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L’écran Game Over est sans l’ombre d’un doute l’un des éléments les plus emblématiques du médium vidéoludique. Hormis pour certains types de jeu, notamment les simulations sportives, la mortalité virtuelle de l’avatar est une condition sine qua non de l’expérience du joueur. C’est elle qui confère un « enjeu réel » à la partie, contribuant à la mise en place d’une immersion vidéoludique. Elle est aussi susceptible de générer des frustrations multiples au joueur, ce qui en fait un aspect primordial et à double tranchant pour les créateurs de jeux vidéo. Si la mort dans le jeu vidéo est employée de manières diverses et engendre des significations variées conformément au potentiel affectif, procédural et métaphorique de chaque jeu (Rusch, 2009), elle doit être considérée d’abord et avant tout comme une mécanique liée à la jouabilité.

L’utilisation de la mort dans les jeux vidéo revient fréquemment dans les game studies. Lisbeth Klastrup (2007) a démontré l’importance de la mort vidéoludique dans l’adhésion à l’univers vidéodiégétique et les processus de socialisation dans les jeux massifs multijoueurs en ligne (MMORPG, Massively Multiplayer Online Role Playing Game). Brendan Keogh (2013 et 2015) et Ben Abraham (2009) ont chacun abordé les vertus de la mort permanente élective (elective permadeath) comme forme de transformative play (jeu transformatif) (Sotamaa, 2007) exacerbant l’expérience de jeu. Jason Tocci (2008) remet en question, quant à lui, cette mécanique qu’il considère comme un « raccourci » et un « obstacle artificiel ». D’autres chercheurs étudient les cas atypiques de mécaniques de mort dans les jeux vidéo : c’est le cas de Carter, Gibbs et Wadley qui examinent comment la gravité de la mort dans le jeu DayZ a pour conséquence « d’intensifier les interactions sociales » (2013). La mort vidéoludique fait aussi l’objet d’études dans plusieurs autres champs disciplinaires. En études culturelles, Sabine Harrer (2013) soulignait les capacités expressives de la mort vidéoludique sur les plans sémiotique, métaphorique et narratif. Récemment, Kyle Brent Johnson (2016) a démontré le bienfondé de la thérapie vidéoludique dans le processus de deuil chez les adolescents atteints d’autisme. Nous nous intéresserons pour notre part à la mort comme mécanique de jeu et à ses répercussions sur l’expérience de la mort vidéoludique chez le joueur.

Précisons que les mécaniques de la mort vidéoludique ont évolué à mesure que le médium s’est complexifié (Bevan, 2007). À l’origine de la commercialisation des jeux vidéo, durant les années 1980 (l’époque glorieuse des arcades), la mort servait avant tout à soutirer de l’argent aux joueurs : « At its inception, player death was something of a necessity: a way for the arcade cabinet to enforce the collection of quarters. Life was a commodity, and if you wanted more of it, you had to pay. » (Cameron, 2015). Toutefois, la transition vers les consoles domestiques, grâce au succès de la Nintendo Entertainment System, a changé la donne. Par exemple, la sauvegarde de parties directement sur une cartouche, introduite au grand public avec Legend of Zelda (Miyamoto et al., 1986) a permis la conception de jeux vidéo complexes avec des environnements à explorer beaucoup plus vastes, la partie devant être échelonnée sur plusieurs séances de jeu. D’autres fonctions à la mort vidéoludique se sont donc ajoutées à celle, initiale, de l’interruption définitive d’une partie :

Video game designers have used the death of the player as a multivalent tool: death as punishment, death as play session limiter, death as mastery-promoting device, and so on.

Viata Neto, 2015

Cependant, depuis quelques années, plusieurs critiques reprochent à l’industrie du jeu vidéo d’amenuiser l’importance de la mort vidéoludique en réduisant la difficulté des jeux[1]. La plupart des titres très populaires publiés dans les dernières années emploient la mort comme une mécanique à l’impact édulcoré : le joueur échoue, son personnage-joueur[2] meurt et il est ressuscité à un point légèrement antérieur en guise de punition. Il reste néanmoins tout un pendant de la production vidéoludique qui résiste à cet assouplissement du défi, ainsi qu’à cette volonté commerciale d’offrir des jeux se voulant accessibles. Effectivement, certains créateurs indépendants (communément nommés indie) proposent de leur côté des oeuvres singulières qui explorent les mécaniques de la mort de manière originale.

Dans le cadre de cet article, nous nous pencherons sur deux créations émanant de l’industrie indie : Hotline Miami (Södeström et Wedin, 2012) et Binding of Isaac (McMillen et Himsl, 2011). Nous avons choisi ces jeux car ils partagent en surface plusieurs similarités, soient une perspective en vue aérienne et une esthétique rétro bidimensionnelle. Or, derrière ces apparences se trouve une utilisation des mécaniques de la mort du personnage-joueur diamétralement opposée. Hotline Miami incite à la mort à répétition, l’érigeant en une inévitabilité nécessaire pour l’appréhension de l’espace par le joueur. Binding of Isaac propose plutôt une mort à fonction punitive en retirant toute possibilité de revisiter une itération donnée de son univers procédural. J.P. Grant affirme que dans les jeux vidéo, de manière générale, « Death is an inconvenience at worst, a teachable moment at best. » (2011). Nous montrerons que les titres analysés appartiennent à cette seconde catégorie, exploitant la mort comme mécanique de jeu dans une logique à la fois pédagogique et immersive.

