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Afin de survivre moralement et politiquement à son histoire et à son héritage colonial, l’État de peuplement libéral moderne a besoin, en quelque sorte mais jamais complètement, de se faire lui-même indien. Il lui faut imaginer une certaine filiation entre les colons (settlers) et les Premières Nations. Il lui faut ce « je ne sais quoi », cette « chose indienne » qui, nommée sans l’être complètement, signalée sans jamais être définie, désigne une indianité qui, bien qu’elle soit appelée et interpellée par la présence de l’Indien, n’a plus besoin de lui ou d’elle pour se manifester en tant que réalité.

Bruno Cornellier (2015 : 37)

Publié en 1984, le roman Volkswagen Blues de Jacques Poulin met en scène la quête de l’écrivain québécois fictif Jack Waterman, qui traverse l’Amérique du Nord de Gaspé à San Francisco à la recherche de son frère Théo avec sa comparse rencontrée par hasard, une femme métissée innue surnommée Pitsémine ou « la Grande Sauterelle ». Le roman a connu un immense succès littéraire au Québec, mais aussi ailleurs dans le monde : selon WorldCat, la base de données bibliographiques de l’Online Computer Library Center, le roman connaîtrait à ce jour plus de 70 éditions différentes, incluant des traductions en anglais, en roumain, en néerlandais, en arabe, en espagnol, en italien, en polonais et en tchèque. Volkswagen Blues a d’ailleurs fait son entrée dans le canon québécois peu après sa publication et constitue un incontournable dans les études littéraires au niveau secondaire et collégial, participant ainsi par son impact sur des générations de lecteurs et de lectrices à l’édification d’une certaine subjectivité nationale qu’il importe d’étudier.

Le voyage du personnage principal et de sa compagne autochtone se présente comme une tentative (ou un prétexte) de déterrer l’histoire spectrale de l’Amérique du Nord par une lecture en apparence critique du territoire et de son occupation. Or, malgré cette tentative, certains mythes nationaux restent non examinés ou, même, solidifiés par la narration. Plutôt que d’interroger le colonialisme d’occupation, le roman déploie des stratégies narratives et discursives pour légitimer la genèse française de l’Amérique. L’objectif de cet article est double : il vise à mettre en relief ces stratégies, pour ensuite examiner comment le roman de Poulin participe à l’auto-autochtonisation biologique, discursive et métaphorique du « nous » québécois en dissimulant la présence autochtone sur le territoire américain et en reléguant l’autochtonie, dans son sens sociopolitique, à un passé lointain, voire atemporel. Nous aborderons d’abord l’émergence du discours sur le transculturalisme et les identités hybrides ou métissées au Québec au sein desquels se situe le roman de Poulin et auxquels le récit contribue ; ensuite, nous examinerons le mythe de l’américanité et les éléments spatiaux, temporels et affectifs qui façonnent la condition de possibilité de ce mythe.

Postmodernité, transculturalisme et identité

Cinq ans avant la publication de Volkswagen Blues, à la requête du Conseil des Universités du Gouvernement du Québec, le philosophe Jean-François Lyotard dépose un rapport intitulé Les problèmes du savoir dans les sociétés industrielles les plus développées, dont l’objectif est « d’examiner la situation du savoir (de ses institutions informelles et formelles, de recherche et d’enseignement) » (1979a : 1). Ce rapport sera par la suite développé et prendra la forme de l’ouvrage canonique du postmodernisme, La condition postmoderne (1979b). Lyotard et les penseurs de ce mouvement se penchent sur la remise en cause des schémas narratifs totalisants et des récits originels, ainsi que sur la valorisation des petites histoires et des histoires spectrales et effacées. Au reste, l’effervescence des mouvements anticoloniaux et des luttes pour l’indépendance dans les anciennes colonies des puissances européennes, connus de l’intelligentsia québécoise, favorise les récits oubliés de la périphérie qui remettent en cause l’Histoire officielle. C’est au sein de cette tendance à remettre en cause les métarécits que la route, dans le road novel de Jacques Poulin, se prête, elle aussi, au déterrement des petites histoires et des savoirs marginaux auxquels le personnage autochtone qui accompagne le héros et qui représente la marginalité accorde de la crédibilité. Cependant, la déconstruction des mythes nationaux chez Poulin entraîne aussi l’édification d’autres mythes tels que celui de l’identité « métisse » ou « métissée » du peuple québécois, ainsi que la réactivation du « Grand rêve de l’Amérique française ». Le contexte sociohistorique de production et de diffusion du roman est à cet égard fort intéressant et aide à mieux comprendre cette édification. D’une part, comme le remarque Heather Macfarlane (2009), le roman de Poulin est écrit quatre ans après le référendum de 1980 ; dans cette conjoncture, le Québec prend progressivement ses distances avec la vision d’une nation pure laine et homogène. Les vagues successives d’immigration non européenne et l’évocation de l’arrivée tardive des colonisateurs anglais par rapport aux Français sont mises de l’avant pour réaffirmer la préséance de la population franco-québécoise sur le territoire et pour engendrer un nouveau mythe national marqué par des indices flottants d’autochtonie (Nepveu 1998). Ces indices sont ainsi instrumentalisés pour dénouer les liens du Québec avec l’Europe et les renouer avec l’Amérique. D’autre part, la nationalisation des ressources, notamment l’hydroélectricité tout au long des années 1970 (Desbiens 2015), marque un moment décisif pour la nation québécoise, et la résistance des nations autochtones qui revendiquent elles aussi la souveraineté sur leur territoire nuit à la nouvelle visée transculturelle, cosmopolite et métissée de l’identité québécoise. La francité de l’Amérique, dans le roman de Poulin, n’est possible qu’à travers la représentation des peuples autochtones comme fantômes d’un passé violent qui ne font entendre aucune revendication territoriale. Dans sa critique de la traduction en anglais du roman de Poulin, le canadianiste Terry Goldie stipule que les récits des voyages des explorateurs européens, mis en parallèle avec ceux de l’extinction des différentes tribus autochtones, nouent la quête du personnage principal québécois Jack Waterman « à la quête du Canada français pour sa place en Amérique du Nord » (Goldie 1988 : 29). Ce qui se manifeste dans cette tendance est donc la réarticulation du récit de la genèse québécoise et du mythe de la terra nullius, cette fois-ci dans un angle transculturel qui fait des settler[1] québécois le premier peuple de l’Amérique, qui accueille maintenant les immigrants arrivés d’ailleurs.

