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Introduction

Le XXIe siècle avait été annoncé comme celui de la raison pure ; aussi prédisait-on que l’empirisme et tous les courants à relent scientiste, comme le positivisme, allaient évacuer tout ce qui ne peut être passé au crible de l’expérience. Dieu n’entrant pas dans la catégorie des réalités empiriques, il semblait donc évident qu’il n’aurait plus voix au chapitre. Déjà au XIXe siècle, Feuerbach estimait que ce que l’on attribue à Dieu est ce que l’on enlève à l’homme. Selon lui, «pour que Dieu soit enrichi, l’homme devra être appauvri ; pour que Dieu soit tout, l’homme devra n’être rien» (Feuerbach 1864, 51). Nietzsche annonçait la fin d’une époque, « Dieu est mort », disait-il, et anathèmes et blasphèmes sont morts avec lui. Car, « Blasphémer Dieu était jadis le pire des blasphèmes, mais Dieu est mort et morts avec lui ces blasphémateurs. Désormais le crime le plus affreux, c'est de blasphémer la terre et d'accorder plus de prix aux entrailles de l'insondable qu'au sens de la terre » (Nietzsche 1969, 48). Comme lui, ses compères que Ricoeur surnomma les Maîtres du soupçon concevaient l’existence de Dieu comme un frein au plein épanouissement de l’homme. Si Marx voulait affranchir l’homme de la religion qui était à ses yeux l’opium du peuple, Freud pour sa part prônait le moi, le ça et le surmoi comme uniques moteurs de l’agir humain. Dès lors, la solution pour que l’homme s’accomplisse était donc qu’il se libère du concept même de Dieu.

La fin du XIXe siècle a bien semblé voir se réaliser ce que les maîtres du soupçon appelaient de tous leurs voeux. Le vieux continent s’embarquait progressivement dans la sécularisation flirtant avec le sécularisme et un athéisme, voire un antithéisme, qui durent encore aujourd’hui. Curieusement, malgré la force de ces mouvements et les considérables moyens de communication et de coercition dont ils disposent, le religieux résiste. Alors qu’il semblait que la fin du XXe siècle allait lui assener le coup de grâce, Dieu semble résister. Ainsi assistons-nous à ce que Gilles Képel appelle « La revanche de Dieu ». Il apparait en effet que loin d’abdiquer face à l’athéisme triomphant des uns et des autres, le religieux est en train de se réinventer, de renaître de ses cendres, faisant mentir les prophètes de l’avènement du surhomme et d’un monde sans dieux ni maîtres : «Depuis le XIXe siècle, on pensait que la science allait irréversiblement remplacer la superstition, la technique supplanter la magie, la médecine détrôner les prières, la politique prendre le pas sur le messianisme, etc. tout semblait condamner la religion […] En un mot la religion ne pouvait résister à la modernité» (Dortier et Testot, 2005). Dans le milieu chrétien et catholique en particulier, « la revanche de Dieu » se manifeste spécialement dans un phénomène qui ne connaît pas de crise. Selon le Cardinal Daneels, ancien évêque de Malines-Bruxelles : «Il y a pourtant un domaine qui ne connaît pas de baisse de régime, mais au contraire un succès toujours croissant. Ce sont les lieux de pèlerinage et tout ce qui touche à la piété populaire» (cité par Peloux et Pian 2010, 10).

Pour lui, la piété populaire que l’on appelle souvent religiosité populaire est un des moyens grâce auxquels le religieux se maintient en vie. Nous nous proposons de nous pencher dans un premier temps sur les différentes approches qui entrevoient dans la religiosité populaire les germes d’une perversion de la religion. Ceci nous disposera à élucider dans un second temps dans quelle mesure la religiosité populaire qui, loin de s’apparenter à une perversion de la religion, en est une manifestation.

Nous verrons comment le Magistère de l’Église, depuis le pontificat de Paul VI, porte un projet qui vise à passer de la religiosité populaire à la piété populaire. Finalement nous tenterons de croiser la pratique de la religiosité populaire avec le concept d’homo religiosus en sciences des religions pour voir comment dans la religiosité populaire s’expriment les attentes universelles de celui-ci vis-à-vis de la religion.

1 Bref status quaestionis

1.1 La religiosité populaire comme perversion de la religion

L’une des étymologies admises du mot religion la rattache à religere qui, selon Cicéron, signifierait recueillir, accepter et respecter. La religion serait de ce fait un ensemble de croyances recueillies et acceptées que les croyants ont le devoir de respecter et de pratiquer scrupuleusement. Elle serait alors opposée à tout zèle individuel, vu qu’elle serait un ensemble de règles codifiées, normatives et collectives pour bien adorer les dieux. À partir de là, la religiosité populaire qui s’exprime parfois hors des clous de la religion établie donnant lieu à des effusions spontanées serait une perversion du religieux. Elle n’en mériterait même pas le nom, n’étant que superstitions.

Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la notion de religiosité populaire a été très mal vue, associée qu’elle était à la plèbe et au manque de culture. La vraie, la saine religion, dans une église tridentine était celle vécue par le clergé qui connaissait et respectait la liturgie. Il y avait, semble-t-il, d’un côté la religion, celle des intellectuels et de l’élite et de l’autre, à l’opposé, la religiosité populaire, celle des illettrés. Le clergé considérait qu’il était de son devoir de combattre cette religiosité d’autant plus qu’elle ne se traduisait pas par une véritable conversion de vie (González Blanco 2011, 15)[1].

Il faut dire que l’expression « religiosité populaire » est en soi constituée de deux termes, « religiosité » et « populaire », qui peuvent prêter à équivoque, et ayant chacun une forte connotation péjorative. Pour beaucoup en effet, le terme « Religiosité » suggère la superstition ou même magie, et «évoque les êtres surnaturels, les lieux sacrés, les rites magiques, les thaumaturges, les échanges avec les morts» (Thils 1977, 198). Le terme « Religiosité » renvoie aussi à l’idée de syncrétisme quand on l’applique à la sphère catholique parce que pour plusieurs, elle serait un concept abstrait qui se vit dans toutes les religions et cultures ainsi que fait d’instincts naturels et des survivances d’un homme primitif (Gómez 1995, 28)[2] dont les pratiques font courir à l’Église des risques de crypto-hérésies.

