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Chaque année, de nouveaux livres proposent une initiation à la sociologie ou plus généralement aux sciences sociales, et il serait bien vain de vouloir les présenter systématiquement. Toutefois, certains titres tiennent toujours la route après quelques années et, dans certains cas, des rééditions confirment la qualité du travail de leurs auteurs et l’accueil favorable de plusieurs cohortes d’étudiants. Certains auteurs se risquent à publier sous leur seule plume un tour d’horizon systématique de leur discipline ; d’autres préfèrent travailler en équipe. Nous privilégions particulièrement les ouvrages collectifs ; de ce nombre, trois livres très différents dans la forme et le style seront ici présentés. Sans être à proprement parler des « nouveautés », ils n’en demeurent pas moins des ouvrages fondamentaux et généraux, catégories dont on parle trop peu dans les revues savantes.

Après une sortie remarquée et fort bien accueillie à l’époque par la critique en 1989, le livre Sociologie contemporaine, publié sous la direction de Jean-Pierre Durand et Robert Weil, ressort dans une version considérablement augmentée de 130 pages (voir Guth 1989). Le succès largement mérité de cette première édition avait même incité Jean-Pierre Durand à publier une suite, Sortie de siècle, consacrée à des questions plus actuelles de la sociologie moderne, notamment aux changements et aux mutations sociales (voir Durand et Merrien 1991).

Ce collectif se subdivise en trois grandes parties. La première, couvrant plus de la moitié du livre, retrace les grandes étapes de l’histoire de la sociologie, en identifiant les précurseurs (Marx, Mauss) puis les fondateurs (Durkheim, Weber), tout en décrivant certains des principaux courants théoriques de la sociologie, dont le fonctionnalisme, le marxisme, l’individualisme méthodologique, l’analyse stratégique, l’actionnalisme, l’interactionnisme, l’ethnométhodologie et enfin la « dynamique de l’habitus », ainsi que les « structures et représentations sociales ». Ces sections fondamentales se présentent comme des exposés didactiques et magistraux, pour la plupart rédigés conjointement par les deux auteurs principaux. Évidemment, on remarquera ici le triomphe de la sociologie française (Halb-wachs, Crozier, Touraine) ; par contre, on ignore totalement la contribution de sociologues québécois comme Fernand Dumont (qui avait pourtant publié quelques livres en France), bien que l’on signale au passage les ouvrages de Guy Rocher (consacrés aux sociologues américains).

En plus d’étudier un courant particulier, les auteurs soulignent la trajectoire de certains sociologues contemporains au parcours exemplaire, comme Howard Becker pour l’interactionnisme, et Jürgen Habermas pour l’École de Francfort. Le chapitre que Joyce Durand-Sebag consacre au thème « Stratification et classes sociales » est particulièrement réussi, dans la mesure où celle-ci identifie les différentes théories des classes sociales mais en retrace aussi les critiques, permettant au lecteur de relativiser son apprentissage.

La deuxième partie présente une douzaine de champs d’investigation de la sociologie actuelle, présentés par des spécialistes de ces secteurs. On y traite de sociologie rurale, urbaine, du travail, des organisations, du développement, ainsi que de sociologie religieuse, de l’éducation, du sport, de la communication et des technologies de l’information. Le chapitre sur la sociologie de la culture accorde une large part à la sociologie des loisirs et s’arrête lors de l’émergence des études culturelles (ce que l’on nomme en France les « Cultural Studies »), dont il n’est pas nommément question.

La troisième partie, « Guide des études et de la recherche en sociologie », présente les institutions dispensant cette discipline dans la francophonie (France, Belgique, Suisse, Québec), avec leurs coordonnées — sauf les adresses Internet. Les pages sur le Québec n’ont vraisemblablement pas été mises à jour depuis la première édition de ce livre, ce qui rendra introuvables certains organismes subventionnaires et associations. En outre, la revue québécoise Questions de culture, signalée ici, n’existe plus depuis plusieurs années.

Enfin, le tout dernier chapitre s’interroge sur « Le paradoxe du sociologue », qui rappelle les limites d’une discipline et la pertinence d’un renouvellement de la recherche en sciences sociales (voir à ce sujet Piriou et Gadea 1999).

Malgré quelques imprécisions, Sociologie contemporaine se distingue de nombreux manuels du genre en présentant un ensemble de leçons thématiques claires et instructives. Les étudiants de premier cycle pourront y trouver une excellente présentation générale de la sociologie française, mais ne verront pas abordés les sujets en vogue en Amérique comme les « gender studies », les « gay and lesbian studies » ou les études sur le racisme (« Race studies »).

