Corps de l’article

1. Introduction

Selon le recensement canadien le plus récent, entre 2016 et 2021, le Québec et l’Ontario sont les provinces qui ont reçu le nombre le plus élevé d’immigrant·es au Canada (Statistique Canada 2021). Lieux d’une diversité linguistique et culturelle grandissante, les écoles québécoises et ontariennes de langue française accueillent donc de nombreux apprenant·es issu·es de cette immigration et disposant de répertoires linguistiques pluriels (Ministère de l’Éducation de l’Ontario 2010 ; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec 2014). Au sein des répertoires linguistiques des apprenant·es, le français revêt différents statuts, mais il constitue pour tous·tes la langue de scolarisation, dont la maitrise est essentielle à la réussite scolaire. Par ailleurs, selon leur profil et leurs besoins, les apprenant·es pour qui le français constitue une langue seconde (L2) reçoivent différents types de services favorisant leur apprentissage de cette langue. Au Québec et en Ontario, ces services peuvent, par exemple, prendre la forme d’un soutien linguistique additionnel offert aux apprenant·es directement intégré·es en classe ordinaire.

Devant cette population scolaire dont l’hétérogénéité est manifeste, il apparait incontournable de réfléchir à des pratiques adaptées pour enseigner la langue de scolarisation. De telles pratiques, selon Lory et Prasad, gagneraient à prendre place dans des contextes de collaboration linguistique et culturelle, lesquels visent une « transformation collective de la pluralité linguistique et culturelle, des pratiques coercitives et des politiques d’exclusion » (2020 : 89). Ces contextes de collaboration linguistique et culturelle s’inscrivent en opposition avec la valorisation exclusive de la norme monolingue marquant traditionnellement les milieux scolaires francophones et le recours aux mesures punitives que peuvent subir les apprenant·es qui font usage d’autres langues que le français à l’école. Ils sont ainsi associés, entre autres, à la mise en oeuvre de pratiques d’enseignement qui mobilisent explicitement plusieurs langues, dont celles des apprenant·es. D’une part, ces pratiques poursuivent l’objectif de favoriser l’apprentissage de la langue de scolarisation et, d’autre part, plus largement, celui de soutenir la construction de représentations positives vis-à-vis de la diversité linguistique (Moore 2006 ; Armand et al. 2008 ; Auger et Le Pichon-Vorstman 2021). Dans la recherche ici rapportée, nous nous penchons spécifiquement sur de telles pratiques d’enseignement plurilingues, et ce, en nous concentrant sur la grammaire, discipline emblématique de la tradition scolaire francophone.

2. Cadre conceptuel

Le cadre conceptuel à partir duquel nous avons réalisé notre étude inclut les travaux de chercheur·euses s’intéressant aux pratiques d’enseignement et à la didactique de la grammaire française, plus particulièrement dans une perspective plurilingue. Ainsi, nous abordons maintenant chacun de ces champs de façon laconique afin de situer notre recherche au regard des écrits pertinents.

2.1. Les pratiques d’enseignement

Alors que les pratiques d’enseignement sont généralement associées à la réussite scolaire des apprenant·es (Hattie 2009), notre recherche souhaite mettre au premier plan des pratiques authentiques d’enseignant·es qui, de leur propre initiative, prennent en compte la diversité linguistique dans leur enseignement grammatical. Ces enseignant·es, notons-le d’emblée, se démarquent de leurs homologues qui adoptent des pratiques monolingues, plus fréquemment utilisées dans les classes (Larouche 2018).

En didactique de la grammaire, Lord (2012) définit une pratique d’enseignement comme « une activité en tant qu’elle est située institutionnellement, spatialement et temporellement, qu’elle est structurée par de multiples dimensions en interaction, qu’elle est formatée par des dispositifs, des outils, des supports et qu’elle est inscrite dans des histoires sociales, familiales et individuelles » (35). Selon cette chercheuse, la description des pratiques permet en outre de comprendre les incidences des prescriptions ministérielles dans les salles de classe, de saisir les contraintes institutionnelles, spatiales et temporelles liées à leur mise en oeuvre, et d’orienter les formations initiales et continues suivies par les (futur·es) enseignant·es. Dans le cadre de travaux en didactique de l’écriture, Marcotte et Lefrançois (à paraitre) ajoutent que la description des pratiques d’enseignement par les chercheur·euses permet de tisser des liens entre théorie et pratique, tout en s’éloignant d’une perspective déficitariste et évaluative du travail des enseignant·es. Elles préconisent une reconnaissance de l’expertise des enseignant·es, ce qui permettrait notamment de documenter leurs façons de s’approprier les propositions issues de la recherche. C’est la posture que nous adoptons nous aussi dans la présente étude, en mettant spécifiquement l’accent sur les pratiques plurilingues d’enseignement grammatical.

2.2. La didactique de la grammaire

Depuis maintenant plusieurs années, les prescriptions ministérielles encadrant l’éducation de langue française dans les écoles du Québec et de l’Ontario encouragent les acteur·trices des milieux éducatifs à enseigner la grammaire à la lumière du paradigme didactique de la grammaire rénovée (Desnoyers 2004 ; Ministère de l’Éducation de l’Ontario 2006). Cette grammaire, délaissant un regard sur la langue qui recourt seulement à des critères d’analyse de nature sémantique, en privilégie une étude en fonction de ses composantes morphosyntaxiques (Nadeau et Fisher 2006). Dans cette optique, en grammaire rénovée, la phrase, et non le mot, est le pivot de l’analyse grammaticale (Lefrançois, Montésinos-Gelet et Anctil 2016). Venant soutenir cette analyse, des manipulations syntaxiques – l’effacement, le déplacement, l’ajout et le remplacement (Boivin et Pinsonneault 2020) – sont alors utilisées pour étudier les caractéristiques des unités linguistiques et les repérer au sein d’une phrase (Chartrand 2013).

