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psychiatrie et gouvernance coloniale

Les recherches démontrent depuis plusieurs décennies que les membres des communautés autochtones sont proportionnellement plus nombreux à vivre dans la pauvreté (Assemblée des Premières Nations 2019 ; CVR 2015 ; CERASP 2019) et qu’ils sont surreprésentés dans les systèmes répressifs de l’État. Dans le prolongement des politiques coloniales mises en place notamment via les pensionnats, les Autochtones sont disproportionnellement pris en charge par les services de protection de la jeunesse (Caldwell et Sinha 2020 ; Statistique Canada 2016) et par les services judiciaires et correctionnels (Sylvestre, Bellot et Lesage-Mann 2019 ; Statistique Canada 2020a).

Les pratiques policières, judiciaires et dans le domaine de la protection de la jeunesse, qui sont documentées ou en voie de l’être, démontrent la persistance de la discrimination systémique et de la violation structurelle des droits des membres des Premières Nations. Les services de santé, et de santé mentale, font également l’objet d’analyses dans le même sens, soulignant l’importance de la décolonisation des pratiques psychiatriques et du travail social (Philpotts 2018 ; Benning 2017 ; McCleary et Simard 2021). Pour plusieurs, les classifications diagnostiques utilisées en psychiatrie, « culturellement construites » et « occidentalocentrées » (Gaines 1992), permettent de poursuivre le projet colonial en justifiant des interventions coercitives et le sous-développement des services par et pour les communautés autochtones (Joseph 2015 ; Fernando 2014).

Historiquement, la discipline de la psychiatrie s’est construite par l’observation des comportements et leur classification entre normaux et déviants, au sein des asiles (Foucault 1963, 1972) et en contexte colonial où, comme l’a montré Frantz Fanon (1952), les standards culturels des colonisateurs constituaient les étalons par lesquels les individus colonisés étaient diagnostiqués puis traités. La psychiatrie a ainsi servi d’outil politique de gouvernance coloniale (Swartz 2010) en « reconfigurant la résistance à la colonisation en manifestations pathologiques individuelles » (Mills 2017 : 87). L’utilisation des catégories diagnostiques psychiatriques en contexte autochtone pose d’autant problème qu’elles ne considèrent ni les violences passées et actuelles, ni leurs dimensions systémiques : écoles résidentielles, transmission intergénérationnelle des traumatismes, surreprésentation dans les systèmes de protection de la jeunesse et judiciaire, discrimination systémique, racisme, etc. (CVR 2015, Lévesque, Radu et Tran 2018a) ; ni la conception autochtone du mieux-être (Kirmayer et Valaskakis 2009). La Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (CERASP) rapporte que

Plusieurs témoins autochtones entendus [o]nt affirmé que les approches de soins et les types d’intervention préconisés dans le réseau de la santé et des services sociaux ne répondent pas à leurs besoins et qu’autant de personnes, sinon plus, [o]nt affirmé avoir une relation difficile avec le système

2019 : 390

Ainsi, la dimension coloniale de la pratique psychiatrique ne concerne pas seulement la résistance aux politiques coloniales, mais la psychiatrie elle-même en ce qu’elle est porteuse d’une vision hégémonique de la société (Mills 2017, 2014). La rationalité associée à la médecine occidentale étant opposée à l’irrationalité et à la superstition associées aux approches autochtones de la santé, plusieurs considèrent que la décolonisation de la psychiatrie est impossible (Mills 2017 ; de Sousa Santos 2014). Dans ce contexte, il est essentiel de questionner l’usage des pouvoirs exceptionnels qui ont été historiquement dévolus à la psychiatrie, tels que l’hospitalisation involontaire, les soins forcés et l’utilisation des chambres d’isolement et des contentions. Ces pratiques empreintes d’une logique carcérale (Ansloos 2017 ; Burstow 2019) sont mises en oeuvre avec le concours des tribunaux, des services policiers, ou encore des services de sécurité qui oeuvrent dans les établissements, et concernent des personnes n’ayant jamais commis de délit. L’hospitalisation involontaire particulièrement, parce qu’elle implique le plus souvent les services policiers en tant que premiers répondants, est perçue comme coercitive, génère beaucoup de stress chez les personnes qui la subissent (Harrison et al. 2015 ; O’Donoghue et al. 2014 ; Monahan et al. 1995) et constitue bien souvent une expérience traumatisante (Puntis et al. 2018 ; Furness et al. 2017). Ses effets thérapeutiques ne sont pas clairement établis en plus de constituer une importante atteinte au droit à la liberté (Reshetukha et al. 2017 ; Sheehan et Burns 2011 ; Theodoridou et al. 2012).