Le métissage que représente et célèbre le récit de Poulin s’inscrit dans une vision binaire et raciale qui se forme par la combinaison arithmétique d’une identité québécoise pure (« de souche » canadienne-française), notamment par la revitalisation de la figure masculine du voyageur, et son autre absolu, l’identité féminine autochtone sans aucune particularité nationale. Or le métissage n’ébranle pas pour autant l’identité québécoise ; pour que le « nous » du peuple québécois soit imaginé, innocent et romantique, son assise, le « métissage », doit se munir d’une signification ambiguë et furtive, un « je ne sais quoi » « signal[é] sans jamais être défin[i] » dont parle Bruno Cornellier (2015). Les contours du métissage doivent ainsi rester vagues par dessein : il est installé (ou settled, comme le settler) par la répétition de certains récits de formation de ce « nous » québécois, par l’instauration d’une orientation spatio-temporelle et, surtout, par la création d’un sentiment d’innocence face à l’histoire violente de la colonisation des Amériques par les peuples européens. Le personnage autochtone du roman est, quant à lui, présenté par l’intermédiaire d’un regard allochtone et mis au service de la légitimation du « nous » québécois et de son emprise sur le territoire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les origines de ce personnage ne sont exposées qu’au deuxième chapitre du roman, après que le mythe de l’arrivée des Autochtones en Amérique par le détroit de Béring a été réitéré afin d’insister sur le peuplement du continent par des immigrants « arrivés par l’Ouest », les Autochtones, et « arrivés par l’Est », les Européens, plaçant ainsi sur un pied d’égalité les deux groupes. « D’ailleurs, je ne suis pas une vraie Indienne », explique Pitsémine ; « Mon père est un Blanc. Je suis une Métisse » (Poulin 1984 : 29). L’autochtonie qu’elle représente est vide de sens : parfois culturelle, parfois biologique et racialisante, surtout apolitique, elle légitime le rapport entre le sujet québécois et le territoire revendiqué par le Québec. Elle fait partie de cette « culture-buffet » postmoderne identifiée par Michel Biron (2010) : un pêle-mêle de noms, d’histoires et de traditions de différentes nations autochtones, toutes détachées du territoire.

Le mythe du métissage dans le roman de Poulin, ainsi que l’insistance sur l’immigration qui serait à l’origine du peuplement des Amériques, effacent l’expérience réelle et politique du territoire par les premiers peuples et le peuple Métis, leur souveraineté et leurs sociabilités : par conséquent, les mécanismes de racialisation en font des populations racisées « comme les autres » et créent un vide que le discours sur l’Amérique française vient alors combler. Volkswagen Blues postule et réclame une américanité francophone dont les extrants s’apparentent aux dynamiques actuelles d’auto-autochtonisation et aux ambitions identitaires des « Métis de l’est » (Deloria 1998 ; Sturm 2011 ; Leroux 2019) qui font l’objet de ce numéro de Revue d’études autochtones. Bien que le personnage principal ne s’identifie pas comme autochtone, il participe à la présentation de l’espace américain comme « métissé » ou transculturel, essentiellement francophone, où l’autochtonie n’a aucune continuité avec le temps actuel sinon comme une trace dans les corps et la culture des non-Autochtones. Autrement dit, l’héritage racisé et culturalisé des personnages blancs québécois est « cette chose indienne » qui particularise la francité américaine et la distingue de la francité européenne. Cette biologisation du métissage découle des discours pseudoscientifiques du xixe siècle sur les races et mine les revendications territoriales et politiques du peuple autochtone de l’ouest du Canada, les Métis , dont le statut de peuple, selon le chercheur métis Chris Andersen, évoque un lien politique qui va au-delà de la mixité raciale et biologique (2021 : 4). Qui plus est, le métissage a aussi un sens métaphorique dans le roman de Jacques Poulin ; il signifie, selon le personnage principal québécois, « quelque chose de neuf, quelque chose qui commence […], quelque chose qui ne s’est jamais vu » (Poulin 1984 : 247). Paradoxalement, ce commencement est accompagné d’une tentative de récupération nostalgique du passé français de l’Amérique et de l’affirmation de la continuité de la présence québécoise sur le territoire nord-américain. Si le métissage fait en sorte que le personnage « métis » du récit n’est pas « une vraie Indienne », l’héritage métis du Québec que semble vouloir réclamer le récit n’impacte pas la « vraie » québécité de Jack. De plus, le recensement des violences coloniales opéré par le roman représente les peuples autochtones comme tragiquement disparus ; or le voyage de Jack Waterman fait renaître le « Grand rêve de l’Amérique » des colons européens « comme un feu qui couvait sous la cendre » (Poulin 1984 : 110). Cette interprétation sélective du métissage suggère donc que ce « quelque chose de neuf » arrive à l’existence au détriment de la présence autochtone sur le territoire. Cela est aussi reflété, comme nous verrons dans les prochains paragraphes, par le choix de la carte qui guidera tout au long du récit les deux personnages à travers l’Amérique.

Espace : américanité et littérature québécoise

À partir de la deuxième moitié du xxe siècle, le Québec cherche à se libérer du Canada anglais et à démarquer ses frontières nationales tout en se rapprochant des États-Unis d’Amérique. Ce mouvement d’émancipation et d’autodétermination a des réverbérations dans tous les domaines, incluant la littérature et la culture, et marque donc « un tournant important dans l’évolution de l’imaginaire littéraire du Québec, qui s’ouvrira de plus en plus au continent américain et à ses diverses manifestations, non seulement géographiques, linguistiques, politiques et sociales, mais aussi culturelles et littéraires » (Morency 2012 : 48-49). Jean Morency considère l’année 1978 comme « jalon le plus important dans l’expression de l’américanité au sein de l’univers fictionnel québécois » en raison de « la publication de deux ouvrages importants qui illustrent bien la double nature du rapport à la culture américaine » : Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu et Les grandes marées de Jacques Poulin (2012 : 12). Beaulieu et Poulin, selon le chercheur, contribuent à « favoriser la naissance des lettres québécoises » et permettent de « traduire sans trahir, d’exprimer en français, aussi fidèlement que possible, la réalité américaine » (2012 : 13). « Dans les années 1980 et 1990 […], l’intertexte américain occupe de plus en plus de place dans l’hypotexte québécois, jusqu’à oblitérer en grande partie l’intertexte français, du moins l’intertexte contemporain », affirme encore Morency (2012 : 16). On voit cette tendance abordée entre autres dans la tradition universitaire, à travers une volonté d’affirmer l’américanité de la littérature produite en français et de l’intégrer dans un imaginaire continental, certes, mais surtout ethnolinguistique. Les nombreuses théories sur les transferts culturels et les tout aussi nombreuses lectures croisées de corpus latino-américains ou anglo-américains et québécois en témoignent également (Bernd 2009 ; Harel 1989 ; Imbert 2013 ; Ménard 2014 ; Monette 2022 ; Morency 2012). Le signe le plus évident de cette américanité qui guide d’ailleurs les personnages principaux du roman est la carte et le recours à la connaissance écrite, surtout celle contenue dans les vieux textes sur les exploits des voyageurs français dont l’âge seulement semble être une garantie de leur autorité et de leur véracité. La carte « précède le territoire », se posant comme un modèle platonique de la réalité (Baudrillard 1981) qui oriente et organise l’espace. De ce point de vue, la représentation et la revendication de l’Amérique dans le roman de Poulin, à travers le trajet des voyageurs, établissent déjà un biais nationaliste et idéologique, même si les personnages, en apparence, dévoilent ou déterrent certains éléments plutôt négatifs de l’Histoire officielle.

