Corps de l’article

« Videogames may be the only narrative medium in which the death of the protagonist isn't just devoid of drama, but is entirely routine. If players have any emotional reaction, it is usually frustration rather than reflection. »

Jason Tocci, « You Are Dead. Continue? » (2008)

Dans un billet intitulé « The Worst Adventure of All Time » publié en janvier 2016 (blogue John Wick Presents), John Wick exhume un scénario destiné aux joueurs de Donjons et Dragons. Ladite aventure est signée par Gary Gygax, l’un des créateurs (avec Dave Arneson) du jeu de rôle sur table. « La tombe aux horreurs » représente, selon l’auteur, le pire scénario jamais proposé aux joueurs et ce, pour une raison bien précise : depuis son entrée piégée jusqu’au trésor maudit qu’elle protège, la tombe de la Liche se révèle être « le donjon le plus meurtrier jamais créé ». Wick, créateur qui oeuvre dans le milieu depuis plusieurs années, agit à titre de maître de jeu lors d’une soirée fatidique de 1978 qu’il relate avec effroi : en moins de vingt minutes, le « maître » devra annoncer à chacun de ses amis rôlistes que leur personnage de niveau supérieur, dont les habilités ont été maximisées progressivement durant des dizaines d’heures de jeu en groupe, a trouvé son destin dans le donjon maudit. Et l’hécatombe ne repose pas sur des confrontations ardues – dont la régulation systémique constitue l’une des pierres d’assise de Donjons et Dragons – avec les quelques créatures qui déambulent dans ce donjon relativement dépeuplé; il s’agit plutôt de morts instantanées, imprévisibles, qui surviennent au hasard d’un corridor emprunté ou d’un coffre entrouvert. Comme le raconte l’auteur, ces blessures ludiques prendront des années à cicatriser et, dans certains cas, ne se refermeront jamais. Si « l’attitude ludique » suppose, au sens de Bernard Suits (2005 [1978]), une volonté de rendre plus difficile la réalisation d’un objectif apparemment banal, ce récit dramatique démontre bien la relation tendue entre le plaisir du jeu et les complications sans fin, une trop grande difficulté et l’intégration d’une fatalité réellement inéluctable.

Comme le précise Jason Tocci dans son article « You Are Dead. Continue? », la mort dans les jeux est perçue par certains joueurs et concepteurs comme une relique, un relent indésirable du passé : « The die-and-retry approach is a shortcut in game design, a holdover from an era when games were more limited in their ability to tell stories » (2008). Plusieurs auteurs relèvent par ailleurs l’évolution du jeu vers une expérience moins difficile, où l’on cherche à prendre le joueur par la main avant de le confronter à l’échec ou à la mort (Juul, 2009; Lessard, 2014; Therrien et Julien, 2015). Dans son ouvrage The Art of Failure, Jesper Juul stipule que l’art ludique repose en grande partie sur l’expérience de l’échec: « [video games are] the singular art form that sets us up for failure and allows us to experience and experiment with failure » (2013, p. 30). À ce titre, le jeu vidéo prolonge des dynamiques affectives déjà bien connues dans le domaine des pratiques sportives et des jeux au-delà du numérique. L’auteur pose une distinction entre la représentation d’une tragédie – au théâtre, dans un roman – et l’expérience tragique qui accable très directement le joueur en situation d’échec, d’autant plus que cette dernière est constamment renouvelée (2013, p. 26). Qu’il soit thématisé par l’idée de mort ou non, l’échec à répétition justifie, pour Juul, le rapprochement avec le genre millénaire de la tragédie. Mais on sent bien, du même souffle, une volonté de légitimation artistique qui repose sur l’intégration d’une composante dysphorique encore plus intense dans le cadre d’une expérience de première main.

Dans son ouvrage, Juul consacre un chapitre à ce qu’il dénomme l’ « échec fictionnel » dans le jeu vidéo. En effet, certains jeux tentent de conjuguer la dynamique de l’échec « en propre » avec la représentation d’une situation tragique. Cet article se propose d’analyser un exemple majeur et méconnu d’une telle synergie, issu d’un jeu d’action en apparence parfaitement classique paru au tournant des années 1990 : Legendary Axe II (Victor Musical Industries). Afin de bien comprendre le sens potentiel de cette oeuvre vidéoludique et de sa séquence finale tragique, il nous faudra éclairer la construction d’un fantasme de puissance dans la culture vidéoludique au cours des années précédentes. Cette analyse historique nous permettra de mieux comprendre les interactions entre le développement de la technologie, la mise en marché et la culture vidéoludique; ultimement, elle servira à remettre en question certains des postulats avancés par Juul, et à développer une réflexion sur le potentiel critique et réflexif du jeu vidéo.