Nous allons tout d’abord décrire les particularités narratives et mécaniques des jeux de notre corpus et la façon dont ils se distinguent par rapport aux autres jeux vidéo. Ces étapes nous permettront de considérer leurs mécaniques de jouabilité. Nous étudierons trois éléments en particulier : l’appréhension de l’espace par le joueur, les mécaniques d’incitation à la prise de risque et la gestion de la frustration face à l’échec. Nous conclurons avec une réflexion sur la mort vidéoludique dans le cadre de performances publiques, soit la diffusion d’enregistrements de parties sur le Web.

Deux expériences singulières de la mort

Binding of Isaac est une création des concepteurs indépendants Edmund McMillen et Florian Himsl. Le jeu fut officiellement publié en 2011 sur la plateforme Steam et est rapidement devenu un succès critique et populaire qui entraîna la sortie d’une extension en 2012 (Wrath of the Lamb), une réédition augmentée par la compagnie Nicalis en 2014 (Binding of Isaac: Rebirth) et plus récemment une extension pour cette nouvelle version en octobre 2015 (Binding of Isaac: Afterbirth). Outre des ajouts (nouveaux personnages, items, ennemis et arrangements spatiaux), toutes ces itérations conservent les mêmes mécaniques de base que le jeu original de 2011.

Le joueur prend le contrôle d’Isaac, petit garçon que la mère obsédée par la religion veut sacrifier au nom de Dieu – une référence directe à la ligature d’Isaac de la Bible (Genèse 22:1-19)[3]. Isaac fuit sa mère en empruntant une trappe cachée dans sa chambre et se retrouve dans un sous-sol envahi par des créatures monstrueuses qu’il doit affronter avec, pour seule arme, ses larmes qu’il utilise comme projectiles. À chaque étage, le joueur découvre des objets qui modifient l’apparence et les pouvoirs d’Isaac, le rendant de plus en plus hideux et puissant, bien que certains items aient des effets négatifs qui peuvent l’affaiblir. Les pouvoirs acquis se combinent en des effets synergiques variés. L’abondance de ceux-ci (plus de 500 en date de la dernière expansion) contribue à assurer que chaque partie sera unique et singulière.

Il s’agit d’un jeu que nous pouvons catégoriser de neorogue selon la définition proposée par Maria B. Garda (2013a). Inspiré du classique Rogue (Toy et al., 1980), le terme roguelike est appliqué aux jeux qui montrent, entre autres, les caractéristiques suivantes :

  • Génération procédurale d’un monde, des monstres à affronter et des trésors à découvrir dont l’emplacement est modifié à chaque partie.

  • Permadeath : une fois que le joueur a perdu, la partie est terminée et ne peut plus être recommencée.

Binding of Isaac possède ces deux caractéristiques, mais s’inscrit comme neorogue selon Garda car il se distance de plusieurs des éléments qui définissent le roguelike. Tout d’abord, il s’agit d’un jeu d’action en temps réel, et non d’un jeu par tour (turn-based). Qui plus est, la majorité des items conservent la même fonction partie après partie alors que, dans un roguelike traditionnel, les propriétés des items doivent changer. Binding of Isaac se positionne donc en hommage aux jeux de cette époque, plutôt qu'au cadre fixe du roguelike :

Neo-rogue is consciously retro in both aesthetics and style, while the original Rogue was a modern game. The neo-rogue audiovisuals are created in a style that is reminiscent of games from the 1980’s, with the « old-school » top-down view or fixed camera, 2D-graphics, and 8-bit electronic stylized music. This game design choice may have two origins: one is related to the artistic preferences of the creators; and the other is connected to the purely economic circumstances – rendering 2D animations is less expensive than rendering 3D environments, therefore it is more feasible for a limited budget of an indie game developer.

Garda, 2013a

Binding of Isaac est donc un hommage au roguelike, mais également à plusieurs jeux vidéo auxquels McMillen et Himsl empruntent des éléments, plus particulièrement la construction spatiale des donjons souterrains et les points de vie représentés par des contenants en forme de coeur de Legend of Zelda. Outre l’effet de nostalgie, l’intérêt de Binding of Isaac et de son design neorogue réside dans le fait que chaque partie est singulière, en ceci que chaque mort du joueur entraîne la perte de la configuration unique engendrée par la génération procédurale. De plus, à mesure que le joueur parvient à compléter des objectifs, il débloque de nouveaux éléments (ennemis et items) qui accroissent de plus en plus la complexité du jeu. 

Binding of Isaac se distingue par ailleurs des jeux traditionnels par le contexte de sa conception. Il s’agissait pour McMillen d’un projet personnel où, suite au succès de son jeu précédent Super Meat Boy (McMillen et Refenes, 2010), celui-ci désirait prendre des risques :

I could afford to take a bigger risk and fail, if I felt like failing. I wanted to make something risky and exciting now that the financial aspects of that risk were gone. And I wanted to really push my limits to get back to where I had come from – a place where there were no boundaries, where I could create anything without worrying about making a profit.

McMillen, 2012

Les thématiques religieuses controversées, la représentation d’un enfant vulnérable et nu ainsi que le niveau de difficulté du jeu devaient selon lui rebuter les joueurs ordinaires et reléguer sa création au rang de titre underground. Suite à un lancement modeste sur la plateforme Steam, le jeu est devenu après quelques mois un succès global grâce au bouche-à-oreille sur le Web et aux communautés de Let’s Play qui partageaient des vidéos de leurs parties sur YouTube.

