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En juin 2010, lors de la réunion du Groupe des 8 (G8), le Canada présentait un plan touchant la santé des femmes dans les pays en développement qui excluait l’avortement. Peu s’en est fallu que soit carrément exclue la contraception. L’offensive – y compris celle d’un certain représentant de l’Église catholique au Canada – est particulièrement paradoxale alors que plus de 500 000 femmes meurent chaque année au cours de leur grossesse ou pendant l’accouchement, surtout dans les pays en développement où une femme meurt chaque minute à cause de complications[1]. Qu’elles vivent au Nord ou au Sud, le droit des femmes à exercer un contrôle sur leur propre corps semble toujours précaire, alors que certaines configurations de forces religieuses globales et locales alimentent une réaction conservatrice (Cornwall et Molyneux 2006 : 1178) ou, plus précisément, néoconservatrice.

Selon Wendy Brown, le néoconservatisme s’appuie sur une rationalité politique morale associée à un modèle théologique qui surgit d’une convergence contingente d’intérêts divers tels que, notamment, les groupes chrétiens évangéliques et les féministes conservatrices. Les valeurs familiales sont encouragées de même que le modèle de la femme à la maison et celui de l’homme assumant des tâches viriles; mais, surtout, le néoconservatisme se distingue du conservatisme par le fait qu’il y a désormais une « affirmation publique de la moralisation du pouvoir d’État tant en ce qui a trait à la politique intérieure et internationale[2] » (Brown 2007 : 103-104). En principe, le néoconservatisme se distingue aussi du néolibéralisme puisque l’un et l’autre sont basés sur des rationalités distinctes : morale et réglementaire dans le premier cas et amorale sur le plan tant de la fin que des moyens dans le second cas. Pourtant, à l’heure actuelle, ils se renforcent mutuellement, ce que Wendy Brown explique par le fait que le néoconservatisme constitue une réponse à l’érosion de sens provoquée par le capitalisme (Brown 2007 : 108). Quoi qu’il en soit, au fondamentalisme du marché, qui domine depuis les années 70, s’ajoutent maintenant des appels populistes à la religion, à l’ethnocentrisme et à la sécurité, ce qui continue de faire des rapports sociaux de sexe une question sensible sur le plan politique et culturel (Connell 2005 : 854).

Comment cela a-t-il pu se produire en Amérique du Nord en général et au Canada en particulier? C’est ce à quoi je m’efforcerai de répondre dans le présent article, au moins en partie, tout en soulignant quelques contradictions flagrantes des approches du développement, particulièrement lorsqu’il s’agit des femmes et de l’égalité[3].

Du consensus de Washington aux Objectifs du Millénaire pour le développement

Pour répondre à la question posée, je propose d’abord un bref retour sur l’histoire récente de l’offensive menée contre les droits acquis des femmes. Plusieurs chercheurs et chercheuses, notamment féministes, ciblent le Consensus dit de Washington comme un moment décisif dans cette offensive. Il s’agit d’une série de mesures, inspirées de l’économiste Milton Friedman, adoptées durant les années 80. L’objectif était alors de « dégager des ressources financières le plus rapidement possible pour les consacrer au remboursement de la dette, afin de réduire le déséquilibre budgétaire et favoriser la croissance économique » (Vivien 2010 : 19)[4]. Au début des années 80 en effet, les pays en développement, et particulièrement ceux de l’Amérique latine, ont vu leur dette externe croître de façon spectaculaire à la suite de l’augmentation des taux d’intérêt nord-américain (prime rate). Peu à peu, ces pays ont été incapables de rembourser le capital et se sont davantage endettés seulement en remboursant les intérêts : « Le piège de la dette s’est alors subitement refermé sur eux » (Vivien 2010 : 14).

Pour avoir accès aux ressources financières leur permettant de rembourser leur dette, les pays en développement ont dû se soumettre à une série de conditions synthétisées dans différents programmes d’ajustement structurel. Parmi ces conditions se trouvait la suppression des subventions aux produits et aux services de première nécessité (pain, riz, lait, sucre, essence, électricité, etc.). Le résultat immédiat a été une augmentation du prix des aliments de base. D’autres conditions portaient sur la réduction des budgets sociaux (entre autres, éducation, santé, logement) et le gel des salaires des fonctionnaires, quand ce n’était pas leur licenciement pur et simple (Vivien 2010 : 19). L’objectif ultime de ce « nouvel agenda de développement », comme on se plaisait à l’appeler, était de laisser libre cours aux forces du marché et de leur permettre d’opérer avec le moins de contraintes possible (Massey et autres 2006; Veltmeyer 2005).