L’ennemi intérieur

À la toute fin de Legendary Axe II, l’avatar du joueur est mis à mort. Rien ne laissait soupçonner ce revirement radical; la séquence finale est habituellement conçue en vue de procurer une gratification maximale au joueur triomphant. Aucun indice non plus dans la mise en marché du jeu, ni dans les premiers instants. La séquence d’introduction présente un duel entre deux figures similaires : un prince arborant une armure dorée domine le combat, qui se termine de manière abrupte alors qu’un deuxième prince légèrement vêtu est propulsé en bas de la plateforme. Ultime humiliation : l’épée du faiblard le rejoint au sol. Mais bientôt, l’épée s’élève, tenue solidement vers le ciel alors que le tonnerre fait écho au cri vengeur du prince. Le joueur prend le contrôle de cette figure au cours des sept niveaux que comporte le jeu, et acquiert agilité et puissance afin d'affronter son frère maléfique dans la salle du trône. La confrontation finale est particulièrement difficile. Alors qu’il vient de détruire son alter ego monstrueux, le joueur perd le contrôle du bon prince et profite de sa victoire; le pointage explose, appuyé par des effets sonores tonitruants. Les prochaines secondes de cette cinématique finale font fi de toutes les règles. Le prince s’avance pour s’installer sur le trône; alors qu’il prend place, son regard semble briser le quatrième mur et se diriger droit vers le joueur. Le nouveau roi lève les poings vers le ciel, adopte une posture victorieuse et ricane. Ces deux étapes d’animation sont répétées afin de souligner une attitude suffisante. Alors qu’une musique lugubre laisse déjà supposer une rupture de ton, six moines s’avancent lentement vers le trône. Mais il ne s’agit pas d’une cérémonie pour couronner le nouveau souverain : une héroïne inconnue jette sa toge au sol et se précipite dans les airs, sabre déployé. Le roi est pris de court. La scène se dérobe avec un fondu au noir au moment même où le héros déchu est sur le point de se faire découper. Le générique apparaît, accompagné par une musique encore plus sinistre que celle qui rythmait toute la scène.

Le jeu vidéo serait l’art tragique par excellence, nous dit Juul, avant même de considérer les aspects narratifs spécifiques intégrés aux univers ludiques. Or, la finale de Legendary Axe II ne se limite pas au fatidique échec personnel engendré par l’expérience « de première main » pour repousser les limites de la tragédie; le jeu se nourrit de la dynamique interactivité / cinématique, agentivité et perte de contrôle, pour élaborer une expérience de désintégration morale et physique. Mais quelle est donc la signification de cette mise à mort ? Nous proposons ici une analyse historique de cet objet incongru, et du sens potentiel qu’il aurait pu engendrer pour un joueur idéalisé au tournant des années 1990. Il s’agira de démontrer que cette finale abracadabrante fait référence très directement à plusieurs aspects d’un fantasme de puissance qui s’est développé progressivement dans l’histoire du jeu vidéo. Nous expliciterons le contexte industriel qui favorise l’institutionnalisation de ce paradigme culturel. Dans la section « Viser l’or », nous préciserons les relations entre la compétition ludique, le désir de puissance et la représentation de la violence. Dans la section « Des pixels et des hommes », nous décrirons l’émergence d’un public cible et l’intégration d’attraits sexuels au coeur même de l’expérience vidéoludique. Tout au long de cette étude, nous présenterons également les relations entre le fantasme de puissance hétéronormatif et les développements technologiques majeurs des plateformes vidéoludiques à cette époque. Ces observations nous permettront de mieux comprendre la nature profondément tragique de la chute morale qui opère dans les derniers instants de Legendary Axe II.

Viser l’or

Dans The Ambiguity of Play (2001), Brian Sutton-Smith relate le développement de sept « rhétoriques » qui encapsulent les phénomènes ludiques dans l’histoire. « Le jeu comme source de puissance » constitue l’une de ces constructions discursives classiques ; elle met l’accent sur le potentiel de distinction qui émerge grâce à la compétition ludique. Huizinga le notait déjà en 1938 : « one of the strongest incentives to perfection, both individual and social, is the desire to be praised and honored for one's excellence… Competition serves to give proof of superiority » (cité par Sutton-Smith, 2001, p. 79). Ainsi, la « mort à répétition » ne saurait être comprise en dehors de sa relation, à un niveau plus englobant, avec une promesse de gratification. Mieux encore : plus l’activité se révèle ardue, et plus le potentiel de distinction et le capital symbolique augmentent. Comme nous le verrons dans cette section, la première explosion de l’industrie vidéoludique sera attisée en grande partie par l’antagonisation du joueur, et éventuellement par l’intégration de scénarios violents.