En plus de proposer un appareil notionnel centré sur l’étude de la morphosyntaxe, la grammaire rénovée est également associée à certaines propositions didactiques qui en favoriseraient l’apprentissage. Ancrées dans le socioconstructivisme, ces propositions prennent la forme, par exemple, de dictées métacognitives (Nadeau et al. 2020) et d’approches inductives (Chartrand 1996 ; Beaulne et Gauvin 2017). Lors d’une dictée métacognitive, les apprenant·es participent à des discussions ayant pour objectifs la remise en question et la comparaison des graphies produites. Sur la base de ce corpus, ils et elles en viennent ainsi à arrêter collectivement la norme orthographique grâce à la verbalisation de raisonnements grammaticaux appuyés par des manipulations syntaxiques et l’utilisation d’un métalangage juste et précis. Soutenant la conceptualisation grammaticale et venant ainsi « rompre avec un enseignement magistral, déductif, de la grammaire reposant sur la capacité de mémorisation et qui n’implique pas assez intellectuellement [les apprenant·es] » (Ulma 2016 : 104), les approches inductives, quant à elles, amènent ces dernier·ères à observer et à manipuler conjointement un corpus afin d’en dégager les régularités associées à la notion grammaticale ciblée.

Envisagées initialement pour l’enseignement grammatical auprès d’une population homogène d’apprenant·es francophones, les propositions didactiques en phase avec la grammaire rénovée ne sont toutefois pas hermétiques. En effet, elles peuvent inclure une prise en compte explicite de la diversité linguistique, notamment grâce à leur arrimage avec des pratiques plurilingues.

2.3. L’enseignement de la grammaire au moyen de pratiques plurilingues

Il est maintenant reconnu que le répertoire linguistique pluriel des apprenant·es devrait être légitimé, valorisé et mis à profit dans l’enseignement des langues (Galante 2018 ; Auger et Le Pichon-Vorstman 2021). En ce sens, un nombre grandissant de chercheur·euses s’intéressent à des pratiques recourant à une diversité de langues pour favoriser les apprentissages, notamment dans le domaine de la grammaire (Candelier 2016 ; Thibeault et Quevillon Lacasse 2019 ; Maynard, Armand et Brissaud 2020 ; Lamy de la Chapelle et Garcia-Debanc 2022). Reposant sur un détour par d’autres langues, connues ou non des apprenant·es (de Pietro 2003 ; 2007), de telles pratiques plurilingues favorisent une analyse du fonctionnement de la langue de scolarisation et sont porteuses d’apprentissage pour tous·tes. Lorsqu’elles sollicitent les connaissances des apprenant·es dans l’ensemble des langues de leur répertoire, ces pratiques d’enseignement revêtent également un important potentiel sur le plan socioaffectif, car elles positionnent explicitement ces langues comme des richesses et des leviers pour l’apprentissage.

Parmi les pratiques plurilingues qu’il apparait pertinent de solliciter pour l’enseignement grammatical, certaines ont fait l’objet de recherches et de propositions didactiques. Ayant donné naissance au dispositif Comparons nos langues, les travaux phares d’Auger (2005), menés à l’école primaire en France, ont montré comment le plurilinguisme des élèves pouvait être mis au service de l’enseignement grammatical. Lors de telles activités, ils sont amenés à observer et à manipuler des corpus dans différentes langues. Plus précisément, le dispositif Comparons nos langues invite les élèves à traduire une même phrase dans plusieurs langues parlées dans la classe et, par l’analyse des phrases proposées, à comparer les manifestations d’une même notion grammaticale (par exemple, la phrase négative) dans les langues en présence. À partir de cette comparaison interlinguistique, ils peuvent ainsi tirer des conclusions sur les particularités de cette notion en français (par exemple, en français écrit, on exprime la négation à l’aide de deux mots, ce qui n’est pas le cas dans toutes les langues). Repris par Dault et Collins (2017) au Québec auprès d’adultes immigrants apprenant le français L2, ce dispositif a été apprécié tant de ces derniers que de leurs enseignantes, qui ont pu se l’approprier et constater son potentiel pour favoriser l’apprentissage de la grammaire.

Des activités de comparaison de langues inspirées de Comparons nos langues ont également été mises en oeuvre dans un dispositif plurilingue d’enseignement de l’orthographe grammaticale expérimenté par Maynard, Armand et Brissaud (2020) auprès d’élèves bi/plurilingues du secondaire en contexte pluriethnique québécois. À ces activités se sont ajoutées l’écriture de textes identitaires plurilingues (Cummins et Early 2011) et des dictées métacognitives lors desquelles les élèves étaient encouragés à s’exprimer dans les langues de leur choix pour discuter avec leurs pairs. Grâce à ces pratiques translinguistiques, une pédagogie du translanguaging (Garcia et Wei 2014 ; Cenoz et Gorter 2020) a été actualisée, fournissant aux élèves une occasion supplémentaire d’étayage linguistique et cognitif. Au terme de cette recherche, il appert que, tout comme son équivalent monolingue (textes identitaires et dictées métacognitives réalisés en français seulement), le dispositif plurilingue est plus à même de favoriser les apprentissages des élèves que des pratiques habituelles d’enseignement. Par ailleurs, les résultats à un posttest différé montrent que le dispositif plurilingue est celui qui permet le mieux d’ancrer ces apprentissages dans la durée.

