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Fenêtre en verre clair. 2019.

Photographie de Jr Korpa.

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Le présent article propose l’analyse d’une oeuvre qui demeure injustement méconnue ailleurs que dans l’Ouest canadien : La maculée / sTain (2012) de Madeleine Blais-Dahlem. Je comparerai la manière dont les langues s’entremêlent dans les deux versions écrites par l’autrice, dont l’une se déroule principalement en français et l’autre en anglais, et j’étudierai les valeurs opposées que défendent les protagonistes. Je brosserai ensuite un portrait de la domination exercée par les personnages masculins sur l’héroïne et ses impacts avant de conclure en mettant en contraste l’évolution de cette dernière, qui diffère en tout point de celle de son mari.

Blais-Dahlem est originaire du village de Delmas, en Saskatchewan. Après avoir fait une maîtrise en littérature française à l’Université de la Saskatchewan, elle a été enseignante. Elle écrit des textes théâtraux depuis 1992 et se consacre entièrement à la dramaturgie depuis 2005[1].

Ce qui frappe d’abord lorsqu’on aborde l’oeuvre de Blais-Dahlem, c’est la posture essentiellement bilingue de l’autrice. Dans la préface de la version anglaise de la pièce La maculée, Blais-Dahlem écrit qu’elle trouve l’anglais inadéquat comme langue d’écriture et qu’elle ne pense pas et ne ressent pas les mêmes émotions dans les deux langues. Le français incarne chez elle la langue de son âme et de ses racines culturelles[2] (Blais-Dahlem, 2012 : 93). Elle explique que La maculée, dont le titre en anglais est sTain – avec un « T » majuscule qui ressemble à une croix – est une pièce qui doit être bilingue, car l’utilisation des deux langues dans les versions française et anglaise permet aux spectateur·trices des deux groupes linguistiques de ressentir, à tour de rôle et de manière variable, un sentiment d’inclusion et d’exclusion[3] (ibid. : 94).

Dans Autotraduction et reconfiguration identitaire identitaire : Marco Micone, Madeleine Blais-Dahlem, Patrice Desbiens (2017), Paola Puccini propose une analyse judicieuse des stratégies auxquelles Blais-Dahlem a recours en se traduisant. Selon la chercheuse, la dramaturge bilingue

oblige son lecteur anglophone à aller vers l’original. En effet, si la culture dominante devait mettre en scène sTain, elle devrait forcément passer par l’original, La maculée, le texte en français. Le passage vers celui-ci clarifie des éléments fondamentaux pour la compréhension de la pièce. L’original devient une sorte de territoire de la différence qu’il faut traverser pour prendre conscience d’un manque. Il s’agit d’une expérience de dépossession à rebours que l’auteure veut susciter. Les didascalies qui manquent dans la version anglaise et qui obligent à récupérer le texte original pour savoir comment les personnages doivent bouger sur scène sont évocatrices à ce sujet

(2017 : 103).

Plus loin, Puccini précise que les « stratégies traductives » de Blais-Dahlem montrent que

la lecture et la compréhension de son oeuvre ne sont possibles qu’à la condition d’emprunter les deux directions qu’elle dessine. Si le trajet qui va de l’original vers l’autotraduction montre à quel point le passage à l’anglais est à considérer comme une malheureuse nécessité, la direction opposée veut susciter un sentiment de dépossession auprès du destinataire anglophone. Ce dernier doit passer par l’Autre (le texte en français et son voisin francophone symbolisé par le texte) pour avoir accès à la signification de la pièce. En croisant ces deux mouvements, la dramaturge finit par dessiner un espace de rencontre, un lieu de partage où personne n’est exclu

(ibid. : 105-106).

Ces stratégies sont également porteuses d’une certaine tension. Dans un chapitre de l’ouvrage collectif The Fictions of Translation dirigé par Judith Woodsworth, Elizabeth Saint a aussi écrit sur ce que l’on pourrait nommer l’écriture théâtrale bidirectionnelle de Blais-Dahlem, qui engendre un nouvel espace dialogique potentiel dont le « mouvement de va-et-vient entre le texte français et le texte anglais […] crée une tension entre les personnages de sa pièce qu’il n’est pas possible de ressentir en ne se référant qu’à l’une ou l’autre version » (2018 : 129).

