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1. Introduction : contexte et questions de réflexion

La diversité linguistique et culturelle est un phénomène grandissant au sein des systèmes scolaires dans le monde et particulièrement au Canada où, selon les provinces, les élèves sont amenés à suivre un enseignement en anglais ou en français, en milieu minoritaire ou majoritaire. D’après le dernier recensement de Statistique Canada, 37,5 % des enfants de moins de 15 ans résidant au Canada ont au moins un parent né à l’étranger, soit près de 2,2 millions d’enfants. D’ici 2036, les enfants issus de l’immigration pourraient représenter entre 39 % et 49 % des enfants. Ces flux migratoires ont un impact sur les écoles de langue française situées en contexte minoritaire et contribuent aujourd’hui de façon significative à la croissance de la communauté francophone, mais aussi à sa diversification (Heller 1996 ; Gérin-Lajoie et Jacquet 2008 ; Prasad 2012). En Ontario par exemple, Statistique Canada (2022) indique que 48,7 % des élèves qui fréquentent ces écoles sont issus de l’immigration et plus de 78 langues y sont répertoriées comme parlées (SISOn[1], 2019-2020). Comme le soulignent Cavanagh, Cammarata et Blain (2016), le profil des élèves inscrits dans les écoles de langue française en contexte minoritaire a beaucoup évolué ces dernières années :

[…] l’école francophone ne peut plus être considérée comme une école homogène sur les plans linguistique, culturel et identitaire. En effet, depuis quelques années, surtout dans les grands centres urbains, le rythme d’arrivée des immigrants s’est accéléré et leur diversité a grandi. La clientèle francophone comprend maintenant des élèves francodominants, anglodominants et plurilingues. Ces derniers, qui proviennent de cultures différentes, parlent des langues différentes et ont souvent vécu des expériences scolaires et sociales des plus difficiles dans leur pays d’origine.

Cavanagh et al. 2016 : 6

Dans ces contextes francophones minoritaires, le français n’est pas la langue dominante de la majorité des élèves en dehors de l’école. Les élèves sont, dans leur vie quotidienne, en contact avec de nombreuses cultures et langues : parfois dans leur famille, dans leur quartier, à l’école et en ligne (médias sociaux, jeux virtuels, vidéos YouTube, etc.). Toutefois, malgré la diversité croissante à l’extérieur des murs de la salle de classe et les nombreuses recherches menées sur les effets bénéfiques des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle en contexte scolaire (Moore 2006 ; Cummins 2009 et 2021), les écoles au Canada, et plus particulièrement les écoles de langue française en Ontario, sont quelque peu hésitantes à adopter ces approches pédagogiques (Prasad 2012 ; Farmer et Lory 2019).

Depuis 2017, j’ai la chance de collaborer avec plusieurs conseils scolaires ainsi qu’avec le ministère de l’Éducation à la formation du personnel enseignant sur les approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle. J’ai donné plus d’une vingtaine d’ateliers et de conférences sur ce sujet et ai ainsi (in)formé, à des degrés divers, plus de 500 enseignant·e·s et membres de la communauté scolaire (bibliotechnicien·ne·s, directeurs·rices scolaires, conseillers.ères pédagogiques, etc.). Durant l’été 2022, j’ai également pu interroger lors d’entrevues individuelles six enseignant·e·s qui oeuvrent dans les écoles de langue française de l’Ontario. À partir des propos d’enseignant·e·s récoltés lors des formations et des entrevues, je propose de répondre à la question suivante : quels sont les principaux défis rencontrés dans les milieux scolaires francophones minoritaires ontariens dans la mise en place des pratiques d’enseignement qui mettent en valeur la diversité des langues et des cultures présentes chez les élèves ?

