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La Mohawk Warrior Society : manuel de souveraineté autochtone est un ouvrage de référence coordonné par Philippe Blouin, candidat au doctorat en anthropologie à l’Université McGill, qui propose l’ambitieux projet de « transcrire une tradition orale ». (Blouin et al. 2022 : 7) Le livre présente la tradition kanien’kehá : ka (Mohawk) en s’articulant autour de l’histoire de la Mohawk Warrior Society (la société). L’objectif du livre est de « rectifier le manque de sources et la malhonnêteté qui ont conduit beaucoup à présenter la Warrior Society comme des voyous et des gangsters ». (Ibid : 18) L’ouvrage raconte, à partir d’une multiplicité de sources et de supports documentaires, la version de l’histoire des gens qui l’ont vécue. Les oeuvres, tant picturales qu’écrites, de Louis Karoniaktajeh Hall servent d’ancrage aux différents textes réunis dans le livre. La couverture, présentant le drapeau de l’unité, devenu un emblème de la résistance autochtone depuis la crise politique de 1990 à Kanehsatake, donne le ton au livre. Il est construit en cinq parties : « Une histoire orale de la Warrior Society », « Raviver la résistance », « À propos de Louis Karoniaktajeh Hall », « Oeuvres picturales de Louis Karoniaktajeh Hall » et « Écrits de Louis Karoniaktajeh Hall ». Le tout est complété par des annexes qui présentent notamment un glossaire de mots kanien’kehá et une chronologie de la résistance mohawk servant à mieux comprendre la tradition rotinonhsión : ni (confédération iroquoise, dont fait partie la nation Kanien’keha : ka).

La première partie rassemble quatre témoignages d’acteurs qui ont été au coeur de la création de la Mohawk Warrior Society dans les années 1970. La transcription des entretiens avec Tekarontakeh, Kawkirakeron, Kanasaraken et Ateronhiatakon replace la société dans le parcours de vie de ces quatre hommes. Cette partie permet de mieux comprendre les motivations qui les ont poussés à raviver le feu des Rotisken’rahkéhte (les guerriers mohawks). Les témoignages font état d’une connaissance profonde du passé de la nation Mohawk ainsi qu’une responsabilité contemporaine de respecter la Kaianere’kó : wa, la constitution rotinonhsión : ni. La seconde partie « remonte aux racines culturelles de la résistance mohawk pour mieux comprendre les protocoles, les symboles et les traditions qui caractérisent sa position souverainiste ». (Ibid : 119) Le premier texte par Kahentinetha explique les principes de base de la Kaianere’kó : wa. Le second texte de Ateronhiatakon discute de l’usage du wampum chez les Iroquois. Le troisième et dernier texte de cette partie donne la parole à Karhiio John Kane, qui discute de sa conception identitaire en tant que « guerrier ». L’auteur offre une interprétation qui décolonise ce mot traduit en langues coloniales pour le ramener au sens traditionnel du terme de Rotisken’rahkéhte. Rompant avec l’image des fusils et de la criminalité perpétrée par la résistance à Kanehsatake de 1990, Karhiio y présente un récit tout personnel de ce qu’être un guerrier veut dire. Au sens originel, ce mot désigne les hommes de la nation et leur devoir de mettre en application les décisions prises par les mères de clan. Les guerriers sont les protecteurs de la terre.

Les trois dernières parties portent sur un personnage clé dans l’histoire de la société : Louis Karoniaktajeh Hall. La troisième partie revient sur sa vie à partir de témoignages qui lui rendent hommage en contextualisant son rôle central dans la création de la société des guerriers. Ce penseur de la résistance autochtone a donné le nom à la société, la dotant volontairement d’une aura marquant l’imaginaire allochtone par la traduction de Rotisken’rahkéhte par « warrior » et usant du terme mystérieux de « société ». La quatrième partie présente une série de ses oeuvres picturales. Outre son oeuvre la plus connue du drapeau de l’unité, l’artiste a produit une quantité importante d’oeuvres qui mettent en images la résistance et la tradition mohawk. La dernière partie du livre réunit et traduit pour la première fois les textes de Louis Karoniaktajeh Hall au même endroit. Tant Le manifeste de Ganienkeh (1974), Manuel du guerrier (1979) que Reconstruire la Confédération iroquoise (1985) sont des ancrages importants de la pensée autochtone de la résurgence.