Enfin, des didacticien·nes canadien·nes francophones ont illustré le potentiel du recours à des oeuvres de littérature jeunesse plurilingues pour l’enseignement de la grammaire (Thibeault et Quevillon Lacasse 2019). Par des approches inductives permettant l’observation de régularités grammaticales dans les différentes langues contenues dans ces oeuvres, il est effectivement possible d’aborder des notions grammaticales dans un contexte d’apprentissage authentique et signifiant, lié aux activités de lecture. Le caractère plurilingue des oeuvres offre ainsi la possibilité à l’élève, au fur et à mesure de sa lecture, de faire des liens entre les langues du livre, des liens qui peuvent dès lors être mis au jour dans le cadre d’une leçon de grammaire.

Bien que ces différentes propositions didactiques soient prometteuses et inspirantes, dans les milieux scolaires francophones québécois et ontariens, les pratiques plurilingues se heurtent souvent à la norme monolingue marquant traditionnellement l’enseignement grammatical. Une prise en compte de la diversité linguistique est associée à des tensions qui s’expliquent notamment par une insécurité vis-à-vis de la pérennité du fait français (Bélanger 2007 ; Thamin, Combes et Armand 2013) dans des contextes où cette langue apparait fragilisée, à différents niveaux. À notre connaissance, et bien que l’enseignement grammatical soit de plus en plus étudié dans une perspective plurilingue (de Pietro 2006 ; Candelier 2016 ; Thibeault et Quevillon Lacasse 2019 ; Maynard et al. 2020), aucune étude ne rapporte les pratiques qui sont initiées par les enseignant·es pour tenir compte de la diversité linguistique en grammaire. La présente recherche, de nature exploratoire, vise donc à donner une voix aux enseignant·es du Québec et de l’Ontario en décrivant leurs pratiques plurilingues d’enseignement de la grammaire française.

3. Méthodologie

Pour rendre compte des pratiques plurilingues que les enseignant·es du Québec et de l’Ontario utilisent pour enseigner la grammaire, nous avons mené une recherche descriptive ciblant spécifiquement leurs pratiques déclarées, c’est-à-dire celles qu’ils et elles ont rapportées dans le cadre d’entretiens. Ont ainsi participé à cette étude 23 enseignant·es que nous avons recruté·es au moyen d’un appel à participation diffusé sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook. Pour prendre part à la recherche, les enseignant·e·s devaient oeuvrer soit au Québec, soit en Ontario. Dans leurs communications avec nous au moment du recrutement, ils et elles devaient aussi affirmer tenir compte de la diversité linguistique dans leurs pratiques d’enseignement grammatical. Notre échantillon, de convenance, est plus particulièrement composé de 21 femmes et de 2 hommes. Quatorze de ces enseignant·es travaillent au Québec, et neuf sont en Ontario. Les participant·es oeuvrent par ailleurs à des niveaux de scolarité variés (primaire[1], secondaire, adulte) et dans différents programmes (programmes de soutien à l’apprentissage du français L2 aux nouveaux·elles arrivant·es, programmes réguliers, programmes d’adaptation scolaire, etc.). Le français constitue une langue maternelle pour 19 participant·es, et ils et elles connaissent tous·tes l’anglais également, qui revêt le statut de langue maternelle ou de L2 dans leur répertoire. Enfin, les participant·es présentent un bagage d’expérience diversifié en enseignement, allant d’une à vingt-deux années d’expérience.

Pour collecter les données permettant de satisfaire notre objectif de recherche, nous avons retenu deux outils méthodologiques complémentaires. Chaque enseignant·e était d’abord invité·e à prendre part, par visioconférence, à une entrevue individuelle sur ses pratiques d’enseignement tenant compte de la diversité linguistique en grammaire. D’une durée approximative d’une heure, ces entrevues nous ont permis de brosser le portrait des pratiques que nous souhaitions documenter et du contexte d’enseignement dans lequel elles étaient mises en place. Dans le guide d’entrevue se trouvaient, d’une part, des questions générales (par exemple, « Qu’est-ce que veut dire, pour vous, tenir compte de la diversité linguistique dans votre enseignement de la grammaire ? ») et, d’autre part, des questions axées sur certaines des composantes des pratiques mentionnées par l’enseignant·e (par exemple, « Quels sont les objets grammaticaux visés ? Sont-ils abordés dans plusieurs langues ? »). De nombreuses questions de relance ont également été posées aux enseignant·es afin qu’ils et elles relatent avec précision les pratiques rapportées. À la suite de cette première partie de la recherche, tous·tes ont été invité·es à participer à un second entretien individuel, ce dernier adoptant la forme d’un récit de pratique (Desgagnés 2005). Lors d’un tel récit, l’enseignant·e choisit une seule pratique et, aidé·e de relances de l’intervieweur·euse, en narre le déroulement dans le détail, comme s’il s’agissait d’une histoire. Pour cet article, nous nous focaliserons uniquement sur les données issues du premier entretien, lesquelles nous permettent de décrire, de manière holistique, l’ensemble des pratiques plurilingues dont font usage les participant·es.