Sans conteste, l’arcade représente le lieu par excellence de la pratique vidéoludique compétitive. Les penny arcades émergent à la fin du 19e siècle. Ces salles destinées à l’exploitation des machines de divertissement opérées par monnaie prolongent la logique de la galerie marchande, où kiosques de biens variés et attractions foraines cohabitent (Huhtamo, 2005; Benjamin, 2002). Aux États-Unis, comme le relate Steven L. Kent, ce sont les jeux de type bagatelle qui permettront une première grande expansion de ce modèle d’exploitation (2001, chapitre 1). Le principe fondamental de ce jeu est relativement simple : le joueur doit propulser une bille métallique sur un plateau afin d’obtenir un pointage. La performance est compliquée par la présence de nombreuses tiges métalliques qui font rebondir cette balle jusqu’à l’une des cavités aux valeurs distinctes. La popularité de Baffle Ball en 1931 donne lieu à une production en série – 400 unités par jour – qui fera la fortune de David Gottlieb, le « Henry Ford » du pinball. Ce type de jeu mécanique récupère un élément de design cardinal des jeux forains : une pièce de monnaie en échange de quelques « essais ». D’une certaine manière, cette règle d’or sous-tend déjà l’expérience de l’échec à répétition. Dans le cas précis du bagatelle mécanique avec piston, un penny donne droit à 5 ou 10 balles (Kent, 2001). Dans le contexte des jeux vidéo, qui intègreront rapidement des scénarios mimétiques plus élaborés, l’essai est transmué; le concept de « vie » devient monnaie courante. Or, impossible d’évoquer le principe des vies multiples sans penser à la notion de mort et à une certaine violence dans la transition.

Au moment où le jeu vidéo prend d’assaut les arcades, au début des années 1970, plusieurs types de jeu misent sur une courbe de difficulté abrupte. Les classiques Space Invaders (Taito, 1978), Pac-Man (Namco, 1980) et Donkey Kong (Nintendo, 1981) punissent le joueur néophyte inattentif par une mort rapide; une « vie » peut aisément se terminer en moins de 60 secondes. Le jeu exige des usagers l’apprentissage d’une chorégraphie digitale intransigeante – et paradoxale, dans la mesure où la partie demeure émergente et imprévisible. Mieux : ils se terminent inévitablement par la « mort » du joueur. Si ce dernier parvient à déjouer les défis au-delà des attentes, il fera inévitablement face à un kill screen ; les algorithmes qui gèrent la création des niveaux, poussés dans leurs derniers retranchements par une compétence insoupçonnée, généreront un écran insurmontable.[2] Les instructions sur la borne de Space Invaders l’annoncent sans ambages : « la partie se termine lorsque les bases des joueurs sont complètement détruites par les missiles des envahisseurs ou lorsque les envahisseurs dominent le jeu ». Dans une logique purement commerciale, un jeu opéré par monnaie installé dans une salle publique n’a pas avantage à définir des conditions de succès définitives. La véritable finalité, comme nous l’avons évoqué ci-haut, réside dans la position numéro un du tableau de pointage. Ce design est sans doute aussi favorisé par les contraintes technologiques : l’intégration d’un scénario complet nécessiterait des espaces de stockage encore trop dispendieux.

Parcourant le récit de « l’âge d’or » élaboré par Kent (2001), il est étonnant de voir à quel point l’intégration de la violence au coeur de l’expérience ludique a influencé le processus créatif de plusieurs jeux célèbres. Déjà en 1976, le Death Race de Exidy avait déclenché une polémique dans les médias à propos des jeux violents (voir Arsenault, 2008, p. 277). Selon Donovan, Tomohiro Noshikado aurait choisi des antagonistes extraterrestres en partie pour éviter la controverse (2010, p. 75). Dans ce jeu célèbre comme dans plusieurs autres bornes d’arcade de l’époque, on peut relever une vague influence des jeux de bagatelle : au lieu d’installer l’écran cathodique selon le ratio horizontal usuel de 4:3 (standard télévisuel notamment), ce dernier est basculé de manière à produire une aire de jeu qui se déploie sur l’axe vertical. Mais dans le jeu de Nishikado, ce n’est plus une simple bille métallique que le joueur propulse vers le haut. Il s’agit bien ici d’un scénario plus concret d’invasion et de neutralisation violente; « faire feu » devient la figure cardinale de l’expérience. C’est bien connu, Space Invaders fut responsable d’une expansion majeure de l’industrie vidéoludique, avec plus de 300 000 machines – originales ou contrefaites – exploitées à travers le monde (Kent, 2001, p. 116). Taito lancera plusieurs autres versions et cèdera les droits d’exploitation d’une version pinball à Midway, alors que des compétiteurs majeurs comme Nintendo et Sega emboîteront le pas avec des successeurs spirituels (Radar Scope [1979] et Space Tactics [1980], respectivement).