Le Consensus de Washington reposait sur une foi à toute épreuve dans l’approche du libéralisme et du laisser-faire. Cette foi, ou cette croyance, était tellement ancrée chez les penseurs du consensus que le Prix Nobel Joseph Stiglitz les a appelés les « fondamentalistes du marché » (Stiglitz 2002 : 101-152). Les coûts humains, sociaux et même environnementaux du libéralisme ont été énormes et le sont encore si on considère les effets à long terme de la déréglementation. La crise des marchés financiers en 2007 de même que le déversement de pétrole dans le golfe du Mexique en 2010 font partie intégrante de cette mouvance.

Sur le plan humain, les coûts du libéralisme, par l’entremise des programmes d’ajustement structurel, ont été élevés, particulièrement pour les femmes. Celles-ci ont été les premières touchées par les restrictions dans les services, notamment dans le domaine des soins aux personnes (care)[5]. Devant la disparition des acquis ou leur détérioration, les femmes n’ont pas eu d’autre choix que de faire preuve d’inventivité et d’esprit d’initiative. Leur débrouillardise a en quelque sorte attiré l’attention de la Banque mondiale et des agences nationales de développement. Ces dernières ont vu en elles des agentes efficaces sur qui miser pour assurer le bon fonctionnement des politiques, des programmes et des projets de développement mis en place dans le sillage du « nouvel agenda de développement » proposé par le Consensus de Washington.

Autrement dit, ce « nouvel agenda de développement » a donné lieu à davantage de pauvreté, et c’est d’ailleurs dans ce contexte que les Objectifs du Millénaire pour le développement ont été formulés en 2000. En adhérant à ces objectifs, les gouvernements de 189 pays membres des Nations Unies se sont engagés à ce que la pauvreté extrême diminue de moitié (par rapport aux données de 1990) d’ici 2015[6]. Plus particulièrement, on remarque que, en vertu du troisième objectif et tel que cela a été formulé dans la Déclaration du Millénaire, les pays ont décidé de « promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, en tant que moyen efficace de combattre la pauvreté, la faim et la maladie, et de promouvoir un développement réellement durable » (AGN 2000).

Alors que les gouvernements affirment que le genre est transversal à l’ensemble des Objectifs du Millénaire[7], des féministes ont déjà fait remarquer que ces derniers restent silencieux sur les droits liés à la reproduction, sur l’importance de l’accès à un travail décent ou encore sur la violence à l’égard des femmes. Il n’y a en effet aucune référence à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF). Autrement dit, le discours sur l’égalité des femmes (égalité avec qui?) prend vraisemblablement le pas sur celui de leurs droits[8].

Il reste en 2011 moins de quatre ans pour atteindre les objectifs et il est clair qu’ils ne seront pas atteints globalement. Prenons seulement quelques données statistiques à jour en 2008 provenant de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui circulent largement et qui, malgré leur manque de contextualisation, valent la peine d’être citées (Adéquations 2009) :

  • Les femmes constituent 70 % du 1,2 milliard de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour;

  • Environ 776 millions d’adultes, soit 16 % de la population adulte du monde, ne sont pas alphabétisés. Les deux tiers sont des femmes;

  • Il manque près de 100 millions de femmes et de filles dans le monde, une situation produite par la préférence culturelle et sociale accordée aux fils dans certaines parties du monde et encouragée par la diffusion de techniques médicales comme l’échographie;

  • L’équité salariale n’existe dans aucun pays[9];

  • À l’international, on ne compte que 15 femmes sur 192 chefs d’État et de gouvernement;

  • La prise de décision économique et la gestion de la crise financière sont assurées quasi exclusivement par des hommes en Europe. Les 27 gouverneurs des banques centrales des États membres de l’Union européenne sont des hommes et les organes décisionnels clés au sein de ces organisations comprennent 83 % d’hommes et 17 % de femmes.

Même si, de l’avis des institutions internationales, les situations diffèrent grandement selon les régions, la tâche reste titanesque. Lorsqu’on considère les moyens qui sont mis à la disposition de l’atteinte des Objectifs du Millénaire, il est difficile de croire que ce qui est promu est vraiment le développement durable. Il pourra être intéressant d’examiner plus en détail la manière dont un pays comme le Canada s’y prend pour remplir ses obligations sur ce plan.