Les données issues des premiers entretiens, qui ont été enregistrés et transcrits en verbatim, ont fait l’objet d’une analyse thématique inspirée de ce que proposent Paillé et Muchielli (2021). C’est donc par une démarche de nature inductive et itérative que nous avons mis au jour les pratiques plurilingues dont font mention les participant·es dans les entrevues. Pour ce faire, afin d’orienter nos analyses, nous avons d’abord procédé à une lecture minutieuse des transcriptions, ce qui nous a permis de générer une première grille d’analyse. Après avoir codé collectivement le verbatim de deux entretiens au moyen de cette grille, nous avons pu la revisiter afin de compléter et de préciser la liste des codes qui s’y trouvaient. S’en sont suivies des séances de codage et de contre-codage, avec discussions en situation de désaccord. Par ces échanges, nous avons progressivement stabilisé les codes renvoyant aux pratiques présentées dans la section des résultats.

Il est à noter que, dans notre corpus, en plus de répertorier des pratiques d’enseignement grammatical plurilingues, nous avons analysé les ressources plurilingues – matérielles et humaines – mentionnées par les enseignant·es en complémentarité avec leurs pratiques. Il convient enfin de préciser que certain·es participant·es ont aussi abordé des pratiques plurinormatives[2], dans le cadre desquelles ils et elles considèrent les variétés de français. Cela dit, dans cet article, nous présentons exclusivement les résultats portant sur les pratiques et les ressources qui prennent en compte différentes langues.

4. Résultats

Dans cette section, nous présentons d’abord les pratiques, puis les ressources plurilingues que les participant·es déclarent utiliser quand ils et elles enseignent la grammaire, en précisant le nombre de participant·es qui mentionnent chacune d’elles. À partir d’extraits de verbatim évocateurs, nous mettons aussi l’accent sur certaines des pratiques et des ressources, et nous illustrons leur mise en application en classe[3].

4.1. Les pratiques plurilingues déclarées par les enseignant·es

Avant de présenter les pratiques relevées, soulignons que 3 des 23 participant·es n’ont pas fait mention de pratiques plurilingues dans leur entrevue. En effet, ces 3 enseignant·es tiennent compte de la diversité linguistique en grammaire autrement, par exemple en utilisant des pratiques plurinormatives ou en diminuant leurs attentes envers les apprenant·es ayant un niveau de français inférieur à celui nécessaire pour l’apprentissage des contenus curriculaires. Tel qu’indiqué dans le tableau 1, nos analyses des 20 autres entrevues révèlent 11 pratiques plurilingues en enseignement grammatical, celles-ci n’étant pas utilisées en proportion égale parmi les participant·es.

Tableau 1

Pratiques plurilingues rapportées par les participant·es[4]

Pratiques plurilingues rapportées par les participant·es4

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Dans le tableau 1, en lien avec les propositions didactiques présentées plus tôt (section 2.2), nous remarquons notamment que seul·es deux enseignant·es déclarent avoir recours aux approches inductives (P2) et aux dictées métacognitives (P3) dans une perspective plurilingue, alors que 17 participant·es disent enseigner des notions grammaticales en comparant les langues (P1) et que 15 d’entre eux et elles invitent leurs apprenant·es à expliquer le fonctionnement d’une notion dans une langue de leur répertoire autre que le français (P7). Pour rendre compte de nos données de façon plus concrète, nous nous concentrons maintenant sur ces deux dernières pratiques, qui sont les plus récurrentes au sein des données recueillies.

La comparaison de notions grammaticales entre différentes langues (P1), pratique plurilingue la plus populaire au sein de notre échantillon, se manifeste différemment d’un·e participant·e à l’autre. À titre d’exemple, Solène, enseignante de français L2 au secondaire auprès d’élèves immigrants au Québec, utilise fréquemment des comparaisons interlinguistiques pour que les élèves fassent des liens tangibles entre les langues de leur répertoire linguistique et la langue de l’école. Comme elle l’explique, de telles pratiques lui permettent « de valoriser la langue maternelle de l’élève, ça le pousse à participer ou bien à apprendre à s’approprier la L2 ». Dans son entrevue, elle souligne que son enseignement grammatical est planifié de manière à mettre constamment en évidence les similitudes et les différences qui existent entre le français et les langues connues par les élèves :

[…] [C]’est un groupe débutant. On est avec les notions de base, les classes de mots, la phrase de base. Donc, pour bien démarrer déjà l’apprentissage, il faut vraiment que l’élève comprenne qu’est-ce que ça veut dire un nom, qu’est-ce que ça veut dire un adjectif, un déterminant, les constituants de la phrase. En premier, […] qu’est-ce qu’on fait ? On traduit, on essaie de voir. Par exemple, si je travaille le verbe, ou bien […] le nom et le groupe nominal, est-ce que le nom existe ? Comment il s’appelle dans ta langue ? Est-ce que, devant le nom, il y a un déterminant ? […] Et expliquer [à l’élève] qu’est-ce qui est différent entre le français et sa langue maternelle ou dans les autres langues. Il doit déjà comprendre la différence et le terme. Qu’est-ce que ça veut dire un adjectif ? Qu’est-ce que ça veut dire un nom ? C’est quoi un nom dans sa langue ? Comment il s’appelle dans sa langue ?

Ainsi voit-on que la comparaison entre langues, pratique au coeur de l’enseignement grammatical de Solène, lui donne les moyens de rendre signifiantes les notions fondamentales que les élèves débutants doivent s’approprier en français L2. Dans cette perspective, l’enseignante note qu’il est important que les élèves puissent réfléchir aux langues de leur répertoire, qu’ils en comprennent les caractéristiques grammaticales et qu’ils transposent ensuite ces connaissances au français. Selon elle, ce détour par d’autres langues et l’adoption d’un regard réflexif sur celles-ci s’avèrent essentiels pour que les élèves s’approprient les notions grammaticales qu’elle leur enseigne.