Une carte, aussi détaillée soit-elle, ne dit jamais tout et, en tant que discours, contient sa part de subjectivité, comme le rappelle le géographe Mark Monmonier. Elle peut ainsi servir « d’outil de falsification ou de propagande » : les cartes sont des « assortiments d’information conçus et développés par un auteur ou une autrice et sont sujettes à des distorsions résultant de l’ignorance, de la cupidité, de l’aveuglement idéologique ou de la malice » (1991 : 1-2). L’autorité de la carte, surtout en contexte colonial, permet de « légitimer la conquête territoriale, l’exploitation économique et l’impérialisme culturel », octroyant à la puissance coloniale la possibilité de « réclamer le territoire et ses ressources tout en ignorant les structures politiques et sociales y existant » (1991 : 104). Pour Tiffany King (2019), la cartographie dans le contexte de la conquête de l’Amérique est une forme d’autopoïèse par laquelle le soi s’insère dans l’Histoire, et, parfois, relègue l’autre à l’extérieur de cette Histoire.

Cartographie coloniale et territorialité

Les personnages principaux de Volkswagen Blues voyagent à Gaspé pour consulter les textes et les cartes anciennes dans un musée et déchiffrer la carte postale que le frère de Jack lui avait envoyée afin de trouver des indices qui les guideront dans la quête de Jack. La carte postale contient des extraits du voyage de Jacques Cartier au moment de son arrivée sur l’Île de la Tortue et de l’érection d’une croix en 1534 à Gaspé au nom du « Roy de France » (Poulin 1984 : 18). Le voyage des personnages marque ainsi le début de l’histoire de la conquête de l’Amérique du Nord par l’arrivée des colons français sur le territoire. Dans le musée, les personnages trouvent deux cartes, l’une de l’Amérique française du xviiie siècle et l’autre, celle d’une « Amérique du Nord avant l’arrivée des Blancs » (Poulin 1984 : 19). Chacune inspire un sentiment de nostalgie auprès de l’un ou de l’autre des personnages. L’un, Jack, qui regrette « l’Amérique perdue », et l’autre, Pitsémine, pour qui il n’est pas clair si elle regrette la perte du territoire, les peuples disparus ou les civilisations anéanties. Le narrateur omniscient décrit la première carte comme suit :

Ils regardèrent en particulier une très grande et très belle carte géographique de l’Amérique du Nord où l’on pouvait voir l’immense territoire qui appartenait à la France au milieu du xviiie siècle, un territoire qui s’étendait des régions arctiques au golfe du Mexique et qui, vers l’ouest, atteignait même les montagnes Rocheuses : c’était incroyable et très émouvant à regarder.

Poulin 1984 : 19

Si la première carte est objectivement émouvante, selon cette description, l’autre, « jalonnée de noms de tribus indiennes, des noms que l’homme connaissait […] mais également une grande quantité de noms dont il n’avait jamais entendu parler de toute sa vie », est « tout aussi impressionnante » mais n’émeut que le personnage autochtone. Jack laisse alors Pitsémine avec ses émotions et se dirige hors de la salle.

Toutefois, seule l’une de ces cartes est repérable sur le « terrain » et engendre une possibilité de revitalisation, voire de réémergence, dans l’univers de fiction ; l’autre demeure au musée. La carte de l’Amérique française se pose ainsi comme représentation objective et factuelle de l’espace, comme le reflet non seulement d’une vision, mais aussi d’une ambition settler. Jack et Pitsémine s’insèrent aussi dans ce territoire et dans son histoire en façonnant à leur tour une carte, calquée cette fois-ci sur les récits des voyageurs lus par les personnages, notamment dans l’ouvrage La pénétration du continent américain par les Canadiens français de Benoît Brouillette (1939), qui fait l’éloge de ces voyageurs pour lesquels « l’auteur semblait avoir une grande estime » (Poulin 1984 : 46) ; Jack et Pitsémine abondent dans le même sens : « En tant que voyageurs, les Canadiens méritent en effet les meilleurs éloges » (Brouillette, dans Poulin 1984 : 46). En effet, Jack et Pitsémine recourent à plusieurs ouvrages historiques lors de leur voyage. Pitsémine plaide pour ce que Paul Adam Weisman (1995) appelle un métissage textuel :

Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres, non seulement avec des livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes. Ce qu’on croit être un livre n’est la plupart du temps qu’une partie d’un autre livre plus vaste auquel plusieurs auteurs ont collaboré sans le savoir.

Poulin 1984 : 186

Bien que l’objectif de cette ouverture à une multiplicité de sources de savoir est de présenter une histoire multiple, aucune d’entre elles ne présente une perspective autochtone. De plus, la carte s’insère, elle aussi, dans une tradition textuelle européenne.