Dans un contexte où l’anglais s’est imposé comme langue véhiculaire, c’est-à-dire publique et majoritaire, à l’ère de la colonisation massive de l’Ouest au début du XXe siècle, Blais-Dahlem nous rappelle que la langue est non seulement une forme de « pouvoir » – « language is power » (2012 : 94), écrit-elle –, mais aussi le foyer d’un conflit entre différentes communautés linguistiques majoritaires et minoritaires. En d’autres mots, chaque langue porte une charge symbolique qui lui est propre, mais le pouvoir n’est pas distribué de manière égale entre elles.

Mise en contexte

Parfois, un conflit peut éclater dans la sphère privée, au sein d’un foyer qui a déjà été heureux, comme c’est le cas dans la pièce à l’étude, où l’assimilation volontaire, effrénée, de Bernard Bourtambour, un personnage d’origine québécoise, entraîne un grave sentiment d’isolement chez sa jeune épouse, Françoise, née Bernier, qui vient elle aussi du Québec. Celle-ci sombre dans l’enfer d’une psychose entraînée par une dépression profonde et se retrouve dans un hôpital psychiatrique après avoir été victime d’abus physiques et psychologiques dont elle ne se remet que difficilement. Il importe de résumer l’intrigue avant d’en proposer une analyse, car le contexte historique et géographique s’avère déterminant, comme on le verra. Bien que l’autrice décrive la pièce comme un récit d’assimilation raconté à rebours[4], je trouve cette description légèrement réductrice et pessimiste. Selon moi, même si la pièce dépeint bel et bien l’assimilation de Bernard, elle demeure porteuse d’espoir lorsqu’il est question de Françoise, la protagoniste et « maculée » éponyme. En effet, l’oeuvre montre la résistance possible face à l’assimilation. Sur un fond de solidarité féminine, la pièce se conclut aussi par l’éventuelle émancipation de Françoise, sans toutefois nier la souffrance aiguë qu’elle subit avant de reprendre possession d’elle-même[5].

L’essentiel de la trame de La maculée se déroule à l’été 1928, en Saskatchewan, dans la région de Battleford. Un certain nombre d’analepses intercalées remontant jusqu’en 1919 nous donnent plus de contexte au fil de la pièce. La plupart des scènes ont lieu soit sur le homestead isolé des Bourtambour, soit à l’hôpital psychiatrique où Françoise se fait traiter à la suite d’une série d’événements traumatisants. En 1928, la jeune mère de cinq enfants est âgée de vingt-huit ans et installée en Saskatchewan depuis onze ans, alors qu’initialement, elle ne devait y séjourner que brièvement.

En 1919, après avoir passé six ans comme pensionnaire dans un couvent au Québec, la jeune Françoise souhaite répondre à l’appel de Dieu et devenir religieuse. Son père, que l’on devine réfractaire à l’idée, l’invite à passer l’été en Saskatchewan, chez son frère Uldoric, afin qu’elle puisse respirer « un peu d’air frais […] [avant de s’]enterrer » (ibid. : 46). Dès son arrivée dans l’Ouest, Françoise rencontre Bernard, un ouvrier ambitieux qui travaille pour son oncle riche. C’est le coup de foudre. Après une hésitation initiale, Françoise accepte d’épouser Bernard et se retrouve enceinte d’un premier bébé. Le temps d’une didascalie particulièrement condensée, on voit Françoise passer d’une adolescente jouant à cache-cache avec son beau prétendant à une jeune épouse rangée (ibid. : 68). On apprend qu’Uldoric et le reste de la famille de Françoise n’approuvent pas l’union – les origines de Bernard étant trop modestes à leur goût – et que les amoureux·euses ont été banni·es du village, qu’il·elles ont quitté à l’aube, dans « la honte et la noirceur » (ibid. : 69), selon Bernard. Françoise, au contraire, prétend que ce fut le meilleur moment de sa vie, un « moment de parfaite harmonie. / Je voulais que notre vie soit comme ça, une chanson qui ne s’arrête jamais » (idem). Dans un accès de fureur, Bernard trahit son ambition et la colère qu’il ressent toujours envers son ancien patron :

BERNARD Tu sais, je pensais améliorer ma situation en te mariant…

La belle petite Québécoise,

Nièce du futur sénateur.

