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Jeune chercheuse passionnée par la santé au travail, j’étais emballée lorsque l’on m’a proposé de lire Le deuxième corps. Femmes au travail, de la honte à la solidarité, de Karen Messing, et d’en rédiger le compte rendu. J’en étais ravie, mais nerveuse à la fois. Je désirais être à la hauteur du travail de grande qualité de cette professeure, chercheuse, féministe et militante pour les conditions et la santé des femmes au travail qu’est Karen Messing. Grâce à sa double formation en génétique et en ergonomie, celle qui a été nommée officière de l’Ordre du Canada en 2019 nous offre un bijou de livre illustrant l’évolution de la culture du travail au Québec au regard de la place qu’y occupent les femmes. C’est à travers ses recherches engagées des 40 dernières années que Karen Messing nous fait voyager dans l’histoire de la réalité des travailleuses québécoises, en unissant résultats de recherche, anecdotes et réflexions personnelles dans un texte parfois choquant, parfois touchant, mais qui suscite assurément la réflexion. C’est en abordant les questions du sexe biologique, du corps des femmes, du genre et des rôles sociaux que l’autrice met en lumière toute la complexité du travail des femmes et qu’elle fait ressortir les iniquités qui, trop souvent, sont (encore) banalisées. À travers ses recherches menées auprès de femmes travaillant dans divers secteurs d’activités, allant de la restauration à l’entretien ménager ou aux télécommunications, les récits nous permettent de comprendre comment la honte d’avoir un corps différent de celui qui domine dans le monde du travail peut influencer le rapport au travail et la santé des travailleuses. Au fil des époques et grâce aux recherches et représentations de Messing et de ses collègues, nous comprenons que cette honte se transforme peu à peu en prise de conscience, en solidarité et en revendication. Ce processus vise à faire évoluer la situation des femmes au travail et à atteindre l’équité entre les femmes et les hommes en vue d’assurer une participation saine, sécuritaire et décente pour l’ensemble des personnes au travail.

Le livre comporte treize chapitres, regroupés en quatre parties. La première partie, intitulée « De la honte en milieu de travail », comprend trois chapitres dans lesquels l’autrice expose l’importance de la prise de conscience des enjeux de santé et de sécurité au travail chez les femmes. Qui plus est, cette prise de conscience doit d’abord être vécue chez les travailleuses elles-mêmes, ce qui n’est pas une mince affaire dans un environnement de travail où les règles et la culture sont avant tout pensées pour l’homme pourvoyeur. Une fois cette prise de conscience faite, l’autrice nous présente des faits qui témoignent des différences objectives entre le travail des femmes et celui des hommes ainsi que des conséquences délétères qui en résultent pour elles, autant physiquement que psychologiquement. Cette partie se termine par l’illustration d’une mesure organisationnelle, établie dans le réseau de la santé et des services sociaux, qui se voulait égalitaire, quel que soit le sexe ou le genre des personnes. Les idées formulées par l’autrice nous amènent à comprendre qu’une telle initiative doit tenir compte de la complexité des situations des femmes au travail (par exemple, exigences physiques, précarité, conjugaison des rôles de vie, stigmatisation) afin d’espérer en récolter les effets positifs escomptés.

La deuxième partie, « Le physique de l’emploi », se décline en deux chapitres dans lesquels l’autrice aborde le sujet de la répartition des tâches différenciées selon le sexe, par le biais des résultats de recherches menées auprès de personnes ayant des titres d’emploi variés. Dans cette partie, l’autrice met également en valeur ses connaissances en génétique (c’est majoritairement l’expertise en ergonomie qui teinte l’ensemble du livre) pour expliquer les différences biologiques entre les corps des femmes et des hommes en abordant les gènes, les chromosomes, les menstruations ou encore les aptitudes physiques et la physionomie.

« Transformer le marché du travail », troisième partie du livre, rassemble quatre chapitres dans lesquels l’autrice présente comment ses recherches et études ergonomiques l’ont amenée à proposer des solutions innovantes pour repenser le travail afin de mieux respecter la réalité des femmes. Par exemple, des études sur les horaires de travail et la conciliation travail-famille ont mis en évidence des préjudices pour les femmes et permis de suggérer des pistes de solutions adaptées à leur situation. On peut y découvrir des cas où les retombées pratiques de ces études ont été positives, et d’autres, moins concluantes. L’autrice aborde particulièrement l’importance de la concertation entre les parties prenantes (par exemple, travailleuses et travailleurs, syndicats, employeuses et employeurs, décideuses et décideurs politiques) pour le succès d’une transformation du travail favorable à la saine participation au travail des femmes.

Enfin, la quatrième partie du livre, « Santé au travail : faire évoluer la science », se compose de trois chapitres. Cette partie du livre aborde les enjeux de la sous-représentation des femmes dans les recherches en santé au travail. On y discute notamment les enjeux des analyses différenciées selon le sexe ou le genre, et les ajustements statistiques qui peuvent être faits pour contrôler l’effet de ces variables dans l’étude de phénomènes liés au travail. Enfin, l’autrice termine par un message d’espoir en abordant la force de la solidarité entre femmes; elle y présente son expérience personnelle en lien avec les efforts d’un collectif de travail féminin dans le domaine de la recherche en santé au travail.

Depuis plus d’une décennie, je fais de la recherche sur la santé au travail et je ne me suis jamais identifiée comme une féministe. Or, après la lecture de ce livre, j’ai une vision différente de la situation des femmes au travail, une sensibilité accrue aux différences que le corps, le sexe et le genre peuvent occasionner. Le travail colossal de Karen Messing, exposé en partie dans ce livre, est sans contredit à l’origine de l’importance que l’on reconnaît actuellement au sexe et au genre dans les orientations de recherche en santé au travail. Je la remercie pour ce travail de débroussaillage et d’innovation qui a inspiré plusieurs générations de chercheuses et qui a contribué à améliorer les conditions de travail et la santé de plusieurs travailleuses. C’est remplie d’espoir que je retourne mener mes propres recherches sur la santé au travail des femmes, en espérant que leur corps ne sera bientôt plus considéré deuxième.