Dépossession et oubli

L’oubli et la dépossession sont représentés de façon matérielle dans le roman : Théo, le frère perdu que Jack retrouve finalement et dont la recherche a motivé l’entièreté du récit, a oublié leurs liens familiaux ainsi que la langue française : « I don’t know you » est tout ce que Jack réussit à tirer de son frère atteint de « creeping paralysis » (Poulin 1984 : 314-315). Mais pour Jack, qui regarde une photo de 1977 sur laquelle Théo apparaît, cet oubli pourrait même être une traîtrise : « Quand je regarde la photo de loin, je sais que c’est ridicule mais elle me fait penser au tableau de Léonard de Vinci qui s’appelle La Cène. […] [A]vec sa grosse tête noire et frisée, je ne peux pas m’empêcher de trouver que mon frère ressemble à Judas » (1984 : 294). Théo a oublié son histoire et celle de son frère, l’histoire du peuple français d’Amérique, « une minorité dépossédée de la plus grande partie du territoire américain marqué par ses ancêtres » (L’Hérault 1989 : 38). Ce trope de la dépossession, monopolisé par le récit de Poulin, situe le sujet francophone comme véritable héritier du territoire que ses ancêtres se sont approprié et invisibilise ou alors dévalue l’histoire de la dépossession et de l’élimination des peuples autochtones sur le même territoire. À travers ce motif, le récit settler relègue le crime originel de l’Amérique à un passé préhistorique, faisant l’impasse sur le véritable rétrécissement de la souveraineté autochtone qui n’est pas déplorée dans le roman au même titre que celle subie par les Canadiens français. Le roman de Poulin représente une Amérique qui est déjà vidée des peuples autochtones alors que sa publication, en 1984, est contemporaine de plusieurs événements importants dans l’histoire des relations entre settlers et Autochtones. Pensons par exemple à la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois par le Grand Conseil des Cris, les Inuits du Nunavik, les gouvernements provincial et fédéral, Hydro-Québec et la Société de développement de la Baie James en 1975 ; à la résistance innue et mi’gmaq contre les impositions du gouvernement québécois sur la pêche lors de la « guerre du saumon » de 1981-1982 ; et à la résistance de Kanehsatà:ke de 1990. Comme Macfarlane l’observe aussi dans sa critique, outre Pitsémine, on ne rencontre aucun autre personnage autochtone dans le roman, à part la mère de celle-ci qui, toutefois, est reléguée à l’espace du musée de Gaspé, le lieu des artefacts du passé. Le seul retour possible est donc celui des peuples francophones qui sont désormais les habitants légitimes et originels de l’Amérique. Faisant une fois de plus précéder le territoire par une carte settler fabriquée, le roman efface le savoir et l’organisation territoriale des peuples autochtones, leur refuse toute souveraineté sur leurs territoires et, nous le verrons, toute futurité. Soulignons d’ailleurs que Jacques Poulin s’empare lui-même du trope de l’Amérique française, en entrevue avec Christian Desmeules pour Le Devoir à l’occasion de la parution de son roman de 2009, L’anglais n’est pas une langue magique :

Le sujet de la présence française en Amérique, il l’avait déjà effleuré en écrivant Volkswagen Blues, roman paru en 1984. « J’avais alors pris conscience que, sur la piste de l’Oregon, il y avait des traces de plein d’explorateurs français. Et tout le temps de l’écriture de ce roman, j’ai lu le très, très beau livre de monsieur Vaugeois, qui s’appelle America[2], et qui pour moi est la merveille des merveilles... / Que le Québec, que la présence française ait été aussi vaste à une certaine époque et qu’elle ait été refoulée jusqu’à être ce que nous sommes maintenant, autant géographiquement que moralement, ça ne me paraît pas être une très grande réussite. J’ai comme une sorte de nostalgie de ce que ç’aurait pu être », avoue-t-il.

Desmeules 2009

Tout au long de leur voyage, Jack et Pitsémine remettent en question l’Histoire dominante, parfois même l’innocence des voyageurs français, en juxtaposant la carte du continent et les récits des explorateurs et colonisateurs européens, y compris ceux des « pionniers » qui ont emprunté la piste de l’Oregon. Le recours au mythe des voyageurs est en ce sens signifiant ; comme Weisman (1995) le remarque, Jack, Pitsémine et Théo sont tous les trois admiratifs des voyageurs. Mais c’est Pitsémine qui accorde la légitimité à cette admiration et, par conséquent, à l’exceptionnalisme québécois ; en effet, Pitsémine distingue les voyageurs français ou les Canadiens français des colonisateurs américains parce qu’elle trouve que « leur conduite avec les Indiens était acceptable, compte tenu des moeurs de l’époque. Même chose pour les trappeurs et les coureurs de bois : en général ils s’étaient mieux comportés à l’égard des Indiens, d’après elle, que ceux qui avaient exercé les mêmes occupations du côté américain » (Poulin 1984 : 47). Le colonialisme paraît ainsi comme un évènement inévitable et son impact est réduit au bon ou au mauvais traitement des peuples autochtones. La dépossession des peuples autochtones de leurs terres et l’invasion et l’occupation desdits territoires par les colonisateurs américains et canadiens-français sont ainsi dissimulées.

Mais surtout, le personnage autochtone du roman accepte lui aussi la « vérité » de la carte et de l’Histoire officielle et ne les conteste pas. On pourrait d’ailleurs se demander si le personnage de Pitsémine représente bel et bien une présence autochtone, ou plutôt une absence… en effet, elle pratique une autochtonie pêle-mêle semblable à un chamanisme new age et non liée à un lieu précis[3] ou à une nation particulière, avant de disparaître aux États-Unis où elle rencontre une bibliothécaire racisée : « une fille grande et maigre avec de longs cheveux noirs. Elle ressemblait curieusement à la Grande Sauterelle, sauf que ses traits étaient à demi chinois et à demi mexicains ; son visage, à cause de cette double origine, était doux, un peu étrange et très émouvant à regarder » (Poulin 1984 : 284). Quelques pages plus loin, au moment du départ de Jack vers Québec, on apprend que Pitsémine a choisi de « rester un certain temps à San Francisco : elle pensait que cette ville, où les races semblaient vivre en harmonie, était un bon endroit pour essayer de faire l’unité et de se réconcilier avec elle-même » (1984 : 317-318). L’autochtonie se réduit encore une fois à un fait racial et biologique, détaché du territoire, que même le personnage autochtone ne « possède » pas ou plus. Le contact entre Pitsémine et la bibliothécaire est mis de l’avant comme si Pitsémine n’avait jamais rencontré quelqu’un qui « lui ressemble ».

Le territoire américain est ainsi rendu disponible pour une nouvelle conquête, discursive cette fois, et permet la réinscription en régime contemporain du topos de l’errance. D’une part, il s’agit de l’errance de Jack au volant de son « vieux Volks » ; ses déplacements calquent le trajet des voyageurs français, ou encore celui des « pionniers » en route vers le pays de l’Oregon, établissant un parallèle entre Jack et les « ancêtres » à qui il s’identifie : Louis Jolliet, le père Jacques Marquette, René-Robert Cavelier de La Salle, par exemple, ou encore Étienne Brûlé, qu’il associe à son frère Théo. Jack accomplit ainsi, dans une certaine mesure, la rédemption des comportements de ces ancêtres en voyageant sur leurs traces, mais aussi en soulignant leurs comportements indésirables, sans pour autant remettre en question le fait de la colonisation. Il exauce le « Grand rêve de l’Amérique » :

L’Amérique ! Chaque fois qu’il entendait prononcer ce mot, Jack sentait bouger quelque chose au milieu des brumes qui obscurcissaient son cerveau. […] C’était une idée enveloppée de souvenirs très anciens — une idée qu’il appelait le « Grand Rêve de l’Amérique ». Il pensait que, dans l’histoire de l’humanité, la découverte de l’Amérique avait été la réalisation d’un vieux rêve. Les historiens disaient que les découvreurs cherchaient des épices, de l’or, un passage vers la Chine, mais Jack n’en croyait rien. Il prétendait que, depuis le commencement du monde, les gens étaient malheureux parce qu’ils n’arrivaient pas à retrouver le paradis terrestre. Ils avaient gardé dans leur tête l’image d’un pays idéal et ils le cherchaient partout. Et lorsqu’ils avaient trouvé l’Amérique, pour eux c’était le vieux rêve qui se réalisait et ils allaient être libres et heureux. Ils allaient éviter les erreurs du passé. Ils allaient tout recommencer à neuf.