Avant de présenter les données et leur analyse, je commencerai par définir les approches pédagogiques qui valorisent la diversité linguistique et culturelle (2), pour ensuite, en présenter les fondements théoriques (3). Je rappellerai le contexte dans lequel s’insère cette étude (4) afin de mieux comprendre les deux défis majeurs présentés de façon récurrente dans le discours des enseignant·e·s en ce qui a trait à la mise en oeuvre des approches présentées (5). La conclusion, quant à elle, rappelle les résultats de l’étude et met en lumière l’importance de la mise en oeuvre de pratiques valorisant la diversité linguistique et culturelle afin de contribuer à une francophonie ontarienne inclusive et plurielle.

2. Définition des approches pédagogiques qui valorisent la diversité linguistique et culturelle

Les approches pédagogiques qui valorisent la diversité linguistique et culturelle sont des pratiques qui font des langues et des cultures un atout dans l’espace scolaire. Ces approches se situent à l’opposé de nombreuses approches coercitives traditionnellement mises en place dans les milieux scolaires où seules la langue et la culture d’enseignement prévalent (Candelier 2003). Elles permettent une révision des rapports de pouvoir entre les langues et les cultures présentes à l’école dans le but de promouvoir la réussite de l’ensemble des élèves et un environnement scolaire équitable et inclusif. Ces approches pédagogiques sont assez nombreuses. Au Canada, elles relèvent, par exemple, des pratiques artistiques plurilingues, des pratiques translangagières, des pratiques de plurilittératie, de textes identitaires ou encore des pratiques de sensibilisation et de découverte des langues et des cultures telles que les approches d’Éveil aux langues[2]. En Europe, elles sont souvent regroupées sous le terme générique d’approches plurielles des langues et des cultures et sont définies par le Cadre de référence pour les approches plurielles des langues et des cultures (CARAP) comme « des approches didactiques qui mettent en oeuvre des activités d’enseignement-apprentissage qui impliquent à la fois plusieurs (= plus d’une) variétés linguistiques et culturelles » (Candelier et al. 2012 : 6).

D’un point de vue pédagogique, ces appellations variées sont intéressantes, car elles permettent notamment de faire référence au développement d’une compétence plus spécifique chez les élèves selon la dénomination employée, par exemple la compétence en lecture dans les pratiques de plurilittératie. Ainsi, cette multiplicité d’approches permet d’offrir au personnel enseignant plusieurs outils qu’il pourra employer en fonction de ses objectifs pédagogiques. Il convient de noter que si de nombreux termes sont en usage pour parler des approches qui valorisent la diversité des langues et des cultures, elles répondent toutes au principe général et fédérateur d’équité et d’inclusion en contexte éducatif et visent un changement de paradigme permettant de passer d’une vision monolingue à une vision plurilingue et pluriculturelle de l’enseignement (Prasad 2018 ; Lory et Prasad 2020 ; Cummins 2021). Dès lors, la mise en oeuvre de ces approches permet d’offrir des environnements scolaires où les langues d’enseignement se développent dans une perspective plus inclusive et dans lesquels l’ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être des élèves deviennent des ressources soutenant, entre autres, les apprentissages langagiers et le développement identitaire plurilingue et pluriculturel des élèves.

De façon pratique, les langues et les cultures sont mises à l’honneur dans des activités pédagogiques spécifiques où l’on peut, par exemple, écouter des corpus ou lire dans différentes langues, comparer des langues et développer des connaissances interculturelles. Ainsi, les langues et les cultures deviennent des objets de découverte, de discussions et sont utilisées comme tremplin à l’apprentissage. De plus, elles favorisent la création d’une communauté scolaire qui respecte la diversité et le vivre-ensemble (Armand et al. : 2008 ; Armand 2012). Tandis que les langues et cultures utilisées dans ces activités pédagogiques sont parfois inconnues des élèves, d’autres sont celles d’un ou de plusieurs élèves de la classe (Lory et Valois 2021). Candelier indique que favoriser cet aller-retour entre les langues du monde et les langues de la classe permet de « montrer que la situation de multilinguisme est une situation très banale, qu’elle est la normalité même de l’humain, et de mettre les langues habituellement dévalorisées dans le même paradigme que de grandes langues internationales » (Candelier 2006 : 20).

