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Dans Les allongées, Jennifer Bélanger et Martine Delvaux mettent en relief les différents aspects de l’expérience de vivre avec une douleur chronique. Leur ouvrage, composé par fragments et ancré dans le savoir expérientiel, fait implicitement la démonstration que la douleur chronique est un enjeu politique important. Dans ce compte rendu, je trace des ponts entre Les allongées et la littérature scientifique, et rapporte comment la douleur y est présentée en tant qu’enjeu politique. Je traite d’abord de l’organisation des soins de santé et des répercussions de la douleur chronique sur le plan économique. Je présente ensuite l’aspect invisible de la douleur, qui complexifie sa communication et la réception de son témoignage. Enfin, j’analyse la douleur à la lumière de différents systèmes d’oppression, comme ceux fondés sur le genre et le capacitisme néolibéral.

La douleur, un enjeu politique

Les autrices appuient d’abord l’idée que la douleur est politique, parce qu’elle repose sur un système de santé public défaillant qui rend sa prise en charge inadéquate. Elles l’écrivent explicitement : « nous avons un système pour maladies aiguës, qui doit servir à traiter une population souffrant de maladies chroniques » (p. 115). Même avant la pandémie de la COVID-19, qui a affaibli les systèmes de santé (Bourgueil et autres 2022), un article de La Presse rapportait des délais d’attente pouvant dépasser les 5 ans pour une consultation en clinique de douleur au CHUM (Touzin 2019). Le manque de ressources allouées aux soins en douleur chronique semble incohérent avec sa prévalence et ses répercussions sur les plans humain, social et économique.

Les autrices explicitent ainsi comment la douleur chronique, initialement un problème intime et personnel, ressentie viscéralement dans le corps, devient une question sociale et politique, mais surtout économique :

[L]a santé n’est pas seulement la vie dans le silence des organes, c’est aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux, si je dis que je vais bien, je bloque, avant qu’on les profère, des interrogations stéréotypées, si je dis que je vais mal, les gens veulent savoir comment et pourquoi, ils se demandent ou me demandent si je suis inscrit à la Sécurité sociale, l’intérêt pour une défaillance organique individuelle se transforme éventuellement en intérêt pour le déficit budgétaire d’une institution.

p. 82-83

Au Canada, environ une personne sur quatre vit avec de la douleur chronique, dont davantage de femmes (Campbell et autres 2020; Reitsma et autres 2011). Il s’agit de la première cause d’incapacité à l’emploi au Canada (Gouvernement du Canada 2014), et on estime que ses effets économiques, qu’ils soient directs (par exemple, coûts liés aux soins de santé) ou indirects (par exemple, perte de productivité au travail), peuvent atteindre 40,4 milliards de dollars annuellement (Campbell et autres 2020). La douleur est un enjeu politique et de santé publique d’une grande importance, particulièrement dans un contexte de vieillissement de la population, dans lequel la prévalence de la douleur chronique tend à augmenter (Schopflocher, Taenzer et Jovey 2011). Les autrices expriment également bien les effets psychologiques associés au fait de vivre de la douleur au quotidien :

[N]on, la douleur chronique ne tue pas, non, ce n’est pas une atteinte fatale, mais oui, elle peut causer dépression et anxiété, rapprocher du désespoir, effacer la ligne d’horizon, rendre l’avenir insensé, et entre la crise climatique et la douleur chronique, ces états de fait qui sont objets de déni, nous construisons un pont sur lequel se tiennent des femmes.

p. 115

Ces effets psychologiques sont importants à considérer dans l’organisation des soins. Environ 15 % des personnes vivant avec de la douleur chronique ont commis au moins une tentative de suicide (Breivik et autres 2006). Au Québec, le cas largement médiatisé d’une jeune femme de 22 ans vivant avec la maladie de Lyme (Radio-Canada 2022) est un bon exemple des souffrances psychologiques associées aux maladies chroniques et au délaissement par le système, souffrances explicitées dans Les allongées.