Le recours à l’hospitalisation involontaire est pourtant en pleine progression partout dans les pays du Nord global (Lee et Cohen 2020 ; Rains et al. 2019), y compris au Québec (Bernheim 2022). Malgré le rôle politique central des services psychiatriques en matière de gouvernance coloniale (Mills 2017 ; Swartz 2010 ; Joseph 2015 ; Fernando 2014), au même titre que les services policiers ou de protection de la jeunesse (Cox 2007), l’usage de l’hospitalisation involontaire à l’encontre des membres des Premières Nations n’est pas documenté au Québec.

Non seulement la problématique n’est pas documentée, mais elle semble également méconnue autant dans le milieu de la recherche que celui de la défense des droits en santé mentale. C’est à la suite des informations transmises par une journaliste à une des autrices de ce texte qu’un terrain exploratoire a été mené auprès de personnes oeuvrant dans les services de police et de santé de la communauté de Manawan. Un partenariat de recherche a ensuite été créé entre l’équipe de recherche, dont une des membres est issue de la communauté de Manawan, le Services de santé Masko Siwin (les SSMS), le Conseil des Atikamekw de Manawan (le CDAM) et la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (la CSSSPNQL). Ce partenariat a mené à la conception d’une recherche-action en deux volets. Le premier volet vise à documenter l’usage de l’hospitalisation involontaire, et ses effets pour les personnes l’ayant vécue et leurs proches. Le second volet permettra de développer et de documenter des services de mieux-être (Mirowatisiwin) dans une approche par et pour les membres de la communauté de Manawan. Le projet se déroulera dans la communauté de Manawan.

Cette note de recherche a pour objectif de présenter ce projet de recherche inédit, toujours en cours. Pour ce faire, nous commencerons par présenter l’état des connaissances sur la santé mentale et l’hospitalisation involontaire en contexte autochtone, puis dans la communauté de Manawan en particulier. Nous exposerons ensuite les détails de notre projet et des objectifs que nous poursuivons. Nous conclurons en exposant comment ce projet pourra contribuer à la mise en oeuvre du Principe de Joyce.

Santé mentale, hospitalisation involontaire et Premières Nations

La littérature portant sur la santé mentale dans un contexte autochtone s’intéresse essentiellement à l’état de santé mentale des membres des Premières Nations (Nelson et Wilson 2017) dans un contexte postcolonial et de discrimination systémique (Mitchell, Arseneau et Thomas 2019 ; Kirmayer, Gone et Moses 2014 ; Kirmayer 2014), de même qu’aux approches traditionnelles (Kirmayer et Valaskakis 2009). Elle constate l’échec de la psychiatrie et de la psychologie (Ansloos et al. 2019) alors que les communautés autochtones canadiennes et internationales sont aux prises avec des taux de consommation d’alcool et de drogues, de suicide et de violences significativement plus élevés que les Non-Autochtones (Statistique Canada 2019 ; Tran et Lévesque 2018 ; Nelson et Wilson 2017 ; Chachamovitch et al. 2015), des tendances qui concernent également les membres des Premières Nations vivant hors des communautés (Association des psychiatres du Canada 2020 ; Hop Wo et al. 2020). Cette situation découle tant des traumatismes liés aux pensionnats indiens qu’aux interventions coercitives étatiques via les services de protection de la jeunesse, policiers, judiciaires et correctionnels (Wilk, Maltby et Cooke 2017 ; Sheldon 2010). Les recherches ont identifié des facteurs de protection comme la reconnaissance des savoirs autochtones, des droits à l’autodétermination et sur les territoires ancestraux, la maîtrise d’une langue traditionnelle par une proportion importante des membres des communautés, et la gestion communautaire des services éducatifs, policiers et de santé (Graham et al. 2021 ; Redvers 2020 ; Mitchell, Arseneau et Thomas 2019 ; Inuit Tapiriit Kanatami 2016 ; Chandler et Lalonde 1998 ; Hallett, Chandler et Lalonde 2007).