Le tableau ci-dessous présente des objectifs pédagogiques associés à des types d’activités qui reconnaissent et mettent en avant la diversité linguistique et culturelle et qui peuvent être mis en oeuvre de façon concomitante. Cette liste a été construite grâce aux témoignages d’enseignant·e·s oeuvrant dans les écoles de langue française de l’Ontario et qui ont généreusement partagé avec moi, lors de formations et d’entrevues formelles et informelles conduites au cours des cinq dernières années, leurs expériences suite à l’implantation d’activités dans leurs salles de classe où les langues et les cultures sont à l’honneur. En effet, fréquemment les enseignant·e·s se sont questionné·e·s sur les langues qu’elles et ils pouvaient utiliser au sein de leurs activités et à quelle fin. C’est donc sur ce critère lié « aux langues » que sont formulés ci-dessous deux types d’activités afin de mettre en lumière les possibilités variées qui sont offertes aux enseignant·e·s dans la mise en oeuvre des approches valorisant la diversité linguistique et culturelle.

Tableau 1

Types d’activités qui valorisent la diversité linguistique et culturelle et leurs objectifs pédagogiques

Types d’activités qui valorisent la diversité linguistique et culturelle et leurs objectifs pédagogiques

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3. Les fondements sur lesquels reposent les approches pédagogiques qui valorisent la diversité linguistique et culturelle

Les approches pédagogiques qui valorisent la diversité linguistique et culturelle reposent sur le fait que la diversité est un atout dans la salle de classe (Bono et Stratilaki 2009). Depuis plus de cinquante ans et dans le monde entier, les recherches se multiplient pour souligner l’importance de valoriser la diversité en contexte scolaire, notamment pour les élèves issus de l’immigration.

À titre d’exemple, sur le plan socioaffectif, Armand, Dagenais et Nicollin (2008), s’appuyant sur de nombreux auteur·e·s, ont souligné que la non-reconnaissance des langues parlées par les élèves, quand elles sont autres que la langue d’enseignement, peut placer certains élèves en « insécurité linguistique ». Cette non-reconnaissance est aussi susceptible de les amener à développer « un sentiment de discrimination, une baisse de l’estime de soi, ainsi que […] des difficultés à transférer des acquis cognitifs et langagiers d’une langue à l’autre » (47). Ces résultats sont en accord avec les recherches réalisées dans le domaine de la psychologie du développement qui soulignent que les expériences d’exclusion sociale et/ou linguistique font courir aux enfants le risque de développer de l’anxiété liée à une forme de détresse émotionnelle, ainsi que de diminuer leur engagement dans leur scolarité (Mulvey et al. 2018).

Sur les plans cognitif et langagier, plusieurs théories développées en contexte canadien ont représenté les assises du développement des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle en contexte scolaire. Par exemple, Lambert (1987, cité dans Hamers 2005) met en lumière l’importance pour le corps enseignant de favoriser des situations de « bilinguisme » additif dans lesquelles les langues connues par les élèves sont valorisées dans le processus d’apprentissage-enseignement. Ces situations s’opposent au bilinguisme soustractif, situation dans laquelle un élève issu de l’immigration est à risque de rejeter les langues de son répertoire au profit d’une langue d’enseignement. Cummins (2007 ; 2021) propose, quant à lui, la théorie de « l’interdépendance des langues », et les concepts de « compétence commune sous-jacente » et de « niveau seuil minimal de développement linguistique » pour illustrer l’importance pour les élèves n’ayant pas la langue d’enseignement comme langue dominante au sein de leur répertoire langagier de s’appuyer sur la ou les autres langues qu’elles et ils connaissent pour développer leurs apprentissages scolaires.

Dans une même lignée, chercheur·e·s et praticien·ne·s collaborent de plus en plus pour mettre en lumière l’importance du développement de la compétence plurilingue et pluriculturelle des élèves, ainsi que celle des enseignant·e·s et des enseignant·e·s en formation (Candelier 2003 ; Moore 2006 ; Masny 2009 ; Cavanagh et al. 2016 ; Andrews et Lin 2018). Moore et Castellotti (2008) indiquent que cette compétence plurilingue et pluriculturelle permet de « se reconnaître et de s’affirmer en tant qu’acteur social plurilingue, apte à gérer le potentiel, le déséquilibre et l’évolutif en fonction de ses interprétations locales de la situation et de ses intentions, symboliques ou non » (18).