Invalidation de la douleur : défaut de langage, de visibilité et de crédibilité

Pour mieux comprendre la non-prise en charge médicale des personnes vivant avec de la douleur chronique, il faut tenir compte de son caractère invisible et des limites du langage pour exprimer cette expérience (Birk 2013; Tosas 2021), ce que montre, par exemple, l’utilisation de métaphores qui demeurent imparfaites pour décrire de façon juste la douleur (Söderberg et Norberg 1995; Schott 2004; Van Hooft 2003). Cette invisibilité et ces difficultés de communication rendent la douleur chronique difficilement compréhensible pour la personne qui reçoit le témoignage de la douleur, et limitent donc la prise en charge médicale.

Les autrices soulignent ces défauts de communication, de compréhension et de visibilité :

[A]u médecin je dis : il y a de l’électricité statique entre mes yeux, j’aimerais qu’il s’imagine le courant derrière mon front, la pression constante sur ma tempe gauche, les paupières lourdes, les sourcils qui convergent en un point invisible, et ce visage, le mien, lisse à l’extérieur et pourtant lacéré, fissuré en dedans.

p. 113

Toutefois, rendre la douleur apparente ne semble pas toujours une solution adéquate selon les autrices. Bien que la visibilisation d’un problème de santé soit une condition essentielle à sa reconnaissance sociale (Cathébras 1997), l’expérience de la douleur chronique est souvent discréditée : « on ne supporte pas ce cinéma, on préfère les malades sans spasmes ni cris, des allongées stoïques silencieuses forcément paresseuses, couchées, debout, puis vite recouchées, sans volonté de rejoindre le quotidien, lasses de tout et facilement oubliées » (p. 15).

En effet, voir la douleur et la maladie approche de sa propre finitude et crée de l’angoisse, ce qui peut amener la personne témoignesse de cette douleur visibilisée à simplement vouloir fermer les yeux sur cette expérience. Ainsi, le témoignage de la douleur chronique, que ce soit dans un contexte médical ou social, et que celui-ci soit performé physiquement ou communiqué avec des mots, n’est pas toujours bien reçu :

[Q]uand nous faisons la liste de ce qui nous tient alitées, quand nous faisons le portrait des maux qui nous figent, les paupières devant nous se ferment, les lèvres se cousent, nous avons droit à de l’impatience et à de l’incrédulité, alors qu’en vérité nous n’avons pas tout dit parce que la liste est infinie, il y aurait tant de douleurs à nommer.

p. 37

Les autrices mettent également en lumière l’invalidation médicale des femmes, particulièrement présente dans le contexte de la douleur chronique (Werner et Malterud 2003), qui a pour effet de les faire taire, de les « effacer » (p. 65). L’invalidation passe souvent par un processus de psychologisation, c’est-à-dire que la douleur, lorsqu’elle échappe aux explications préconisées par le modèle biomédical, est parfois attribuée à des causes psychologiques et est considérée comme imaginaire, et dont la prise en charge médicale n’est donc pas essentielle. À ce sujet, les autrices écrivent :

[R]evenir au fait que, si les médecins ne font pas confiance aux femmes, c’est qu’ils ne connaissent pas bien les maux qui les tourmentent, et qu’au lieu de l’avouer, au lieu de reconnaître que quelque chose leur échappe, il est parfois plus facile pour eux de brandir le diagnostic d’hypocondrie, et dès lors endométriose, côlon irritable, migraine, vulvodynie, lombalgie sont ramenés à l’effet d’une immense comédie.

p. 108-109

Cet extrait soutient l’importance de l’humilité épistémique chez les professionnelles et professionnels de la santé (Carel et Kidd 2014; Buchman et autres 2017), soit la reconnaissance des limites de leur expertise, comme l’avancent Jennifer Bélanger et Martine Delvaux, mais aussi l’importance de la complémentarité de leurs savoirs, de nature médicale, avec ceux des personnes soignées, de nature expérientielle (Pomey et autres 2015; Halloy, Simon et Hejoaka 2022).

Douleur chronique et oppression de genre

Les autrices mettent également en lumière l’aspect genré de l’expérience de la douleur chronique. Elles exposent les significations sociales historiquement différentes de la douleur des femmes, une douleur « avant tout obstétricale, […] une fatalité, un destin », en opposition à celle des hommes, qui est en fait « blessures, amputations, don de soi, service à la nation, gloire, défaite historique ou victoire, objet d’admiration » (p. 13).