Pour faciliter cette mise en contraste interlinguistique, Solène encourage notamment ses élèves à proposer des traductions de phrases :

On a un document. Par exemple, on va écrire une phrase en français et on a les autres langues. L’élève va essayer d’écrire, de transcrire la phrase dans sa langue. Puis, il va faire passer le document à l’élève suivant [pour qu’il l’écrive aussi] dans sa langue, et ainsi de suite. Ensuite, ils vont analyser les constituants, les mots qui composent cette phrase-là, la nature des mots, la fonction, etc., toujours en lien avec la langue française.

Dans ce contexte, l’élève, dès lors considéré comme un expert des langues de son répertoire, est appelé à mettre ses connaissances au service du travail comparatif, qui vise principalement la construction de connaissances nouvelles sur la grammaire française.

Alors que certain·es enseignant·es, comme Solène, font de la comparaison entre langues une priorité et considèrent cette pratique comme une assise à partir de laquelle se met en place leur enseignement de la grammaire, d’autres participant·es l’utilisent de façon sporadique et moins planifiée. C’est le cas, entre autres, de Josée, enseignante au secondaire dans une école ontarienne de langue française, qui se permet informellement d’ouvrir des dialogues sur les langues connues par les élèves quand l’occasion se présente en grammaire :

Josée : Je l’ai fait juste une fois de façon très formelle. […] Le reste du temps, c’est fait de façon informelle. C’est quand l’élève va le sortir de façon spontanée : « Est-ce que c’est… ? ». Puis là, il va me le dire en anglais[5]. Puis là, moi, je vais faire oui ou non, ou je vais amener la chose différemment […]. C’est beaucoup plus dans l’informel.
Chercheur : Donc, pour toi, ça passe surtout par une comparaison entre les langues. On parle du français, de l’anglais. Quel rôle ou quelle place tu accordes aux autres langues ?
Josée : C’est un peu la même chose. […] Tu sais, c’est souvent : « Comment tu dirais ça, toi, en arabe ? Comment tu dirais ça en somali ? ».

Dans les propos de Josée, on remarque que, si elle a déjà planifié une comparaison entre langues comme le fait Solène, elle saisit plus fréquemment la balle au bond, quand ses élèves en manifestent le besoin. Parfois, dans cette optique, elle intègre également de telles comparaisons dans la rétroaction corrective qu’elle leur offre : « Je vais le rendre explicite. Je vais dire : “Je sais que là, ça, tu l’as écrit comme ça parce que tu l’as calqué de l’anglais. Puis, en français, on dit plutôt ça.” »

La deuxième pratique la plus souvent utilisée par les participant·es de notre étude, Inviter les apprenant·es à expliquer comment une notion grammaticale fonctionne dans une langue de leur répertoire (différente du français) (P7), ressemble à bien des égards à la précédente. Dans sa mise en oeuvre, toutefois, l’attention est davantage centrée sur l’apprenant·e, qui est appelé·e à réfléchir au fonctionnement d’une langue de son répertoire et à en expliquer les caractéristiques grammaticales à ses pairs et à l’enseignant·e. Annabelle, enseignante de français L2 au secondaire dans une école québécoise de langue anglaise, explique d’ailleurs comment et pourquoi elle recourt à cette pratique, et ce, en misant sur l’anglais, langue connue de tous ses élèves :

[…] [M]es élèves faibles [peuvent] faire des petits liens français-anglais. Ça peut les aider [de] les amener à verbaliser aussi ce que je suis en train de réviser avec eux ou de leur enseigner, de leur apprendre à verbaliser comment eux, ils le font en anglais, pour qu’on puisse faire le lien sans que ce soit moi qui leur dise. Je pense que ça aide pour certains parce qu’ils peuvent faire le lien dans leur tête.

Pour Annabelle, amener les élèves à réfléchir aux particularités de l’anglais et le mettre ainsi à distance par l’entremise d’une verbalisation de nature métalinguistique renvoie non seulement à une pratique, mais à un savoir-faire qu’elle veut développer chez eux. Elle est d’avis qu’en les invitant à oraliser le fonctionnement de certaines notions grammaticales en anglais, ses élèves peuvent plus aisément réfléchir aux points de convergence et de divergence existant entre l’anglais et le français et, ainsi, faire les choix adéquats au moment de s’engager dans une production en français.

Ariane, enseignante de français au secondaire en Ontario, part quant à elle des textes des élèves pour s’engager dans une conversation grammaticale avec eux :

Chercheur [reformulant les propos précédents d’Ariane] : Tu pars du texte des élèves et, des fois, tu attires leur attention sur certaines constructions syntaxiques calquées de l’anglais. Quand, justement, c’est un élève qui parle peut-être d’autres langues que l’anglais et que tu constates des constructions qui, en français, sont erronées, comment tu gères ça ?
Ariane : Souvent, je leur demande de le traduire pour moi. Dans ta langue à toi, cette phrase-là, ce serait quoi ? […] On essaie de voir. Quel est le sujet de ta phrase ? Où est-ce que tu le places ? De là, juste en retournant dans leur structure de base à eux, ils voient le lien d’une langue à l’autre et comment organiser ça en français avec les règles du français. Oui, la traduction, puis vraiment, qu’est-ce que tu voulais dire ? Explique-moi. Le sens de ta phrase, c’est quoi ?
Chercheur : Quand tu fais quelque chose comme ça, est-ce que c’est souvent réalisé de façon « un à un », individuellement avec ton élève, […] ou plus en groupe-classe ?
Ariane : Je te dirais que c’est vraiment de la différenciation, oui. Comme je te dis, je pars beaucoup du texte de l’élève. Je fonctionne vraiment… plus maintenant.[6] Mais souvent, je m’assoyais en avant de l’élève. On s’assoyait. On regardait le texte, phrase par phrase. Ça, ça fonctionne. Ça, ça fonctionne pas.