Dans les sociétés modernes marquées par la mise en contact croissante des langues et des cultures, il devient impératif que l’école contribue au développement de cette compétence plurilingue et pluriculturelle. Auger et Le Pichon (2021) s’interrogent à cet égard sur la manière dont il est possible de faire de l’école « un lieu où chacun fait l’expérience d’une communauté d’apprentissage par l’écoute et le partage de normes et de fonds de connaissances divers » (2021 : 21). Elles proposent que toutes et tous s’engagent dans un changement de perspective faisant de la diversité une richesse dans le processus d’enseignement-apprentissage plutôt que comme un obstacle à la réussite.

4. Contexte de l’étude : la diversité linguistique et culturelle et l’école de langue française en Ontario

La dynamique sociale et les relations de pouvoir au sein des salles de classe ne peuvent être dissociées des systèmes sociopolitiques plus larges dont elles font partie (Anjos et Fonte 2020), d’autant plus en contexte où les droits des minorités linguistiques ont été obtenus de façon relativement récente et après de longues négociations, comme c’est le cas pour les francophones en Ontario. Au Canada, les droits des minorités linguistiques francophones relèvent de l’appareil fédéral et chaque province met en place, selon les règlements fédéraux, des dispositifs qui lui sont propres. Ainsi, en Ontario, où l’anglais est langue officielle et dominante au sein de la province, l’accès à la scolarisation en langue française a été garanti grâce à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et des libertés (1982). Cet article présente les conditions d’accès à la scolarisation en français pour les ayants droit[3] du Canada en contexte minoritaire. Les écoles de langue française en Ontario disposent depuis 1998 de leur propre division au sein du ministère de l’Éducation et sont représentées aujourd’hui par treize conseils scolaires pour un total de plus de 470 écoles primaires et secondaires (Gouvernement de l’Ontario 2022). Behiels (2004) rappelle que, historiquement, l’espace scolaire franco-ontarien s’est construit pour lutter contre l’assimilation progressive des francophones à la culture et à la langue anglaises dominantes dans la province, mais aussi pour répondre à la nécessité de préserver et transmettre une identité singulière francophone. Comme nous le verrons un peu plus loin, si récemment des politiques linguistiques et programmes scolaires ontariens ont revisité ce positionnement pour adopter une vision plus inclusive de la francophonie (Farmer et Lory 2019), les représentations du personnel scolaire sont encore très marquées par cet héritage historique les conduisant souvent à interdire à l’école l’usage d’autres langues que le français (Fleuret et al. 2013 ; Lory 2020).

Notons que depuis les vingt dernières années, la diversification ethnolinguistique des élèves inscrits dans les écoles de langue française de l’Ontario s’est accentuée (Byrd Clark et Labrie 2010 ; Farmer 2016), comme dans le reste du Canada. Les élèves, pour la vaste majorité, sont plurilingues. En plus des langues parlées par les familles issues de l’immigration, l’anglais, langue dominante dans la province, est activement utilisé dans la vie quotidienne de quasiment tous les élèves, qu’elle soit une langue parlée ou non dans leur noyau familial. Cette diversité linguistique représente un enjeu pour de nombreux enseignantes et enseignants qui doivent naviguer entre leur mandat de passeur.euse linguistique et culturel francophone (Gérin-Lajoie 2002) et celui qui consiste à favoriser la réussite de l’ensemble des élèves. Or, comme nous l’avons vu précédemment, cette réussite, en contexte de diversité notamment, est favorisée quand toutes les ressources apportées par l’élève à l’école sont utilisées comme un tremplin dans le processus d’enseignement-apprentissage.