La polémique autour de la représentation audiovisuelle de la violence et de la mort émerge alors que les systèmes de jeu ne peuvent pas aisément porter la désintégration physique à l’écran. Dans Death Race, cette dernière est évoquée par la simple disparition d’un bonhomme allumette vaguement anthropomorphe. Ce changement d’état est au fond le plus facile à évoquer de manière algorithmique : la disparition du bitmap affiché suffit pour représenter la destruction ou la mort. Dans Radarscope, quelques étapes d’animations traduisent l’explosion des belligérants. La fascination entourant le shoot ’em up se développe autour de l’intégration toujours plus spectaculaire de la destruction. La furie audiovisuelle et la destruction constituent même, selon un ouvrage majeur de Geoffrey et Elizabeth Loftus paru en 1983, deux des composantes essentielles de l’appréciation psychologique du jeu vidéo. Marie-Laure Ryan souligne également quelques facteurs technologiques et culturels qui permettent d’expliquer la prolifération du jeu de tir, notamment la « réponse instantanée » (2001). Outre le jeu de tir, le beat ’em up deviendra un genre prolifique dans les arcades avec le lancement de Kung Fu (Irem) en 1984. Le passage d’un scénario véhiculaire à une confrontation physique suppose une représentation des conséquences corporelles de la violence. Dans le jeu d’Irem, les corps vaincus sont propulsés hors de l’écran, libérant ainsi les ressources nécessaires pour afficher de nouveaux ennemis. Le genre adoptera une série de conventions qui viennent éluder la désintégration physique, notamment la simple disparition du corps gisant, et parfois même une explosion générique qui masque la réalité corporelle derrière un écran de fumée. C’est notamment le cas de Legendary Axe II, qui adopte ce modèle dans l’ensemble.

Pour Nintendo, les conventions qui permettent de masquer commodément la violence physique seront salutaires au courant des années 1980. La corporation tente de conquérir le marché américain de manière plus agressive suite au grand krach de l’industrie en 1983[3]. L’opération repose notamment sur la consolidation d’une image associée au divertissement familial. Nintendo met sur pied un processus de certification qui permet de contrôler le type de contenu édité sur sa plateforme : pas de sexe, de symboles religieux, d’allusions politiques, et pas de violence exacerbée. En théorie, le succès de la marque Nintendo repose sur la prolifération d’enfants héros qui évoluent dans des scénarios manichéens où la moralité est clairement établie, et la violence envers les forces du mal, toujours légitimée[4]. Or, la violence s’incarne beaucoup plus viscéralement dans les scènes de rue du beat ‘em up, où s’active un « bestiaire » urbain dangereusement anthropomorphe. La corporation ne peut ignorer la popularité des combats mis en jeu par Technos Japan, notamment dans Nekketsu Kōha Kunio-kun (1986) et Double Dragon (1987). Ces jeux seront adaptés sur Famicom au Japon, mais aussi sur la NES en Amérique. Heureusement, dans une économie représentationnelle qui comprend de nombreuses limitations techniques, les corps gisants disparaissent pour faire place à la prochaine vague d’éclopés, détachant encore un peu plus la violence médiatisée de son référent.

À partir de 1986, une variation du beat ’em up gagne en popularité : le hack ‘n slash intègre plus directement les armes blanches au coeur des mécaniques de jeu[5]. Legendary Axe II appartient plus directement à cette tradition. Difficile pour les concepteurs, dans ce contexte, de ne pas explorer les conséquences perceptibles de la violence. Alors que Genpei Toumaden (Namco, 1986) privilégie encore les effets explosifs stylisés pour signifier la mort, Ninja Warrior (Taito, 1988) explore l’intégration d’un nouveau type de récompense sur les écrans vidéoludiques : le sang des ennemis qui gicle sous les coups de katana prodigués par l’avatar est animé d’une manière saisissante. En novembre de la même année, Namco lance Splatterhouse. Dans une maison horrifiante, le joueur doit neutraliser une armée de créatures maléfiques à l’aide d’un 2x4 ou du fameux couperet doré. Les animations et les effets sonores de l’époque ne laissent pas beaucoup de place à l’imagination : les corps décapités éclatent sur les murs, ou se vident de leur sang.

Taito et Namco adapteront leurs oeuvres sanguinolentes sur la même plateforme qui permettra d’expérimenter la fin tragique de Legendary Axe II quelques années plus tard : la PC Engine. La nouvelle plateforme créée par Hudson Soft et le géant japonais NEC se distingue évidemment de la Famicom/NES au niveau technologique. Elle propose une architecture idéale pour intégrer le corps de manière plus réaliste et viscérale à l’écran, notamment grâce à sa palette de 512 couleurs et l’intégration de figures mouvantes de grande dimension. Mieux, Hudson et NEC ont élaboré leur plateforme commerciale en réponse aux politiques trop restrictives mises en place par Nintendo. Le contenu « adulte » est donc admis et encouragé sur la console. Même Hudson, qui se vautre habituellement dans l’esthétique kawaii, s’inspire directement de l’oeuvre du peintre H. R. Giger pour la création du 5e jeu de la plateforme (Necromancer, 1988).

À ce titre, Legendary Axe II semble puiser lui aussi dans un registre lugubre, avec des tonalités ombrageuses, un bestiaire horrifiant et quelques désintégrations corporelles à la clef. De plus, sa finale négative apparaît moins incongrue dans le cadre d’une pratique hyper compétitive, et peut être vue comme un prolongement du kill screen des premiers temps. Sauf qu’ici, bien entendu, la mise à mort n’est pas une conséquence algorithmique; elle est programmée de toutes pièces. Afin de bien comprendre le sens potentiel de la mise à mort finale abracadabrante, il nous faut maintenant expliciter un autre développement technologique et les relations de ce dernier avec un public cible bien précis au tournant des années 1990.

