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Dans une lettre du 19 octobre 1887, le chef et résistant métis Gabriel Dumont avoue son rêve de créer un Wild West Show à la manière de Billy the Kid où il pourrait faire connaître « des faits vrais » (p. 26-27) sur l’histoire de son peuple. Ce dernier ne mènera pas son projet à terme, mais cette bribe archivistique orientera les idéateurs du Wild West Show de Gabriel Dumont, une pièce de théâtre présentée d’un océan à l’autre en 2017 et en 2018 et qui s’avère inclassable : à la fois baroque, irrévérencieuse et burlesque, mais aussi postcoloniale, engagée et collaborativement conçue[1].

La pièce met en scène les origines et le dénouement des résistances du Nord-Ouest de 1885. Sa prémisse : la bataille de Batoche est un terreau propice à des questionnements quant aux enjeux mémoriels qui sous-tendent le tout canadien. Non seulement plusieurs groupes « fondateurs » (Métis, Premières Nations de la région, Franco-Canadiens et Anglo-Canadiens) y participent, mais ce moment et ses suites ont été catalyseurs de consciences historiques communautaires bien distinctes. Le Show cherche donc à confronter les différentes mémoires de ces événements sans toutefois avoir la prétention d’offrir une alternative englobante. L’objectif est également de mettre de l’avant le rôle de femmes de diverses communautés plutôt que celui attendu de personnalités militaires et politiques. Le produit final s’apparente donc à un choeur où se répondent, sans s’enterrer, différents accents, voix et mémoires.

Aurélie Lacassagne, dans son pertinent essai, nous amène dans les coulisses du Show. Elle s’y décrit comme une « observatrice participante » ayant assisté à plusieurs rencontres d’écriture et de production, à des répétitions ainsi qu’à des représentations, et consulté des premières moutures et brouillons de la pièce. Elle en documente ainsi la genèse, la mise en oeuvre et la réception, en plus d’offrir une analyse contextuelle qui la replace dans le cadre de la production théâtrale au pays, ainsi que dans celui de l’histoire canadienne et mondiale. Ces mises en contexte, introduites ponctuellement à travers l’essai, sont des points forts du texte. Les traditions dans lesquelles s’inscrivent les membres de l’équipe de création sont bien exposées et la portée et l’originalité de la pièce, bien argumentées. Selon l’autrice, le Show est d’intérêt comme objet de théâtre non seulement en raison du produit final, mais également à la lumière de l’ensemble du processus de création. Il y a, par exemple, co-présence sur scène de quatre langues (l’anglais, le français, le mitchif et le cri/nêhiyawêwin). De même, le travail créateur est le fruit de dix dramaturges autochtones et allochtones, et autant d’acteurs.

La pièce sert toutefois de tremplin à l’autrice vers des réflexions plus larges. Elle l’inscrit à la suite de la notion de « créolisation » théorisée par le philosophe Édouard Glissant en enjoignant son lectorat à y voir un exemple de décentrement, d’errance identitaire et de célébration de l’hybridité. L’analyse et la reconstitution des étapes créatrices et des représentations servent, en ce sens, à un plaidoyer pour le théâtre comme lieu politique. Lacassagne montre qu’à la faveur d’une écoute active et d’un processus créatif attentif aux autres, ce genre a le potentiel d’ouvrir des espaces de conciliation et de dialogue où peuvent se confronter et cohabiter les discours. En effet, le médium du théâtre peut contenir des identités multiples : il peut être un chantier de négociation, d’échanges, de réappropriation et d’émancipation.

Le premier chapitre retrace les étapes initiales du projet, de la mise en place du trio d’auteurs principaux et d’une équipe représentative, jusqu’aux questions de financement et de production. Le refus d’un fonds créé par Patrimoine Canada, à l’occasion du 150e anniversaire de la Confédération, de supporter le Show fait l’objet d’une fine analyse. Lacassagne compare les politiques du fonds, qui visent à promouvoir un récit national lisse et homogène, au programme « {Ré conciliation » du Conseil national des arts (aujourd’hui disparu) qui cherchait à initier des collaborations nouvelles et qui a octroyé des fonds au projet du Show.