Comme on le voit dans cet extrait, c’est souvent individuellement, à partir de leurs productions écrites, qu’Ariane analyse les erreurs des élèves et qu’elle leur demande de lui expliquer les régularités qui régissent une unité linguistique dans une langue de leur répertoire. C’est de cette façon qu’elle peut mieux les appuyer dans les corrections qu’ils doivent apporter à leurs textes en français.

D’autres participant·es, comme Geneviève, enseignante au primaire en Ontario francophone, engagent l’ensemble du groupe dans des conversations interlinguistiques grammaticales. Selon cette enseignante, cette manière de procéder permet notamment aux élèves de s’expliquer entre eux la grammaire d’une langue qu’ils connaissent et de construire un rapport positif à la diversité linguistique :

[…] Je fonctionnais beaucoup avec les techniques d’interaction verbale. Donc, par exemple, j’enseigne la mini-leçon sur un concept quelconque. Puis, je pose une question à un élève : « Toi, dans ta langue, comment on dit telle chose ? » Puis là, les autres élèves aussi pouvaient poser des questions, puis faire comme « ok ». C’est pas juste un dialogue avec moi, on est en salle de classe. Quand il y a un élève qui parle, c’est comme quand moi je parle. Tout le monde écoute, tout le monde peut réagir aussi. Ça, je pense, c’est vraiment gagnant parce que quand ça devient qu’il y a une conversation dans la salle de classe par rapport à [la] diversité, c’est vraiment enrichissant.

4.2. Les ressources plurilingues déclarées par les enseignant·es

Maintenant que nous avons abordé les pratiques plurilingues d’enseignement grammatical évoquées par les participant·es, nous nous arrêtons aux ressources plurilingues qu’ils et elles utilisent et qui soutiennent la mise en oeuvre de ces pratiques. Nous répertorions, dans le tableau 2, chacune de celles que nous avons documentées dans nos analyses, en spécifiant le nombre de participant·es qui déclarent en faire usage.

Tableau 2

Ressources plurilingues rapportées par les participant·es

Ressources plurilingues rapportées par les participant·es

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Tout d’abord, précisons que seul·es 11 des 23 participant·es mentionnent recourir à des ressources plurilingues lors de leur entrevue. Recourir à desressources métalinguistiques plurilingues ou dans une autre langue que le français (R1) et Recourir à des textes bi/plurilingues ou dans une langue autre que le français (R4) sont les ressources les plus souvent répertoriées, sept enseignant·es ayant nommé chacune d’entre elles. En plus de mobiliser des ressources matérielles dans la mise en oeuvre d’un enseignement grammatical plurilingue, certain·es enseignant·es ont par ailleurs déclaré recourir au soutien de personnes, et plus particulièrement de collègues (R6, n=4) et de parents d’élèves (R7, n=2). Comme nous l’avons fait pour les pratiques, nous nous concentrons à présent sur les deux ressources plurilingues les plus employées par les participant·es, et ce, afin de jeter un éclairage plus fin sur nos données.

Parmi l’ensemble des ressources métalinguistiques plurilingues ou dans une autre langue que le français (R1) mentionnées par les sept participant·es qui en font usage, celle qui est la plus souvent déclarée est sans conteste le dictionnaire bi/plurilingue, que les apprenant·es emploient pour trouver de l’information lexicale ayant des répercussions sur la morphosyntaxe (par exemple, le genre nominal). Plusieurs enseignant·es évoquent en outre les sites de traduction (par exemple, Google Translate, Linguee), vis-à-vis desquels certain·es adoptent néanmoins une posture critique. Par exemple, Jeanne, qui oeuvre en français L2 auprès d’une population adulte immigrante au Québec, utilise Google Translate en faisant remarquer aux apprenant·es les limites de cet outil :

[…][J]e veux pas […] que le premier réflexe soit Google Translate. Non ! Et même, ça, c’est quelque chose que je fais avec mes étudiants pour leur prouver que Google Translate n’est pas fiable, je leur fais traduire.

De son côté, Sabrina, enseignante de français au secondaire en Ontario, travaille de concert avec une enseignante de mathématiques qui connait l’espagnol de manière à faire observer aux élèves certaines régularités grammaticales dans les deux langues simultanément. Parce que sa collègue ne peut pas toujours être présente en classe avec elle, Sabrina l’a invitée à construire des référentiels métalinguistiques en espagnol. Ces référentiels lui permettent, d’une part, de planifier adéquatement son enseignement et, d’autre part, d’offrir à ses élèves des informations métalinguistiques justes dans cette langue étrangère, qu’elle ne connait pas beaucoup :