Cependant, trouvant injuste le fait que le terme « religiosité » jette ainsi un voile noir sur une réalité bien catholique qu’ils jugeaient indument condamnée, plusieurs ont entrepris de changer ce terme pour désigner cette réalité par d’autres tels que « catholicisme populaire », « religion populaire », « christianisme populaire ». En fin de compte, on n’était pas sorti de l’auberge, car, la religiosité évacuée, demeurait la charge péjorative de la seconde expression - « populaire » - adjectif généralement employé pour opposer, dans une forme de dualisme et même de manichéisme, le raisonnable à l’insensé, l’intellectuel à l’illettré, l’officiel au non conventionnel. Les politiciens de nos jours emploient d’ailleurs le mot « populisme » pour disqualifier leurs adversaires. Bref, le populaire a mauvaise presse : « “populaire” est opposé de façon plus ou moins constante à “cultivé”, “critique”, “garanti”, “pur”, […] il est ainsi rapproché jusqu’à un certain point de “inculte”, “crédule”, “sans label”» (Thils 1977, 201). Un tel dualisme influence même inconsciemment. Par exemple, s’il fallait trouver des éléments d’une religiosité populaire dans le Nouveau Testament, on évoquerait bien vite la femme qui lava les pieds du Christ de ses larmes avant de les essuyer avec ses cheveux et d’y déverser un parfum onéreux (Lc 7, 40-47) et qu’il loua comme un modèle de reconnaissance (Mc 14, 9). On penserait aussi à la femme qui souffrait de perte de sang (Lc 8, 43-48, Mc 5, 25-34); les malades soignés par l’ombre de Pierre (He 5, 15-16) ou par les mouchoirs ayant touché Paul (Ac 19, 12). Mais qui songerait à évoquer la tête de Jean sur la poitrine du Christ (Jn 13, 23) ? Thomas touchant les plaies du Ressuscité ? (Jn 20, 24-29). Parce que populaire ne saurait se rapporter à l’élite (les apôtres) étant par définition « propre aux milieux moins élevés dans l’échelle socioculturelle, peu capable de s’expliquer par le discours, mais se traduisant en gestes significatifs auxquels les intéressés se montrent particulièrement attachés » (Plongeron 1976, 7).

Il faut avouer que tout se passe comme si la religiosité populaire (cela s’applique aussi à la religion populaire, au christianisme populaire et au catholicisme populaire) était l’apanage des classes considérées comme populaires, la religion authentique, elle, étant réservée à l’élite bien formée. Ce faisant, la religiosité populaire fait figure d’un ensemble de croyances résiduelles de l’homme primitif qui essaieraient de se greffer à la religion, créant ainsi un système hybride qui résulte de la rencontre entre la vérité officielle et l’ignorance du bas peuple incapable de comprendre la saine religion (García García 2003, 19) [3]. Il y aurait donc d’un côté la religion et ses avatars populaires. Catholicisme, christianisme, religion ou religiosité populaire, il ne demeure pas moins qu’une certaine vision du peuple (laos) opposée a vu en ce phénomène un danger pour l’Église. Il y a pourtant une autre manière de voir qui, s’inspirant de l’Église peuple de Dieu de Vatican II, invite – comme nous allons le voir - à considérer la religiosité populaire comme une richesse.

1.2 La religiosité populaire comme religion du peuple de Dieu

L’autre étymologie de « religion » est celle portée par Lactance qui la rattache au mot religare, qui signifie relier, connecter, unir. Partant de cette explication, on pourrait dire que la religion, au-delà de l’ensemble de normes et règles, serait aussi l’effort constant de l’âme pour s’unir à Dieu ; la recherche individuelle ou collective d’actes ou d’autres rituels pour s’en approcher. Saint Augustin paraît être d’accord avec cette vision des choses quand il dit : «Tendons à Dieu et relions nos âmes à lui seul, ce qui est, dit-on, le sens originel du mot religion» (Augustin, Retractaciones 1, 13, 9). La religiosité populaire serait donc cet élan du peuple qui tend vers son Dieu. D’ailleurs, il n’en manque pas qui pensent que le mot religiosité, au lieu d’évoquer les chimères et la magie, devrait être entendu comme expression du sentiment religieux en ce sens qu’il serait la manifestation de la foi professée. Pour eux, la religiosité est le langage de la religion (González Blanco 2015, 18) pratiquée par des gestes et des paroles.

De même, pour d’aucuns, il n’est pas normal qu’après Vatican II - qui a rendu sa noblesse à l’image de l’Église, peuple de Dieu - l’on en soit encore à stigmatiser une partie du peuple sous le prétexte qu’elle croirait mal, perpétuant ainsi une vision tridentine et dépassée. Le fait que l’Église se considère comme Qahal Yahvé remonte selon Henri de Lubac aux premières heures de celle-ci : “L’idée dominante sur l’Église était celle de peuple de Dieu, et l’on pense qu’il est possible de le prouver en partant de l’origine même du mot Ekklesia, qui est le substitut grec de l’hébreu Qahal Yahvé de la Bible. Ou d’assemblée du peuple de Yahvé” (de Lubac 2002, 79 nous traduisons)[4]. Le peuple n’est donc pas à considérer comme un rebut de l’Église, il est l’Église, et l’Église a intérêt à redevenir populaire. Elle doit de tout temps aspirer à « l’idée du peuple des pauvres à qui la béatitude sont promises et qui jouit d’une “éminente dignité” dans la communion des saints» (Plongeron 1976, 23) pense Jacques Maritain.