Le développement de services de psychiatrie transculturelle au sein des hôpitaux ou des départements de psychiatrie depuis le milieu des années 1990 au Québec découle directement de ces constats (Noël 2006 ; Kirmayer, Dandeneau et Marshall 2011 ; Gone et Kirmayer 2020). Cette approche mise sur le développement des compétences culturelles des personnes soignantes, la reconnaissance du racisme institutionnel, la sécurisation culturelle, la reconnaissance des influences culturelles sur les mécanismes psychopathologiques de même que la mise à disposition de services d’interprétation et de conseil en matière culturelle dans le travail de soin (Association des psychiatres du Canada 2012, 2021). Si les bienfaits de ces approches sont reconnus, la littérature démontre que les orientations des pratiques en santé mentale devraient être définies par les Nations Autochtones elles-mêmes (Tran et Lévesque 2018).

La recherche ne s’est intéressée que très marginalement aux pratiques psychiatriques coercitives visant les membres des communautés autochtones. Des recherches australiennes ont démontré qu’en raison de leurs expériences de placement par les services de la protection de la jeunesse et d’incarcération, les membres des Premières Nations craignent l’hospitalisation, et l’hospitalisation involontaire tout particulièrement. Ils se montrent réticents à raconter leurs problèmes et à chercher de l’aide auprès des services en santé mentale (Sheldon 2010 ; Cox 2007). Ces recherches démontrent que les membres des communautés autochtones sont 80 % plus susceptibles d’être hospitalisés en psychiatrie que les Non-Autochtones, et sont internés en état de psychose 4,4 fois plus souvent que les Non-Autochtones (Nagel 2003 ; Bradley et al. 2015). Les résultats d’une étude menée par le ministère de la Santé et du Bien-être du Canada dans les années 1990 vont dans le même sens : les membres des Premières Nations sont hospitalisés involontairement en moyenne deux fois plus longtemps que les Non-Autochtones, et ce, sans diagnostics ou justifications adéquates (Barsh 1994). Il s’agit de la seule étude canadienne portant spécifiquement sur la pratique de l’hospitalisation involontaire à l’encontre des membres des communautés autochtones au Canada.

Bien qu’extrêmement lacunaires, ces résultats concordent avec l’état des connaissances sur les pratiques de l’hospitalisation involontaire au Québec et ailleurs. Les recherches démontrent en effet que l’hospitalisation involontaire vise les personnes marginalisées, vivant dans la précarité, sans diplôme, isolées socialement et issues de l’immigration et/ou de groupes racialisés (Barnett 2019 ; Hustoft et al. 2013). Les recherches québécoises, qui ne font pas mention de la situation spécifique des membres des communautés autochtones, vont dans le même sens (Otero 2013, 2010 ; Bernheim 2012). Le critère de danger pour soi ou autrui utilisé pour justifier l’hospitalisation involontaire dans plusieurs juridictions est controversé, les recherches démontrant des proportions d’erreur liées aux échelles d’évaluation du risque d’environ 50 %, notamment pour les groupes racialisés (Douglas et al. 2017 ; Large et al. 2016).