Poulin 1984 : 109

Il reprend et reproduit ainsi le mythe de la « découverte » de l’Amérique et romantise la conquête du continent sous les traits d’un rêve franco-européen. D’autre part, le roman de Poulin met aussi en scène l’errance à travers le personnage de Pitsémine, qui incarne alors les déplacements saisonniers de certains peuples autochtones d’Amérique du Nord. Leur voyage en tandem de Gaspé à San Francisco permet aux deux héritages de fusionner : celui, européen, de l’errance des colons (les « voyageurs », les « pionniers ») et celui, américain, du nomadisme autochtone. Cette fusion a lieu, convenablement, dans le cadre d’un système euroaméricain de savoir, de valeurs et de storytelling. Néanmoins, le récit fait écho au déplacement et à la sédentarisation forcée des peuples autochtones par le nouvel ancrage de Pitsémine en Californie, qui se contente alors de son statut de personne racisée (voire immigrante), tandis que Jack retourne à son lieu d’origine. Ce voyage a effectué le « métissage » du territoire et du sujet francophone québécois, puisqu’il porte désormais en lui l’(auto-)autochtonie et la francité. À l’aéroport, après avoir dit adieu à Pitsémine, Jack rêvasse et le roman se termine sur cette phrase : « il souriait malgré tout à la pensée qu’il y avait, quelque part dans l’immensité de l’Amérique, un lieu secret où les dieux des Indiens et les autres dieux étaient rassemblés et tenaient conseil dans le but de veiller sur lui et d’éclairer sa route. » (1984 : 320) Cette instrumentalisation du personnage autochtone s’accompagne d’une mise au service au profit du colonisateur des divinités autochtones qui ne sont ni nommées ni décrites : plutôt, elles sont imaginées de manière abstraite dans une perspective panautochtone détachant ainsi l’autochtonie de sa matérialité territoriale, culturelle et corporelle ; elle ne persiste que comme aura ambiguë et non matérielle.

Temps et temporalité : déshistorisation

Similairement, le roman de Poulin se détache petit à petit de l’Histoire pour affirmer une américanité essentiellement francophone qui prétend réclamer une autre temporalité : le temps du hasard et de l’instantané de l’Amérique, et non le temps historique linéaire de l’Europe. Les habitants de cette « Amérique française » se placent à l’écart de l’histoire (Daunais 2015). Certains critiques (Hyman 1999 ; Macfarlane 2019) ont d’ailleurs remarqué que la route se prête à cette temporalité du hasard. Dans sa théorisation du chronotope des romans picaresques, Bakhtine (1978) observe que la route est le lieu des rencontres imprévues ; en ce qui concerne les récits contemporains de la route, ils s’inscrivent dans des mouvances contre-culturelles et veulent subvertir les idéologies dominantes (Jeusette 2017). En même temps, la francité de l’Amérique occasionne une histoire, la seule d’ailleurs ayant une incidence réelle sur le récit : l’arrivée des colons français sur le continent précède celle des colons anglais. La route et le hasard qu’elle représente permettent au récit de Poulin de

récupérer de manière sélective l’histoire des Canadiens français et d’imaginer l’ensemble de l’Amérique du Nord comme une propriété culturelle des voyageurs français du xviie et du xviiie siècles, comme un héritage laissé aux Canadiens français de la fin du xxe siècle.

Weisman 1995 : 478

Or, la durée qui légitime la francité de l’Amérique engendre à son tour un dilemme settler qui, écrit Corrie Scott, préoccupe la psyché québécoise depuis des décennies (2014 : 88) : puisque la durée de résidence sur le territoire est un facteur de légitimation de la souveraineté d’un peuple, qu’en est-il des nations autochtones dont la pratique du territoire précède celle des settlers français ayant donné naissance au peuple québécois ? Si le territoire est l’élément irréductible du colonialisme de peuplement, comme l’affirme Patrick Wolfe (1999 et 2006), le temps en serait l’autre axe, déployé pour orienter et légitimer le discours settler.

L’épisode des deux cartes consultées au musée à Gaspé, évoqué plus haut, établit dès le début du roman de Poulin la spatiotemporalité de l’Amérique : il s’agit d’un espace français dont la genèse coïncide avec l’arrivée de Jacques Cartier au Gespe’gewa’gi (Gespe’gewa’gi Mi’gmawei Mawiomi 2018). La spatiotemporalité autochtone, quant à elle, est renvoyée à un « avant le début » : un temps préhistorique, hors du temps, un passé regrettable, mais non repérable sur le territoire. La récupération sélective de la carte, comme la récupération sélective de l’histoire qu’aborde Wiseman dans sa critique (1995), donne ainsi une orientation à l’historicité que conçoit Poulin dans son roman. Selon Cornellier, la relégation de l’histoire autochtone au moment précolonial, dans les colonies de peuplement, établit une continuité historique entre les Autochtones et les colons euroaméricains, et normalise et naturalise la colonisation comme une évolution logique du temps. La figure de l’Autochtone est ainsi pensée « comme la genèse ou point d’origine (la préhistoire) de ce qui allait déterminer l’histoire de ce que “nous”, les “nationaux”, sommes devenus » (Cornellier 2015 : 13). Le roman ne remet pas en question cette spatiotemporalité, mais tâche plutôt de la réaffirmer en réconciliant le territoire avec l’Histoire spectrale de l’Amérique française. Comme nous l’avons mentionné plus haut, Jack cherche la rédemption pour la manière dont le territoire a été usurpé aux peuples autochtones, et non pas pour cette dépossession elle-même.