L’Aide publique au développement : le cas du Canada

Au Canada, comme dans les autres pays du Nord, l’atteinte des Objectifs du Millénaire passe par l’Aide publique au développement (APD). Cette dernière est gérée en très grande partie par l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Cette agence gouvernementale est reconnue comme ayant été une pionnière en ce qui concerne la promotion de l’égalité entre les sexes. On peut faire remonter l’élaboration de cette politique canadienne au milieu des années 70 alors que l’ACDI allait s’inspirer du travail de Match international, une organisation non gouvernementale (ONG) féministe qui fait figure de pionnière en ce qui concerne le travail des Canadiens et des Canadiennes auprès des femmes du Sud. Cette ONG s’est d’ailleurs vu couper les vivres en 2010 par le gouvernement fédéral après 34 ans d’existence.

L’ACDI a à sa tête une présidente, Margaret Biggs, mais la marge de manoeuvre de cette fonctionnaire ne semble actuellement pas très large. En effet, c’est la ministre de la Coopération internationale, Beverley J. Oda, qui a le dernier mot[10] : on l’a d’ailleurs vu, toujours en 2010, sur la question de l’exclusion de l’avortement de l’initiative canadienne sur la santé maternelle et infantile, alors qu’elle faisait fi de la recommandation de Mme Biggs à l’effet d’assurer ce service. Il s’agit là, à mon avis, d’une autre dimension du contrecoup néoconservateur actuel.

Les premières lignes directrices sur l’intégration de la femme au développement (IFD) à l’ACDI ont donc été élaborées en 1976. La mise à jour de 1999 a donné lieu à la Politique de l’ACDI en matière d’égalité entre les sexes (ACDI 1999). En fait, l’énoncé de cette politique devait beaucoup à la Conférence de Beijing de 1995. Les approches des femmes et du développement y ont été formulées dans une perspective de genre qui doit viser à la fois le renforcement du pouvoir des femmes et l’éradication de la pauvreté. Tout au long de la dernière décennie, de multiples débats ont eu lieu à la fois sur le renforcement du pouvoir que les institutions internationales de développement prétendent encourager et sur la « féminisation » de la pauvreté qu’elles veulent éradiquer.

La plus récente version de la Politique de l’ACDI en matière d’égalité entre les sexes date de 2010. L’objet de cette politique est énoncé comme suit : « Appuyer la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes afin d’assurer un développement durable» (ACDI 2010 : 2). Suivent les objectifs qui sont « de faire avancer la participation des femmes au développement durable de leurs sociétés, à titre de décideuses, et sur un pied d’égalité avec les hommes; d’appuyer les femmes et les filles dans le plein exercice de leurs droits fondamentaux; de réduire les inégalités entre les femmes et les hommes quant à l’accès aux ressources et aux retombées du développement, ainsi qu’à leur contrôle » (ACDI 2010 : 2). C’est le seul endroit du texte où l’expression « développement durable » sera employée.

Désormais, c’est la rhétorique de l’efficacité qui règne. On l’a d’ailleurs vu dans le cas de Condition féminine Canada. Peu après son entrée au pouvoir en 2006, le Parti conservateur a retiré la promotion de l’égalité des femmes du mandat de cet organisme du gouvernement fédéral, alors que c’était là son mandat principal. Comme justification, la ministre responsable du Patrimoine canadien et de la Condition féminine à l’époque, Bev Oda, a déclaré ceci : « Nous n’avons pas à séparer les hommes des femmes dans ce pays. » Sur le plan budgétaire, le gouvernement a retranché 5 millions de dollars du budget de fonctionnement de 11,5 millions de cet organisme, et ce, au nom de l’efficacité administrative. Les conséquences ont été nombreuses, dont la fermeture de 12 des 16 bureaux régionaux de Condition féminine Canada, la suppression de bon nombre de postes, de même que la fin du financement accordé à plusieurs groupes de femmes (Alliance de la fonction publique du Canada 2006).

L’argument de l’efficacité a aussi présidé à la reformulation de la Politique de l’ACDI en matière d’égalité entre les sexes puisque cette dernière s’est faite dans le contexte du Plan d’action pour accroître l’efficacité de l’aide. Sur le site de l’ACDI, on peut lire ce qui suit : « Une aide efficace est une aide qui donne des résultats concrets et durables – une aide qui utilise les ressources de la meilleure façon possible et qui génère un maximum de retombées. » (ACDI 2009). Sur le même site, on remarque qu’il ne s’agit plus de développement durable mais bien de « croissance économique durable »… comme si l’accumulation capitaliste qui, forcément, est au fondement de la croissance pouvait être compatible avec la durabilité!