Hotline Miami, publié en 2012 par Dennaton Game (une équipe indépendante composée des Suédois Jonatan Söderström and Dennis Wedin) est également un titre né d’une volonté de créer un objet singulier sans réelle intention commerciale. Il s’agissait tout d’abord d’une création très personnelle pour un public d’initiés, mais qui a été récipiendaire de plusieurs prix internationaux. Plusieurs aspects narratifs et de design refléteraient la dépression d’un des concepteurs suite à une rupture amoureuse (Complex, 2015).

Hotline Miami offre une expérience davantage linéaire. Le joueur y prend le contrôle d’un personnage anonyme, surnommé Jacket par la communauté de joueurs en ligne, qui reçoit des appels téléphoniques dans son appartement situé, évidemment, à Miami. Ces coups de fil cryptiques lui fournissent des instructions le dirigeant vers différents établissements afin d’assassiner des membres du crime organisé russe.

L’une des mécaniques fondamentales de Hotline Miami repose sur le nombre illimité de vies dont dispose le joueur. La mort du personnage-joueur provoque certes un arrêt du jeu, mais il suffit d’appuyer sur une touche pour recommencer. La transition est quasi instantanée, puisque le jeu, aux graphiques simplistes de facture rétro, exige peu du processeur, de sorte qu’il n’y a pratiquement aucune période de latence entre un échec et le commencement d’une nouvelle partie. La continuité d’une tentative à l’autre est d’ailleurs soulignée par la musique qui se poursuit dans l’indifférence de la mort du personnage-joueur.

Hotline Miami se distingue également de Binding of Isaac dans ses références, puisant davantage du côté du cinéma, notamment le film Drive (Winding Refn, 2011) et le documentaire Cocaine Cowboys (Corben, 2006). Maria B. Garda affirme : « Hotline Miami restores nothing. It is an interesting example of reflective nostalgia but it does not reflect any particular longing within the medium of videogames. It is a remediation of the “1980’s-ness” style of neonoir movies into videogames medium. » (2013b). Toutefois, Hotline Miami repose aussi sur plusieurs éléments vidéoludiques rétro : par exemple, son esthétique visuelle hautement pixellisée et ses contrôles rappellent les jeux d’arcade de type shoot ‘em up tels que Robotron: 2084 (Jarvis et DeMar, 1982) et Smash TV (Jarvis et Turmell, 1990). De plus, la jouabilité et le caractère moralement transgressif de la simulation de criminalité de Hotline Miami sont fortement similaires aux deux premiers jeux de la franchise Grand Theft Auto, parus respectivement en 1997 (Hamilton) et 1999 (Rockstar Games).

C’est une violence exacerbée et hallucinée qui est canalisée par Hotline Miami, où la mort occupe donc un rôle de premier plan. Lorsqu’une nouvelle partie est lancée, un tutoriel précède le jeu proprement dit. Il s’ouvre sur un sans-abri qui explique au joueur les commandes et actions possibles. Ses premières paroles sont : « I’m here to tell you how to kill people. » De fait, le joueur est invité à utiliser ses poings, un objet contondant et finalement une arme à feu. Suite à cet entraînement sommaire, le sans-abri conclut ses instructions en indiquant au joueur qu’il devra varier son approche en cours de route, mais le laisse sur ces paroles pessimistes : « You’ll just get yourself killed, won’t you? ». D’entrée de jeu, il est établi que la mort de soi et la mort des autres seront les tenants et les aboutissants de Hotline Miami.

Ces deux jeux sont donc nés d’une même intention de proposer un titre à contre-courant des tendances commerciales de l’industrie du jeu vidéo. Malgré des ressemblances esthétiques, ils divergent fondamentalement quant à leurs mécaniques et règles, surtout en ce qui a trait à la mort et l’échec. Les deux cas mènent toutefois par ce biais à une forme d’apprentissage chez le joueur.

La mort comme apprentissage

La vie du personnage-joueur – et sa mort éventuelle – se déroule dans un espace vidéoludique prédéfini. En plus de la taille de l’écran sur lequel le jeu est transmis (ordinateur, télévision ou écran de téléphone intelligent), chaque jeu se représente au joueur par différentes modalités, notamment les choix esthétiques des graphiques et le point de vue sur l’espace, qui permettent au jeu de s'actualiser, comme l’explique Pascal Garandel :

L’espace global du jeu n’est donc lui-même « totalisé » que dans la mesure où il est un espace pour le jeu, un espace de jeu ; l’espace des jeux vidéo n’est pas un espace dans lequel on peut jouer, c’est un espace qui existe pour que l’on y joue : si l’espace de jeu est le lieu où le jeu a lieu, c’est bien le jeu qui constitue le lieu d’être de l’espace. Les modalités de spatialisation de cet espace sont donc déterminées par la nature du jeu : l’espace se déploie à partir du jeu, bien plus que le jeu ne se déroule dans l’espace.

2012, p. 131

Comme nous l’avons mentionné, les deux jeux qui nous intéressent représentent l’espace de la même façon : des graphiques rétro, en deux dimensions, en perspective aérienne. Le joueur perçoit dont l’espace de haut. Qui plus est, ces espaces répondent aux caractéristiques de l’arène telle que définie par Michael Nitsche :

[Arenas] feature few visual clues that draw attention to the place as such. Instead, they provide the canvas for a performance. Arenas provide relatively free movement in a contained space with high visibility.