Des pixels et des hommes

Comme le note Dmitri Williams, les articles de la presse généraliste consacrés au phénomène de l’arcade dans les années 1970 évoquent un environnement inclusif, un lieu idéal « for the mixing of age, gender, class and ethnic groups » (2003, p. 544). Dans « Slots of Fun, Slots of Trouble. An Archaeology of Arcade Gaming », Huhtamo relève que les penny arcades ont été rapidement perçus comme un lieu de perdition par la société bourgeoise; « They were accused of being breeding-grounds for vice and even for infectious diseases […] They were seen as dark and gloomy. » (2005, p. 18-19) Comme le précise Carly Kocurek, l’arcade permet de cibler un plus large public, notamment les adolescents qui ne peuvent pas fréquenter les bars (2012, p. 196, 201). Alors que les deux chercheurs tiennent à souligner que la présence des femmes au sein de ces espaces a été sous-estimée, tous s’entendent pour dire que les arcades étaient peuplées dans une large mesure par de jeunes hommes. Les auteurs de Digital Play résument cette réalité démographique, et les associations pérennes entre ce groupe et le divertissement violent, sous l’expression « masculinité militarisée » (Kline et al., 2003). Dans cette section, nous analyserons à la lumière de ce contexte certains développements technologiques majeurs associés notamment à la PC Engine.

Les premières campagnes publicitaires majeures orchestrées par l’industrie du jeu vidéo ciblaient un public familial. Pour la sortie de l’Odyssey en 1972, Magnavox récupère des rhétoriques visuelles déjà bien intégrées à la mise en marché de ses téléviseurs : une famille ou un couple d’adultes fait communion autour de la merveille technologique. La campagne télévisuelle nationale mise en place par Atari après le rachat par Warner Communications convoque tous les membres de la famille étendue, depuis la grand-mère belliqueuse, jusqu’à l’oncle Frank qui protège sa nièce des envahisseurs de l’espace. Dans « What’s Victoria got to do with it? », Huhtamo exhume des occurrences de cette stratégie familiale jusque dans les publicités imprimées faisant la promotion des jouets optiques auprès de la bourgeoisie en expansion, à la fin du 19e siècle; ces jouets permettaient notamment de divertir les enfants à la maison dans un contexte urbain plus chaotique et dangereux (2012, p. 41, 44). Mais le contexte de l’arcade, comme nous venons de le souligner, n’est pas le « lieu sécuritaire » par excellence à l’arrivée du jeu vidéo. Nous disposons aujourd’hui d’une archive majeure de publicités qui s’adressaient non pas aux joueurs potentiels, mais aux tenanciers des lieux; ce circuit publicitaire fermé, à l’abri du regard de la société, devient un formidable révélateur des dynamiques culturelles qui se déploient alors.

Le célèbre matériel de promotion produit par Nutting Associates pour inciter les tenanciers de bars et d’arcades à acheter Computer Space (1971), montre au côté de la machine une figure qui deviendra commune : la sexy bystander, jeune femme avantagée par la nature et légèrement vêtue, qui doit ici se contenter d’un simple rôle d’allumeuse. Cette figure se retrouve également sur le matériel publicitaire de Gran Trak 10 (Atari, 1974) afin d’encourager le pilote de cette simulation véhiculaire. Sur le cabinet de Jungle King (Taito, 1982), une demoiselle est attachée et attend d’être secourue par le joueur. Le prospectus du jeu mise sur une représentation beaucoup plus aguichante que cette mise en scène classique, et propose en quelque sorte un effeuillage « interactif » : alors que la figure féminine se laisse à peine deviner à travers la végétation luxuriante de la jungle sur la première page, elle se révèle dans un bikini couleur chair lorsque le lecteur tourne la page. Le prospectus de Gotcha (Atari, 1973) propose une rhétorique visuelle élaborée : un homme poursuit une jeune femme en tenue aguichante, et cette dernière semble se fondre avec la machine d’arcade en arrière-plan par un effet de transparence. Ici, la machine est présentée comme un substitut à l’objet de désir sexuel, effet renforcé par les boules roses de plastique qui font figure d’interface. Jaakko Suominen a documenté l’omniprésence de ce type de déplacement fétichiste dans la culture informatique finnoise depuis les débuts dans les années 1950 (Suominen, 2011).