Chercheur : [L’]activité où les élèves étaient amenés à analyser des phrases en français et leur équivalence en espagnol, est-ce que tu l’as construite avec l’enseignante [qui parle] espagnol ?
Sabrina : Premièrement, j’ai pondu l’idée. Je l’ai mise sur papier. J’ai approché [ma collègue]. Ok, est-ce que j’ai la bonne structure ? Est-ce que j’ai la bonne traduction ? Elle m’a appuyée dans ce sens. Elle est en train de me créer des documents, des référentiels, pour le genre, le nombre, l’accord de l’adjectif, pour qu’au cas où elle ne peut pas se rendre dans mon cours, au moins, je peux planifier à l’aide de ces référentiels. Je sais que je peux les trouver en ligne, mais c’est toujours le fun quand c’est un collègue.[7]

Les sept enseignant·es qui utilisent des textes bi/plurilingues ou dans une autre langue que le français (R4) y recourent principalement afin de montrer aux apprenant·es des manifestations concrètes, dans plusieurs langues, des notions grammaticales qui ont fait l’objet d’un enseignement antérieurement. Par exemple, Jeanne, enseignante aux adultes dont nous avons parlé précédemment, utilise l’application Les albums plurilingues ÉLODIL (Armand, Gosselin-Lavoie et Maynard, 2019), laquelle permet d’accéder gratuitement à des livres de jeunesse québécois en français et traduits dans différentes langues :

[…] [J]e veux par exemple leur montrer un phénomène dans un contexte. Par exemple, dans mon enseignement, […] je vais toujours montrer un phénomène avec un document authentique. Donc, parfois, je vais utiliser [Les albums plurilingues ÉLODIL] comme étant le document authentique. Donc, par exemple : « Regardez, c’est un livre pour enfants ». Puis, la plupart ont des enfants, donc c’est le fun parce qu’ils peuvent réutiliser [le livre avec leurs enfants].

Hannah, enseignante de français L2 auprès d’élèves immigrants au primaire québécois, fait quant à elle un usage tout à fait original de la bande dessinée Les Schtroumpfs, qu’elle présente à ses élèves dans plusieurs langues. Dans cette série, les personnages s’expriment en remplaçant toute une variété de mots par une version dérivée du mot schtroumpf, ce dernier pouvant être, selon le contexte phrastique, un adjectif (schtroumpfée, schtroumpfé, etc.), un verbe (schtroumpfer, déschtroumpferont, etc.), un nom (schtroumpf) ou un adverbe (schtroumpfement). L’enseignante emploie donc cette bande dessinée pour amener les élèves à réfléchir aux catégories de mots et aux caractéristiques qui, en français et dans les langues connues par les élèves, leur sont afférentes :

Moins souvent, […] avec les verbes justement, on va utiliser les bandes dessinées des Schtroumpfs parce qu’on joue avec les verbes. Puis les Schtroumpfs, ça existe dans plein de langues. Alors on peut observer. […] On va essayer en français. Puis après, on peut regarder dans les autres langues comment c’est composé, puis justement jouer avec les classes de mots. Parce que le verbe « schtroumpfer », il peut [être] changé en d’autres [verbes]. Mais des fois, [schtroumpf], c’est un nom commun. On observe un peu tout ça.

5. Discussion

Réalisée à partir d’entrevues individuelles menées auprès de 23 enseignant·es du Québec et de l’Ontario, cette étude rend compte d’un éventail de pratiques plurilingues d’enseignement grammatical, ainsi que des ressources matérielles et humaines mobilisées dans le cadre de ces pratiques. De cette manière, nous souhaitons mettre en valeur ces pratiques plurilingues, qui sont en phase avec la recherche (de Pietro 2007 ; Candelier 2016 ; Thibeault et Quevillon Lacasse 2019 ; Maynard, Armand et Brissaud 2020 ; Lamy de la Chappelle et Garcia-Debanc 2022), mais qui diffèrent de celles qui sont souvent utilisées dans les milieux scolaires (Larouche 2018). Ainsi croyons-nous, à la suite de Marcotte et Lefrançois (à paraitre), que ce type d’étude favorise l’instauration d’une relation de réciprocité entre les mondes de la recherche et de la pratique, qui s’alimentent dès lors mutuellement et dont la mise en synergie est bénéfique pour l’avancement des connaissances didactiques.

Si la mise au jour de cette variété de pratiques plurilingues nous parait riche, nous avons également pu retracer certaines des modalités de leur mise en application dans les classes. En 2005, dans Comparons nos langues, Auger proposait un enseignement grammatical plurilingue planifié dans le cadre duquel l’enseignant·e comparait, de concert avec le groupe-classe, la syntaxe d’une même phrase traduite dans plusieurs des langues connues par les élèves. Dans notre corpus, nous avons sans conteste trouvé des échos de ce que propose cette chercheuse. En effet, certain·es des participant·es font appel à la comparaison entre langues pour enseigner des notions grammaticales (P1) de manière planifiée et systématique ; pensons notamment à Solène, qui déclare que la mise en contraste du français et des langues connues par les élèves constitue une assise à partir de laquelle s’érige son enseignement de la grammaire. C’est également le cas de Hannah, qui amène ses élèves à opérer une comparaison entre les langues en exploitant les bandes dessinées des Schtroumpfs dans plusieurs langues pour aborder les catégories de mots (R4).

D’autres participant·es, comme Josée, recourent aussi à une telle comparaison interlinguistique, mais le font de manière spontanée, lorsque l’occasion se présente. Quoique le plurilinguisme des apprenant·es ne se situe pas forcément au coeur de la planification en grammaire de ces enseignant·es, ceux-ci et celles-ci font montre d’une ouverture notable à son endroit. En effet, quand ils et elles le jugent pertinent, ils et elles se permettent ce que Lory et Prasad (2020) nomment des clins d’oeil plurilingues. Ils et elles invitent donc spontanément les élèves à faire des liens entre le français et les langues qu’ils connaissent, de manière à mieux saisir les notions grammaticales faisant l’objet d’un enseignement.