2009, p. 184

L’objectif du joueur est l’anéantissement de la totalité des ennemis dans un espace donné. S’il réussit, il peut progresser vers l’espace suivant. Dans le cas de Hotline Miami, il passe à une autre section, indépendante de la précédente, où après avoir retracé ses pas, il quitte le niveau parcouru afin d'atteindre le suivant. Binding of Isaac n’est pas aussi linéaire. Bien que chaque pièce soit une arène fermée, leur agencement forme un labyrinthe. Il y a une sortie à découvrir qui permet de progresser vers le niveau suivant. Cette progression peut se faire en franchissant seulement quelques pièces ou encore en explorant l’entièreté des pièces qui composent un niveau. Puisque ces derniers sont générés de manière procédurale, le joueur ne peut pas savoir exactement où il doit se diriger.

Dans son étude de Binding of Isaac, Kenneth Chen (2013) affirme que le caractère aléatoire de la disposition de l’espace et de la quantité et la disponibilité des items rendent ce jeu essentiellement impossible à « comprendre » dans son entièreté. Or, malgré l’aspect aléatoire de Binding of Isaac, le joueur peut tout de même, après une fréquentation assidue du jeu, acquérir une certaine maîtrise de celui-ci. Il doit cependant s’adapter à des situations aussi imprévisibles que particulières. Il reconnaîtra les ennemis et leurs schémas d’attaques et agira en fonction des habiletés et pouvoirs dont il dispose. Chaque partie lui permet d’obtenir de nouvelles connaissances qui lui seront utiles lors des joutes subséquentes. En raison de ce transfert des savoirs s’accumulant dans son encyclopédie (Eco, 1980, p. 148), Binding of Isaac est une expérience marquée par la perpétuité à travers les recommencements. Afin de maîtriser le jeu, le joueur doit expérimenter. Cependant, comme la permanence d’un échec entraîne la disparition d’un agencement unique de l’espace, le joueur est divisé entre la nécessité de l’expérimentation et la survie d’Isaac :

While most games allow – or even encourage – the reckless sacrificing of the character’s body in the name of experimentation, perma-death insists that the player is more empathetic to the concerns of the character’s mortality. It demands that the player treads carefully, thinking before they act and treating the character’s bodily existence as fragile and significant as their own. Consequentially, the « tone » of the player’s performance in a perma-death game is less one of experimentation and more one of caution and consideration.

Keogh, 2013, p. 1

Binding of Isaac permet au joueur de prendre certains risques. La mort n’y est pas instantanée. Il est possible de commettre un certain nombre d’erreurs et de corriger le tir en acquérant des points de vie supplémentaires. Une fois ces ressources épuisées, par contre, la mort est définitive. Chaque partie donne ainsi l’occasion au joueur d’opter pour des stratégies différentes en fonction de ses habiletés, de son accès à l’espace (certains items lui permettent de survoler les obstacles disposés dans l’environnement), de sa résistance aux attaques ennemies et de sa témérité du moment; il peut donc essayer une approche nouvelle aussi bien que s’appuyer sur ses expériences passées pour privilégier une méthode déjà maîtrisée.

Il en va autrement dans Hotline Miami. Puisque chaque faux pas entraîne une mort instantanée, et une résurrection quasi immédiate au début du niveau, la maîtrise du jeu survient donc de manière complètement différente. Dans Hotline Miami, le joueur n’a qu’une perspective partielle de l’environnement qu’il doit traverser. Inversement, même s’ils ne sont pas visibles à l’écran, les ennemis peuvent détecter le personnage-joueur et l’atteindre à distance sans avertissement préalable. Au fil de ses échecs répétés, le joueur peut déterminer la position des ennemis non visibles selon l’axe des projectiles. Il acquiert une connaissance supplémentaire sur une construction spatiale qu’il doit apprendre à maîtriser :

Architectural space is time-dependent because it relies on the fragmented reception of parts of a spatial structure that cannot be perceived in its totality by the observer at once. A visitor can experience a larger physical space, such as a house or a city, only over a period of time – usually in the form of movement.

Nitsche, 2007

Puisque la construction de l’espace n’est pas aléatoire, mais fixe, le joueur est moins dans une approche de compréhension globale des mécaniques de jeu – avec lesquelles il se familiarise en quelques minutes – que dans celle d’acquisition de réflexes et d’exploitation de l’architecture de chaque niveau. Il doit établir une séquence d’actions à accomplir afin de massacrer tous les ennemis sans se faire lui-même abattre. Il est dans l’essai et erreur jusqu’à ce qu’il définisse une stratégie qui fonctionne. Le joueur apprend ainsi à dominer un espace, à le faire sien.

La prise de possession de l’espace se manifeste par l’établissement d’une séquence de déplacements et d’attaques dans un enchaînement s’apparentant à une scène d’un film d’action adroitement chorégraphié, par exemple une fusillade d’un film de John Woo – pensons à la scène finale de A Better Tomorrow 2 (1987) – ou les poursuites automobiles de Mad Max : Fury Road (Miller, 2015). La stratégie qu’établit le joueur est pensée en fonction du positionnement des pièces à traverser et des ennemis qui s’y trouvent, ainsi que des armes à sa disposition, tant celles jonchant le sol au début de la partie que celles qu’il obtient de ses victimes. La musique au rythme effréné, les effets sonores brutaux accompagnant chaque meurtre et la rapidité avec laquelle l’action se déroule esthétisent la violence et amplifient ce rapprochement avec la scène d’action cinématographique. Il s’agit donc ici de préétablir une performance rodée au quart de tour qui doit non seulement être aussi efficace que possible, mais également comporter un caractère spectaculaire, si le joueur décide de tenir compte des paramètres de calcul de pointage du jeu – nous reviendrons plus loin sur cet aspect prescriptif. 