De ce point de vue, parler de religion populaire, de christianisme, de religiosité ou de catholicisme populaire, c’est dire comment le peuple de Dieu s’approprie sa foi dans son temps et son espace. Sa lex credendi débouchant sur une lex orandi propre à chaque culture. Au lieu donc de la voir comme un opium qui endormirait le peuple dans la superstition, il conviendrait, pensent ces auteurs, d’y déceler les richesses que sème l’Esprit dans le sensus fidei et qui mériteraient une attention spéciale parce qu’elles révèlent que la religion pour ses adeptes n’est pas seulement acceptation d’un credo reçu, « la religion ne se réduit pas à la croyance en l’au-delà […] la religion sert moins à affronter la mort que faire face aux épreuves de la vie » (Dortier 2017). D’ailleurs, l’histoire de l’Église démontre à suffisance comment la piété populaire a su, au cours des siècles, inspirer la liturgie et même la théologie. Etienne Grieu résume ainsi son apport historique :

N’est-ce pas à ce christianisme populaire qu’on doit, depuis les premiers siècles de l’Église, l’introduction des chants dans la liturgie chrétienne, obligeant ainsi à respecter la dimension esthétique de l’adresse à Dieu ? […] N’est-ce pas aussi cette foi populaire qui s’est attachée aux dépouilles des saints, exprimant de cette manière l’attente d’une manifestation de Dieu qui demeure actuelle et rejoigne l’histoire des temps présents ?

Grieu 2016

La religiosité populaire doit donc être accueillie comme un bien de l’Église ; mais comme réalité humaine, elle n’est pas exempte de dérives et de faiblesses. La bonne politique n’est donc pas le rejet ou la tabula rasa, mais plutôt l’accueil et le regard du Christ qui voit le bien là où les autres s’arrêtent à l’apparente erreur. Elle a des aspects difficiles à purifier, souvent unis au fétichisme, à la magie, au ritualisme généralement dus à une faible formation religieuse et pour cela elle doit être évangélisée pour s’harmoniser avec la liturgie et la foi chrétienne authentique. Cette nouvelle vision rejoint d’ailleurs ce que prône le Magistère depuis Paul VI.

1.3 Le point de vue du Magistère depuis Paul VI : de la religiosité populaire à la piété populaire

Depuis la première moitié du XXe siècle, la Conférence Épiscopale d’Amérique Latine (CELAM) a rendu célèbre le slogan « repartir du Christ » indiquant que, en tout temps et en tout lieu, l’Église doit s’inspirer de l’attitude de son maître face aux problèmes et sollicitations qui se présentent à elle. En ce qui concerne la religiosité populaire, la Bible nous montre le Christ participant à l’un des actes les plus répandus de religiosité populaire : les pèlerinages auxquels il monte en bon juif. Mais plus que ceux qui sont normativement institués et légalement prescrits pour tout juif, on peut considérer ceux auxquels il convie autour de lui, les foules qui le cherchent (Mc 5,24; 10,1 ; Mt 4-6 ; Lc 5, 1 ; 9, 11 ; Jn 6, 2). C’est au cours de pèlerinages qui ont par ailleurs lieu parfois sur des montagnes, qu’il multiplie les pains et profite pour parler de l’Eucharistie (Jn 6) ou pour donner la magna carta de la vie chrétienne : les Béatitudes (Mt 5-7). D’autre part, face à des actes assimilables à la religiosité populaire, il ne manifeste pas le rejet espéré par ses contemporains. Au contraire, il reprend Simon le pharisien (Lc 7, 44-47) et fait de la femme qui lave ses pieds un modèle de la vie dévote (Mc 14, 9). De même, alors que la guérison de la femme qui souffrait de perte de sang aurait pu rester secrète, il choisit de l’exposer pour faire de cette femme qui a violé les interdits liés à sa situation un modèle là aussi (M 15, 24-34). Mt 14, 36 le présente guérissant les malades qui le touchent avec foi.

S’il est donc vrai que Jésus n’a pas combattu la religiosité populaire de son temps, l’Église devrait s’inspirer de lui dans l’accueil de la religiosité populaire des hommes de notre temps. C’est ce qu’ont compris les évêques de la CELAM qui les premiers accueillirent favorablement la religiosité populaire et qui, dans le Document final de leur assemblée de 1968 à Medellín (DM), admettant qu’elle contient des « semences du Verbe » et que, par bien des aspects, elle était une « préparation à l’Évangile » (DM IV, 2, 5). Pour eux, ne pas prendre en compte la religiosité populaire qui est la religion des faibles et des petits convertirait l’Église en une secte (Dm IV, 1, 3). Même si l’on peut reprocher à Medellín d’avoir trop mis l’accent sur la lutte des classes débouchant sur une théologie de la libération qui flirte avec la notion marxienne de « lutte des classes », on lui reconnaît le mérite d’être le premier à poser un regard positif sur une réalité systématiquement rejetée jusqu’alors. Après Medellín, ce fut au tour des évêques de la Conférence Épiscopale du Sud de l’Espagne de réfléchir sur ce phénomène dans un document publié en 1975 quelques mois avant Evangelii Nuntiandi de Paul VI. Ils y décrivent ce qu’ils nomment catholicisme populaire comme la forme qu’a prise la religiosité de fond de leur peuple au contact de l’Évangile.

Mais le véritable tournant est la publication d’Evangelii Nuntiandi en 1975, dont le numéro 48 est d’une indémodable actualité au point que le Pape François reconnaît en avoir fait un « élégant plagiat » (Zenit 2019) dans Evangelii Gaudium. Le numéro 48 d’Evangelii Nuntiandi dégage un triptyque vis-à-vis de la religiosité populaire : accepter ou reconnaître/ purifier ou évangéliser/valoriser ou promouvoir.

Paul VI invite à ne plus balayer du revers de la main, comme cela a souvent été le cas, cette « réalité que l’on désigne souvent aujourd’hui du terme de religiosité populaire » et qui est comme connaturelle à l’Église. De ce fait, il faut admettre que sa présence est inéluctable dans l’Église de notre temps. Évidemment, reconnaît-il, c’est une réalité qui est parfois dangereuse pour l’Église dont elle va jusqu’à menacer l’unité doctrinale en la confrontant à des crypto-hérésies. Ceci parce qu’elle « est fréquemment ouverte à la pénétration de maintes déformations de la religion voire de superstitions ». Bien que très expressive, elle a souvent du mal à aboutir à une « véritable adhésion de foi ». Pour toutes ces raisons, ses expressions ont souvent été « regardées comme moins pures ».

