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À l’heure où les succès électoraux des écologistes en France font l’objet d’une couverture médiatique soutenue, Vanessa Jérome nous invite dans cet ouvrage à prendre du recul vis-à-vis des jugements journalistiques et politiques qui abondent sur le Parti vert, renommé Europe-Écologie-Les Verts (EELV) depuis 2010. Cette attention médiatique et politique est en effet sans commune mesure avec la petitesse d’une organisation partisane composée de quelques centaines d’élu·es et de milliers d’adhérent·es, et caractérisée par un fort renouvellement de ses effectifs militants (jusqu’à un tiers d’une année sur l’autre). C’est à la compréhension de ces trajectoires d’engagement et de désengagement ainsi qu’aux pratiques concrètes des membres de ce parti que Militer chez les Verts est consacré.
Pour cela, l’auteure s’appuie sur un matériau particulièrement diversifié. D’abord, une enquête ethnographique menée entre 2006 et 2012 au sein de l’organisation partisane, support d’une thèse de doctorat en science politique soutenue en 2014. Ensuite une seconde enquête, réalisée entre 2014 et 2016, auprès des Jeunes écologistes, l’organisation de jeunesse du parti. Enfin, des recherches ponctuelles réalisées jusqu’en 2019 sur les commissions internes à EELV. Au total, ce sont des archives et de la documentation produites par le parti, des observations ethnographiques répétées au sein des groupes locaux et un corpus d’entretiens biographiques approfondis portant sur une centaine de membres du parti qui sont mobilisés par Jérome dans cette somme couronnant une quinzaine d’années d’investigation.
L’auteure propose une sociologie dispositionnaliste et interactionniste de l’engagement partisan et de la professionnalisation politique. Dispositionnaliste dans la mesure où le concept d’« habitus minoritaire » (p. 25) est central à la démonstration : fruit d’une sédimentation dynamique d’héritages familiaux et de socialisations diverses, il « dispose à l’empathie avec les minorités en lutte » (p. 28) et permet le retournement de certains stigmates (liés à l’identité verte) en fierté. Interactionniste, car la dimension processuelle du militantisme vert est soulignée tout au long de l’ouvrage à travers l’usage du concept de « carrière », ce qui se reflète dans l’organisation même du livre. Après un premier chapitre retraçant fort utilement les grandes lignes de l’histoire du parti, Jérome suit ainsi au fil des chapitres les militant·es vert·es, de leur entrée à EELV (chap. 2) à leurs premiers pas au sein du parti (chap. 3), de leur prise de responsabilités en interne (chap. 4) à leurs premières campagnes électorales en tant que candidat·es (chap. 5), et enfin de leur prise de rôle d’élu·e aux conditions de leur (non-)professionnalisation politique (chap. 6). Les deux derniers chapitres (7 et 8), qui portent sur les Jeunes écologistes, reproduisent en quelque sorte ce déroulement, et ne seront pas évoqués ici.
« Comment devient-on adhérent du Parti vert ? » (p. 89) Pour répondre à cette question, le deuxième chapitre s’appuie sur une analyse localisée d’un groupe écologiste d’une ville de région parisienne, ce qui permet à l’auteure d’entrer dans le détail des déterminants de l’engagement partisan. À rebours d’une analyse fétichisant la « prise de carte », elle est attentive à l’étanchéité toute relative des frontières partisanes : l’adhésion vient ainsi souvent couronner un processus de « partisanisation » (p. 102) d’un engagement entamé dans la nébuleuse des associations qui gravitent autour d’EELV. Jérome confirme les acquis de la sociologie de l’engagement, notamment l’importance des réseaux d’interconnaissance, tout en les affinant : ainsi, la socialisation primaire catholique est matrice d’engagement écologiste surtout lorsqu’elle a été suivie d’une rupture vis-à-vis de l’institution ecclésiale. L’engagement chez les Verts constitue alors une « actualisation de dispositions à l’ascèse et/ou à la privation diversement acquises » (p. 119) et souvent héritées : une originalité de l’enquête réside dans la restitution fine des trajectoires familiales, en particulier des parents, voire des grands-parents des militant·es écologistes.
Le troisième chapitre porte sur le façonnage organisationnel des adhérent·es. L’auteure s’appuie sur les travaux classiques de la sociologie politique pour décrire la façon dont la « socialisation partisane verte » (p. 124) amène à réévaluer progressivement les coûts et les rétributions du militantisme partisan. Elle montre ainsi de façon convaincante comment les adhérent·es sont enjoint·es à « verdir » leurs lectures et leurs pratiques de consommation, c’est-à-dire à les ajuster aux normes et aux prescriptions diffusées dans le parti. Il s’agit ainsi de se mettre à l’alimentation « bio » ou au vélo, d’acquérir un ensemble de références théoriques spécifiques, autant d’éléments qui constituent le « paradigme vert ». Vanessa Jérome n’euphémise cependant pas les difficultés d’EELV à intégrer les nouvelles recrues et à assurer leur maintien dans l’organisation sur le temps long. Les moins doté·es en capitaux culturels, en particulier les plus éloigné·es de la culture de dématérialisation numérique des échanges qui caractérise le parti, sont ainsi rapidement conduit·es à l’exit. En revanche, le genre, la race ou la sexualité ne sont pas des déterminants, à ce stade précoce, de l’engagement partisan (p. 130), et l’auteure n’observe pas non plus, chose rare, de division sexuelle du travail militant ordinaire (p. 134).