Une comparaison entre l’énoncé de 1999 et celui de 2010 montre que l’on a non seulement presque éradiqué l’expression « développement durable », mais aussi que l’on a cessé de la juxtaposer à celle de la « réduction de la pauvreté ». En fait, le mot « pauvreté » n’apparaît même pas une seule fois[11]. On se concentre donc sans équivoque sur la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes. On peut à la fois s’en réjouir et s’en inquiéter. Se réjouir du fait que l’ACDI persiste et signe en parlant de l’égalité même dans un contexte défavorable – pensons aux compressions à Condition féminine Canada. S’en inquiéter parce que, dans le contexte d’une course à l’efficacité, et sachant que l’ACDI est une agence d’un pays touché par une vague néoconservatrice profonde, les belles consignes de l’égalité sont susceptibles de rester lettre morte et d’être dévoyées de leurs objectifs. Personne n’est en mesure de prédire ce qu’il en résultera, mais on peut quand même examiner la situation dans un autre pays néoconservateur où les contradictions sont plus apparentes et, qui plus est, partenaire du Canada dans le contexte de l’Accord de libre échange nord-américain, le Mexique. L’intérêt de traiter de ce pays est qu’il sert souvent de laboratoire aux institutions internationales et nationales pour tester un certain nombre de programmes et surtout certaines consignes, y compris celles qui touchent le genre. On se rappellera que c’est à Mexico que s’est tenue en 1975 la Première Conférence internationale des Nations Unies sur la femme. Celle-ci a marqué le coup d’envoi des approches de l’intégration des femmes au développement.

Je me propose donc d’examiner deux programmes avec lesquels j’ai été en contact au gré de mon travail de terrain, particulièrement à partir des années 2000 auprès de populations paysannes autochtones. Il s’agit du programme Opportunités et d’un programme de microcrédit pour les femmes qui, tous deux, reconnaissent les inégalités construites entre les hommes et les femmes, de même que le déficit de pouvoir de ces dernières, et qui, donc, se font au nom de l’approche de la « transversalisation » du genre.

Deux programmes destinés aux Mexicaines

Le programme Opportunités a été mis sur pied à la fin des années 90. Il est implanté dans des régions et des localités ayant été préalablement définies comme marginalisées sur le plan économique. Il est destiné aux familles pauvres qui ont au moins un ou une enfant à l’école, familles à qui l’on verse un certain montant tous les deux mois. Le montant reçu est de 10 % plus élevé lorsque l’enfant en âge scolaire est une petite fille. Les montants auxquels une famille a droit sont versés exclusivement aux mères qui doivent aller les chercher personnellement, ce qui signifie former de longues files d’attente à cette occasion. En retour, elles doivent assister à des causeries sur différents sujets tels que l’estime de soi, la santé liée à la reproduction, les droits de la personne; elles doivent également montrer qu’elles voient à la bonne hygiène de leur foyer et à la propreté du terrain et de ses abords, ce qui est vérifié à des moments précis. Trois manquements aux causeries, ou encore la désertion scolaire, signifient une exclusion définitive de ce programme.

Le gouvernement mexicain définit ce programme comme étant un programme de coresponsabilité entre lui et les femmes qui y sont intégrées dans la mesure où les risques sont partagés : les femmes reçoivent l’argent si elles font des efforts à cette fin. Soit dit en passant, il est ironique de parler de coresponsabilité s’agissant du gouvernement mexicain. En effet, à la fin de 2009, ce dernier a reçu une sentence de la part de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme qui le tient responsable de l’assassinat de trois jeunes filles dont les cadavres ont été découverts en 2001 dans une ville située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, Ciudad Juárez. Cet assassinat est resté impuni, tout comme d’ailleurs le sont des centaines d’autres assassinats de femmes dans cette ville – c’est le cas du féminicide, question dont j’ai déjà traitée ailleurs (Labrecque 2006, 2008). L’impunité continue de régner dans ce pays grâce, justement, à l’irresponsabilité du gouvernement.

De tous les programmes d’éradication de la pauvreté de la région, le programme Opportunités est celui qui a été considéré comme ayant le plus de succès. En 2005, 5 millions de maisonnées, soit 25 millions de bénéficiaires (la population totale du Mexique étant d’environ 103 millions de personnes à cette époque), participaient à ce programme. La Banque interaméricaine de développement lui a récemment fourni un milliard de dollars (Molyneux 2006). Effectivement, ces transferts monétaires ont permis de réduire la pauvreté, d’augmenter la présence des enfants en classe ainsi que d’améliorer la santé et la nutrition des participants et des participantes. J’ai d’ailleurs recueilli plusieurs témoignages comme quoi la bourse reçue (c’est ainsi que les gens en milieu rural nomment le transfert d’argent) faisait toute la différence.