Les autrices mettent en relation le thème des violences sexuelles, qui touchent directement environ une femme sur trois (RQCALACS 2019), avec celui de la douleur chronique, aussi plus prévalente chez les femmes. La littérature rapprochant ces thèmes est peu abondante, mais semble soutenir que les femmes ayant vécu des violences genrées, sexuelles ou conjugales, sont plus à risque de vivre de la douleur chronique (par exemple, Campbell 2002; Chopra et autres 2022; Jina et Thomas 2013; Santaularia et autres 2014; Wuest 2008 et autres). Plus de recherche est toutefois nécessaire sur ces thèmes. Les autrices dépeignent également une difficulté épistémique fondamentale commune à la communication de la douleur chronique et à la communication des violences sexuelles, soit la peur de ne pas être crue ou d’être invalidée (Côté 2022 : 12). Les autrices avancent :

[L]es femmes qui signalent des douleurs liées au travail se heurtent au même genre d’obstacles que les femmes qui dénoncent des agressions sexuelles, on nous accuse d’être trop fragiles, trop anxieuses, trop grosses ou trop vieilles, d’avoir une mauvaise posture, de nous être plutôt blessées en faisant des travaux ménagers, de ne pas faire assez d’exercice, de mal vivre notre ménopause, bref de nous plaindre pour rien.

p. 123

Le capacitisme néolibéral ou quand la vie allongée est un privilège

À travers les différents fragments, les autrices soulèvent la question suivante : quels corps sont productifs et méritent d’être intégrés à la société? Le fragment suivant traite par exemple des douleurs et maladies chroniques en milieu de travail :

[J]’ai besoin que tu sois ici en train de travailler, j’ai besoin que tu laisses ton cancer à la porte, certains corps dérangent les patron·nes et les collègues, dans un monde où seul compte le fait de s’activer, jusqu’à la pause autour de la machine à café, là où s’ouvrent les lèvres sur un sourire artificiel et que les têtes se baissent devant la personne malade.

p. 122

Les autrices mettent ainsi en lumière le capacitisme néolibéral (Goodley 2014 : 26) qui pèse sur les personnes vivant avec de la douleur chronique (Côté 2022 : 10), soit l’intersection entre le capacitisme et le capitalisme qui fait la promotion d’un citoyen typique, sans handicap et capable de contribuer à l’économie et à la société. Jennifer Bélanger et Martine Delvaux vont même plus loin en mettant en relief la manière dont le capitalisme est aussi générateur de douleur ou d’incapacité par ses injonctions à la productivité :

[J]e voudrais ne plus devoir expliquer, prouver, insister, je voudrais que les personnes qui doutent, soupçonnent, banalisent, soient témoins de ma vie pendant une seule journée, de minute en minute, d’heure en heure, debout allongée debout allongée et, au final, debout, parce que ce qui compte, c’est la productivité, peu importe si le coût est élevé.

p. 136

Si elles mettent en lumière les différents systèmes d’oppression dont elles vivent les effets négatifs, les autrices mentionnent aussi la position de privilège, notamment de classe, qui vient avec la vie universitaire et qui les protège en quelque sorte du capacitisme néolibéral explicité plus haut :

[I]l ne faut pas croire qu’être allongée toute la journée est un caprice, mais il y a, bien sûr, le privilège de pouvoir appeler au travail et dire qu’on est malade sans avoir à choisir entre manger ou dormir, le privilège aussi d’échapper à la honte d’être remplacée sans solde si on manque à l’appel, le privilège de ne pas travailler à un endroit où le nom sur le badge n’importe pas.

p. 82

Conclusion

Dans Les allongées, la douleur chronique est présentée comme enjeu politique de maintes façons. Le discours des autrices devient la voix de toutes les femmes et de toutes les personnes marginalisées que la douleur chronique a prises d’assaut et qui ne trouvent ni écoute, ni empathie, ni soins. Les fragments de Jennifer Bélanger et de Martine Delvaux portent un questionnement social important pour les politiques de santé et la recherche : comment mieux écouter et soigner les personnes vivant avec de la douleur chronique?