Par ailleurs, l’hospitalisation involontaire est perçue par les personnes qui la vivent comme une mesure coercitive et non de soins. Les études menées auprès de personnes ayant été interpellées par les services policiers et emmenées contre leur gré à l’hôpital démontrent que la coercition perçue est proportionnellement la même que lorsque les policiers procèdent à une arrestation (McKenna et al. 2015 ; Furness et al. 2017 ; Watson et Wood 2017). Une fois hospitalisée contre son gré, la majorité des personnes se sent contrainte : entre 65 % et 89 % selon les études (Hoge et al. 1997 ; Sheehan et Burns 2011). Ce sentiment de contrainte a une incidence négative sur l’engagement dans des relations thérapeutiques futures en santé mentale (Harrison et al. 2015 ; O’Donoghue et al. 2011 ; Sheehan et Burns 2011).

Absence de services et usage de l’hospitalisation involontaire à Manawan

La communauté de Manawan, lieu de vie des Atikamekw Nehirowisiwok, (« les Atikamekw ») est située sur le bord du lac Metapeckeka à 87 kilomètres de la route forestière au nord de Saint-Michel-des-Saints, dans le Nitaskinan (territoire Atikamekw, Lanaudière, QC). La réserve a une superficie de 7,73 km2 pour une population d’environ 2500 membres, dont environ 65 % ont moins de 35 ans (Ottawa 2021). La langue atikamekw nehiromowin est utilisée par 94 % de la population (Ottawa 2021). Le système d’organisation sociale est traditionnellement fondé sur la famille et les clans (Ottawa 2021).

À l’arrivée des colonisateurs, les Atikamekw vivaient en famille sur leur territoire ancestral, se déplaçant au gré des six saisons pour subvenir à leurs besoins grâce à la trappe et à la chasse (Wyatt et Chilton 2014). La colonisation s’est instaurée de manière violente et intrusive avec l’avènement de la Loi sur les Indiens en 1876, reconnue pour son objectif d’assimilation. Les changements apportés par cette loi coloniale ont bouleversé le mode de vie des Atikamekw, commençant par la création de la réserve de Manawan le 28 août 1906, un point culminant vers la sédentarisation, la mise en tutelle et le contrôle de tous les aspects de leur vie. Cette situation se prolonge aujourd’hui avec la structure de gouvernance du CDAM qui leur est imposée (Morissette 2007). Les Atikamekw ont vécu le programme des pensionnats indiens au nom duquel les enfants étaient enlevés à leur famille et éduqués dans une langue et une culture étrangères.

Pour sortir de cette emprise coloniale, les Atikamekw ont entamé un processus de négociations territoriales et d’autonomie gouvernementale avec les deux paliers de gouvernement dès 1979. La table centrale de négociation tripartite atikamekw nehirowisiw est toujours en cours. En attendant la conclusion d’un traité, différentes démarches ont été entreprises par les membres de la communauté dans un objectif d’autodétermination (Ottawa 2021).

En 1994, le CDAM signe un premier accord de transfert avec Santé Canada[1], créant les SSMS visant à mettre sur pied et à gérer des services de santé adaptés aux besoins des membres de la communauté (CDAM 2018). Cet accord, qui a été renouvelé trois fois, s’inscrit dans l’esprit des Politiques fédérales sur la santé des Indiens (1979), de transfert des services de santé (1989) et relative au droit inhérent à l’autonomie gouvernementale (1995), qui préconisent l’amélioration « de l’état de santé des Indiens par des moyens conçus et mis en oeuvre par les communautés indiennes elles-mêmes » (Lévesque, Radu et Tran 2018b : 3). Pour l’ancien chef Paul-Émile Ottawa (2012), la reddition de compte associée à l’autonomisation des communautés en matière de santé est si lourde qu’elle exerce une pression sur les ressources de Manawan et nuit à la prestation de services. En 2013, les SSMS ont signé une entente avec le Centre de santé et de services sociaux du Nord de Lanaudière « afin d’améliorer l’accessibilité et la continuité des services » offerts aux membres de la communauté (CSSSPNQL 2015 :14). Malgré ces accords et le développement de services communautaires, les services de santé, d’urgence et de santé mentale plus particulièrement sont peu accessibles en dépit des besoins criants. Il n’existe pas à Manawan de centre de crise, et il n’y a pas de médecin sur place en tout temps. Au Canada, la complexité des politiques de santé et les conflits de juridictions sont des obstacles à l’accès aux soins des membres des Premières Nations en pleine égalité (Greenwood, de Leeuw et Lindsay 2018 ; CSSSPNQL 2015 ; Radu et House 2021).