Mais pour Paul VI, étant donné que la religiosité populaire est aussi l’expression d’une soif de Dieu, il est du devoir des pasteurs de l’encadrer et d’aider ceux qui la pratiquent à trouver à travers elle un chemin qui les conduit vers une relation plus intime avec Dieu et au sein de l’Église :

Si elle est bien orientée, surtout par une pédagogie d’évangélisation, elle est riche de valeurs. Elle traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les pauvres peuvent connaître. Elle rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme, lorsqu’il s’agit de manifester la foi. Elle comporte un sens aigu d’attributs profonds de Dieu : la paternité, la providence, la présence amoureuse et constante.

Selon lui, pour la purifier, elle doit donc être traitée avec une grande « charité pastorale » pour éviter de la vider de sa richesse tout en la passant au feu de l’Évangile pour la mettre au service de l’unité et la vie des Églises locales. Une fois cette purification opérée, elle se transforme en « piété populaire », c’est-à-dire religion du peuple, plutôt que « religiosité ». Aussi, l’Église gagne donc à la promouvoir, car elle constitue « pour nos masses populaires, une vraie rencontre avec Dieu en Jésus-Christ ».

Ce triptyque de Paul VI sera suivi par ses successeurs. Jean Paul II reconnaît que la permanence de ce « christianisme populaire depuis les origines de l’Église constitue […] une grâce et un appel auxquels nous devons être attentifs» (Jean Paul II 1982). Elle ne doit pas être négligée ni combattue, car elle « n’est pas nécessairement un sentiment vague, dépourvu de solide base doctrinale, comme une forme inférieure de manifestation religieuse » (Jean-Paul II 1979).

Réaliste, Jean-Paul II ne nie jamais la part d’ombre qui recouvre certaines religiosités populaires. Mais il invite à ne pas avoir envers elles une attitude manichéenne. Au contraire, aux pasteurs, il n’avait de cesse de conseiller du discernement, de la patience, de la pédagogie, etc. La piété populaire doit être évangélisée pour cesser d’être une religiosité de «l’offre et de la demande» où l’on accourt au Christ et aux Saints comme vers des pourvoyeurs de soins avec lesquels la relation se limite à des actes pieux – aussi remarquables soient-ils – dont l’unique et ultime objectif est d’obtenir des faveurs ; auquel cas, la religiosité populaire n’échapperait pas aux soupçons de superstition et magie qui continuent de peser sur elle, des soupçons aussi d’en rester au niveau « plus de “croyance” que de foi trinitaire ou d’espérance de vie éternelle, plus de “bonne conscience” que de conscience, plus d’une “religion à soi” que d’une communion à l’Église » (Jean Paul II 1982). Les pasteurs, gardiens du dépôt de la foi, doivent l’évangéliser avec sollicitude pour qu’elle révèle toute sa richesse. Le rejet éloigne du Christ quand la mission de l’Église est de veiller à ramener au bercail les brebis perdues. La consigne est donc claire : « Aidez les mal croyants à se tourner vers Celui qui s’est présenté comme “ le Chemin, la Vérité et la Vie ”. Aidez les pèlerins à mieux s’insérer dans la Tradition vivante de l’Église, toujours faite de fidélité à la Foi et d’adaptation pastorale, depuis le temps des Actes des Apôtres jusqu’au Concile Vatican II » (Jean-Paul II 1981). 

Le projet à terme, dit Jean-Paul II, c’est de faire de cette pratique qui vient du coeur et qui parle aux coeurs, d’être un instrument d’évangélisation des peuples, d’inculturation et même une richesse pour la liturgie à laquelle elle permet de s’incarner dans les peuples:

Cette piété populaire ne peut être ni ignorée ni traitée avec indifférence ou mépris, car elle est riche de valeurs, et déjà par elle-même, elle exprime le fond religieux de l’homme devant Dieu. Mais elle a besoin sans cesse d’être évangélisée, pour que la foi qui l’inspire s’exprime par un acte toujours plus réfléchi et authentique […] Une authentique pastorale liturgique saura s’appuyer sur les richesses de la piété populaire, les purifier et les orienter vers la liturgie comme offrande des peuples.

Jean-Paul II 1988, 18

Quant à Benoît XVI, alors qu’il est encore préfet de la Congrégation pour la Doctrine et la Foi, il évoque la religiosité populaire dans son commentaire sur le message de Fatima. Il établit une relation entre elle et la liturgie : « D'un certain point de vue, dans la relation entre liturgie et piété populaire, se dessine la relation entre la Révélation et les révélations privées : la liturgie est le critère, elle est la forme vitale de l'Église dans sa totalité, nourrie directement par l'Évangile » (Benoît XVI 2000).

Une fois Pape, Benoît XVI continuera dans cette ligne. Pour lui, la religiosité populaire n’est pas cet élan désordonné de l’homo religiosus, mais le fruit d’une interpénétration lente entre l’Évangile et la culture des peuples qui le reçoivent, l’expression de l’inculturation. C’est par exemple le processus qui a conduit à la piété populaire telle qu’elle est vécue en Amérique latine, dit-il dans son discours aux participants de la Commission pour l’Amérique latine le 8 avril 2011. Cette spiritualité faite de dévotion pour les Saints, à la Vierge, à la passion du Christ, de son Sacré-Coeur, etc., fait découvrir « le Dieu qui est proche de ceux qui souffrent » soutient-il. Loin d’être une somme de manifestations personnelles, elle représente de vrais mouvements d’Église et est de ce fait « le précieux trésor de l'Église catholique […] qu'elle doit protéger, promouvoir et, lorsque cela est nécessaire, purifier également » (Benoît XVI 2007). Il y dénonce certaines formes de religiosité populaire qui, loin de rapprocher de l’Église, en éloignent dans des pratiques marginales, et ne débouchant pas non plus sur une vie vertueuse et respectueuse de l’enseignement du Christ[5]. À l’instar de son prédécesseur, il exhorte à être attentifs et d’y aller toujours avec un souci pastoral de ramener la brebis égarée.