Difficilement catégorisable, La Mohawk Warrior Society : manuel de souveraineté autochtone est une contribution originale. Elle offre un exemple probant du type de travail que peuvent accomplir les sciences sociales pour participer à la décolonisation des peuples autochtones et des sociétés issues des colonies de peuplement, en laissant la parole à ceux et à celles qui vivent et qui font l’histoire. Cette parole autochtone remet en doute les perspectives dominantes sur la Warrior Society, qui représentent leurs actions selon le prisme de la criminalité. Les motivations historiques, politiques et spirituelles complexes de la résistance de la société sont mises en lumière par l’ouvrage. C’est un format que le comité éditorial indique lui-même comme étant périlleux :

Même les meilleures intentions, comme celle de vouloir préserver les langues menacées, risquent d’imposer une compréhension tout occidentale de la langue, voyant dans les mots des choses à ranger dans des cases bien ordonnées, sans égard à la façon dont le ton, le timbre et le rythme sont porteurs de sens.

Ibid : 7

En ce sens, le travail que s’est donné le comité éditorial est largement réussi. Cependant, nous pourrions adresser une critique méthodologique à l’ouvrage. D’une part, la notion de tradition orale est trop peu définie pour agir comme concept qui articule les textes réunis. La manière avec laquelle l’ouvrage s’appuie sur un savoir transmis dans la longue durée dans une forme reconnaissable n’est pas claire. Il aurait fallu mieux préciser comment le comité éditorial a transcrit une forme orale de transmission des savoirs. D’autre part, il est difficile de sortir une telle approche de son contexte. Comment faire monter en généralité et discuter avec d’autres réalités les connaissances produites dans ce livre ? La tâche reviendra à ceux et à celles qui s’appuieront sur le texte pour produire des analyses et comparer avec d’autres sociétés de guerriers dans le monde. Tout de même, le livre accomplit un objectif important : être une source première de référence sur la Mohawk Warrior Society.

Tant sur le plan théorique que méthodologique, le Manuel de souveraineté autochtone se définit par son style, qui est celui du récit. L’ouvrage réussit à en faire sa plus grande force. La première partie donne une puissance particulière au témoignage en revenant sur l’histoire de la société à partir de quatre perspectives personnelles. Chacune permet de mieux éclairer certains aspects de l’histoire, de manière à former une image parlante. Cette forme se poursuit dans la deuxième partie avec une construction plus théorique par Kahentinehta. Tout étudiant de la nation Kanien’keha : ka se doit de lire ce texte pour comprendre les structures du fonctionnement politique Rotinonhsión : ni. Approfondissant les principes présentés par Kahentinehta, le texte subséquent par Ateronhiatakon est un point d’entrée important dans l’univers des wampums qui permet de mieux comprendre leur fonction centrale dans la tradition politique rotinonhsión : ni. Le dernier texte par Karhiio complète les deux textes précédents par une analyse microscopique, très personnelle, de ce que veut dire « vivre cette tradition politique en tant que guerrier aujourd’hui ». Finalement, les oeuvres de Louis Karoniaktajeh Hall font le lien avec la page couverture du livre pour en comprendre son sens plus profond à travers la vie et les autres oeuvres de cet artiste, penseur et homme politique kanien’kehá : ka.

Le livre se place comme un passage obligé pour tout étudiant de la nation kanien’kehá : ka et, plus particulièrement, de la Warrior Society. Le récit de la société se tisse dans une méthodologie avant-gardiste qui met à l’avant-plan la parole autochtone. Au-delà de la société Warrior, cette méthode offre une compréhension contextualisée et fine de la tradition rotinonhsión : ni, grâce à la proximité avec les acteurs. La difficulté du livre à sortir de ce contexte est une faiblesse qui définit sa force principale : raconter fidèlement l’histoire des gens qui ont fait et qui continuent de vivre avec la Mohawk Warrior Society. Il reste tout de même un travail méthodologique important à faire pour comprendre comment l’ouvrage a transcrit une tradition orale. Le livre laisse le lectorat en suspens sur les méthodes utilisées pour compiler les témoignages et choisir les textes à présenter. L’effacement du comité éditorial marque un choix de style intéressant, mais qui aurait pu être mieux explicité en introduction, où le choix a plutôt été de résumer les apports ontologiques, théoriques et empiriques du reste du livre. Une contribution davantage méthodologique en introduction aurait permis d’articuler une cohérence plus solide avec le reste du texte en clarifiant la notion de tradition orale, en plus de se rattacher à une discussion plus générale avec la littérature sans pour autant sacrifier l’apport contextualisé du livre.