L’autre face de ce programme est un peu moins reluisante, car il s’agit d’une combinaison de mesures en faveur de l’égalité certes, notamment des petites filles, mais aussi de mesures maternalistes (Molyneux 2006). En d’autres termes, ces mesures responsabilisent les mères de la même façon que l’assistance sociale l’a fait tout au long de l’histoire des politiques sociales en Amérique latine. Il est clair que le fait de verser l’argent aux femmes plutôt qu’aux hommes a pour objet d’améliorer la condition des femmes pauvres dans un milieu où bien souvent les hommes ne participent ni monétairement ni physiquement aux soins des enfants. Cependant, le programme en question est nettement assistencialiste; il entretient le rôle traditionnel des mères et, finalement, il ne favorise que très peu l’autonomisation (empowerment) des femmes.

La plupart des observatrices et des observateurs s’entendent pour dire qu’il y a eu des changements en ce qui a trait aux femmes en contexte de développement au cours des dernières décennies, mais ils croient que ces changements sont plutôt superficiels et que l’égalité entre les hommes et les femmes, que ce soit au Nord ou au Sud, est loin d’être réalisée. On pourrait même dire, comme je l’ai précisé plus haut, qu’il y a eu des reculs. Quelquefois ces reculs se dissimulent sous des apparences d’histoires à succès.

Certes aussi, des progrès ont été faits dans la scolarisation des petites filles, ce qui est reflété dans les statistiques correspondant au troisième objectif du Millénaire pour le développement. Cependant, il faut se demander, et pas seulement pour le Mexique, ce qu’il en sera lorsque ces petites filles vont arriver sur le marché du travail. Y aura-t-il des emplois, et surtout des emplois de qualité pour ces filles? Pour un moment, on a cru que les usines de sous-traitance, connues sous le nom de maquiladoras, constituaient une solution en ce qu’elles fournissaient des emplois aux jeunes filles. Dans la région du Mexique où j’ai travaillé, c’est-à-dire au sud-est, de 1995 à 2000, les jeunes filles ont été massivement intégrées au travail des maquiladoras qui s’étaient installées dans la région. J’ai eu l’occasion d’observer la dureté du travail, les cadences infernales, les frustrations des travailleuses et la médiocrité du salaire. J’ai également pu constater l’introduction d’institutions financières et de crédit par l’entremise des maquiladoras, l’endettement progressif des travailleurs et des travailleuses au gré de leur engouement pour la consommation. Puis, peu à peu, les maquiladoras ont fermé leurs portes laissant les travailleuses sans formation, sans travail, sans solution de rechange.

Autrement dit, ce qui attend les jeunes filles qui vont à l’école, ce sont des emplois médiocres lorsqu’il y en a ou encore, plus probablement, le chômage. Même la vénérable OCDE le confirme en écrivant ceci : « Alors que l’apparition des emplois dans l’industrie légère dans les pays en développement a donné du travail aux femmes, cela ne s’est pas traduit par des salaires plus élevés pas plus que par de meilleures conditions de travail. De plus, l’absence de représentation syndicale s’est traduite par un déficit de protection sociale » (OCDE 2008 :70). Dans la région où je travaillais au Mexique, il n’y avait tout simplement pas de syndicat dans les maquiladoras. L’argument ici n’est évidemment pas de nier les vertus de la scolarisation favorisée par le programme Opportunités, mais de souligner qu’il est politiquement absurde de ne pas promouvoir en même temps l’accès à des emplois rémunérateurs et significatifs. On ne peut donc parler de développement durable dans ces conditions.

Aujourd’hui, les jeunes des deux sexes de la région étudiée se tournent de plus en plus vers la migration, qu’elle soit régionale ou internationale. J’ai rencontré des jeunes hommes notamment qui ne terminaient leurs études secondaires que parce qu’ils recevaient des bourses du programme Opportunités et qui disaient ouvertement que, immédiatement après l’obtention de leur diplôme, leur projet était de s’en aller de l’« autre côté », c’est-à-dire aux États-Unis. Ici on pourrait aborder un autre problème, à savoir celui selon lequel l’État mexicain, à travers le programme Opportunités, est en train de financer la reproduction d’une main-d’oeuvre à laquelle les États-Unis, qui constituent la principale destination de la population émigrante, n’auront pas contribué (Wilson 2006 : 297). En fait, c’est comme si les préoccupations pour un développement durable de même que sa critique restaient toujours en deçà des grandes dynamiques continentales et manquaient de vision d’ensemble. On appelle cela un manque de volonté politique.