Au niveau des politiques linguistiques et programmes scolaires, depuis les six dernières années, nous constatons un changement dans les messages et les lignes directrices proposés par le ministère de l’Éducation qui reconnait explicitement la diversité des origines, langues et parcours de ses élèves et de son personnel enseignant. Un intérêt grandissant du ministère de l’Éducation et de plusieurs conseils scolaires envers les approches qui valorisent la diversité des langues et des cultures est notable et prend la forme de la multiplication des formations données au personnel enseignant sur ce sujet, ainsi que de la mise en place de plusieurs initiatives pédagogiques pour embrasser ce paradigme plurilingue. Parmi ces initiatives ministérielles, on retrouve à titre d’exemples :

  • un guide d’initiation aux approches plurilingues (Lory et Valois 2021)[4]

  • une monographie sur les pratiques pédagogiques équitables et inclusives en contexte franco-ontarien (Lory et Le Pichon 2021)[5]

  • un site internet dédié à la pédagogie sensible et adaptée à la culture (Centre Franco 2021)[6]

  • une application en soutien aux jeunes enfants en apprentissage du français qui n’ont pas le français comme langue dominante à la maison (Chenelière Éducation 2022)[7]

Si ces initiatives récentes demandent à être renforcées et développées, elles représentent un message clair de la part de l’institution scolaire sur le fait que la diversité des langues et des cultures a une place dans l’espace franco-ontarien. L’ensemble du personnel enseignant n’a toutefois pas encore pu bénéficier de formation sur ces approches. Force est de constater que, dans la pratique, nombreux sont celles et ceux qui ont tendance à valoriser la langue de scolarisation au détriment de la diversité des langues connues par les élèves (Fleuret et al 2013 ; Farmer et Lory 2019). Encore aujourd’hui, et en écho à la recherche conduite par Leurebourg en 2013, il est ainsi commun de trouver des affiches ou d’entendre des enseignant·e·s qui exigent de parler français en tout temps. C’est ce que mes analyses des formations données depuis mes débuts de collaboration avec les écoles de langue française de l’Ontario soulignent. Nous développons cet aspect dans la section suivante.

5. Évolution des discours et défis dans la mise en oeuvre des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle

Depuis plus de cinq ans, je collabore avec plusieurs conseils scolaires et le ministère de l’Éducation au développement des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle dans les écoles de langue française de l’Ontario. Au-delà de la cocréation de ressources pédagogiques avec des enseignantes et chercheuses, j’ai accompagné des conseils scolaires, des conseillères et conseillers pédagogiques, des directrices et directeurs d’écoles, des bibliotechniciennes, ainsi que des enseignantes et des enseignants dans l’application de ces approches. Parfois, ces formations prenaient la forme d’une conférence, d’autres fois d’un atelier d’une journée. Plus récemment, j’ai collaboré avec un conseil scolaire pendant quatre mois au moyen d’un programme qui alternait trois demi-journées de formation (premier avril, 20 avril et 11 mai 2022) et une mise en oeuvre des stratégies d’enseignement valorisant la diversité présentées lors de ces formations. Chacune de ces expériences a représenté une source d’information inestimable pour mieux comprendre les enjeux vécus par le personnel enseignant dans la mise en place de pratiques plurilingues et pluriculturelles. Tout au long de ces rencontres et de ces échanges, j’ai documenté, grâce à leurs discours, les conceptions des participant·e·s sur la diversité linguistique et culturelle. Pour ce faire, j’ai adopté une démarche ethnographique qui, comme le précise Gérin-Lajoie (2006), permet « d’étudier les comportements d’un groupe social en particulier, dans le but d’interpréter le plus fidèlement possible cette réalité telle qu’elle est perçue par le groupe lui-même » (74). J’ai ainsi collecté des données de type qualitatif composées de notes de terrain, d’enregistrements de formation retranscrits afin de mettre en lumière le discours des participant·e·s, ainsi que des rétroactions formelles (questionnaires) et informelles (courriels et discussions) pré et post-formation. J’ai ensuite procédé à une analyse thématique de ces données dans l’optique de faire ressortir plusieurs enjeux majeurs dans la mise en oeuvre d’approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle par les enseignant·e·s.