Le second chapitre se penche sur les défis généraux d’écriture, de jeu et de mise en scène, alors que le troisième touche à des thématiques plus précises liées à la création. Lacassagne, avec raison, s’attarde longuement sur les défis que pose le parti pris de l’écriture à dix. Si l’intention est de mettre en place des conditions propices à une création plurielle, la pièce doit néanmoins demeurer intelligible pour le public. Cela implique nécessairement des discussions, des compromis, des négociations et des décisions difficiles. L’essai montre l’évolution du projet avec acuité, par exemple dans la manière dont se sont résolus certains différends via la médiation par des aînés de communautés dont les membres étaient impliqués dans le projet. En cela, la pièce, tant sur scène que dans la production, se voulait une amorce de réconciliation véritable.

Le quatrième chapitre aborde la réception de la pièce tant chez le public que dans les médias. L’analyse est sommaire, mais perspicace. Même si la pièce semble avoir partout suscité l’adhésion, les réactions dans l’Est et dans l’Ouest furent distinctes. Lacassagne constate, en effet, un engagement émotionnel réel et varié parmi les publics de l’Ouest. À l’Est en revanche, autant chez la critique que pour les publics, il semble y avoir eu une difficulté à aller au-delà de l’humour, et donc à prendre la pleine mesure des enjeux et des violences que la pièce met en scène. Ce décalage pourrait être dû à un travail de création qui a poussé trop loin la dimension comique devant des publics québécois et ontariens, moins au fait des résistances du Nord-Ouest. Lacassagne n’offre pas de réponse, mais note le peu de travail éducatif ayant été fait en amont.

Le cinquième chapitre cristallise des réflexions entamées précédemment et aborde le thème de l’appropriation culturelle. Lacassagne expose d’abord l’impératif éthique de travailler à une réappropriation des récits dans un contexte où l’asymétrie de pouvoir dans les opportunités de prise de parole et de création demeure. La mise en scène d’événements tels que les résistances du Nord-Ouest, nous dit Lacassagne, est d’autant plus essentielle alors que l’identité du peuple métis se voit accaparée dans l’Est du pays. Elle compare ainsi la démarche ouverte du Show, qui visait à donner le contrôle aux communautés concernées par les événements, aux controverses liées aux pièces SLĀV et Kanata. Lacassagne se pose en faux vis-à-vis de ceux qui critiquent la notion d’appropriation culturelle sous le couvert d’un universalisme qui se réclame des Lumières. Elle n’amène pas nécessairement d’éléments nouveaux dans cet exposé, mais reprend, fédère et synthétise en toute transparence des interventions diverses faites au moment de ses controverses. En ce sens, elle applique l’approche qu’elle souhaite voir au théâtre à sa démarche d’essayiste. Le résultat est un dernier chapitre mordant, mais tout en cohérence avec l’ensemble du texte, et qui nous fait contempler l’ampleur du difficile travail entamé par les artisans du Show.

L’autrice émet toutefois quelques critiques par rapport à la pièce. Elle écrit par exemple avoir été déçue que certains accents aient été atténués selon les lieux de représentations. De plus, dans le but d’aider des dramaturges qui voudraient se lancer dans une expérience similaire à celle du Show, Lacassagne recommande la lecture d’un guide du Conseil des arts australiens (Australia Council 2007) qui rassemble les protocoles dramaturgiques appropriés en matière d’intégration des cultures aborigènes et de collaborations interculturelles. Un tel guide produit au Canada (ou la lecture du document australien) aurait pu éviter que les acteurs autochtones du Show portent à la fois le poids de leur rôle dans la pièce et celui de conseillers culturels officieux.

Certains passages de l’essai à saveur historique auraient néanmoins pu être mieux étayés. L’argument qu’une mémoire aux racines orangiste subsiste de manière influente au Canada est intrigant et aurait, par exemple, mérité que l’on s’y attarde davantage. Autrement, les analyses et synthèses historiques sont amplement convaincantes. Soulignons, par exemple, les justes comparaisons faites entre les contextes canadiens et australasiens ainsi que les liens qu’établit l’autrice entre l’accaparement de l’Ouest et le mouvement des enclosures au Royaume-Uni. L’affirmation faite en introduction selon laquelle « l’exploitation de ressources et des territoires des uns par les autres » (p. 9) est l’affaire de tous, et qu’il suffirait de creuser un peu pour se rendre compte que ces histoires nous lient telle « une vaste toile », résonne tout au long de la lecture. On en vient ainsi, en en apprenant davantage sur le Show et en suivant les réflexions de l’autrice, à être convaincu que, dans ce contexte, se trouve peut-être justement l’utilité du théâtre, en ce qu’il permet de tendre vers une forme d’universalisme où cohabitent les expériences humaines.