Au moment où la PC Engine arrive sur le marché, en 1987, les plateformes vidéoludiques intègrent des composantes techniques qui visent notamment à améliorer la qualité du rendu visuel. Difficile de reproduire la qualité des images imprimées aguichantes évoquées ci-haut sans avoir accès à une mémoire de stockage et une palette de couleur conséquentes. Avec sa mémoire visuelle de 64 kilooctets et sa palette de 512 couleurs, la plateforme de NEC/Hudson est bien outillée et permet aux concepteurs d’envisager la numérisation d’images photographiques ou dessinées. C’est également le cas de la gamme Amiga de Commodore, qui intègre encore plus de mémoire vive et une palette de 4096 couleurs. Ces systèmes sont créés en partie pour imiter l’excellence technologique qui se déploie de manière privilégiée à l’arcade. Dans les shoot ‘em up et les beat ‘em up, les éléments visuels les plus volumineux sont typiquement relégués en périphérie de l’expérience interactive, lors de séquences plus ou moins animées (dites « cinématiques »). Tanya Krzywinska et Geoff King soulignent que la maîtrise technologique supposée par ces séquences opère globalement comme une attraction technologique sur les joueurs (2002, p. 12). Dans le même ouvrage, Sacha Howells prolonge cet argument lorsqu’il présente sa typologie des fonctions de la cinématique : avant même de fournir de l’information narrative, les scènes sont utilisées pour attirer le joueur; suivant la réalisation d’objectifs ponctuels du jeu, elles agissent à titre de récompense (2002, p. 112-13). Graeme Kirkpatrick corrobore ces intuitions dans une étude récente sur la formation de la culture des gamers dans la presse spécialisée. En puisant dans un grand nombre d’articles parus entre 1981 et 1995, l’auteur note que le « vrai gamer » s’intéresse avant tout au jeu et non aux aspects narratifs, mais est également attiré par les éléments graphiques « in so far as they reward good play » (2015, p. 67).

Alors que les demoiselles en détresse de Jungle King ou Ghosts ‘n Goblins (Capcom, 1985) ne se laissent pas deviner facilement à l’écran, les formes de cette figure commune occuperont bientôt une plus grande place sur les écrans vidéoludiques. C’est le cas notamment de Marian dans Double Dragon, de Jessica dans Final Fight (Capcom, 1989) et, de manière significative, de la « belle rouquine Flare » dans le premier épisode de Legendary Axe (Victor, 1989), promise au joueur selon la description fournie à l’arrière du boîtier. Dans le cas de Final Fight, la demoiselle en détresse est présentée dans un plan encore plus rapproché, et d’autant plus révélateur, lors d’une séquence d’introduction attractive. Mais la plupart des jeux semblent adopter une dynamique opposée : l’objet de désir se révèle habituellement après une épreuve importante, ou à la toute fin. Dans un ouvrage consacré à l’ordinateur Amiga, Jimmy Maher analyse longuement l’une de ces séquences issue du jeu Defender of the Crown (Cinemaware, 1986); l’auteur stipule que la qualité cinématographique de la scène de récompense – une rencontre charnelle suivant la « libération » d’une demoiselle en détresse – annonce les possibilités esthétiques futures du médium (2012, p. 211-213). Se dévoile ainsi une composante essentielle du paradigme que nous nous efforçons de définir : la technologie permet ici d’intégrer une expérience d’effeuillage proprement vidéoludique, qui se déploie non seulement par une transaction – la poignée de monnaie que le joueur devra dépenser pour espérer parvenir à ses fins – mais surtout en réaction à la compétence de ce dernier dans la réalisation d’un scénario violent. Si la violence médiatisée peut se révéler aussi gratifiante pour les hommes que pour les femmes, la dynamique que nous venons d’exposer semble s’adresser de manière privilégiée à la gent masculine.

Nous avons détaillé dans la deuxième partie de cet article l’ascension du contenu violent qui deviendra associé de manière inextricable à la « masculinité militarisée ». Cette troisième section a permis de relever des dynamiques de gratification vidéoludiques, fortement liées au développement de la qualité audiovisuelle du médium, qui s’adressent directement à un public masculin et hétérosexuel. Ironiquement, la nécessité d’une « formule marketing » aussi rigide relève en partie des coûts associés à l’évolution technologique. Les auteurs de Digital Play ont relevé cette rétroaction pernicieuse aux États-Unis, et l’étude de Graeme Kirkpatrick menée au Royaume-Uni arrive à des conclusions similaires. Comme le note Kirkpatrick, c’est en 1986 que l’association avec la cible de l’adolescent masculin devient la plus évidente. L’industrie fait alors face à une période de consolidation pour mieux gérer le risque; les changements technologiques en vue « meant that each game cost more to make and the price of failure was correspondingly high. It is in this context that we see an increase in efforts to codify games and gaming as exclusively masculine » (2015, p. 104).