L’autre exemple que je veux aborder même brièvement est celui du microcrédit pour des femmes autochtones mayas au Mexique. Il s’agit d’une autre forme que prennent les efforts d’éradication de la pauvreté axés sur l’autoemploi. L’implantation du microcrédit dans la région où je me trouvais entre 2004 et 2007, était relayée par l’État et ses fonctionnaires – en fait, il s’agissait d’un projet pilote qui, je le suppose, devait ouvrir la porte aux institutions de microfinance proprement dites. Dans ce projet, les femmes étaient recrutées de façon autoritaire par les fonctionnaires qui semblaient s’intéresser davantage au succès du projet pilote qu’au bien-être des femmes. Soit dit en passant, on voit, du moins dans ce cas précis, que le développement n’est pas nécessairement au service des gens, et que ce sont en fait les gens, et ici les femmes, qui se trouvent au service du développement. En réalité, parler de développement durable, c’est parler d’abord et avant tout de la durabilité de l’industrie du développement.

Le microcrédit offert à ces paysannes autochtones devait servir en général à financer la fabrication d’objets d’artisanat avec des motifs qui font référence à la culture maya ou à ce que les touristes se représentent de la culture maya. Les objets, fabriqués grâce au microcrédit, sont donc principalement destinés au marché et viennent ainsi alimenter l’industrie touristique, très importante au Mexique parce qu’elle génère des devises étrangères et contribue ainsi à atténuer la dette extérieure.

Théoriquement, et contrairement à ce qu’en disent les personnes qui en font la promotion, le microcrédit s’harmonise bien avec le développement néolibéral. De plus, il est susceptible de transformer les femmes en « actrices économiques efficaces » sans grands frais pour le gouvernement ni même pour les institutions financières puisqu’on parle ici de tout petits prêts que les femmes remboursent d’ailleurs de façon exemplaire. Dans les faits cependant, on observe que les femmes ne passent que difficilement à des prêts plus significatifs. Elles sont ainsi maintenues dans certains secteurs, comme l’artisanat, souvent peu rémunérateurs, ce qui ne contribue nullement à l’acquisition ou au renforcement de leur pouvoir (Sohal 2005 : 668). En somme, comme l’écrit d’ailleurs Falquet dans le cas du Mexique, il faut se méfier des discours profemmes de l’État (Falquet 2010), remarque sans doute applicable à bien d’autres États.

Une critique de la « transversalisation » du genre

Mes observations sur le terrain semblent confirmer les critiques et les réserves formulées dans la littérature en sciences sociales à propos de la « transversalisation » du genre, car c’est au nom de cette consigne que l’on a implanté le microcrédit dans les campagnes mexicaines. Pour Sylvia Walby, par exemple, la transversalisation du genre est à la fois un ensemble théorique et un ensemble de pratiques. En tant qu’ensemble théorique, la transversalisation du genre consiste à réviser les concepts clés et à proposer une théorie séparée du genre. En tant qu’ensemble de pratiques, la transversalisation du genre constitue une stratégie pour améliorer la portée des principales politiques en mettant au jour la nature « genrée » des idées reçues, des processus et des résultats (Walby 2003 : 2).

Le problème réside dans le fait que c’est la tranversalisation du genre en tant qu’ensemble de pratiques qui s’est institutionnalisée à travers des organismes nationaux fortement marqués par le néoconservatisme défini plus haut (Radcliffe, Laurie et Andolina 2003 : 398). Les directives émanant de ces organismes se sont peu à peu dépolitisées au cours des trois dernières décennies en même temps que les mouvements de femmes se sont fragmentés et qu’ils ont été cooptés par les agences des Nations Unies de même que par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. La discrimination systémique à l’encontre des femmes est ignorée « au profit du constat de l’inégalité entre les sexes, ce qui fait que tantôt ce sont les femmes, tantôt ce sont les hommes qui font face à des situations d’inégalités, sans que la question des rapports de pouvoir entre ces deux groupes sociaux soit posée » (Trat et autres 2006 : 12). Des termes comme « patriarcat » sont pratiquement bannis du vocabulaire, et l’on a un sourire condescendant pour les féministes qui s’acharnent à faire l’examen des relations entre le patriarcat et les institutions de l’État ou encore pour celles qui parlent de relations capitalistes de pouvoir. Les notions comme « transversalisation du genre » et « autonomisation des femmes » ont d’ailleurs pris un tout autre sens que celui qu’elles avaient initialement ; elles ont remplacé pour une large part la lutte des femmes. C’est ce qu’on appelle la « dépolitisation » du féminisme (Mojad 2007).

