ASE) au sein de l’institution, se sent court-circuitée par les interventions de ses collègues éducatrices auprès des parents. Au moment d’échanger à propos de cette situation, les collègues de Sarah soulignent que la prise en charge collective des accueils vise à construire les conditions d’un accueil « efficace » et « de qualité ».

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Ce que les professionnelles entendent ici comme un accueil « efficace » et « de qualité », c’est un accueil dans lequel le parent n’attend pas, ou peu. Une certaine représentation du rapport au temps du parent est convoquée, dans laquelle « le parent le matin il va au travail », « c’est pressé pour elle » (l. 1). Ces représentations agissent comme un cadre normatif qui prescrit l’action des professionnelles. Celles-ci doivent en effet s’adapter à ces contingences et y répondre : « nous on est censé quand même le libérer rapidement », « faut que ça aille vite » (l. 1). Or, une telle accommodation au cadre normatif de l’action ne peut pas toujours être satisfaite de manière individuelle, mais elle implique une distribution du travail : « là on voit qu’y a un collectif qui s’installe pour que la prise en charge de l’enfant soit bonne, enfin de qualité » (l. 3). C’est dans ce sens que la prise en charge collective doit être interprétée comme une forme d’organisation du travail permettant de répondre à des attentes normatives relatives à la situation. Cette position est avancée non seulement par MEL, mais également par KAR, qui reconnaît « qu’il y a cette contrainte-là » (l. 4), mais qu’il faut s’y ajuster de manière mesurée : « et en même temps on ne se jette pas sur les parents, on les laisse quand même arriver » (l. 4).

Si les accueils ne doivent être ni précipités ni faire trop attendre les parents, il en va de même des « retours » en fin de journée. Les attentes normatives régissant les « départs » apparaissent explicitement dans la situation sélectionnée par Alison, et dans laquelle elle est confrontée à un départ dont la durée est inhabituellement longue. Dans cette situation, Pedro refuse de rejoindra sa mère pour quitter la crèche. Plutôt que d’intervenir ou de solliciter l’aide de l’éducatrice, la mère de Pedro attend que son enfant vienne la rejoindre de sa propre initiative.

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Au début de l’extrait (5), une des chercheuses animant la session de co-analyse du film reformule les propos antérieurs d’Alison, selon lesquels il existerait un « principe qui dit que les retours doivent pas s’éterniser » (l. 1). ALI souscrit à ce principe et convoque des arguments qui en justifient la pertinence : « parce que après moi je dois être disponible pour l’autre parent, et je peux pas attendre neuf minutes, de faire un retour à un autre parent » (l. 2). Ici, le principe de la distribution de l’attention et de la disponibilité pour d’autres parents agit à son tour comme un cadre normatif qui prescrit l’action des éducatrices. Ainsi donc, c’est à l’aune de telles attentes normatives que les actions respectives des éducateurs, mais également celles des enfants et de leurs parents, sont évaluées dans les situations de transition.

L’expérience subjective des rythmes de l’action

Nous l’avons vu dans les exemples ci-dessus, la référence aux temporalités de l’action ne s’établit pas sur le registre d’une catégorisation événementielle objective, mais sur celui d’une expérience personnelle et subjective. Plus que le temps écoulé, c’est la perception des rythmes de l’action par les sujets qui ponctue les commentaires analytiques des éducatrices durant les pratiques de co-analyse des films de leur activité.

Nous trouvons une claire illustration de cette dimension phénoménologique du rythme de l’action dans l’extrait ci-dessous, à nouveau emprunté à la situation sélectionnée par Loriane, et lors de laquelle elle doit composer avec l’arrivée simultanée d’un grand nombre de parents.

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Au moment de commenter la situation sélectionnée, Loriane indique que l’accueil en commun des enfants de toutes les classes d’âges crée une impression d’accélération du rythme de l’action (« y a tout qui arrive en même temps »), qui conduit à son tour à une dilatation de l’expérience temporelle : « j’ai l’impression que ça dure une éternité alors que finalement ça dure environ deux minutes ».