Ton trou d’cul d’oncle Uldoric.

J’étais assez bon pour nettoyer son écurie et couper son bois…

Mais d’oser marier sa nièce…

(ibid. : 50).

Pendant quelques années, tout se passe bien pour le couple heureux, quoiqu’indigent, et dont les enfants se multiplient, jusqu’à l’arrivée d’un personnage cynique et profiteur que l’autrice désigne comme « Real preacher man » (ou RPM), mais dont le vrai nom est Hypolite Grosjean[6]. Celui-ci réussit à séduire Bernard avec ses conseils pour devenir riche. Bernard accepte le nom dont le RPM le baptise, William Henry Drummond, une appellation digne d’un aristocrate anglais, et décide de devenir preacher à son tour, abandonnant ainsi la langue française et la religion catholique en faveur de l’anglais et d’un protestantisme charismatique[7].

Même si l’on peut douter de la sincérité de la conversion de Bernard, celle-ci suscite une crise réelle chez Françoise. La jeune femme souffre déjà du geste de son curé, qui lui refuse d’absoudre ses péchés parce qu’il la soupçonne de s’empêcher de tomber enceinte d’un sixième enfant. Elle tente de lui expliquer que son dernier accouchement lui a « déchiré les entrailles » (ibid. : 57), mais le prêtre fait la sourde oreille. Françoise se trouve ainsi coincée dans un double carcan, où la domination masculine l’afflige tant au confessionnal qu’à la maison. Plus tard, le docteur qui la traite à l’hôpital psychiatrique s’ajoute à cette liste d’hommes dominants, quoiqu’il soit le seul parmi eux à lui permettre de voir clair. Malgré l’attitude hautaine du médecin, il devient évident au fil de l’oeuvre qu’il tente bel et bien d’aider sa patiente.

Au début de la pièce, Françoise en est à son troisième séjour à l’hôpital. La première fois, Bernard l’y emmène après sa tentative de suicide suivant le refus d’absolution du curé. Lors de son second internement, elle se fait traiter pour des blessures au cou. Comme Françoise croit avoir reçu des visites de la Vierge Marie, elle se convainc qu’il s’agit de stigmates laissés par celle qu’elle nomme affectueusement la Bienheureuse. En réalité, ce sont des marques de blessures causées par Bernard.

Enfin, dans la dernière scène de la pièce, qui se passe une semaine après la scène d’ouverture, quand Bernard confie Françoise au médecin une troisième fois à la suite d’un autre épisode suicidaire, l’héroïne choisit de rester à l’hôpital de manière permanente, jugeant que c’est la seule façon de se demeurer fidèle tout en aidant d’autres patientes, quitte à abandonner ses enfants. Qu’est-ce qui la mène à tirer cette conclusion? Un long chemin de croix semé d’embûches et de solitude extrême qui la verra devenir martyre après avoir frôlé la folie. Dans La maculée, Blais-Dahlem met en scène cette trajectoire à l’aide d’une série d’oppositions chargées de sens qui sont liées à des enjeux relatifs à la langue, à la culture et à la religion, ainsi qu’aux rôles traditionnels de la femme et de l’homme.

La langue d’abord

Lorsqu’on compare l’anglais dans La maculée au français dans sTain, il saute aux yeux que le niveau de perméabilité linguistique diffère d’une langue à l’autre. L’anglais est bien plus présent dans la version française que le français ne l’est dans la version anglaise, là où même la langue privée (entre Françoise et Bernard) devient l’anglais, à une exception près. Dans la version anglaise, le français est ainsi réduit à des marqueurs en début d’intervention – l’autrice les qualifie de « [v]erbal signposts[8] » (ibid. : 95) dans la note sur la langue et la traduction – et ne s’impose que dans une scène cruciale dont il sera question ci-dessous et qui témoigne d’une « activité complexe d’imbrication des langues » (Ladouceur, 2013 : 117), pour emprunter la formule de Louise Ladouceur.