Colonialité et effacement

Volkswagen Blues confine les peuples autochtones au passé en imaginant un futur exclusivement québécois et francophone. Si Pitsémine relit elle aussi le passé, sa remise en question de l’histoire émerge à travers la « voix » de l’écrivain blanc, ainsi que les écrits d’autres settlers qu’évoque Poulin et qui ne proposent aucun présent et, surtout, aucun avenir autochtone. Le livre de Poulin ne présente pas d’exemples de communautés autochtones dynamiques et bien en vie, alors qu’elles sont nombreuses dans la réalité, notamment dans les régions parcourues par Pitsémine et Jack. Rappelons que la deuxième carte consultée au musée à Gaspé, « tout aussi imposante » que la première, permet à Jack de lire plusieurs « noms de tribus indiennes » (Poulin 1984 : 19) énumérées par le narrateur, rendant visible l’espace d’un instant une multitude de peuples autochtones dispersés sur tout un continent, du nord-est du Canada à la Floride, des grandes plaines à l’Oregon en passant par le golfe du Mexique. Néanmoins, ces communautés n’existent que par la présence de leurs noms sur une carte ancienne et ne sont pas repérées sur le territoire ; le voyage de Jack et Pitsémine ne leur permet d’entrer en contact avec aucun de ces peuples[4], qui sont alors relégués au passé de leur disparition, à tout le moins, la temporalité instaurée dans Volkswagen Blues ne leur confère aucune contemporanéité. Or, Jack et Pitsémine ne visitent que des lieux de mémoire : la sépulture de Thayendanegea, le parc régional Starved Rock, le ranch de Buffalo Bill et le site historique national Fort Laramie. Le temps et l’espace de la route ne sont donc pas aussi imprévus que le roman le prétend. Pitsémine raconte calmement à son compagnon de voyage les massacres commémorés par ces lieux de mémoire et ayant contribué au génocide des peuples autochtones d’Amérique, mais cela ne l’empêche pas de participer, par ces leçons d’histoire, à la réactivation du temps du mythe, celui de l’Amérique française. Par exemple, pour justifier son intérêt à visiter Fort Laramie, elle raconte à Jack que c’était

autrefois un poste de traite. Il appartenait à l’American Fur Company. Et il a été baptisé du nom d’un trappeur français, Jacques Laramée, qui avait établi son camp dans les environs en 1818. D’ailleurs, tout ce territoire et peut-être même tout l’Ouest américain, à cette époque, était inondé de Canadiens français qui couraient les bois, chassaient les animaux à fourrure et servaient de guides aux explorateurs. Ils vivaient avec des Indiennes et souvent ils avaient eux-mêmes du sang indien.

Poulin 1984 : 222

Devant une mitrailleuse exposée dans le fort, Pitsémine entre publiquement en colère : elle crie et gesticule « YOU SHOOT INDIANS WITH THAT TABARNAK DE MACHINE GUN? » (Poulin 1984 : 223) avant d’être escortée « à l’autre bout de la salle » par un ranger qui lui explique ensuite que la mitrailleuse n’a sûrement pas été utilisée à cette fin comme elle fonctionnait en réalité très mal. Cela suffit à calmer Pitsémine, que Jack a reniée sur les entrefaites : « La vieille dame demanda à Jack si “the young girl” était une Indienne et il répondit qu’il n’en savait rien et que c’était la première fois qu’il la voyait de toute sa vie » (Poulin 1984 : 224). La colère de Pitsémine, si elle redonne vie à l’histoire tragique de la colonisation du continent américain, ne dure qu’un instant, dix pages tout au plus qui suffisent à raviver la mémoire de Sand Creek et de Wounded Knee avant qu’elle ne soit oubliée de nouveau. « L’orage était passé et Jack respira » (Poulin 1984 : 226) ; l’autochtonie n’est possible que sporadiquement puisque sa pérennité empêcherait le fantasme colonial de l’Amérique française, pour lequel Jack est prêt à trahir sa compagne.

Si le retour de Jack au Québec annonce un renouveau de l’identité québécoise, inspiré des figures et des traditions de jadis, le fait qu’il rentre seul « au pays » exclut la possibilité d’une résurgence autochtone. Jack réactive et revitalise l’Amérique française et Pitsémine, « la dernière des Autochtones », devient un simple témoin de cette francité d’Amérique. Elle renonce à son autochtonie ancrée en Nitassinan et demeure aux États-Unis en tant qu’immigrante racisée. Le roman s’inscrit alors aussi dans le mythe de l’Autochtone toujours-déjà en voie de disparition.

Affects : innocentement

Dans son livre The Queen of America Goes to Washington City (1997), Lauren Berlant aborde le changement de paradigme social aux États-Unis depuis le règne de Reagan, ère qui coïncide avec le temps diégétique de Volkswagen Blues et avec la privatisation du politique. La maxime féministe « le privé est politique » est ainsi renversée et la vie individuelle du citoyen devient, selon ce nouvel aphorisme, un miroir de la nation ; il lui incombe de soutenir des valeurs patriotiques. Le drame et la tragédie privée de l’individu remplacent la réflexion collective et politique. Ce changement paradigmatique entraîne une mutation affective quant aux actions publiques ; le militantisme est de plus en plus représenté comme ridicule et insincère, et c’est plutôt le citoyen infantile et innocent (Berlant utilise l’exemple de Forrest Gump) qui serait en mesure de représenter les vraies valeurs de la nation et de redresser les maux et les déviations qui font exception. Dans les productions culturelles qui reflètent ce nouveau modèle, le citoyen infantile entreprend un voyage : soit un pèlerinage vers la capitale de la nation où il visite les monuments historiques et les lieux de mémoire, soit, comme c’est le cas de Forrest Gump, un voyage à travers le pays pour le présenter comme un tout uni sous l’identité nationale. La personnalisation du sujet-citoyen[5] contribue à la sentimentalité et à l’innocence attribuées à l’identité nationale.

Eve Tuck et K. Wayne Yang, de leur côté, abordent cet innocentement dans le contexte des colonies de peuplement, où la formation de l’identité nationale repose forcément sur des stratégies qui dissimulent l’occupation du territoire et la dépossession des peuples autochtones. Dans « Decolonization is not a metaphor », Tuck et Yang expliquent qu’il est difficile pour les citoyens de l’État settler d’accepter leur complicité directe et indirecte dans l’effacement et l’assimilation des peuples autochtones (2012 : 9). Il s’agit d’une réalité « inconfortable », et il n’est pas rare que le fardeau de la responsabilité soit allégé par ce que Janet Mawhinney a nommé des « moves to innocence » (1998 : 17), c’est-à-dire une série de « stratégies visant à révoquer son implication dans les systèmes de domination afin d’invalider la culpabilité qui en est ressentie » (1998 : 17). Les settler moves to innocence relèvent donc de ces méthodes et allègent la honte et la culpabilité du settler sans que celui-ci n’ait à renoncer au territoire occupé, au pouvoir ainsi usurpé, ou aux privilèges du colonisateur (Tuck et Yang 2012 : 10).