De manière intéressante, dans les données analysées, les expériences subjectives que constituent les perceptions des rythmes de l’action ne s’opèrent pas toujours à travers le regard des professionnelles elles-mêmes, mais elles procèdent fréquemment d’une focalisation sur le point de vue d’autres acteurs impliqués dans les situations de transition. Par exemple, dans l’extrait ci-dessous, Loriane montre comment elle perçoit les propriétés temporelles de la situation vécue à travers le point de vue de l’enfant, et comment celui-ci oriente ses propres choix au moment de faire face à la situation.

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Dans l’extrait (7) en effet, la perception de la temporalité de l’action est façonnée par les états de pensée que l’éducatrice attribue à l’enfant dont elle s’occupe. Comme Melissa « vient d’arriver » et que « ça fait longtemps » qu’elle n’a pas fréquenté la crèche en raison de problèmes de santé, l’éducatrice veut la « protéger » et ainsi la « garder » auprès d’elle.

Dans d’autres situations, c’est à travers le prisme interprétatif des parents que les éducatrices vivent une expérience temporellement ordonnée et éprouvent les propriétés rythmiques de l’action. Nous trouvons une telle illustration d’une focalisation sur le point de vue du parent dans la situation déjà présentée du départ de Pedro, identifiée et analysée par Alison. Dans l’extrait ci-dessous, c’est le rapport au temps tel qu’il est subjectivement imputé à la mère de Pedro qui agit comme un élément structurant de la situation de départ.

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Dans l’extrait (8), Danielle convoque une connaissance typifiante à propos de la mère de Pedro (« on connaît cette maman, on est plusieurs à la connaître ») pour catégoriser le déroulement rythmique de l’action du point de vue de cette participante : « on sait jamais si elle arrive pas ou si elle est pressée », « si elle est contente d’être là », « elle a toujours vachement de temps devant elle », « on sait pas si elle est pressée, si elle est embêtée, si ça la dérange pas d’attendre parce qu’elle laisse finir son fils ». Cette incertitude dans la perception subjective du temps crée de la confusion pour les éducatrices. Alison en témoigne en indiquant sa difficulté à produire des interprétations des conduites de la mère et à s’y ajuster : « les besoins sur le moment moi j’arrive pas à les interpréter », « je me dis qu’est-ce que je fais » (l. 3).

Et finalement, on peut observer que le processus d’analyse collective lui-même peut conduire à des révisions de points de vue interprétatifs sur l’expérience des rythmes de l’action. C’est le cas notamment de la perception temporelle de Loriane, qui, au terme de la séquence de co-analyse, revient sur son impression initialement formulée lors de l’ouverture de la démarche d’analyse.

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À la sollicitation de CH1 d’un dernier commentaire, Loriane répond par un retour réflexif sur l’impression d’enchainement rapide des actions accomplies à l’occasion de la situation analysée. Au sentiment extérieur de « chaos », elle substitue la prise de conscience d’une action « réfléchie » et ordonnée, qui permet à chaque parent de se sentir accueilli. Ainsi donc, elle partage ici avec le groupe une nouvelle interprétation subjective des temporalités de son action, qu’elle reconsidère à l’aune du travail interprétatif conduit collectivement par le groupe en formation.

Discussion

Au fil de cet article, nous avons cherché à mettre en évidence les perceptions à caractère temporel que les professionnelles de l’éducation de l’enfance produisent au moment de rencontrer les parents dans le quotidien de leur travail. À partir de l’analyse d’un matériau empirique issu d’un dispositif de formation continue, nous avons pu montrer que les éducatrices s’orientent fréquemment en direction des propriétés rythmiques des actions et des interactions accomplies, permettant ainsi de cerner différentes facettes du travail accompli en présence des parents.

Au vu des analyses effectuées, la temporalité des moments d’accueils et de retours se caractérise d’abord par un principe de démultiplication, de stratification, voire d’éclatement. Les temps d’accueils et de retours impliquent de fait et dans la majorité des cas une multitude de participants : des éducateurs, des enfants et des parents. Cependant, il arrive très souvent qu’une pluralité de parents se présente de manière simultanée. Il faut alors savoir attendre, faire attendre, et distribuer son attention en direction d’une pluralité de foyers d’action conduits selon des modalités tantôts parallèles, tantôt alternées.