Le quatrième chapitre est consacré à l’analyse des modalités de prise de responsabilités en interne du parti. D’une part au sein des « courants », factions partisanes qui organisent la répartition des places et des postes et accélèrent la professionnalisation politique, mais qui sont considérées comme répulsives car trop éloignées de l’idéal vert de la « politique autrement », et par conséquent euphémisées dans la vie du parti. D’autre part, au sein des commissions thématiques du parti, lieux de construction ou de reconversion d’une expertise sectorielle qui ne favorisent cependant que dans de rares cas des trajectoires de professionnalisation politique (le contre-exemple de l’ancien ministre Pascal Canfin et de la commission « Économie et social » est particulièrement approfondi).
Le cinquième chapitre porte sur les manières de faire campagne des militant·es devenu·es candidat·es à un mandat électif. Jérome rend compte de la complexité des procédures de désignation des candidat·es et insiste sur la force de la norme paritaire, très tôt adoptée dans le parti, y compris en interne. Elle montre d’ailleurs que l’ambition politique est faiblement dicible au sein du parti, et qu’il vaut mieux présenter sa candidature comme suscitée par autrui plutôt que comme le fruit d’un désir de se professionnaliser en politique. Les campagnes sont enfin le lieu du renforcement de la cohésion partisane. Il s’agit de se démarquer des autres partis, mais également de faire avec les moyens du bord, fortement limités, en investissant des pratiques alternatives, par exemple la déambulation à vélo plutôt que le porte-à-porte.
Le sixième chapitre décrit les « spécificités vertes de l’apprentissage du métier d’élu et de la professionnalisation politique » (p. 204). Ici, le fait d’être une femme et/ou novice en politique influe très négativement sur les carrières électives. Si les expert·es sectoriel·les investissent facilement leur rôle d’élu·e, les moins disposé·es à se professionnaliser arguent de la norme partisane du non-cumul des mandats pour justifier leur « sortie du jeu » politique (p. 213), rendue d’autant plus probable par les résultats électoraux en dents de scie du parti. De façon inédite, le rôle de président·e de groupe dans une assemblée fait l’objet d’un développement spécifique (p. 218-221) : l’auteure montre ainsi qu’il est particulièrement propice à l’accumulation de bénéfices politiques. En définitive, les carrières des élu·es vert·es sont particulièrement « aléatoires et précaires » et se caractérisent par la semi-professionnalisation politique, concept forgé par Jérome et qui désigne le fait de « ne pas vivre entièrement, majoritairement ou longtemps de la politique et […] ne pas être en mesure de déployer l’ensemble des savoirs et des pratiques qui caractérisent le métier politique » (p. 222).
L’approche « par le bas » de Vanessa Jérome s’avère particulièrement heuristique : développements sociohistoriques et analyses de l’engagement partisan se situent toujours à hauteur des adhérent·es vert·es. La démonstration est habilement servie par une plume claire et élégante et des vignettes biographiques qui permettent fort utilement d’incarner l’analyse et de se familiariser avec quelques militant·es suivi·es tout au long de l’ouvrage. Ces encadrés ne négligent pas pour autant les dimensions réglementaires et statutaires de la vie partisane, bien présentes. Enfin, on soulignera l’attention portée aux effets des dominations multiples sur les carrières militantes, et en particulier aux violences (sexistes et sexuelles, mais pas uniquement) qui caractérisent le fonctionnement du champ politique français. On regrettera seulement que l’« autoanalyse » permise par la posture de « politiste politique » qui est celle de l’auteure (p. 21) n’ait guère pu être déployée dans le périmètre de l’ouvrage, sans doute en raison de contraintes éditoriales. Les effets de la connaissance « par corps » d’un engagement en tant que militante et élue sur son terrain d’enquête seraient en effet passionnants à décrire. Cet ouvrage intéressera, bien au-delà des frontières françaises ou du périmètre de l’écologie, les militant·es et les élu·es en demande de réflexivité sur leurs pratiques, ainsi que les chercheur·es et les étudiant·es en science politique qui y trouveront une ressource pédagogique pouvant faire office de véritable manuel incarné de sociologie de l’engagement partisan.