Cependant, à partir du moment où cette stratégie est déterminée, c’est son exécution qui devient l’enjeu performatif. Des réflexes aiguisés, des déplacements et attaques effectués sans hésitation ainsi qu’un mélange de précision et d’improvisation sont les critères garants de la réussite d’une partie. Les connaissances de l’espace et de la mécanique de jeu s’acquièrent rapidement par la mort sans grande pénalité pour le joueur. L’immédiateté prime dans l’expérience de Hotline Miami.

Si la mort est une étape nécessaire à la maîtrise de ces deux jeux, leurs mécaniques et applications sont différentes. Binding of Isaac encourage le joueur à comprendre un système global et à tester ses connaissances dans des espaces générés aléatoirement. Le joueur de Hotline Miami, lui, surmontera un peu plus l’espace au fil de ses tentatives infructueuses. Dans ce contexte, il est intéressant de constater que ces deux jeux mettent en place plusieurs incitatifs de prise de risques qui invitent le joueur à expérimenter avec les limites de leurs règles internes.

Jouer avec la mort

Jesper Juul propose une manière originale d’aborder l’échec vidéoludique en mesurant son coût, soit en termes de failure cost, qu’il définit ainsi : « a function of time lost multiplied by the psychological cost of said loss in the context of the game world » (Juul, 2010). Binding of Isaac et Hotline Miami représentent les extrêmes de cette théorie. Dans le premier cas, la perte est immense, dans la mesure où la totalité du temps investi dans une partie ne peut être reprise par une connaissance a priori des obstacles de cette itération procédurale : elle n’existe plus une fois que le joueur a échoué. Pour Hotline Miami, le coût psychologique d’un échec est minime en vertu du nombre élevé de ceux-ci et de la latence temporelle très réduite entre la mort et la reprise de la partie. Comme un échec mène cependant à un recommencement du tableau, le coût varie selon le point où en était rendu le joueur. S’il échoue au moment de confronter le dernier ennemi et doit recommencer au début du niveau, la frustration générée sera plus élevée que s’il meurt au tout début[4].    

Comme nous l’avons vu, la structure de Hotline Miami est linéaire d’un point de vue ludique et ne change que légèrement de partie en partie. Le risque survient donc à même la jouabilité. Le joueur est, d’une certaine manière, encouragé à se lancer tête première vers ses opposants. Qui plus est, le système de calcul qui assigne un pointage au joueur lors de la complétion d’un chapitre indique de manière prescriptive qu’une approche agressive doit être préconisée pour obtenir de meilleurs résultats. En effet, à la fin de chaque niveau, le joueur reçoit une évaluation de sa performance selon des critères basés sur les actions commises. Parmi ceux-ci, on note l’audace (boldness), la flexibilité (flexibility) et la mobilité (mobility) ; de plus, des points boni sont accordés pour la visibilité face aux ennemis (exposure) et les enchaînements (combo). Le nombre de morts que le joueur subit avant la complétion effective d’un niveau n’affecte aucunement le résultat final et le pointage qui y correspond. Par cette donnée manquante dans le calcul de la performance offert à même le jeu, il est indiqué que la vie du personnage-joueur n’a aucune valeur, mais le caractère spectaculaire de la violence qu’il inflige, oui.

Inversement, Binding of Isaac n’a pas de système de pointage. Le joueur n’obtient aucune évaluation quantitative s’il complète le jeu[5]. Par contre, lorsqu’il échoue, un écran d’échec sous forme de testament se présente au joueur avec la liste des items accumulés et la créature ou le piège qui a mené à sa mort. La nature unique et singulière d’une partie de Binding of Isaac augmente considérablement ce coût d’échec. La prise de risque dans ce jeu se fait moins au niveau des réflexes moteurs et davantage par rapport à la prise de décision.

Comme nous l’avons vu précédemment, Binding of Isaac repose sur le hasard. Le joueur exerce cependant un certain contrôle sur ce facteur. Le personnage d’Isaac a des statistiques qui peuvent s’améliorer ou se détériorer selon les items qu’il acquiert. Une de ces statistiques est la chance qui influe sur l’apparition d’items et le succès aux jeux de hasard qui parsèment les niveaux. Effectivement, le jeu encourage le joueur à parier constamment. On retrouve entre autres des machines à sous et des jeux de gobelets où il est possible de troquer de l’argent contre des ressources. Le cas le plus intéressant est le « pacte avec le Diable » : en échange d’un retrait permanent d’un ou de plusieurs conteneurs de points de vie, le joueur peut obtenir des items plus puissants. Souvent, ces derniers sont absolument nécessaires pour que le joueur soit en mesure de survivre aux sections plus difficiles du jeu. Il doit donc faire des choix afin de déterminer si la transaction en vaut la chandelle, s’il peut prendre le risque de se mettre dans une position de vulnérabilité, mais être plus fort à long terme. Comme l’indique Gordon Calleja, Binding of Isaac est un de ces jeux où le plaisir provient du décodage des possibilités du jeu, même si elles reposent sur un certain hasard :

This knowledge of consequences can lead to complex cognitive operations that often entail making most efficient use of the (usually limited) resources in order to secure a particular outcome (most commonly winning the game). At times players engage with game systems solely for the pleasure of understanding, decoding and possibly thwarting them.