Pour compléter ces premières données, en juin et juillet 2022, j’ai conduit des entrevues individuelles de 60 à 90 minutes auprès de six enseignant·e·s oeuvrant dans les écoles de langue française de l’Ontario. Trois d’entre eux avaient suivi la formation par alternance donnée en collaboration avec un conseil scolaire (auxquels nous faisons référence au moyen des pseudonymes suivants Martine, Tristan et Judith), tandis que trois autres n’avaient pas suivi de formation spécifique sur la diversité linguistique et culturelle (auxquels nous faisons référence sous les pseudonymes de Caroline, Joëlle et Catherine). Ces entrevues ont permis d’explorer les enjeux qui ont émergé lors des formations et m’ont permis de mieux comprendre les parcours d’enseignant·e·s et leurs pratiques de classe. Dans les paragraphes suivants, je propose une analyse qualitative de l’ensemble de ces données en explorant deux thèmes majeurs et constants dans le discours des participant·e·s concernant les formations et les entrevues.

L’un des premiers enjeux qui ressort est le rapport conflictuel entre le français et l’anglais. Rappelons qu’en contexte franco-ontarien, les milieux éducatifs se sont notamment construits sur une dynamique conflictuelle face à l’anglais. Ainsi, si dans les formations très rapidement les participants reconnaissaient la pertinence de faire des liens entre les langues parlées par les élèves issus de l’immigration et la langue française, le fait de faire des liens avec l’anglais et de laisser une place à l’anglais en salle de classe est très souvent contesté. Par exemple, une enseignante témoigne qu’après avoir introduit des activités qui valorisent la diversité linguistique et culturelle dans sa classe, « ouvrir aux autres langues, avec l’anglais, c’est comme une glissade, quand ça commence, tout le monde embarque » (Martine, enseignante au primaire, 20 avril 2022). Cette enseignante explique qu’au début elle s’est sentie un peu désemparée par le fait que l’anglais prenne le dessus sur toutes les langues dans ces nouvelles activités qu’elle mettait en place. Elle s’est questionnée sur la manière dont elle pouvait négocier son rôle d’enseignante dans un tel contexte. Dans le même ordre d’idée, Tristan, enseignant en soutien linguistique au secondaire, témoigne du fait que l’anglais est une langue prisée par les élèves et que, dans son école, même des élèves qui ont le français comme langue dominante à la maison préfèrent se socialiser en anglais qu’en français. En réponse à l’une des tâches proposées pendant la formation par alternance, Tristan a mené une enquête dans son école pour dénombrer le nombre de langues en présence. En présentant les résultats de son enquête à ses collègues lors de la seconde formation, il indique : « Cela m’a attristé, car la langue française n’est pas la plus populaire. On partage 22 langues dans mon école. C’est quand même impressionnant de voir ça » (Tristan, 20 avril 2022). Caroline, enseignante en deuxième année, qui n’avait pas suivi de formation spécifique, m’a expliqué lors d’une entrevue que, pour elle, il est important qu’elle ne parle que le français à ses élèves de deuxième année. Elle indique qu’elle est très souvent le seul modèle linguistique en français pour plusieurs de ses élèves puisque cette langue n’est souvent pas présente « à la maison ». C’est la raison pour laquelle, quand ses élèves entrent dans la salle de classe, elle leur demande de « mettre l’anglais dans [leur] poche » (Caroline, 13 juillet 2022). De même, Judith, enseignante en soutien linguistique qui assiste pour la première fois à une formation sur la diversité linguistique et culturelle, explique que l’anglais est très largement présent à l’école et est beaucoup parlé par les élèves : « C’est un phénomène qui va prendre longtemps à être éradiqué. Il faut qu’on les embarque dans la francophonie. On ne doit pas faire le gendarme bien sûr mais il faut quand même leur donner des limites » (Judith, 11 mai 2022). Que ce soit auprès des enseignant·e·s, des conseillers. ères pédagogiques ou encore des directions d’école, l’anglais est très souvent perçu comme une menace à la pérennisation de la francophonie ontarienne. Lors d’une formation qui s’est tenue le 8 mars 2022, des conseillères pédagogiques ont été invitées à partager leurs sentiments face à ces approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle. Dans leurs discours, on constate que la dualité entre le français et l’anglais est constante dans les questionnements. Voici un exemple de question posée par une conseillère pédagogique et qui a émergé lors de nos échanges : « Comment valoriser l’anglais (qui est souvent la langue première/seconde), mais sans laisser les élèves continuellement revenir à l’anglais, sans jamais vouloir développer des compétences en français ? » Au fil des formations et pour l’ensemble des acteurs. rices scolaires, on constate cependant que le discours des enseignant·e·s s’atténue et plusieurs témoignent que, par la mise en place de stratégies qui encadrent l’usage de l’anglais, les élèves se sentent moins en insécurité linguistique quand elles et ils savent qu’elles et ils peuvent s’appuyer sur cette langue dans une activité en français. Ainsi, après plusieurs expériences de mise en place des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle, Martine explique que même si parfois il y a encore « des glissades vers l’anglais » quand elle met en place ces activités, ses élèves les plus timides s’engagent davantage dans leurs apprentissages et veulent prendre la parole. Elle indique : « Je ne peux plus revenir en arrière. Je ne veux pas revenir en arrière. Ça vaut le coup. Les élèves participent plus, ils sont moins insécures. Il y a plus de sourires quand ils parlent dans leurs langues » (Martine, 11 mai 2022).