La thématique et la pratique même de la piété populaire dans l’Église connurent un tournant avec l’élection de François comme successeur de Benoît XVI. S’est alors ouvert une nouvelle page où la piété populaire est de plus en plus affirmée comme un atout dans la mission d’évangélisation. Cela n’a rien de surprenant puisque le Pape François est originaire d’Argentine, en Amérique latine, où la piété populaire est si vive qu’elle força les pasteurs à sortir de l’indifférence à Medellín comme nous l’avons vu. Moulé dans cette manière de vivre sa foi, le Cardinal archevêque de Buenos-Aires s’est toujours considéré comme un chrétien entre les autres, participant avec ses ouailles et comme elles à des actes de piété populaire, marchant avec ses brebis vers les lieux de pèlerinage (Cuesta Gómez 2020, 78)[6]. Dès son arrivée à Rome, François participe avec différentes confréries à une journée de prière qu’il baptise « Journée des confraternités et de la piété populaire ». Le 5 mai 2013, moins de deux mois après son élection, il y rappelle à la fois la pensée de ses prédécesseurs et la réflexion pionnière et très avancée des évêques d’Amérique latine : « La piété populaire, dont vous êtes une importante manifestation, est un trésor de l’Église que les Évêques latino-américains ont défini, de façon significative, comme une spiritualité, une mystique, un “espace de rencontre avec Jésus Christ” » (François 2013a).

La piété populaire, comme en témoigne cette phrase, n’est ni sui generis ni ex nihilo, elle est l’action d’un peuple, le peuple constitué de chrétiens, le peuple de Dieu dans sa marche vers la Cité dont parle Lumen Gentium, le peuple dans ses manières de le chercher, d’entrer en contact avec lui. François invite constamment à « comprendre le peuple de Dieu, sans préjugés, le peuple doué de ce “flair” de la foi, de cette infaillibilitasin credendo dont parle le n. 12 de Lumen Gentium » (François 2018). C’est ce respect envers le peuple qui l’incite à chaque fois à terminer ses interventions en lui demandant ses prières. Le Pape François aime et encourage la piété populaire, car elle est, selon lui l’expression d’une Église vivante, vivante dans son temps et sa culture. Dans son Discours aux participants du Congrès des responsables de sanctuaires, il va même plus loin en affirmant que la piété populaire « est le système immunitaire de l’Église » qui « nous sauve de beaucoup de choses ».

L’idée de piété populaire est très présente dans Evangelii Gaudium, elle est « transversale » selon l’expression de Carlos María Galli (Gallí et Movilla López 2015, 13 [nous soulignons])[7]. Déjà au chapitre II, (68-70), il évoque les défis de l’inculturation et l’importance d’évangéliser la culture des peuples, car « une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un regard plein de reconnaissance » (EG 68). Même si a priori dans les pays de vieille chrétienté cet effort a déjà été fait avec beaucoup de succès, il importe de le renouveler selon les dynamiques de la culture contemporaine pour « renforcer les richesses qui existent déjà ». Et dans les pays de récente évangélisation, il est nécessaire d’approfondir ce processus sans lequel l’Église n’est jamais vraiment celle du peuple qui l’accueille. Dans tous les cas, il y a toujours, dit le Pape, quelque chose à améliorer, « des faiblesses qui doivent encore être guéries par l’Évangile » (EG 69). Il dénonce les formes égoïstes et personnelles de dévotions en tout genre, parfois basées sur des pseudo-révélations privées qui ne méritent en rien le nom de piété populaire.

L’« élégant plagiat » des réflexions de Paul VI par François apparait surtout aux nº 122-126 regroupés sous le titre «La force évangélisatrice de la piété populaire». Ainsi, aux nº 123-124, après avoir évoqué le document pionnier qu’est le nº 48 de EN, le Pape François cite profusément le document de la Vème assemblée générale de la CELAM à Aparecida dont il fut par ailleurs le principal rédacteur. C’est donc une réflexion déjà menée et qui lui tient à coeur qu’il livre à la postérité dans cette exhortation programmatique. Il reprend donc à son compte les dénominations de « mystique populaire », ou de « spiritualité populaire » des évêques de la CELAM. Il en loue la tacite, mais efficace force évangélisatrice qui ne vient pas d’un discours élaboré, mais de la simplicité et de la force de l’exemple, du témoignage et du partage pour avertir : « Ne contraignons pas et ne prétendons pas contrôler cette force missionnaire ! ». François explique au nº 124 que la piété populaire accentue davantage sa profession de foi sur credere in Deum (c’est à-dire croire en Dieu au sens de mettre sa foi en lui, de s’en remettre totalement a lui) que le credere Deum. La différence estime Carlos María Gallí est que pour ceux qui vivent la religiosité ou la piété populaire, la foi n’est pas seulement la foi en tant qu’expression d’une adhésion à une ou des vérités reçues, mais aussi la profession de celle-ci au travers de certains signes et actes personnels ou de groupe (Gallí et Movilla López2015, 28 nous soulignons)[8]. Selon lui, le credere in Deum débouche sur l’amare Deum qui est la perfection de la religion.

Le Pape prescrit pour en sonder la valeur, un coeur et « un regard du Bon Pasteur, qui ne cherche pas à juger, mais à aimer », c’est la seule manière de découvrir la « vie théologale » cachée dans l’humble imperfection des actes de piété populaire effectués avec amour : « Celui qui aime le saint peuple fidèle de Dieu ne peut pas regarder ces actions seulement comme une recherche naturelle de la divinité. Ce sont les manifestations d’une vie théologale animée par l’action de l’Esprit Saint qui a été répandu dans nos coeurs (cf. Rm 5, 5) » dit-il au nº 125. C’est proprement une révolution que lance François, il n’invite pas seulement à cesser les invectives, ni à être indulgent envers la piété populaire. Mieux, François va plus loin : il l’élève au rang de «lieu théologique». Ceci « signifie que les expressions de la foi du peuple sont, pour l’Église, une source possible d’élaboration d’une intelligence de Dieu » (Grieu 2016). C’est l’Église tout entière qui doit apprendre d’elles, quand bien même elles pourraient présenter des limites dans leur expression. C’est globalement ce que dit le Directoire sur la piété populaire et la liturgie tout en rappelant la primauté de la liturgie. Il importe que la piété populaire soit objet d’étude pour comprendre par exemple comment elle arrive à toucher d’une manière si profonde les coeurs des hommes de tout temps et parler de Dieu même à l’homme d’aujourd’hui qui a résolu de vivre sans Dieu. Un peu comme si elle réveillait un instinct réprimé, comme si elle rappelait à l’homo religiosus qu’il a été fait pour connaître Dieu.