Le petit livre de Gilles Bastin, intitulé Les grands débats des sciences économiques et sociales (1998), est publié dans une collection destinée aux étudiants qui se préparent à passer à l’université. Les trois parties du livre portent sur le développement économique, le changement social et la crise économique. L’organisation des chapitres est étonnamment vivante, dans la mesure où l’auteur pose d’emblée une question à laquelle il répond ensuite avec beaucoup de détails et d’exemples : « Qu’est-ce que le capitalisme? », « Y a-t-il des hommes en trop sur la terre? », « Une société peut-elle fonctionner sans conflits? », « De la crise et des moyens de s’en sortir ». Pour alimenter la réflexion, Gilles Bastin consulte les sociologues les plus réputés : Marx, Tocqueville, Durkheim, Bourdieu. Ils réussissent à formuler des problèmes qui demeureront longtemps le pain quotidien des sociologues d’aujourd’hui et de demain, à savoir : « Pourquoi l’école n’assure-t-elle pas en France la mobilité sociale? ». Chaque réponse fait ensuite l’objet d’une objection qui relance le débat. On remarque que ces questions inépuisables s’apparentent précisément à celles que les étudiants français doivent souvent affronter lors d’examens d’entrée ou de synthèse ; ce livre leur fournira sûrement quelques arguments bien étayés pour une éventuelle dissertation. En somme, l’auteur répond en bonne partie à la question de l’utilité de la sociologie.

À mon avis, la contribution la plus originale du livre de Gilles Bastin se situe dans son chapitre consacré aux grands débats d’idées au sein de la sociologie française. L’exemple de l’opposition fondamentale entre les sociologues Raymond Boudon et Pierre Bourdieu y est abordée directement pour une rare fois, d’une manière comparative, en mettant en évidence la notion de rationalité (chez Boudon) et l’effet de « l’ordre des choses » (chez Bourdieu) (p. 86) dans l’élucidation d’un problème lié à la durée des études selon l’origine sociale en France.

On aurait tort de sous-estimer l’utilité d’ouvrages synthétiques comme celui de Gilles Bastin, car son livre offre d’indéniables possibilités d’approfondissement. Loin d’être centré uniquement sur des questions économiques, l’ouvrage réussit au contraire à expliquer différents phénomènes sociaux en ayant recours à la démographie, la sociologie, l’anthropologie et la science économique. Au lieu de se concentrer sur les thèmes ou les auteurs en sciences sociales, Bastin aborde quelques idées centrales et actuelles pour situer les enjeux majeurs des sciences de l’homme.

Pour départ, et contrairement à Durand et Weil qui ont commandé à des auteurs contemporains des textes spécifiques sur différents aspects de la sociologie, Karl Van Meter a réuni dans La sociologie des extraits d’ouvrages importants et représentatifs de la discipline. L’ensemble couvre quatre siècles et laisse une part égale aux sociologues français et étrangers. On ne saurait ici critiquer les textes eux-mêmes ; que pourrait-on redire à propos de la pensée de Montesquieu, Quételet, Pareto ou Spencer? La liste des penseurs réunis fait rêver : George Mead, Friedman, Lazarsfeld, Parsons, Adorno, Goffman, Mills, Aron, Merton et plusieurs autres, mais Lévi-Strauss n’en fait pas partie. Les titres représentés ici sont tous des incontournables dont on pourrait, pour une fois, taire le nom des auteurs tant ils sont connus : De la démocratie en Amérique, Économie et société, Essai sur le don, Les cols blancs, La distinction. Parmi les nombreuses perles de ce recueil, on trouve aussi un texte inédit en français, correspondant au premier chapitre de l’ouvrage fondateur de Harold Garfinkel, « Studies in Ethnomethodology », datant de 1967.

L’ensemble éblouit par la constellation de grands penseurs réunis pour l’occasion, chaque fois bien présentés et dont le texte est assorti d’une bibliographie détaillée et récente. Karl van Meter et de son équipe de l’Association internationale de méthodologie sociologique ont fait un travail d’édition remarquable.

Ces trois ouvrages, féconds chacun à sa manière, répondent à des besoins différents, et seront d’une grande utilité aux étudiants, chercheurs et enseignants. Il est souvent nécessaire en effet de revenir aux ouvrages généraux pour placer les problèmes particuliers en perspective.