Calleja, 2007

Nous retrouvons donc deux cas où la prise de risque est une mécanique intrinsèque à l’expérience de jeu. Dans Binding of Isaac, elle permet la progression et l’ajout à la connaissance encyclopédique du joueur. Hotline Miami, de son côté, récompense les risques par une évaluation de la performance et encourage le joueur à ne pas avoir froid aux yeux. La mort du personnage-joueur est pour ces deux oeuvres un passage obligé, une étape nécessaire à la maîtrise sur le jeu.

La mort comme phénomène frustrant

Bien que ces morts à répétition et la prise de risque soient inhérentes au processus d’apprentissage du joueur, il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent engendrer de la frustration chez celui-ci. Un jeu trop difficile mènerait à un abandon complet de l’expérience vidéoludique proposée, ce qui évidemment ne peut qu’avoir un impact négatif pour la popularité du jeu. Or, si Binding of Isaac et Hotline Miami sont reconnus pour leur niveau de difficulté punitif[6], ils ont cependant réussi à devenir des succès commerciaux. Afin d’éclaircir comment ces jeux gèrent la frustration provoquée par la mort du personnage-joueur, il est pertinent de considérer la littérature à propos de ces thèmes en ludologie.

Plusieurs des théories à ce sujet proviennent en fait du champ de la psychologie. La plus fréquente en game studies est celle du « Flow, » développée dans les années 1970 par Mihaly Csikszentmihalyi (1975). Ce psychologue tentait de découvrir comment certains artistes, athlètes et scientifiques étaient en mesure de se perdre complètement dans un travail dont la gratification était, justement, le travail en soi. En résumé, selon lui, le flow est cette expérience où nous perdons complètement conscience du temps et de nos préoccupations. Notre niveau de focalisation permet de maximiser nos performances et notre plaisir face à une activité (Chen, 2006). Le flow survient lorsque le défi est en parfaite concordance avec nos capacités. Par contre, s’il y a un débalancement, l’expérience peut soit être anxiogène (le défi est plus grand que la compétence) ou ennuyeuse (la compétence est plus grande que le défi). Naturellement, ce concept a suscité l’intérêt des théoriciens et concepteurs du jeu vidéo.

D’autres recherches ont été effectuées afin d'évaluer l’effet de la difficulté et de la frustration dans un contexte de laboratoire. Qin, Rau et Salvendy (2010) ont testé la variation du niveau de difficulté et ses effets sur l’immersion. Leurs recherches ont démontré qu’un niveau de difficulté allant vers le haut et redescendant par la suite avec une variation à vitesse moyenne obtenait de meilleurs résultats dans l’atteinte de l’immersion chez le joueur. Il faut donc qu’il y ait une progression ni trop lente, ni trop rapide de la difficulté afin que le joueur continue à apprécier son expérience.

Canossa et son équipe ont de leur côté mis en place un système de détection de la frustration chez le joueur basé sur la définition suivante : « repeated failure to overcome challenges » (Canossa et al., 2010). Leur conclusion dévoile que la frustration aura des retombées positives ou négatives sur le joueur en fonction des causes que celui-ci attribue à son échec :

If the cause of frustration is mild and internal (laziness, lack of confidence, etc.) it can easily be a positive force to inspire and motivate, but if it is caused by external forces that are perceived to be outside an individual’s control (i.e. a task too hard compared to the skills available) it can lead to feeling of powerlessness and eventually anger.

2010

Ainsi, la frustration peut donc être positive si elle provient du joueur face à lui-même. C’est ce que démontrent également Nylund et Landfors (2015) par une série d’entrevues avec des concepteurs de jeu. Bien que chaque intervenant présente une interprétation personnelle de la notion de frustration, la plupart s’entendent pour affirmer qu’il s’agit d’une mécanique fondamentale dans la création d’un jeu qui, lorsque bien appliquée, mène à une meilleure expérience :

Positive frustration is desirable for developers due to it improving the immersion and motivation in games and comes from players learning through frustration whereas negative frustration is undesirable and affects the game experience negatively and comes from aspects, such as technical issues, outside of the players influence.

2015, p. 2

Il faudrait donc que le joueur, de manière optimale, n’ait que lui-même à blâmer pour son échec. Le jeu peut être appréciable malgré sa difficulté élevée si les objectifs sont clairs et que des moyens suffisants pour faire face aux défis sont mis à la disposition du joueur. Un jeu injustement difficile en raison de problèmes techniques ou de mécaniques opaques n’obtiendra pas l’adhésion du joueur et mènera à un abandon.

En résumé, et dans le contexte de cet article, nous pouvons établir qu’il y a un certain consensus chez les chercheurs et les concepteurs de jeu quant aux éléments requis pour une expérience de jeu optimale qui ne génère pas de frustration indue : équilibre entre le niveau de défi et la compétence du joueur, augmentation progressive de la difficulté et, s’il y a une frustration positive, elle doit s’exercer envers soi-même et non envers le jeu. Voyons comment Binding of Isaac et Hotline Miami se positionnent face à ces critères.