2 Et si l’être humain était un homo religiosus ?

Le Pape François met en garde contre la tentation de regarder les actes de piété populaire « seulement comme une recherche naturelle de la divinité », comme s’ils étaient le résultat de survivances de ce qu’une certaine anthropologie (Lévi-Strauss ou Lévy-Bruhl par exemple) a longtemps désigné comme l’homme primitif, une étape de l’évolution dépassée ou appelée à l’être. Nous pensons plutôt à un autre concept plus transversal, celui de l’homo religiosus avancé par des pionniers des sciences des religions comme Mircea Eliade ou encore Rudolph Otto.

L’homo religiosus n’est pas à entendre comme un chaînon de l’évolution darwinienne de l’espèce humaine. Ce concept transversal se situe plutôt dans une manière de décrire l’humain selon des traits caractéristiques communs constatés. Ainsi, il peut être dit homo ludens parce qu’il se divertit par le jeu, homo symbolicus parce qu’il sait représenter le réel ou son imaginaire par des symboles, par l’art, homo loquens parce qu’il communique par la parole, homo erectus parce qu’il se déplace debout contrairement à ses cousins les primates, etc… : l’homme de notre temps est tout cela et plus à la fois. C’est-à-dire que l’homosapiens sapiens est à la fois homo erectus-loquens-ludens-symbolicus (Ries 2009). Et de plus en plus nombreux sont ceux qui, avec Eliade ou Otto, pensent qu’il est aussi religiosus, c’est-à-dire enclin à croire en l’existence du sacré, de l’au-delà. Il y a un certain nombre d’experts qui pensent qu’« il y a des biais cognitifs apparus très tôt qui rendent naturel le fait de croire en des Dieux et des esprits, en la vie après la mort, et en la création divine de l’univers » (Bloom 2007, 150 [nous traduisons])[9].

Qu’est-ce-que l’homo religiosus ? Rudolph Otto le définit simplement comme « l’homme dans l’esprit » qui serait capable de reconnaître l’irruption dans son monde du numineux, qui peut-être un mysterium tremendum (quelque chose de mystérieux et terrible, voire terrifiant) ou mysterium fascinans (quelque chose de mystérieux et fascinant). Dans tous les cas, il ne laisse pas l’homo religiosus indifférent. Commentant Otto, Mircea Eliade dit du numineux qu’il est « quelque chose de ganz andere, de radicalement différent » (Eliade 2018, 16) que lui préfèrera nommer par un terme plus englobant (numen signifiant divin) : le sacré. Eliade précise la pauvreté du langage qui en est « réduit à suggérer tout ce qui dépasse l’expérience de l’homme par des termes empruntés à celle-ci » (Eliade 2018, 16). À la différence de l’homme areligieux, l’homo religiosus, dit Eliade, « croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré qui transcende ce monde-ci, mais s’y manifeste et, de ce fait le sanctifie » (Eliade 2018, 171). Pour lui, en plus du visible évanescent, il y a un monde invisible habité par des forces parfois inaccessibles, parfois oui et qui sont tout autant plus réelles. D’ailleurs, « le radical sak - racine de tout le vocabulaire indo-européen du sacré - signifie être réel, exister » (Ries 2009, 19), mais d’un mode différent, plus dans le sens grec de agios. Le sacré peut ne pas être Dieu, ni une divinité. Émile Durkheim soutient que le Manà, les mannes des ancêtres, les démons et autres esprits sont tout autant sacrés (cf. Durkheim 1968).

Généralement, lorsque le sacré se manifeste à lui, l’homo religiosus perçoit la présence d’une force qui lui est supérieure, qu’elle soit terrifiante ou fascinante. L’endroit où s’est manifesté le sacré devient pour l’homo religiosus tout aussi tremendum ou fascinans car, comme le dit Eliade, le sacré rend sacré le lieu qu’il touche. Vêtu de cette altérité, le locus devient alors pour l’homo religiosus un sanctuaire qu’il visitera pour solliciter les faveurs du sacré ou calmer son courroux par des offrandes et des libations : « Le mot sanctuaire vient du verbe latin sancio que le dictionnaire Gaffiot dit signifier à la fois “consacrer” et “interdire” […] En d’autres termes, […] c’est en première analyse une étendue distinguée du reste de l’espace » (Grimpet 2014, 22-23). Convaincu que s’il sait le traiter le sacré répondra à ses sollicitations, l’homo religiosus marquera alors le locus par des signes et symboles architecturaux pour en faire un sanctuaire où il viendra l’une ou l’autre fois, converti en pèlerin (peregregrinus, c’est-à-dire étranger sur ce lieu qui est un entre-deux-mondes). Les sanctuaires et pèlerinages sont donc ce qu’il convient d’appeler un phénomène humain universel.

D’ailleurs, il est frappant de voir comment les histoires des sanctuaires de l’Ancien Testament obéissent à ce schéma de manifestation du sacré (Dieu)/émerveillement de l’homme/consécration du locus par un symbole/culte. On le voit particulièrement dans les sanctuaires des patriarches avec comme modèle Gn 28 et la découverte de Béthel par Jacob. Dieu lui apparaît en songe (v. 12-15), Jacob, réveillé, prend conscience du caractère sacré du lieu (v. 16-17), il consacre le lieu en érigeant un autel (v. 18-19 ), y rend un culte et promet d’y revenir s’il est entendu (v. 20ss). On peut évoquer en Gn 22 le mont du sacrifice d’Isaac dont l’auteur dit qu’il s’appelle encore au moment où il écrit le mont « Yahveh pourvoit ». Mais il en va de même de Beersheba, Sichem, Silo, Dan, et jusqu’au Sinaï d’où Yahveh parla à Moïse en faisant la montagne de Dieu. La manifestation de la Shekinah lors de la consécration de la miqdash, ou du Temple en 1 R 8 ou Esd 5-6. Bref, l’homme de l’Ancien Testament coche toutes les cases de l’homo religiosus.