Le contraste entre les langues dans la pièce s’intensifie à la fin du premier acte, lors d’un revival que Bernard anime et qui entraîne la seconde crise suicidaire de Françoise. Françoise a longtemps refusé d’assister à ces événements d’allégeance protestante, car elle se doute bien que le RPM et Bernard profitent des fidèles crédules pour se remplir les poches. Toutefois, sa résistance s’amenuisant petit à petit, Françoise décide un jour de rompre son isolement et de rejoindre ses enfants au revival afin de voir elle-même ce qu’il en est. D’abord attirée par la voix et le ton de Bernard lorsqu’elle l’entend pour la première fois déclamer devant une foule, elle est outrée quand il annonce à tout le monde qu’il a rebaptisé Pierre, leur fils aîné, Peter, et qu’il a convaincu le garçon de se convertir au protestantisme. C’est la goutte qui fait déborder le vase pour la catholique Françoise. En réagissant ainsi, l’héroïne demeure fidèle avant tout à ce que l’écrivain franco-manitobain Joseph Roger Léveillé nomme les « phares jumeaux (Langue et Foi) [de la société canadienne-française] de l’époque » (1990 : 43), soit celle du début du XXe siècle. Le passage de Pierre à Peter, c’est-à-dire d’un prénom français à un prénom anglais, et du catholicisme au protestantisme, pique Françoise au vif.

Elle confronte Bernard devant la foule, et son mari, qui ne s’attendait pas à la voir, en rajoute en faisant semblant de ne pas la connaître. Elle l’accuse de la renier. Il s’ensuit une tirade de Bernard où les deux langues s’entrecoupent, soit le français de la sphère intime dont il se sert pour menacer sa femme, et l’anglais de la sphère publique dont il fait usage pour s’adresser à la foule, malgré son accent francophone, ce qui donne des répliques comme celle-ci :

BERNARD  Let us pray together.

Si tu t’laisses pas guérir par le Saint Esprit,

Tu vas essuyer une volée comme t’en as jamais eu.

Let us invoke de ‘oly Spirit, dat he be empowered to drive out de Evil One.

Lève-toi dans cinq secondes ou tu verras plus jamais tes enfants.

Tu comprends?

(Blais-Dahlem, 2012 : 38.)

Après avoir tout fait pour « contrôler » (ibid. : 36) Françoise, sans réussir, le preacher improvisé panique et la gifle, assez fort pour qu’elle s’écroule, sous le prétexte qu’il doit chasser Satan de l’âme malade et impure de cette « Sister in Christ » (idem) qu’il prétend ne pas connaître. Françoise se relève alors et refuse de s’agenouiller devant lui. Dans la version anglaise, les insultes qu’elle lui lance apparaissent en surtitres sur un écran au-dessus de la scène tandis que Bernard tente de sauver son « spectacle » jusqu’à ce que Françoise s’évanouisse. L’autrice transcrit leurs paroles et les langues entremêlées ainsi :

FRANÇOISE

BERNARD

Énergumène!

GLORY BE TO GOD!

Hypocrite!

SHE SPEAKS IN TONGUES!

Enjoliveur!

DE HOLY SPIRIT HAS ANSWERED US

Poseur!

 

Voleur!

CAN YOU FEEL THE SPIRIT?

Menteur!

 

(Ibid. : 38.)

Comme on le voit, il y a une interpénétration linguistique fondamentale qui rend cette pièce fortement hétérolingue, selon le concept développé par Rainier Grutman (2019 [1997]) et Louise Ladouceur (2006), auquel Catherine Leclerc (2010), Myriam Suchet (2014) et Nicole Nolette (2015) ont consacré des monographies depuis. Ainsi, sans l’aide des surtitres, les membres du public qui ne comprennent que l’anglais ou le français auraient nécessairement une expérience moins riche que leurs semblables bilingues. Inversement, si La maculée était présentée sous une forme unilingue, ou monolingue, la suppression de ces éléments bilingues occasionnerait une perte importante.