Les personnages principaux de Volkswagen Blues entreprennent un voyage au bout duquel ils consolident leur rapport avec leur identité. Au début de leur périple, le personnage québécois est innocent et ignorant de l’histoire. Mais la découverte de ce qui est présenté dans le roman comme la vraie histoire, ou l’histoire marginalisée, relève d’une hygiénisation de la formation de la nation settler et du sujet national. Le récit établit le sujet settler francophone comme appartenant aux oubliés des grands récits, ou encore comme un sujet innocent et traumatisé face à la véritable histoire, faite de tragédies. Il souligne à la fois sa préséance et son invisibilité sur le territoire étatsunien. De plus, le dévoilement du parcours marginal du personnage blanc francophone promet un « futur national heureux et propice » (Berlant 1997 : 175 ; nous traduisons) : un avenir où il ne sera plus nécessaire de distinguer entre colon, Autochtone et immigrant puisque dans cet idéal, tout est égal et tout est métissé … mais francophone.

La carte, dans Volkswagen Blues, se distingue du paysage, lieu d’investissement affectif du sujet et de la mémoire individuelle et collective. Cet investissement, dans une moindre mesure, est mis en relief par la tentative de tisser le récit personnel du protagoniste, la quête de son frère, à l’histoire nationale. Lors de leur voyage sur la piste de l’Oregon, par exemple, les personnages s’immiscent dans l’histoire des pionniers jusqu’à ce que le pronom personnel et collectif « nous » désigne Jack et Pitsémine en même temps que les colons dont le périple est raconté dans le livre The Oregon Trail Revisited de Gregory M. Franzwa, maintes fois cité dans le roman. Ce faisant, le texte soustrait le personnage autochtone de sa socialité autochtone et de sa collectivité, et l’insère dans le récit de la recolonisation du continent nord-américain et dans une spatiotemporalité settler. L’investissement affectif et émotionnel de Pitsémine, qui raconte la disparition des Autochtones et qui se lie à cette nouvelle histoire de l’Amérique française, est ici déplacé. Si les peuples autochtones disparaissent en masse par l’extermination et le génocide colonial et sont condamnés à l’oubli, dans le roman de Poulin et dans les récits de Pitsémine, les colonisateurs blancs sont quant à eux personnalisés et humanisés, même dans leur mort : par exemple, les deux personnages découvrent la tombe d’une jeune « pionnière », Rachel Pattison, morte à 19 ans le 18 juin 1849, probablement du choléra (1984 : 203). La disparition de la jeune femme settler fournit l’occasion au récit de faire une pause lors de laquelle les personnages se recueillent, émus devant les rêves avortés des colons, appelés « émigrants » (1984 : 204) , devant la description des épreuves traversées lors de leur « émigration », énumérées et donc inscrites dans l’univers du référent. Le récit s’attarde même sur le pillage de certaines tombes par « les Indiens ou par les loups » (1984 : 204) pour souligner l’humanité de l’un et effacer celle de l’autre. Rappelons d’ailleurs que si Rachel Pattison, morte depuis plus de 130 ans, est appelée par son nom, la mère de Pitsémine, seul autre personnage autochtone du récit, est quant à elle démunie d’un nom propre.

Amnésie et ré-écriture

En outre, c’est Pitsémine qui reconstruit l’Amérique française dont Jack est nostalgique, mais dont il découvre soudainement les aspects les plus sombres. Son ignorance de l’histoire l’acquitte de ses investissements émotionnels et enfantins d’autrefois ainsi que des jeux violents de son enfance. Ce qui est déterré dans le roman de Poulin n’est pas pour autant la conquête et la colonisation, mais les mauvais traitements ici et là qui, face à la violence des Étatsuniens et compte tenu des « moeurs de l’époque » (Poulin 1984 : 47, 81), perdent immédiatement de leur importance. Jack, qui est pourtant au fait de son histoire, qui connaît les personnages historiques canoniques de la Nouvelle-France et du Québec, apprend pour la première fois la violence de ces personnages : c’est donc dire que son éducation, axée sur l’hagiographie des « découvreurs » et autres « voyageurs et pionniers », a fait l’impasse sur la vérité historique qu’il découvre alors avec choc. De plus, la focalisation sur le personnage de Jack fait en sorte que ce passé est éclipsé par ses sentiments. Ainsi, le roman de Poulin est un vaste settler move to innocence ; il ne déstabilise pas l’identité québécoise du personnage principal : plutôt que de l’amener à considérer sérieusement la culpabilité, la honte et la colère ressenties lorsque ses héros sont désacralisés, la narration instrumentalise la figure de « l’Indienne » pour affirmer l’innocence de Jack, et pour le consoler. À titre d’exemple, Jack répond avec « de l’agressivité dans sa voix et aussi un mélange de tristesse et de lassitude » (Poulin 1984 : 81) lorsqu’il est confronté aux « allégations » de l’étudiant en philosophie rencontré à la bibliothèque de Toronto – « Je pense qu’Étienne Brûlé était un bum » (ibid. : 76). Il réagit de manière similaire aux faits historiques rapportés par Pitsémine à propos de son héros, notamment sa « traîtrise » lorsqu’il a collaboré avec les Anglais en 1629 et son comportement à l’égard des femmes autochtones avec qui il se liait sexuellement et qui aurait mené à sa « mise à mort » par « la tribu dans laquelle il vivait » (ibid. : 81-82). Il justifie le comportement de Brûlé en disant que « les Indiennes avaient les moeurs sexuelles plus libres que les Blancs », ce à quoi Pitsémine acquiesce : « Oui. Évidemment. » (ibid. : 81). La violence sexuelle subie par les femmes autochtones qui marque l’histoire de la colonisation et du colonialisme en Amérique est ainsi banalisée et justifiée par le fameux fantasme blanc des « moeurs libres ». Or, cette violence est une stratégie coloniale pour écraser l’agentivité corporelle, sexuelle et politique des femmes autochtones et de leurs communautés[6]. L’histoire est étouffée par Jack et Pitsémine dès qu’elle surgit dans le roman : « C’est pas Étienne Brûlé que vous cherchez à défendre, c’est votre frère Théo. Vous avez peur que votre frère ait fait quelque chose de mal… mais comme cette idée vous déplaît, vous la refoulez dans votre inconscient et, au lieu de défendre la conduite de votre frère, vous défendez celle d’Étienne Brûlé. » (1984 : 82) La focalisation fait en sorte que le lecteur ou la lectrice s’identifie à Jack et à sa tristesse, et sympathise avec lui et son histoire personnelle. Qui plus est, quand Jack se montre perturbé par l’histoire, c’est la femme autochtone qui s’excuse auprès de lui : « Je suis désolée », dit Pitsémine (1984 : 82). Elle est désolée de ne pas pouvoir le conforter dans l’innocence recherchée et de ne pas réussir à briser les représentations coloniales projetées sur les femmes autochtones. Or, Étienne Brûlé, le héros du frère américain de Jack, est surtout discrédité dans le livre Toronto During the French Régime (1933), que trouve Pitsémine à la bibliothèque, pour avoir trahi les Français en menant l’armée anglaise de Tadoussac à Québec. Là aussi, l’histoire de Brûlé ressemble à celle de Théo qui quitte le Québec pour les États-Unis. Les deux histoires convergent pour sinon purifier, au moins présenter la colonisation des territoires autochtones par la France comme le moindre de deux maux.