Cette critique rejoint, à peu de choses près, la déclaration formulée par les femmes autochtones lors de la Conférence de Beijing en 1995 qui condamnaient déjà la mondialisation et le nouvel ordre mondial comme étant anti-femmes, anti-pauvres et anti-autochtones (Radcliffe, Laurie et Andolina 2003 : 387). Elles situaient fermement les préoccupations de genre dans le contexte du racisme, de la pauvreté et de dépossession politique (disempowerment); elles critiquaient par la même occasion les corporations transnationales, la nouvelle géopolitique mondiale et l’appropriation des connaissances indigènes – tout en réaffirmant les rôles socioculturels des femmes et leur droit à de nouvelles formes de développement (Radcliffe, Laurie et Andolina 2003 : 404).

Il faut réfléchir, tout comme Molyneux (2006) et Falquet (2008) notamment, sur le fait que l’adoption du concept d’autonomisation des femmes par les agences a coïncidé avec un désengagement de l’État du domaine du social. Sur un autre plan, les ONG et même les ONG féministes ont pris le relais de l’État dans la prestation des services, et il s’est avéré qu’elles sont, de même que les femmes auprès de qui elles interviennent, « efficaces » – à tel point d’ailleurs que, du moins au Canada, l’État a résolu de leur couper les vivres. Elles peuvent bien se débrouiller toutes seules! Autrement dit, les femmes peuvent toujours faire plus avec moins, surtout lorsque leurs approches ne coïncident pas avec celles des gouvernements en place.

Le mythe du développement : des contradictions entre le discours et l’action

Une des contradictions ou l’un des paradoxes les plus importants de l’entreprise du développement, c’est que, malgré un discours souvent progressiste, le développement durable, ou non, demeure un mythe[12]. Il le reste, car l’inégalité est la condition même de la reproduction du capital à l’échelle internationale, et cela, bien que les formes de cette reproduction varient selon les époques historiques et les régions. On peut débusquer certaines dimensions de ce mythe par l’examen des contradictions entre les discours de certains pays, y compris le Canada, à l’endroit de l’égalité entre les sexes et le niveau de financement qui lui est alloué. Non seulement le financement des programmes et des projets découlant de cette politique est nettement insuffisant au départ, mais il a également chuté de 1999 à 2005. Plus précisément, les programmes portant expressément sur l’égalité entre les sexes sont passés de 1,85 % de l’APD gérée par l’ACDI de 1999 à 2001 à seulement 1,01 % en 2005-2006 (GTISDF 2009 : 6)[13]. Cela reflète d’ailleurs le recul global de l’APD.

En 2005, l’APD atteignait au Canada 0,34 % de son revenu national brut, loin derrière la moyenne des pays donateurs de l’OCDE qui était alors de 0,47 %. En 2009, l’APD canadienne avait reculé pour n’atteindre que 0,30 %, la moyenne des pays donateurs de l’OCDE étant à ce moment-là de 0,48 %. Seulement de 2008 à 2009, l’ADP canadienne a reculé de 9,5 %, apparemment en raison d’un effort particulier en 2008 dans le contexte de l’Association internationale de développement, une institution de la Banque mondiale qui aide les pays les plus pauvres de la planète. Pourtant, il y a 30 ans, le Canada était l’un des pays de l’OCDE qui s’était engagé à ce que son budget de l’aide atteigne 0,7 % de son revenu national brut, tel que cela était suggéré par les Nations Unies. Seuls cinq pays l’ont atteint ou même dépassé : la Suède, la Norvège, le Luxembourg, le Danemark et les Pays-Bas. De toutes façons, au Canada en 2010, on a bien vu où le gouvernement place les priorités alors qu’un milliard de dollars a été consacré à la sécurité des chefs d’État qui sont venus aux réunions du G8 et du Groupe des 20 (G20) à proximité de Toronto. Or, ce que le gouvernement Harper propose dans sa fameuse initiative pour la santé maternelle dans les pays en développement (de laquelle il exclut les services d’avortement), c’est précisément 1,4 milliard mais sur… cinq ans[14].