Dans la version française originale, c’est dans la scène du revival que l’anglais s’impose le plus, puisque Blais-Dahlem a voulu inclure des sermons réalistes afin de rendre les rythmes et le vocabulaire auxquels les preachers ont recours dans ce genre de rassemblement. Au contraire d’une pièce comme Le chien (1987) de Jean Marc Dalpé, dont Louise Ladouceur souligne le caractère accessoire de l’hétérolinguisme, le mélange des langues dans La maculée est nécessaire, étant donné que l’anglais occupe une fonction diégétique importante dans la version française, comme le français dans la version anglaise, quoique dans une moindre mesure (2010 : 188-189).

À au moins une occasion, cette technique d’écriture donne lieu à un gain dans la version anglaise, lorsque Louise, l’infirmière qui s’occupe de Françoise, suggère au médecin qu’elle aurait intérêt à « se laisser aller à la folie » (Blais-Dahlem, 2012 : 39), compte tenu de la réalité douloureuse qui l’attend au foyer. Dans la version anglaise, cette réplique est plus imagée et poétique : « she should seek asylum in insanity » (ibid. : 130), vu le double sens du mot « asylum ». Celui-ci, comme « asile » en français, signifie à la fois « refuge » et « hôpital psychiatrique ». Parfois, l’autrice ajoute un élément qui ne se trouve pas dans la version originale, dont « l’enfer » que Françoise prononce après avoir dit « Faut être fidèle… » (ibid. : 51) juste avant de s’évanouir tandis que Bernard l’étrangle avec son chapelet. Dans la version anglaise, on lit : « Faut être fidèle, l’enfer… », ce qui est rendu par « I must be faithful, hell… » (ibid. : 140) en note de bas de page.

Comme Puccini et Saint l’ont montré, le passage à l’anglais peut aussi occasionner des pertes. En français, par exemple, l’expression voulant que Françoise ait « perdu le nord » (ibid. : 53) permet à Blais-Dahlem d’établir un lien avec l’idée selon laquelle on juge Françoise « déboussolée », jeu de mots qu’il est impossible de reproduire en anglais. On ne trouve donc aucune référence à la perte du nord dans la version anglaise et les femmes « déboussolées » deviennent soit « out of sorts » (ibid. : 147) (« perturbées ») ou « disoriented » (ibid. : 156) (« désorientées »), ce dernier terme conservant toutefois l’allusion au sens de l’orientation perdu. Il vaut la peine de citer le passage qui diffère le plus d’une langue à l’autre, à mes yeux. Dans la version française, Françoise décrit ainsi au médecin sa situation familiale :

Mon mari dit que je suis détraquée, que j’ai perdu le nord.

C’est une bien bonne expression, vous savez.

Au Québec, le soleil se levait à un certain point à l’horizon

Et traçait une piste prévisible.

Ici, le soleil n’est pas à la bonne place.

Je perds très souvent le nord.

La seule chose qui est constante dans ma vie

C’est la Sainte Vierge

(ibid. : 53).

En anglais, les références au nord et au Québec disparaissent :

Bernard says I’m unhinged

That I’ve lost my direction

The sun doesn’t come up in the right place out here.

Here, the sun is never where it should be.

The only constant in my life is the Blessed Mother

(ibid. : 141-142).

Ailleurs, une didascalie est plus imprécise en anglais, comme dans le cas de la première tentative de suicide de Françoise, lorsque l’autrice précise en français que celle-ci s’enfonce un bout de bâton « dans le bas-ventre » (ibid. : 58), se blessant ainsi à la source physique et symbolique du refus d’absolution du curé, alors qu’en anglais, on lit seulement que Françoise plonge le bâton « into her body » (ibid. : 146), soit « dans son corps », tout simplement, sans que le lieu où elle se blesse soit précisé.

La différence entre les langues peut servir de barrière ou d’avantage, selon l’individu qui s’en sert. À titre d’exemple, l’écart linguistique entre Françoise et sa voisine d’origine scandinave les empêche de communiquer et contribue à l’isolement de chacune (la voisine finissant noyée dans un « accident » que Françoise devine plutôt être un suicide), alors que le RPM, de son côté, dit à Bernard, qui a du mal à cacher son accent francophone, que c’est « une bonne chose que les brebis qu’on veut tondre comprennent mal l’anglais » (ibid. : 23). L’incompréhension de leur clientèle devient un atout pour ces charlatans.