Dans ces contextes où domine la multiactivité, la temporalité de l’interaction apparaît comme hautement distribuée, dans le sens où son incarnation dans l’action ne repose pas sur l’engagement d’un acteur isolé, mais sur un principe de coordination entre une pluralité d’acteurs. Dans nos données, différents participants agissent comme des déterminants temporels et contribuent à façonner l’organisation rythmique de l’interaction. Les professionnelles d’abord, qui peuvent dicter le rythme en accomplissant un retour « complet » ou en proposant une version « abrégée » de celui-ci, mais les enfants également, qui peuvent, selon les cas, accepter la séparation d’avec leurs parents ou la crèche, ou au contraire « prendre leur temps ». Les parents, eux aussi, dictent le tempo des arrivées et des départs. Ils peuvent manifester de l’impatience au moment d’attendre, accélérer le passage de l’enfant de bras en bras, attendre un peu avant de quitter les lieux, ou s’ajuster à la temporalité souhaitée par leur enfant. Enfin, les institutions elles-mêmes semblent opérer une influence structurante sur l’ordre temporel des moments d’accueils et de retours. Selon que les accueils sont organisés par tranche d’âge ou « en commun », selon que les différentes catégories de professionnels sont habilitées à effectuer ou non certains types d’accueils ou de retours, les effets sur le temps du travail perçu par les collectifs en ressortent influencés.

En effet, c’est là une autre propriété de la temporalité des arrivées et des départs. Elle constitue une réalité interprétative et signifiante bien plus qu’un état de fait objectif et appréhendable de manière immédiate. Le temps des transitions est un temps perçu, qui peut être partagé par les participants ou au contraire vécu de manière asymétrique. Cette temporalité n’est jamais « neutre » non plus mais sous-tendue par des axiologies qui viennent alimenter des points de vue évaluatifs à leur propos. Dans ce contexte, la mise en attente d’un parent ne constitue pas nécessairement un comportement souhaité, bienvenu, ni même univoque dans sa signification. Elle résulte d’une interprétation fondée sur des indices, souvent multimodaux, et peut faire l’objet de réinterprétations successives, voire contestées. C’est en réalité le processus d’analyse collective mené dans la démarche de formation qui permet de stabiliser des interprétations et de les partager au sein des collectifs de travail.

Dans le cours de la formation, la mise en mots des rythmes de l’interaction permet de montrer et partager les ressources que mobilisent les professionnelles de l’éducation de l’enfance pour composer avec les contingences temporelles que comportent les situations de rencontres avec les parents. Les ingrédients de ce que nous pourrions qualifier ici d’intelligibilité temporelle du travail se cristallisent dans différents ordres de réalité. Ils s’incarnent d’abord dans la convocation de normes intériorisées par les éducatrices, et qui agissent comme des éléments d’auto-prescription de leur travail. Il convient par exemple d’éviter que les accueils durent pour « libérer » le parent pressé d’aller travailler. Il convient également d’éviter que les retours « s’éternisent » pour rester disponible pour d’autres parents. Cette intelligibilité temporelle du travail se manifeste aussi dans les formes de typifications que les professionnelles produisent et convoquent à propos des parents concernés. Celles-ci incluent des caractéristiques rythmiques, comme c’est le cas de la mère de Pedro, dont on sait « qu’elle a tout son temps ». Ainsi, les parents ne sont pas accueillis comme de simples partenaires d’interaction, mais au prisme de catégories temporelles qui les distinguent les uns des autres. On les connaît, et on s’y ajuste. Et donc, l’intelligibilité temporelle des moments de transition ne s’épuise en rien dans les logiques normatives ou typifiantes qui permettent de planifier l’action. Elle se matérialise aussi par la faculté des professionnelles de s’accommoder en permanence aux spécificités des situations rencontrées. L’arrivée simultanée d’un grand nombre de parents peut engendrer du stress et un sentiment de chaos ; le retour d’un père supposé déjà parti peut venir perturber un retour qu’on s’apprêtait à accomplir à l’intention d’un autre parent. À l’évidence, le rapport à la temporalité se fait en situation et contribue à la façonner.