Un second enjeu émerge de l’ensemble des discours analysés, que ce soit lors des formations, des conférences ou des entrevues, et qui relève de la praxis : comment pouvons-nous mettre en oeuvre ces approches et les intégrer au programme ? Le fait que le ministère de l’Éducation soutienne plusieurs initiatives sur la diversité linguistique et culturelle en contexte franco-ontarien par la diffusion, notamment, de plusieurs ressources pédagogiques clés comme un site internet ou un guide pédagogique[8] permet de légitimer les approches auprès du personnel enseignant. Un travail en collaboration avec plusieurs enseignant·e·s, conseillers. ères pédagogiques et agent·e·s du ministère de l’Éducation a été réalisé en ce sens pour arrimer ces ressources avec les compétences décrites dans les programmes, notamment les « compétences transférables[9] » (gouvernement de l’Ontario 2022), ainsi que les principes d’équité et d’inclusion promus par le ministère de l’Éducation (Plan d’action ontarien d’équité en matière d’éducation 2017)[10]. Ces liens permettent explicitement de répondre aux inquiétudes du personnel enseignant sur la place de ces approches sur la diversité linguistique et culturelle dans leurs pratiques de classe.

La nécessité de ressources qui répondent spécifiquement aux enjeux du contexte ontarien a souvent été mentionnée lors des premières formations réalisées. À de nombreuses reprises, les participant·e·s aux formations soulignaient combien le contexte franco-ontarien est spécifique et que des matériaux développés dans d’autres contextes ne s’appliquent pas toujours à leur réalité. Ces discours mettent en lumière que l’ensemble du personnel enseignant n’a pas encore eu connaissance ou n’a pas reçu de formation sur les plus récentes initiatives ministérielles.