Tels sont, à mon avis, les contradictions et les paradoxes fondamentaux qui nous permettent de nuancer considérablement les discours tenus sur le développement, qu’on lui accole le qualificatif de durable ou non. Et comme si cela n’était pas assez, on peut s’arrêter sur un autre paradoxe dont bien peu d’entre nous ne sommes vraiment conscientes, celui des flux financiers du Sud vers le Nord. Les résultats de 50 années d’expérience montrent en effet que l’aide sert davantage les intérêts des pays donateurs que ceux des pays en développement. Le flux net de capital depuis les pays en développement se trouvant à la périphérie du système en 2004 a été d’environ 239 milliards de dollars américains. Dans le cas de l’Afrique notamment, le service total de la dette de l’Afrique subsaharienne en 1993 a été de 11,35 milliards de dollars américains. De cette façon, les populations des nations pauvres sont celles qui supportent les modes de vie des Nations du Nord. Cela vient s’ajouter aux transferts illégaux qui varient, selon les estimations, de 50 à 80 milliards de dollars annuellement de pays à bas ou à moyens revenus vers des comptes en banque occidentaux : « Dans ce contexte, l’aide peut vraiment être vue comme un catalyseur de sous-développement et de régression plutôt que de croissance et de développement » (Veltmeyer 2005 : 97).

En somme, alors que les pays du Nord font grand état de l’APD et qu’en général les populations sont plutôt négatives ou indifférentes par rapport aux budgets qui y sont alloués, sauf en ce qui concerne l’aide d’urgence ou l’aide humanitaire, les montants ne sont pas à la hauteur des discours, qu’ils concernent le développement en général ou encore la promotion de l’égalité entre les sexes en contexte de développement. Encore faudrait-il savoir ce que cette fameuse égalité signifie au juste.

Conclusion

On peut donc légitimement se demander comment les gouvernements peuvent encore parler de développement durable dans ce contexte et en fait, on constate qu’ils en parlent de moins en moins tout en insistant sur l’efficacité de l’aide. Ainsi, l’OCDE affirme que « l’augmentation de la participation des femmes est la clé pour une croissance plus rapide et pour la réduction de la pauvreté dans les pays du Sud » (OCDE 2008 : 20). Il importe, selon la vénérable institution, de « making use of female human capital », ce qui peut être traduit si l’on est neutre par « utiliser le capital humain féminin » ou, si l’on est moins neutre, par « profiter du capital humain féminin ». Dans un cas comme dans l’autre, il est clair que l’on mise sur les femmes pour le développement, mais la marge est mince entre miser ou compter sur elles et les instrumentaliser.

L’instrumentalisation des femmes se produit lorsque celles-ci sont positionnées de manière hautement stratégique (Dobrowolsky 2007 : 631). Dans un contexte de fondamentalisme du marché, l’instrumentalisation des femmes prend un relief particulier, car on en vient à les considérer comme une ressource, comme un investissement rentable. Sur le plan du développement international, l’instrumentalisation du genre fait référence à la forme sous laquelle les consignes internationales parviennent aux organisations de développement, c’est-à-dire comme un ensemble de formules et de façons de faire (packages) qui favorisent une application plutôt mécanique des mesures en vue de l’égalité entre les sexes. Dans le contexte néoconservateur actuel sur le plan politique, des hommes considérant avoir été exclus des processus sociaux réclament leur réinsertion au nom de la consigne de transversalisation du genre. Or, là où les droits des femmes sont constamment remis en question, cette réclamation conduit ni plus ni moins à une réaction contre les femmes (Treillet 2008 : 64; Sohal 2005 : 670-672; Radcliffe 2006 : 526).

Voilà donc où nous en sommes en ce qui concerne les relations entre les femmes et le développement durable. La perspective féministe à cet effet consiste à faire preuve de vigilance en ce qui concerne toutes les dynamiques touchant les rapports entre les hommes et les femmes, et ce, à toutes les échelles du social, que ce soit à l’échelle mondiale et structurelle, à l’échelle des institutions et des organisations, à l’échelle locale de même qu’à l’échelle individuelle et du corps. Ces dynamiques sont essentiellement politiques. Trop souvent, il faut se concentrer sur une seule dimension du développement, et les autres sont oubliées. Proposer le développement durable aux femmes tant des pays en développement que des pays développés n’a de sens que si l’on remet en question les logiques néolibérales qui sous-tendent les consignes de développement et même celles d’égalité entre les sexes. Plus que jamais, il importe donc de remettre en question les discours si l’on veut vraiment changer les rapports sociaux inégalitaires de classe, de sexe et de « race ».