Dans le Nouveau Testament, on découvre le Christ se livrant à une des activités de l’homo religiosus : le pèlerinage lors de son enfance comme de sa vie d’adulte. Plus loin, il entraine en pèlerinages à sa suite les foules qui le cherchent. Il utilise l’un des lieux cosmiques identifiés par l’homo religiosus comme site de prédilection des hiérophanies : la montagne. C’est là qu’il va donner la nouvelle Torah, la charte du christianisme, les Béatitudes contenues dans le discours sur la montagne (Mt 5-7). De plus, dans son ministère ponctué d’enseignements appuyés par des signes, on voit son souci de se montrer comme l’Emmanuel. Il sait qu’il s’adresse à l’homo religiosus qui est selon le cardinal Julien Ries « un lecteur et un messager du sacré » (Ries 2009, 16). Depuis le début de son ministère (« il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » Jn 2, 11) jusqu’à la toute fin (« Le centurion déclara : vraiment, cet homme était fils de Dieu » Mt 27, 54), il donne des signes dont il sait que l’homo religiosus de son temps a le pouvoir d’interprétation. C’est donc à juste titre qu’il revendique sa méthode lorsqu’il invite à croire au moins aux signes s’il est difficile de croire en lui (Jn 10).

L’homo religiosus a-t-il donc disparu ? Est-il resté confiné dans ce que certains appelaient les religions primitives ? La religion a-t-elle disparu avec la mort de Dieu annoncée par Nietzsche, l’homme est-il devenu homini Deus comme le souhaitait Feuerbach, ou alors Peter Berger qui en 1968 prédisait qu’au XXIe siècle, les croyants ne se retrouveraient regroupés dans des petites sectes se cachant presque de la sécularisation généralisée (Berger 1978, 3 nous traduisons)[10]. Force est de constater que les religions résistent et le cas échéant se transforment ou se renforcent là où on prédisait leur déclin, on assiste presqu’à La Revanche de Dieu (Képel 1991), ou du moins à ses « métamorphoses » selon Frederic Lenoir (2019). La religion épouse des visages qui ne trompent que les plus naïfs, au point où Berger qui avait théorisé l’avènement d’un monde entièrement sécularisé en vient à constater la « désécularisation » qui est en fait le maintien du religieux (Berger 1999). Eliade dit à ce sujet que « quel que soit le degré de la désacralisation du monde auquel il est arrivé, l’homme qui a opté pour une vie profane ne réussit pas à abolir le comportement religieux » (Eliade 2018, 27).

En guise de preuve, si le monde gréco-romain-judéo-chrétien s’est fortement laïcisé, il ne manque pas de gens, même parmi les plus féroces défenseurs de la laïcité ou athées proclamés, qui ne recherchent un absolu dans les loges et autres mouvements ésotériques (francs-maçons, rose-croix) et autres « innombrables petites religions qui pullulent dans toutes les villes modernes, aux églises, aux sectes et aux écoles pseudo-occultes » (Eliade 2018 175), les confréries initiatiques des universités et les sororités. Parmi ces gens en quête d’absolu, ceux qui croient aux horoscopes, aux tarots, les jeunes qui utilisent la ouija, ceux qui adorent un sportif ou une star comme une divinité ou ceux qui épousent une cause et en font une religion comme le véganisme ou l’écologie qui est en passe d’en revenir à l’antique culte à Gaïa. Toutes choses qu’il convient d’appeler des avatars du religieux. Une enquête récente révèle qu’en France par exemple, il y a eu une augmentation du nombre de sectes de 33% depuis 2015. Et on ne parle pas scientologues ou de témoins de Jéhovah, mais de gourous du bien-être, de voyantes et de ce qu’on appelle des « plastic chamans » ou chamanes de pacotille[11] qui, sans parler de Dieu, promettent de se servir de l’énergie du cosmos ; des marabouts opérant sur les réseaux sociaux qui n’ont jamais été autant sollicités. Tout ceci laisse à penser que l’homo sapiens est encore, à son corps défendant, un homo religiosus (Perez Tapia 2021 [nous soulignons])[12].

On pourrait objecter facilement que ce ne sont pas là des religions, vu qu’il n’y est pas question de Dieu. Mais ce serait tomber dans l’erreur trop habituelle de ce que Jacques Derrida appelle la mondialatinisation qui consiste à ne définir les réalités qu’en assumant leur contenu tel que convenu dans le monde gréco-romain. Le terme religion apparaît ainsi bien souvent limité à des systèmes organisés et structurés quand il est à la fois plus simple et plus complexe. La définition qu’en donne Martin Riesebrodt en fait foi : « Un complexe de pratiques qui sont basées sur la prémisse de l’existence de pouvoirs supérieurs à l’homme, qu’ils soient personnels ou impersonnels, et qui sont généralement invisibles » (Smith 2018, 43 [nous traduisons])[13].

En théologie morale chrétienne, il est admis que Dieu a mis en l’homme, sa créature, une lumière intérieure, un principe nommé syndérèse qui lui permet de savoir la règle d’or : il faut faire le bien et éviter le mal, et qui le prédispose à connaître le bien et le mal. Certes, cette lumière intérieure ne peut être parfaite sans une conscience formée et droite. Ne peut-on pas penser, au regard de ce qui précède, que l’homo religiosus est le signe que Dieu a équipé l’homme, au-delà du sensus fidei, d’un sensus dei qui le rend capable de le connaître, bien qu’imparfaitement ? Ne serait-ce pas le sens de la célèbre phrase d’Augustin : « Tu nous as faits pour toi Seigneur, et notre coeur est sans repos, tant qu’il ne repose en toi » (Augustin, Les Confessions I, 1, 1), ce qui lui faisait dire que l’homme est capax Dei.

Cet homo religiosus, refoulé ou non, habite encore en l’homme d’aujourd’hui. Il est le même que celui à qui le Christ adressait hier ses signes. C’est lui qui aujourd’hui écume les sanctuaires, parfois en touriste, mais toujours à la quête d’un absolu. C’est pourquoi les sanctuaires et lieux de pèlerinages et de piété populaire ne connaissent pas la crise, pas même en Occident. On découvre à travers tout cela une soif enfouie en l’homme, celle-là même dont Paul VI parlait déjà, celle qui se vit dans la religiosité populaire : « Elle traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les pauvres peuvent connaître » (Evangelii Nuntiandi 48).