Les besoins sont pourtant immenses. La communauté de Manawan fait face depuis le milieu des années 2000 à un taux de suicide six fois plus élevé que la moyenne canadienne, soit deux suicides par année. Dans les dernières années, d’éprouvants évènements ont aggravé la situation :  résurgence de traumatismes liés aux pensionnats et externats indiens à l’occasion de la découverte de tombes anonymes et de recours collectifs, enquête sur les jeunes filles et femmes disparues et assassinées, décès par négligence et discrimination de Joyce Echaquan au Centre hospitalier de Lanaudière et pandémie de COVID-19. L’importante détérioration de la santé mentale des membres des communautés autochtones durant la pandémie de Covid-19 a été documentée (Statistique Canada 2020b) et plusieurs Nations ont exhorté le gouvernement fédéral à s’engager à mieux financer les services en santé mentale dans les communautés (Radio-Canada 2021).

Les services de santé et services sociaux, et notamment les services en santé mentale, en prévention du suicide et d’urgence, sont moins accessibles pour les membres de la communauté de Manawan que pour les Non-Autochtones habitant la région, une situation à laquelle font face de nombreuses communautés du Québec (CERASP 2019). Par exemple, la communauté de Manawan a dû revendiquer pendant des décennies un service ambulancier et c’est l’avènement de plusieurs décès liés à la lenteur des services d’urgence qui ont amené le gouvernement québécois à en consentir le déploiement en novembre 2021. Les membres de la communauté devaient attendre jusqu’à deux heures pour une ambulance, alors que les cibles étaient de 30 minutes pour les autres personnes habitant la région, une discrimination évidente (CDAM 2018). De même, la communauté ne dispose pas de centre de crise ou d’une infrastructure permettant une intervention en situation de crise.

Le manque de services en santé mentale et en prévention du suicide dans la communauté de Manawan fait en sorte que les membres les plus fragiles n’ont personne vers qui se tourner lorsque leur situation s’aggrave. Les services n’étant pas disponibles sur place, il revient aux services d’urgence, ambulanciers ou policiers, de gérer ces situations. La Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui, communément appelée loi « P-38 », prévoit que les services de police peuvent, sans l’autorisation du tribunal, amener une personne, contre son gré, dans un établissement de santé. Cette personne peut ensuite être placée sous « garde préventive » si, de l’avis d’un médecin, elle représente un « danger grave et immédiat ». Elle pourra éventuellement faire l’objet d’une ordonnance judiciaire d’hospitalisation involontaire (« garde en établissement »).

Selon les données compilées par le Service de police de la communauté de Manawan, les situations de crise et le recours à la loi P-38 est en pleine progression dans la communauté. Entre avril et décembre 2020, 245 personnes ont fait l’objet d’une intervention en situation de crise, et 39 d’entre elles ont été transportées contre leur gré au Centre hospitalier de Lanaudière en application de la P-38, ce qui représente 1,5 % de la population de la communauté. Puisque Manawan se trouve à environ 190 kilomètres de Joliette, les personnes ainsi transportées sont transférées à mi-parcours dans une voiture de la Sûreté du Québec. Elles sont bien souvent menottées. En l’absence de services adéquats pour prendre en charge les personnes en crise, la surutilisation de la P-38 à l’encontre des membres de la communauté de Manawan constitue un phénomène patent de discrimination systémique.