Maintenant que nous avons pris soin d’expliciter le contexte historique, plus particulièrement la formation d’un fantasme de puissance et des dynamiques représentationnelles liées, il est plus facile d’imaginer les attentes que le joueur typique devait trimbaler avec lui jusqu’à la scène finale de Legendary Axe II. Fait intéressant : aucun scénario « demoiselle en détresse » n’est évoqué sur le boîtier du jeu, dans le manuel ou dans la séquence d’introduction. Le premier niveau propose plusieurs types d’ennemis, et parmi ceux-ci un succube qui plane quelques secondes au-dessus du joueur afin de bien révéler ses formes. Les personnages féminins de cet univers sont systématiquement associés aux forces du mal; l’ennemi ultime du quatrième niveau – une étrange marâtre qui pivote dans les airs – engendre au cours de cette danse maléfique plusieurs des autres créatures que le joueur doit combattre. Les oeuvres majeures du genre beat ’em up semblent cantonner les personnages féminins dans le rôle classique de la « vierge », promise au héros qui répare un méfait ou comble un manque[6]. Legendary Axe II mise plutôt sur un deuxième grand registre tout aussi classique : la « vixen » (Buchanan et Lipinski, 1999). Lorsqu’enfin une femme se dénude, au dernier instant du jeu, ce n’est pas pour récompenser les efforts du joueur, mais bien pour mettre à mort l’incarnation du fantasme de puissance de ce dernier. Fait intéressant : l’ultime belligérante/héroïne insoupçonnée apparaît complètement nue dans la version japonaise originale, alors qu’elle porte un vêtement moulant révélateur dans la version américaine. Dans tous les cas, la mise en scène consiste à faire apparaître l’objet de convoitise, attisant l’attention du joueur, pour forcer ce dernier à assister, impuissant, à la mise à mort de l’avatar. Le jeu intègre une forme d’ironie vidéoludique qui semble dialoguer explicitement avec l’ensemble des conventions que nous examinons dans cette étude. Mais quel joueur, au-delà du choc évident que représente cette finale, aurait voulu s’engager dans une telle conversation à l’époque ?

Un assaut critique

Le concept de « masculinité militarisée » mis de l’avant par les auteurs de Digital Play (Kline et al., 2003) synthétise plusieurs des éléments présentés jusqu’à maintenant. Mais l’analyse historique que nous avons effectuée permet de raffiner un peu notre compréhension de la « formule » qui se développe et se cristallise au cours des années 1980 : il s’agit d’un fantasme de puissance androcentré et hétéronormatif. Dans la section « Viser l’or », nous avons relevé à la suite de Brian Sutton-Smith (2001) l’association entre fantasme de puissance et compétition ludique. Plusieurs chercheurs ont souligné que l’attrait du jeu repose en grande partie sur le plaisir de maîtriser progressivement un ensemble d’algorithmes / un système (Grodal, 2000; Manovich 2001; Weinbren, 2002), ou encore qu’un grand nombre de jeux constituent des « allégories de contrôle » (Galloway, 2006, chapitre 4). Dans le contexte vidéoludique, le désir de maîtrise et de puissance peut être répercuté directement au niveau de l’univers représenté : le joueur doit devenir le héros et vaincre l’adversité, souvent par des moyens physiques. Les observations de la section « Des pixels et des hommes » nous ont permis de constater que le développement de la mise en scène (audio)visuelle ajoute une composante à cette structure gratifiante : l’intégration de véritables récompenses sous la forme d’images attractives, parfois dans un sens purement technique, et éventuellement – dans la niche générique du beat ‘em up notamment – dans un sens scopique.

La synergie entre violence, objectification sexuelle et public cible masculin n’est pas une invention du jeu vidéo; elle est devenue un cliché sans doute un peu trop naturalisé des industries culturelles. Or, cette « mise en phase » – au sens de Roger Odin (2000) – demeure spécifiquement vidéoludique : le désir de maîtrise de l’usager sur le système ludique fait écho aux fantasmes de puissance qui se concrétisent dans la diégèse. La « maîtrise » technologique qui se déploie à ce moment précis dans l’histoire du média permet de réintégrer l’objet de désir féminin qui était déjà exploité pleinement par les autres industries culturelles. Lorsqu’il écrit à propos du développement de l’interactivité dans les pratiques artistiques à la fin des années 1980, Bill Nichols affirme : « a (predominantly masculine) fascination with control of simulated interactions replaces a (predominantly masculine) fascination with the to-be-looked-at-ness of a projected image » (1988, p. 31-32).

Dans son ouvrage phare analysant le processus de fétichisation qui opère au cinéma et la déconstruction de ce fétiche par le cinéma surréaliste, Linda Williams déclare : « the entire cinematic institution – considered especially in its technical prowess – becomes erotogenic » (1981, p. 218). Comme nous l’avons vu tout au long de cet article, les développements technologiques qui caractérisent le jeu vidéo dans les années 1980 tentent de reproduire certaines des dynamiques représentationnelles d’un régime de vision « genré » qui s’est lové confortablement au sein d’autres pratiques médiatiques visuelles, celui du male gaze tel que défini par Laura Mulvey en 1975. Dans le domaine des études cinématographiques, la critique de ce régime scopique s’est épanouie notamment à travers les écrits de Mulvey, Christian Metz et Noël Burch, et des mouvances artistiques ont voulu déconstruire et critiquer ses effets relativement tôt comme le relate l’étude de Williams (1981). Dans le jeu vidéo, le régime voyeuriste est bien évidemment compliqué par la dynamique d’échec à répétition / maîtrise éventuelle qui est au coeur du fantasme de puissance que nous avons cherché à définir. Alors que la violence médiatisée peut constituer une source de gratification pour un vaste public, l’intégration de femmes-objets comme récompenses au sein de ce paradigme relève le caractère naturalisé d’une cible démographique bien précise : le jeune homme hétérosexuel. L’analyse historique nous incite à croire que cette cible économique devient l’objet d’une attaque idéologique dans Legendary Axe II.