Au demeurant, dans une autre perspective, certain·es enseignant·es utilisent des pratiques plurilingues à des fins de différenciation, par exemple dans le cadre d’interventions individuelles auprès des élèves. C’est ce que fait Ariane qui, pour soutenir les apprenant·es dans la correction de leurs textes, leur demande d’expliquer comment une notion grammaticale fonctionne dans une langue de leur répertoire différente du français (P7). Ainsi, à la lumière de ces multiples modalités qui sous-tendent la mise en oeuvre de pratiques plurilingues, nous croyons qu’un enseignement de la grammaire réalisé au moyen du plurilinguisme peut, en fonction du contexte d’enseignement dans lequel il prend essor, se mettre en oeuvre de plusieurs façons et être adapté pour que l’enseignant·e puisse atteindre les objectifs qu’il ou elle se fixe.

Nos résultats mettent également en lumière la complémentarité des différents champs de recherche sur lesquels nous nous sommes appuyés. En effet, certaines des pratiques d’enseignement plurilingues recensées montrent que des interventions élaborées dans la foulée de la grammaire rénovée, comme les dictées métacognitives et les approches inductives, peuvent être mobilisées en classe dans une perspective plurilingue. Il nous apparaitrait néanmoins judicieux de poursuivre des recherches s’appuyant tant sur les travaux en didactique de la grammaire que sur ceux traitant du plurilinguisme, et ce, en interrogeant l’articulation entre ces deux champs disciplinaires.

Dans un autre ordre d’idées, les pratiques et les ressources mises de l’avant dans les résultats présentés sont parfois employées par un grand nombre d’enseignant·es, parfois par un nombre limité d’entre eux et elles. Par le fait même, certain·es enseignant·es font usage de nombreuses pratiques et ressources plurilingues, alors que d’autres y recourent de façon moins marquée. Cette hétérogénéité au sein des participant·es se reflète également dans les modalités d’utilisation des pratiques et des ressources relevées. Pour illustrer cette variété de portraits, il serait intéressant de revisiter nos données pour mettre en valeur l’individualité des participant·es et la manière dont chacun·e intègre des pratiques plurilingues dans son enseignement grammatical.

Par ailleurs, les résultats obtenus dans cette étude proviennent de participant·es aux profils diversifiés, entre autres en termes de contextes d’enseignement (niveaux et programmes variés). À titre illustratif, certain·es oeuvrent auprès de populations très hétérogènes associées à la présence d’apprenant·es issu·es de l’immigration, alors que d’autres interviennent plutôt dans des écoles où les apprenant·es partagent une langue commune différente du français, soit l’anglais. Cette diversité de profils des participant·es a entrainé un recueil de données qui ne se limitait donc pas à certains contextes d’enseignement ; nous croyons, dans cette perspective, que le portrait que nous avons brossé de la situation est susceptible d’inspirer les chercheur·euses, les formateur·trices et les enseignant·es de différents milieux. Il conviendrait toutefois de mener des travaux sur chacun de ces environnements éducatifs afin de relever les pratiques plurilingues d’enseignement grammatical les plus pertinentes et adaptées aux besoins des apprenant·es qui y évoluent.

Enfin, la diversité des profils des participant·es à la recherche se manifeste également dans le fait que trois des enseignant·es interviewé·es ne mobilisent pas d’autres langues que le français dans leur enseignement grammatical, bien qu’ils et elles affirment tenir compte de la diversité linguistique dans leurs pratiques. Leur volonté de participer à la recherche est tout de même révélatrice. En effet, ces enseignant·es avaient des réalités et des besoins à partager ; ils et elles souhaitaient être entendu·es. De plus, leurs propos éclairent différentes représentations qu’ont les enseignant·es de la prise en compte de la diversité linguistique. Ce constat nous rappelle la nécessité de soutenir les enseignant·es dans le développement de pratiques répondant à leurs besoins tout en permettant une prise en compte plus active et valorisante de la diversité linguistique. Pour ce faire, les pratiques et ressources documentées dans la présente recherche apparaissent comme un matériau des plus prometteurs.

6. Conclusion

Notre recherche met au jour une variété de pratiques et de ressources plurilingues d’enseignement de la grammaire adoptées par des enseignant·es du Québec et de l’Ontario. Rappelons toutefois que les résultats obtenus découlent de pratiques déclarées par les 23 enseignant·es interviewé·es. Dans de futures recherches, il serait intéressant de compléter ces données, notamment au moyen d’observations et d’expérimentations en classe, et ce, dans divers contextes scolaires québécois et ontariens. Qui plus est, les différentes modalités du recours aux pratiques et aux ressources plurilingues recensées dans la présente recherche révèlent une aisance différente dans l’utilisation de celles-ci par les enseignant·e·s, dont l’expérience et l’expertise en matière de prise en compte du plurilinguisme varient. Il apparaitrait donc pertinent de développer l’offre de formation initiale et continue à cet égard afin que le recours à des pratiques d’enseignement plurilingues et aux ressources qui les soutiennent puisse répondre à des besoins et à des objectifs didactiques plus diversifiés et, conséquemment, soutenir plus largement l’enseignement offert dans différents milieux scolaires.