Conclusion

Il est plutôt difficile de repérer les modalités de l’auto-autochtonisation dans un récit comme Volkswagen Blues, qui ne l’exprime pas directement. L’auto-autochtonie du sujet blanc francophone s’y manifeste plutôt par les indices du « métissage » ambigu qui se sont glissés dans le discours social comme une évidence ; ces indices parsèment le texte littéraire et sont visibles sur les plans spatial, temporel et affectif, de sorte que la francité s’affirme comme la genèse, mais aussi comme l’âme de l’Amérique. Malgré les références à un passé « préhistorique » autochtone et aux individus autochtones qui, quoique vivant dans l’espace du roman, n’entrent pas dans l’Histoire moderne de l’Amérique, la francité est ce qui pourrait être légué et ce qui pourrait persister tout en absorbant l’autochtonie, définie comme une âme flottante sans corps, et l’héritage des explorateurs européens depuis l’arrivée de Christophe Colomb sur le continent. C’est ce que nous avons tenté de démontrer ici.

Le métissage dans le roman de Poulin est un récit englobant qui met de l’avant l’ancienneté de la présence des Français sur les territoires qui font actuellement partie des États-Unis et du Canada. Volkswagen Blues présente ainsi la colonisation du continent comme un « Grand rêve », celui des premiers colons français, réactivé par Jack Waterman et qui n’est pas sans rappeler la mission divine acceptée par Marie de l’Incarnation[7]. Ce rêve situe l’autochtonie dans le passé de la nation et rend impertinente l’antériorité de la présence autochtone sur les territoires nord-américains : il s’agit d’une genèse qui affirme l’exceptionnalité de la francité du peuple québécois, la distingue de la francité européenne, et consolide son américanité. Pour Weisman, ce rêve se distingue du rêve américain : « Bien au contraire, Poulin précise que “le Grand rêve de l’Amérique” ne peut être compris qu’en français. » (1995 : 495, nous traduisons) Or, il se rapproche considérablement d’un autre récit américain, le Manifest Destiny, ayant lui aussi servi à justifier la colonisation d’une partie du continent, formant ainsi la subjectivité settler états-unienne. Ironiquement, ce qui attend le personnage autochtone de Volkswagen Blues, au bout du voyage, correspond exactement au rêve américain : sans domicile fixe et ne possédant rien d’autre que le vieux Volks hérité de son ami Jack, Pitsémine décide de rester à San Francisco « où les races semblaient vivre en harmonie. » (Poulin 1984 : 318) « Les races », la marque des immigrants non européens dont il est question ici, est le signe de la nouveauté de l’Amérique. En effet, pour que l’autochtonie soit représentée comme la genèse de l’Amérique française, et la francité comme la genèse de l’Amérique, il faut que le passé des peuples non européens en Amérique et les liens entre l’autochtonie et ces peuples soient dissimulés. Ainsi, les bleus du titre peuvent être compris comme un indice de l’américanité du roman — le blues étant un genre musical qui a émergé des chants de travail des populations afro-américaines victimes de la ségrégation raciale aux États-Unis — sans que celui-ci rende compte de la présence de la diaspora africaine en Amérique et de son histoire, qui est contemporaine à la présence française sur le continent. Rappelons que la déportation des esclaves africains vers les Amériques aurait commencé aussi tôt que pendant la première moitié du xve siècle.

La figure de l’Autochtone, de « l’ordre du représentationnel » (Cornellier 2015 : 15), est à la fois absence et présence : absence de l’Autochtone et présence de la « chose indienne » (Cornellier 2015). Ou bien, elle est de l’ordre de l’hantologie (Derrida 1993), d’un spectre qui hante la conscience settler en Amérique. À la fin du roman, Jack Waterman se libère de cette histoire spectrale ; il insiste pour que Pitsémine ne ramène pas le vieux Volks au Québec (Poulin 1984 : 318), comme si le retour de la fourgonnette était la seule raison pour Pitsémine de visiter le territoire, son territoire. Jack laisse alors derrière lui le corps autochtone, le corps de l’autochtonie qui, affirme Cornellier, « [semble] toujours en excès de la “chose indienne” » (2015 : 38) ; finalement, Jack retourne « chez lui » béni par les divinités autochtones (Poulin 1984 : 320). De plus, le protagoniste du roman de Poulin se libère aussi de son passé colonial en laissant derrière son frère dont il « risquait d’aggraver [l’]état […] [e]n essayant de faire ressurgir le passé » (Poulin 1984 : 319). Ici, on voit un renouvellement du sujet settler libéral qui veut à la fois recommencer l’histoire et récupérer les mythes du passé. Il purge donc l’identité québécoise de ses héros controversés comme Théo et Étienne Brûlé. L’enterrement de ces histoires dessine un passé traumatique et tragique, mystérieux et, surtout, francophone aux Amériques.

Volkswagen Blues, comme d’autres récits canoniques du corpus littéraire québécois et/ou franco-canadien, est en partie fondateur de la pensée auto-autochtonisante en « Amérique française » puisqu’il participe à la solidification de ses motifs littéraires et politiques en créant un discours sur la nation qui contribue à effacer les premiers peuples, leur version de l’histoire, leur identité et leur présence dans le passé et aujourd’hui. Rassemblant le lectorat sous une histoire commune qui fait oublier la colonisation du territoire ainsi que l’enclavement et le génocide des peuples autochtones par les colonisateurs français, ces textes postulent la francophonie comme toujours-déjà présente sur le territoire américain et lui accordent ainsi une certaine préséance. Sous le prétexte de la découverte des petites histoires, le roman de Poulin reconstitue un discours ethnonational qui légitime le mythe du « métissage » et reproduit la révision historique de la genèse de « l’Amérique française » permettant de soutenir l’auto-autochtonisation sans complexe ni retenue ; en effet, le récit qui fonde cette idéologie a longtemps germé dans la littérature settler coloniale et dans l’imaginaire qu’elle invente et peut donc être convoqué ponctuellement, comme c’est le cas dans Volkswagen Blues, pour contribuer à l’édification d’une subjectivité nationale hégémonique.