À la discrimination liée à l’absence de services se superpose la discrimination systémique ayant cours au Centre hospitalier de Lanaudière, qui a été documentée par la CERASP. L’inaction gouvernementale a été rendue évidente par le décès de Joyce Echaquan dans cet hôpital un an après le dépôt du rapport de la commission. Alors qu’elle souffrait d’un problème cardiaque, madame Echaquan est « rapidement étiquetée comme patiente en sevrage », a reçu de nombreuses médications psychiatriques et a été mise sous contentions physiques (Kamel 2021). Elle s’est filmée en direct sur Facebook pendant qu’elle se faisait insulter et dénigrer par le personnel infirmier en français : une interprète Atikamekw était présente à l’hôpital, mais n’a pas été appelée. Le gouvernement québécois s’est contenté de blâmer le personnel infirmier. Sans surprise, et suivant les propos recueillis par les personnes informatrices lors du terrain exploratoire, les membres de la communauté de Manawan ont peur de s’y rendre et ont peu confiance en les services qu’ils pourraient y recevoir.

Mirowatisiwin : vers le mieux-être à Manawan

Le mieux-être (Mirowatisiwin en atikamekwnehiromowin) n’est pas un concept individuel ; il fait plutôt appel aux relations avec la terre, la nation, la communauté, la famille et le corps (CSSSPNQL 2003 dans Lévesque, Radu et Tran 2018b). Mirowatisiwin soutient des interventions collectives, par et pour les communautés, et intègre les savoirs traditionnels. Ces interventions sont axées sur l’information au sujet des séquelles de la colonisation et des pensionnats, l’enseignement de la culture et de la spiritualité traditionnelle, les retraites en territoire impliquant des activités telles que la chasse, la fabrication d’outils et d’igloo, le perlage, etc. Elles prennent la forme de groupes de soutien, de séances de pardon et de réconciliation, de cercles de guérison, etc., et impliquent les familles et les personnes aînées qui peuvent agir comme des guides en matière culturelle et de guérison (Fondation autochtone de guérison 2006).

Notre projet vise deux objectifs principaux. Le premier est de documenter les pratiques d’hospitalisation involontaire et leurs effets sur les membres de la communauté de Manawan. Le second est de soutenir le développement de services Mirowatisiwin par et pour la communauté, d’en documenter les impacts tout en permettant l’avancement des connaissances (Radu et House 2021 ; APNQL 2014 ; CRSH, CRSNG, IRSC 2018 ; Gouvernement du Canada 2019). Il s’agit du premier projet du genre au Canada. L’approche méthodologique, inspirée du Protocole de recherche des Premières Nations au Québec et au Labrador de l’APNQL (2014), est celle de la recherche-action, qui vise autant à produire des effets concrets que la démocratisation des processus de recherche et de la connaissance (Greenwood et Levin 2007 ; Brydon-Miller, Greenwood et Maguire 2003).

La première étape de réalisation du projet a été de mettre sur pied un Cercle d’accompagnement constitué de six Aînés et Aînées, gardiens et gardiennes du Savoir membres de la communauté et intéressés par le projet. Les orientations du projet sont définies en collaboration avec le Cercle d’accompagnement, les partenaires et l’équipe de recherche. C’est avec la participation de ce cercle que la nature des services Mirowatisiwin sera déterminée, que les outils de collectes des données seront élaborés et que les orientations d’analyse seront déterminées. La démarche de recherche étant inductive, la méthode est susceptible d’évoluer tout au long du projet.

Deux terrains de recherche seront menés de manière à rencontrer nos deux objectifs. Le premier terrain de recherche, toujours en cours, est constitué d’une série d’entretiens individuels avec des membres de la communauté de Manawan ayant fait l’objet d’une hospitalisation involontaire ou dont un membre de la famille a fait l’objet d’une hospitalisation involontaire, d’intervenants et intervenantes du SSMS, de policiers et policières du Service de police de Manawan, de médecins urgentologues et psychiatres et d’infirmières du Centre hospitalier de Lanaudière. Ces entretiens documentent les pratiques, les expériences et les effets de l’hospitalisation involontaire sur les membres de la communauté de Manawan. En parallèle, les dossiers policiers et hospitaliers caviardés sont collectés, desquels des analyses quantitatives permettant de brosser un portrait chiffré des faits et des pratiques d’hospitalisation involontaire des membres de la communauté seront produites.