En effet, pour les enseignant·e·s qui n’ont pas encore pu recevoir de formation, ces ressources représentent une opportunité d’expérimenter ces approches. Ainsi, Joëlle, enseignante en quatrième année qui a participé à une entrevue mais n’a pas suivi de formation, explique que plusieurs de ses collègues enseignantes dans son école ont collaboré à des projets sur la diversité linguistique et culturelle. Elles ont partagé avec elle plusieurs ressources dont un site internet (Élodil[11]) et le guide d’initiation aux approches plurilingues déjà mentionné. Inspirée par ces ressources, elle a décidé de prendre le risque de mettre en place de courtes activités plurilingues dans sa classe. La première fut à l’occasion de l’anniversaire d’une élève de la classe en demandant à ses élèves d’inscrire au tableau « bonne fête » dans les langues qu’elles et ils connaissaient. Joëlle a apprécié cette première expérience, mais s’est sentie démunie quand des variations de la même langue étaient écrites au tableau. De plus, elle ne savait pas comment s’assurer que les traductions écrites étaient « bonnes » (Joëlle, 13 juillet 2022). Ce témoignage permet de souligner que les ressources seules ne sont pas suffisantes dans la mise en place de projets pédagogiques plurilingues et pluriculturelles. Il importe d’offrir des outils complémentaires aux ressources sur la diversité linguistique et culturelle pour le personnel enseignant qui relèvent de formations et de la création de communautés de pratiques (Lave et Wenger 1991).

Selon Wenger, McDermott et Snyder, une communauté de pratiques est un regroupement d’individus qui partagent un intérêt commun et qui souhaitent approfondir leurs connaissances et développer leur expertise en échangeant de façon régulière sur ce sujet (2002 : 10). La formation par alternance mise en place en collaboration avec un conseil scolaire de l’Ontario a mis en lumière l’importance pour le personnel enseignant de disposer d’une telle communauté de pratiques. Cette dernière leur a permis de tester des pratiques pour ensuite réfléchir sur leurs expérimentations avec un groupe de pairs et d’expert·e·s. Lors d’une entrevue, Judith explique qu’à chaque nouvelle formation, elle se sentait accompagnée dans la démarche et apprenait de ses collègues qui eux aussi vivaient des expériences similaires aux siennes. Elle explique qu’au début, elle avait voulu mettre en oeuvre des projets plus complexes sur plusieurs séances, mais que les témoignages de sa collègue Caroline l’ont incitée à revenir en arrière pour proposer de plus courtes activités où elle valorise la diversité linguistique : « Je me suis sentie plus confortable et maintenant je mets en place les matinées plurilingues. C’est les vendredis matin et les élèves arrivent le vendredi à l’école avec enthousiasme » (Judith, 30 juin 2022). Judith explique également qu’elle espère que ce format de formation se poursuivra l’an prochain pour l’inciter à continuer à appliquer ces pratiques, mais aussi parce que ça la rassure : « On se sent moins seule dans la formation et ça permet aussi d’avoir des arguments pour expliquer à la direction pourquoi on fait du plurilinguisme les vendredis[12] » (Judith, 30 juin 2022).

6. Conclusion

À l’ère où le monolinguisme est désormais plus une exception qu’une norme, le rôle traditionnel de l’école axé sur l’enseignement d’une seule langue et d’une culture dominante est aujourd’hui remis en cause par une partie importante de la communauté scientifique (Cummins 2021 ; Piccardo et al. 2022). Toutefois, embrasser le « paradigme plurilingue » (Prasad 2018) est, pour le système scolaire, une démarche complexe qui bouscule certaines traditions et conceptions de l’enseignement. Cet article a ainsi exploré plusieurs enjeux relatifs à l’application des approches qui valorisent la diversité linguistique et culturelle en contexte francophone minoritaire au Canada en mettant de l’avant la dualité prégnante entre le français et l’anglais, mais aussi le fait que des formations et la création de communautés de pratiques sont nécessaires pour soutenir l’engagement du personnel enseignant dans la mise en oeuvre de ces pratiques.

Un écart se creuse entre les réalités quotidiennes plurilingues et pluriculturelles des élèves et l’école de langue française souvent encore trop marquée par une idéologie monolingue. Si en Ontario des démarches prometteuses ont été entamées ces dernières années, il faut aujourd’hui poursuivre ces avancées vers l’instauration d’espaces scolaires plus équitables et inclusifs dans lesquels la diversité des langues et des cultures est une partie intégrante du processus d’apprentissage-enseignement. Je suis convaincue que c’est au travers d’une telle démarche que nous pourrons engager davantage les élèves de la francophonie en leur démontrant que celle-ci est ouverte et inclusive et en les préparant à vivre dans un monde de plus en plus diversifié.