Conclusion

À l’heure où les temporalités du travail font l’objet d’un intérêt renouvelé par la recherche en sciences sociales (Célérier et Monchatre, 2020 ; Rosa, 2010), les analyses conduites dans le cadre de cette étude jettent un regard particulièrement illustratif sur les contingences temporelles auxquelles se trouvent confronté.es les professionnel.le.s dans les métiers de services. Pour répondre aux demandes explicites mais parfois aussi tacites des parents, les éducatrices subissent la pression liée aux accélérations des rythmes du travail. Les leurs et ceux des parents. Elles doivent faire vite pour ne pas faire attendre. Et oeuvrant à l’intersection d’espaces sociaux multiples et parfois fragmentés (ex. : le travail, la famille, la sphère publique, la sphère privée, etc.), elles se trouvent placées devant la nécessité de concilier des rythmes qui peinent à se synchroniser. En clair, elles doivent faire coïncider les temporalités domestiques de la vie de famille avec celles de l’accueil collectif en contexte institutionnel. C’est à ce titre que ce qu’expérimentent au quotidien les éducatrices et les éducateurs de l’enfance au contact des parents, loin de se ramener à une caractéristique locale et propre à un métier bien particulier, met en lumière les contingences et les exigences des formes contemporaines du travail telles qu’elles sont éprouvées par de nombreux autres professionnel.le.s dans les métiers dits de services.

Pour composer avec ces contingences temporelles, nos observations montrent que les professionnel.le.s mobilisent des compétences particulières en matière de conduite des interactions verbales et non verbales. Ces compétences agissent comme des ressources pour organiser les propriétés rythmiques de l’action, et ce, sur trois registres. D’abord, celui de la progression séquentielle, étape par étape, des procédures de travail (Schegloff, 2007). Ensuite, celui de la conduite simultanée de plusieurs actions menées parallèlement ou alternativement (Mondada, 2017). Et enfin, celui des attentes typiques qui pèsent sur la durée des actions accomplies (Schütz, 1987). Nos analyses confirment que ces catégories de la temporalité éclairent utilement les différents aspects de l’intelligibilité temporel du travail des éducatrices et des éducateurs de l’enfance.

Pour étayer et élargir le champ de recherche présenté dans cette étude, trois directions méritent d’être envisagées. La première consiste à inclure dans notre étude l’analyse des entretiens avec les parents, et non pas seulement les situations d’arrivées et de départs au quotidien. Les entretiens de parents constituent eux aussi un espace typique de rencontre entre les professionnel.le.s et les parents. Ils présentent d’autres contingences temporelles et leur analyse par les professionnel.le.s pourra rendre compte d’autres phénomènes en lien avec la progression et les enjeux de synchronisation entre les acteurs en présence. Une deuxième direction consiste à élargir l’empan des données prises en considération à ce jour en y intégrant les données recueillies dans la seconde institution observée. Dans cet article, seules les données issues de l’institution A ont été examinées. À ce propos, il sera intéressant d’observer si les professionnel.le.s en formation au sein de l’institution B s’orientent vers les mêmes propriétés temporelles des situations d’arrivées et de départs que leurs homologues de l’institution A. Enfin, dans le périmètre de cette étude, les contingences rythmiques de l’action ont été examinées à partir des discours produits par les éducatrices au moment d’analyser collectivement les interactions filmées dans lesquelles elles se trouvent impliquées. Dans la perspective de développements futurs, une telle analyse mériterait d’être croisée avec une caractérisation directe des données issues du volet vidéo-ethnographique de notre démarche de recherche, en clair, ce que les professionnel.le.s font vraiment au moment de rencontrer les parents. Un tel croisement de l’analyse des données permettrait en particulier d’étudier les compétences d’interaction non seulement en ce qu’elles sont rendues visibles en situation de formation, mais encore en ce qu’elles sont réellement mises en oeuvre dans les situations de travail. Dans cette perspective, la question du transfert et des processus d’appropriation de la formation vers la pratique pourrait être empiriquement examinée.