Tel que mentionné précédemment, la composante principale de Binding of Isaac est le hasard. Chaque partie est unique avec des dispositions de niveaux, des items et des ennemis différents. Il y a effectivement un choix entre « Normal » et « Hard », mais il est peu intéressant d’opter pour le mode « Normal », car la complétion d’une partie ne permet pas de débloquer d’éléments supplémentaires. Il n’y a donc en apparence aucune constance :

Consistency is important to keep the players immersed in the game world (McMahan, 2003 ; Sweetser & Johnson, 2004 ; Bayliss, 2007), if the game world fails to be consistent the players will have a hard time learning the rules of the game (Takatalo et al., 2006). However, when immersion is achieved players are less aware of incoherent or broken elements in the game (Cheng & Cairns, 2005).

Qin, Rau et Salvendy, 2010

Durant une partie de Binding of Isaac, il se peut qu’un joueur n’obtienne pas les items qui augmentent ce que les joueurs expérimentés nomment « DPS », soit le dommage porté par seconde. Sans un « DPS » suffisant, les niveaux plus avancés deviennent presque insurmontables. Un exemple typique est le personnage d’Eden qui commence avec deux items et des statistiques aléatoires, dont son énergie. Si, dès le premier tableau, le joueur reçoit un handicap « Curse of the Unknown », il ne pourra pas connaître la quantité d’énergie qu’il a à sa disposition. Toute prise de risque ou mauvais mouvement peut entraîner un échec instantané qui semblera injuste pour le joueur, notamment dans les pièces étroites où une esquive est pratiquement impossible à exécuter.

Plus communément, ce sera une conjoncture d’items dont le joueur ne connaît pas a priori les effets qui mèneront à la mort de son personnage, ce qui lui permettra cependant d’obtenir une information qu’il pourra appliquer lors des parties suivantes. Par exemple, l’item Abaddon est un des plus puissants du jeu. Il fournit au joueur des larmes qui effraient les ennemis et augmente son « DPS ». En contrepartie, il échange tous ses réservoirs d’énergie permanents contre 6 coeurs noirs (qui endommagent tous les ennemis d’une pièce lorsque le personnage-joueur est blessé, mais disparaissent par la suite). Si le joueur choisit de prendre cet item avec le personnage The Keeper, il meurt instantanément, car ce dernier a la particularité de n’avoir aucun coeur permanent et ne peut obtenir de « coeurs d’âme » ou de « coeurs noirs ». Non seulement les micromécaniques de Binding of Isaac ne sont pas facilement intelligibles, mais elles viennent avec la conséquence ultime : la mort définitive, non seulement du personnage-joueur, mais aussi et surtout de cette itération de partie. Pour Michael Hancock, c’est ce qui fait le charme unique de Binding of Isaac :

Binding of Isaac finds its balance through imbalance; any one playthrough of the game may be stacked against the player by virtue of the design of the level, the selection of items, the particular level bosses, but because the player never feels too imposed upon because even in a world of lemon mishaps and The Bean, there`s always next time. A procedural rhetoric approach to the game, then, could conclude that it persuades the player to accept randomness into the system, to appreciate good fortune and bad fortune alike.

2012

C’est l’aspect « injuste » du jeu qui, paradoxalement, établit une constance. Le joueur de Binding of Isaac accepte au début de chaque nouvelle partie de vivre une expérience unique. Le jeu peut être à la fois trop difficile en mettant à la disposition du personnage-joueur des items faibles et insuffisants pour faire face au défi de plus en plus élevé, ou trop facile lorsqu’une synergie d’items particulièrement puissants permettent de traverser les niveaux sans efforts[7]. Comme il n’est pas possible de savoir ce qui nous attend dans la pièce qui suit, il y a également une motivation à toujours aller de l’avant et à tenter sa chance. Une situation dangereuse peut d’un seul coup devenir extrêmement positive par l’acquisition d’un item inespéré, mais, inversement, la progression confiante vers l’inconnu peut mener dans la gueule du loup. Cette mécanique singulière fait de Binding of Isaac un jeu à contre-courant des stratégies habituelles de conception de jeu.

Cependant, s’il est parfois possible de reprocher au jeu de générer des situations injustes, certains éléments demeurent tout de même stables, notamment l’intelligence artificielle des ennemis et les prérequis pour accéder à certains potentiels d’amélioration. Le joueur acquiert donc progressivement un niveau d'habileté qui lui permet d'être résilient face au hasard. Lorsqu’il réussit à accomplir un objectif, il débloque un nouvel item qui s’ajoute aux possibilités qui seront subséquemment offertes. Dans cette mesure, Binding of Isaac répond aux prérequis de la théorie du flow par l’augmentation des variables lorsque le joueur prouve sa compétence. Ultimement, malgré le caractère aléatoire du jeu, l’apprentissage progressif de ces paramètres par le joueur lui fait porter la responsabilité de ses échecs, garantissant ainsi que la frustration ressentie lors de l’expérience de jeu soit positive et productive.