Dans un livre récent consacré au potentiel critique et réflexif du jeu, Mary Flanagan note : « as gaming drives the development of new technology, and new technologies are made by a consistently similar demographic, the cycle of technological innovation and games entertainment remains fairly consistent » (2009, p. 251). De manière symptomatique, l’auteure recense beaucoup plus de productions ludiques réflexives dans le domaine des jeux artistiques que dans la production de l’industrie vidéoludique dominante. À la lumière de cette critique, la mise à mort finale de Legendary Axe II apparaît comme une conquête essentielle dans l’histoire du jeu vidéo. À la manière des narrateurs « non fiables » et des figures d’antihéros complexes qui ont émergé au sein des autres pratiques médiatiques, « l’avatar maléfique » qui se déploie à la fin du jeu met à l’épreuve notre propension à adhérer de manière aveugle aux propositions mises en avant dans les univers de fiction. Cette figure peut agir comme un miroir réfléchissant, nous incitant à retourner notre regard vers nos propres désirs en cours de jeu, nous invitant à remettre en question notre consommation de fantasmes de puissance, et la façon dont ces fantasmes peuvent entraîner des dynamiques d’aliénation pour d’autres individus. La séquence finale éviscère un corps virtuel qui nous était devenu si familier et si confortable, de la même manière que le male gaze cinématographique a été tailladé métaphoriquement sur les écrans en 1929[7].

Évidemment, il serait ridicule de conférer à Legendary Axe II la même importance que le mouvement surréaliste occupe dans l’histoire du cinéma. Mais de nombreux parallèles entre notre analyse et celle de Linda Williams (1981) peuvent être tracés. Comme le souligne l’auteure : « when the cinema ruptures the identification between spectator and image, the fetish function of the institution crumbles as well. This crumbling is replaced by a new awareness of the fetish in the mind of the spectator. » (1981, p. 218) La technologie vidéoludique n’est pas condamnée par une quelconque ontologie à refléter les préoccupations violentes et les fantasmes associés au genre masculin. Une finale aussi transgressive nous incite à réfléchir sur la « fonction de fétichisation » qui a émergé dans les années 1980 et qui domine périodiquement certains domaines de la culture ludique. Aujourd’hui, l’éviscération du fétiche – notamment à travers la mort du protagoniste ou la remise en question de sa moralité – constitue un geste un peu plus fréquent dans le paysage vidéoludique. Alors qu’il est difficile d’imaginer un jeune public intéressé à actualiser l’aspect critique et réflexif que nous avons associé à la finale de Legendary Axe II en 1990, une réception de cet ordre est maintenant beaucoup plus aisée à concevoir; l’âge moyen du joueur a augmenté significativement, les femmes constituent désormais un pourcentage avoisinant les 50 % dans plusieurs groupes d’âge, et plusieurs intervenants du milieu indépendant explorent activement l’idée du jeu queer ou de la représentation des minorités sexuelles de manière ludique. Grâce à l’émergence de revues spécialisées et la vitalité des études vidéoludiques dans le milieu universitaire, de nombreuses instances critiques réussissent à « faire parler » les jeux avec la même intensité que certains publics cinéphiles et littéraires.

La séquence finale de Lengendary Axe II démontre que, dans un contexte idéal, un engagement à la fois ludique et critique peut être envisagé dans le cadre d’une production industrielle dominante. Dans ce contexte, l’hyperviolence et l’hypersexualisation ne constituent pas simplement une source d’inquiétude; la permissivité à l’égard de ces éléments peut également servir de tremplin à la production d’oeuvres qui interrogent le désir humain pour ce type de représentations. L’exploration active des désirs et des figures naturalisés – particulièrement notre rapport paradoxal envers la violence médiatisée – représente l’une des avenues les plus prometteuses pour le média interactif, selon Janet Murray (1997, p. 146-147).

Le jeu vidéo représente-t-il l’art tragique par excellence ? Les efforts vains ou la « mort » à répétition du joueur constituent, nous dit Juul, une expérience tragique de première main, plus actuelle, puisqu’elle sort du cadre rassurant instauré par la scène de théâtre et de l’écran cinématographique afin d’interpeller le joueur de manière plus directe. Mais l’auteur admet par ailleurs que les cas de complicité avec une action immorale insoupçonnée constituent une voie particulièrement efficace pour engendrer le sentiment tragique chez le joueur (2013, p. 108-112). Au sortir de cette analyse historique, nous aimerions réitérer tout le potentiel de l’activité ludique qui ose s’empêtrer de dynamiques représentationnelles plus « classiques ». Toute l’efficacité de Legendary Axe II repose sur une savante orchestration de la dynamique entre agentivité et perte de contrôle, désir de maîtrise et gratification rabrouée. L’intégration du tragique dans le jeu vidéo, bien au-delà de la sphère de l’échec « en propre » expérimenté à travers la compétition, permet aux joueurs, à l’instar des usagers de plusieurs autres médias, d’explorer des réalités affectives inévitablement gommées dans le cadre d’un fantasme de puissance.