Une maxime bien connue dit en substance que le christianisme du 21e siècle serait mystique ou ne sera pas (généralement attribuée à Karl Rahner, d’autres l’associent aussi à André Malraux et autres). Une interprétation de cette phrase pourrait être, à mon sens, que le christianisme de notre temps devrait redevenir comme son ancêtre contemporain du Christ, celui qui faisait une expérience du sacré au contact du Christ. Même le philosophe athée André Comte-Sponville revendique une spiritualité sans Dieu qui soit capable de ressentir l’absolu, pas hors de l’existant (qui pour lui se limite à l’univers empirique), mais soit à même de s’émerveiller devant la grandeur, la beauté de ce qui est, juste parce qu’il existe et ne peut être nié. S’émerveiller de ce qu’il y ait quelque chose et non rien, Comte-Sponville s’empresse d’ajouter - dans un refus ne fut-ce que d’arriver à la conclusion de René Descartes de l’existence d’un horloger – que ce quelque chose n’a pas de pourquoi (Comte Sponville 2014, 151 [nous soulignons]). Bien des athées visitent aujourd’hui des sanctuaires, participent à des pèlerinages, des rassemblements chrétiens. La piété populaire a le pouvoir, dans sa simplicité, d’éveiller l’homo religiosus venu par curiosité comme Zachée sur le sycomore.

Conclusion : Religiosité populaire et homo religiosus

Longtemps victime d’une pastorale de tabula rasa qui n’y voyait qu’une somme de superstitions et d’instincts magico-religieux hérités de l’homme primitif, celui des mythes fondateurs, la religiosité populaire a progressivement bénéficié d’un nouveau regard, certains y voyant une richesse à ne pas négliger. Le Magistère a, quant à lui, vu en elle un diamant brut dont la beauté ne peut être totalement révélée qu’en le polissant par le contact approfondi avec l’Évangile. Le Pape François, allant plus loin, a voulu en faire un lieu théologique, c’est-à-dire un objet d’études pour ce qu’elle nous révèle sur Dieu et sur l’homme. C’est dans cette optique que nous avons voulu mener cette réflexion pour voir pourquoi l’homme de notre temps - qui avait été annoncé comme celui de la raison pratique et prophétisé comme athée, car ne pouvant plus croire aux chimères sur l’existence d’un Dieu qui échappe au savoir scientifique – n’a pas réussi à s’affranchir de la religion. Plus encore, même quand il se proclame athée et vit dans un environnement sécularisé, il semble combler sa soif d’absolu dans les avatars du religieux, la recherche de connaissances ésotériques, l’horoscope, les voyants, les gourous et autres plastic chamans et les marabouts dont on lui disait pourtant que leur religion était primitive. Il apparaît qu’à son corps défendant, l’homme est un homo religiosus, et que « la majorité des hommes sans religion partagent encore des pseudo-religions et des mythologies dégradées » (Eliade 2018, 177). Christian Smith pense, comme d’autres auteurs, que l’homme est naturellement religieux non parce qu’il y serait obligé, sinon parce que tous « possèdent ontologiquement un ensemble de capacités innées, forces, limites et tendances qui les rendent capables d’être religieux (i.e. penser, percevoir, sentir, et agir religieusement) et dans les bonnes conditions, tendent à les prédisposer et les diriger vers la religion » (Smith 2018, 46 [nous traduisons])[14].

C’est dans la religiosité populaire, religion que le magistère décrit constamment comme religion de l’affect plus que de la raison, que l’homo religiosus expérimente ses forces et capacités, qu’il essaie de combler ses limites et se laisse aller, quels que soient les lieux, à penser, percevoir, sentir, et agir religieusement, se surprenant parfois lui-même. Marie Hélène Chevrier décrit comment une personne venue à Lourdes, pas forcément conduite par sa foi, finit par croire après avoir sacrifié par suivisme, au rituel qui consiste à toucher la pierre de la grotte et avoir ressenti l’énergie du lieu (cf. Chevrier 2020, 270-280). C’est cette force missionnaire des sanctuaires qu’évoque le Pape François en faisant des sanctuaires le fer de lance de la mission dans Sanctuarium in Ecclesia. Ces lieux d’expression de la religiosité populaire où croyants et non-croyants « font l’expérience d'une manière profonde de la proximité de Dieu, de la tendresse de la Vierge Marie et de la compagnie des Saints : une expérience de vraie spiritualité qui ne peut être dévalorisée sous peine d’annuler l'action de l'Esprit Saint et la vie de la grâce » (Sanctuarium in Ecclesia 2).

L’Église de notre temps doit donc se remettre à l’école du Christ qui savait susciter, à travers ses paroles, mais aussi par des signes et des prodiges, la foi de l’homo religiosus de son temps. La religiosité populaire, parce qu’elle révèle les besoins et les soifs de l’homme de notre temps, mérite d’être promue et encadrée, elle mérite une attention particulière parce qu’elle rappelle, même à la sainte liturgie, que parfois, à vouloir se faire très proche de Dieu, elle court le risque de s’éloigner des hommes. Du reste, si l’Église ne saisit pas les signes des temps et l’urgence d’une réhabilitation de la religiosité populaire comment pourrait-elle parler à l’homme contemporain du Dieu qui s’est fait homme ?

Il semble donc urgent que l’Église, qui existe pour évangéliser, apprenne à connaître l’homo religiosus qui est son interlocuteur et le destinataire de son message. Connaître ses attentes, ses craintes et ses besoins. La vigueur incroyable dont font preuve les sanctuaires catholiques dans un contexte de sécularisation, la revanche de Dieu dans les autres religions et les avatars du religieux, sont la preuve que l’homme contemporain, même s’il s’en défend, croit encore qu’il y a, en dehors du visible, des forces qui peuvent intervenir dans son monde. La religiosité populaire, longtemps regardée comme un ennemi à abattre, a en ce sens beaucoup à dire sur l’homme contemporain dont elle révèle qu’il reste l’héritier des croyants d’autrefois. À l’instar de Paul dans l’aréopage, l’effort d’évangélisation devrait consister pour l’Église, à dire à l’homo religiosus refoulé, « cette force en laquelle tu crois sans la connaître, cette force dont tu attends les faveurs sans y croire, elle existe : c’est le Dieu de Jésus-Christ ».