Hotline Miami propose un niveau de difficulté extrême et sans concession qui, toutefois, ne repose pas sur le hasard. Les tableaux sont prédéfinis et, outre de légères variations quant aux positionnements de quelques ennemis et des armes disponibles, chaque partie répète la même expérience. Le défi est considérable sans être insurmontable ; les niveaux plus longs sont subdivisés en plusieurs sections ou étages, aménageant des points de reprise (checkpoints), ce qui assure que la taille de chaque espace est relativement similaire[8]. Si des ennemis plus puissants apparaissent dans les derniers chapitres du jeu, ils peuvent tout de même être abattus avec une seule attaque. La courbe de progression de difficulté de Hotline Miami est donc constante et légèrement plus élevée pour le dernier tiers du jeu. 

Il est intéressant de considérer l’expérience de jeu de Hotline Miami du point de vue des deux axes du flow, à savoir l’anxiété et l’ennui. L’anxiété est omniprésente : chaque partie, au son d’une musique au rythme rapide, se déroule à une vitesse fulgurante, les ennemis ne sont jamais très loin et le moindre faux mouvement du joueur entraîne son décès instantané. Des douzaines de tentatives peuvent être nécessaires avant de réussir à tuer tous les ennemis d’un niveau. L’accumulation d’échecs répétés peut évidemment mener au découragement et à l'abandon de la séance de jeu. Or, comme nous l’avons mentionné, la non-interruption de la trame sonore suite à la mort du personnage-joueur établit une continuité entre les tentatives, ce qui encourage une reprise compulsive. De plus, la persévérance du joueur est favorisée par la rapidité avec laquelle il peut lancer un nouvel assaut, non seulement parce que la période de latence entre chaque partie est infinitésimale, mais aussi parce qu’il retourne dans le vif de l’action en quelques secondes, sans délai appréciable, et peut à nouveau tenter d’accomplir sa stratégie, voire sa chorégraphie, jusqu’à ce qu’il y parvienne.

C’est justement cette mécanique de résurrection instantanée assurant la transition immédiate – et par conséquent fluide – entre les parties qui abolit toute possibilité d’ennui. La mort expéditive et le retour à la vie non moins rapide gardent à distance la latence qui pourrait amener un joueur à ressentir le poids de son échec pendant davantage que la fraction de seconde le séparant de son assaut suivant. Ainsi, en minimisant le coût d’échec d’une mort, Hotline Miami crée une situation paradoxale où un jeu qui se distingue pourtant par un nombre faramineux de morts confère au joueur la possibilité de vies éternelles, ou du moins éternellement disponibles. Alors que la mort vidéoludique est caractérisée par un temps d’arrêt marqué qui lui assigne une gravité dans l’expérience de jeu, dans Hotline Miami, la mort est une interruption qui rythme le jeu sans entraver grandement sa continuité. La frustration est donc partie prenante de la jouabilité, mais elle n’est que temporaire et finit par être acceptée comme une composante naturelle et nécessaire à son déroulement.

Conclusion : La mort en continu

Comme nous l’avons mentionné en introduction, plusieurs critiques du milieu du jeu vidéo observent depuis quelques années une réduction généralisée du niveau de difficulté des jeux vidéo. Hotline Miami et Binding of Isaac prennent le risque de remettre la mort à l’avant-plan et de faire des choix de conception à contre-courant de l’industrie. Malgré des ambitions modestes, voire inexistantes, de la part de leurs créateurs, ces jeux se sont avérés des succès critiques et populaires. Ce triomphe inespéré démontre bien que les joueurs peuvent apprécier cette frustration liée à la mort, si elle est contextualisé par des mécaniques singulières.

Hotline Miami et Binding of Isaac ont fait l’objet de nombreuses publications vidéo de séances de jeu qui continuent à s’accumuler sur le web. Communément appelées Let’s Play, ces vidéos – souvent diffusées en direct au moment de jouer la partie – consistent en une expérience de jeu unique, effectuée par un joueur chevronné ou à la verve colorée, qui commente oralement sa performance à mesure qu’elle se déroule sous les yeux du spectateur. Le nom que prennent ces performances vidéoludiques dénote le partage et l’invitation. De fait, il s’agit d’offrir à autrui une perspective archivée sur une expérience de jeu conçue comme transitoire et éphémère.

Dans le cas de Hotline Miami, les vidéos démontrent l’apprentissage progressif des niveaux et les prises de risque aboutissant au succès. L’intérêt d’une vidéo va avec une performance exceptionnelle, notamment une évaluation « parfaite » selon le système de pointage du jeu, ou une situation sans aucun échec dans la complétion du jeu. Pour Binding of Isaac, l’aspect aléatoire mène à un autre type de vidéo. Nous retrouvons plutôt des YouTubeurs (qui diffusent parfois leurs séances en direct sur la plateforme Twitch) tels que Northernlion et Cobalt Streak qui accumulent chaque jour les parties. Leur objectif est d’aligner le plus grand nombre de victoires consécutives. Chaque échec obtient une réaction de colère et de déception dont l’intensité dépend du nombre de victoires obtenues jusqu’à ce moment funeste.

Les Let’s Play de ces jeux accentuent la portée et la conséquence de la mort vidéoludique par sa mise en spectacle. La diffusion publique entraîne des réactions souvent surprenantes de la part des internautes. Certains seront attristés et compatiront avec cette mort virtuelle. D’autres seront en colère et insulteront violemment le joueur. Nous retrouvons même ce qui pourrait s’apparenter à un deuil en réaction aux vidéos qui suivent un échec. L’effet de la mort vidéoludique dans ce contexte de diffusion publique, et la réaction du public et du joueur lors d’un échec, seraient définitivement des phénomènes intéressants à approfondir.