Le second terrain de recherche, qui débutera à l’été 2024, sera ethnographique. L’observation de la dispense des services Mirowatisiwin, par exemple des groupes de soutien, de cercles de guérison ou de retraites en territoire, permettra d’en documenter le déroulement. Par la suite, des entretiens seront menés avec des personnes ayant bénéficié de ces services pour documenter leur expérience, leur satisfaction et leurs idées d’amélioration. En tenant compte entre autres des indicateurs de bien-être autochtones (Heggie 2018), des modifications seront ensuite apportées aux services offerts et de nouveaux entretiens auront lieu. Des entretiens seront également menés avec des membres de la communauté ayant fait l’expérience de l’hospitalisation involontaire et des services développés par et pour la communauté.

Le projet fait l’objet de deux certifications éthiques, l’une à l’Université d’Ottawa, l’autre au Centre intégré de santé et de services sociaux de Lanaudière. Puisque le sujet est extrêmement sensible, des précautions particulières sont observées autant pour le bien-être des personnes participantes que pour la diffusion des résultats. Concernant les membres de la communauté de Manawan, une première rencontre a lieu pour expliquer les objectifs de la recherche et la nature de la participation, de même que pour répondre aux questions. La signature du formulaire de consentement et l’entrevue se déroulent lors d’une seconde rencontre de manière à permettre aux personnes de bien réfléchir à leur participation. Une personne agissant comme aidante naturelle est présente lors de l’entrevue pour offrir un soutien au besoin. À moins de préférence différente de la part des personnes participantes, les entrevues se déroulent en langue atikamekw nehiromowin. Concernant le personnel du Centre hospitalier de Lanaudière, les entrevues se déroulent à l’extérieur de l’hôpital et du temps de travail de manière à protéger la confidentialité des personnes participantes.

Le projet mobilisera les enseignements de la théorie de l’intersectionnalité pour procéder à une analyse complexe des pratiques d’hospitalisation involontaire et de leurs effets structuraux, familiaux et individuels sur les membres de la communauté de Manawan (Crenshaw 1989, 1991). Cette approche sera complétée par celle des injustices épistémiques, selon laquelle les savoirs de certains groupes sociaux sont systématiquement invisibilisés, notamment les savoirs issus des expériences (Fricker 2007).

décolonisation et principe de joyce

Mirowatisiwin :vers le mieux-être à Manawan permettra de débuter l’important travail de documentation des pratiques coercitives en psychiatrie en tant qu’outil de gouvernance coloniale à l’endroit des Premières Nations du Canada. Il constituera également un premier pas dans la décolonisation des soins en santé mentale en soutenant le développement de services par et pour une communauté autochtone et en lui fournissant des données lui permettant de négocier avec les deux paliers de gouvernement. Finalement, il contribuera à la mise en oeuvre du Principe de Joyce qui

vise à garantir à tous les Autochtones un droit d’accès équitable, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé, ainsi que le droit de jouir du meilleur état possible de santé physique, mentale, émotionnelle et spirituelle. Le Principe de Joyce requiert obligatoirement la reconnaissance et le respect des savoirs et connaissances traditionnelles et vivantes des autochtones en matière de santé

CDAM 2020

Inspiré de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), que le Canada a intégrée à son corpus législatif en juin 2021, le Principe de Joyce a été élaboré à la suite du décès tragique de Joyce Echaquan. En novembre 2020, le Conseil des Atikamekw de Manawan et le Conseil de la Nation Atikamekw ont déposé aux gouvernements du Québec et du Canada un mémoire sur le Principe de Joyce. Le gouvernement fédéral en a reconnu l’importance et a accordé deux millions de dollars à la communauté pour soutenir sa mise en oeuvre. Le gouvernement du Québec refuse d’adopter le Principe de Joyce et de reconnaître l’existence du racisme systémique. En juillet 2023, le Bureau du Principe de Joyce a été lancé dans la communauté de Manawan, dont la mission est de soutenir et de surveiller l’implantation du Principe. Diverses institutions sont déjà engagées en ce sens (Radio-Canada 2023).