Les valeurs opposées et leur sens possible

En plus de faire ressortir une opposition foncière entre les langues-cultures que sont l’anglais hégémonique et le français minoritaire dans La maculée / sTain, toutes versions confondues, Blais-Dahlem met en scène un univers manichéen truffé de dichotomies et de distinctions binaires, dont les plus centrales sont la lucidité et la folie, le foyer familial et l’horizon au loin, le froid du profond sentiment d’aliénation et la chaleur des flammes toujours menaçantes de l’Enfer, la propreté et la saleté (qu’elles soient d’ordre physique ou spirituel), le corps et l’âme, bien sûr, l’état de grâce et le sentiment d’être déboussolé·e ou aliéné·e, la modernité et la tradition, l’air frais et l’enterrement, le train-train quotidien et l’exaltation, la domination masculine et la soumission ou la résistance féminine.

Des oppositions s’établissent aussi entre la religion et la foi, le catholicisme et le corps de la femme, le « vieux monde », incarné par le Québec dans la pièce, face au « nouveau monde » que représente la Saskatchewan, ainsi qu’entre les changements que Bernard met en oeuvre par opposition à la constance de la Vierge Marie aux yeux de Françoise. Cette fervente croyante « maculée » et martyrisée est présentée en contraste avec son idole Immaculée, la figure par excellence de l’amour inconditionnel au féminin[9]. Dans ce cas particulier, cette opposition n’est qu’apparente, car Françoise se rapproche, par la pureté de ses idéaux, de la Sainte Vierge.

Il existe aussi une tension entre ceux·celles qui se disent et se sentent « étranger·ères » et les membres du groupe dominant. L’autrice dépeint la fuite face à la réalité. Elle oppose le mensonge (qu’il soit adressé à soi-même ou à autrui) et la sincérité, la boue et la vie quotidienne aux étoiles et aux nuages, qui demeurent là-haut, toujours au loin. Elle trace aussi une distinction entre le fait d’être malheureux·se, tout simplement, et la maladie mentale. Malgré tous ces contraires et contrastes, nous n’avons pas affaire ici à une oeuvre qui nous offre une vision en noir et blanc, car Blais-Dahlem se plaît à brouiller les extrêmes.

La matrice oppositionnelle sous-tend le conflit au coeur de La maculée, soit le désir, chez Françoise, de suivre son mari abusif, mais bien-aimé, dans sa conversion vers le protestantisme, et le sentiment de devoir et de foi inébranlable qui la mène à renoncer à cette forme de croyance si différente du catholicisme dans lequel elle a été élevée et qui constitue le socle de son identité. Il faut dire que dans le protestantisme, la Vierge Marie occupe un rôle bien moins important, ce courant religieux étant surtout peuplé de figures masculines. Malgré ses défauts, la religion catholique permet, à l’inverse, de donner corps au « féminin » par l’entremise de la figure de la Vierge Marie (et des autres saintes).

La fuite, l’intégrité et le refus

Le concept de l’aller-retour entre l’idem et l’ipse proposé par le philosophe Paul Ricoeur dans l’ouvrage Soi-même comme un autre contribue à rendre explicite ce tiraillement interne vécu par le personnage de Françoise. Ricoeur tient « la mêmeté pour synonyme de l’identité-idem » et lui oppose « l’ipséité par référence à l’identité-ipse […] [qui] met en jeu une dialectique complémentaire de celle de l’ipséité et de la mêmeté, à savoir la dialectique du soi et de l’autre que soi » (2015 [1990] : 13; souligné dans le texte). D’un côté, on retrouve chez Françoise tout ce qui est associé à la tradition, à la religion catholique et au devoir familial. Ce sont les éléments permanents qui incarnent l’idem ou la « mêmeté » de son identité.

De l’autre côté, il y a l’élan vers la fuite, la résistance devant l’autorité masculine et l’affirmation de la solidarité féminine, lorsque Françoise choisit d’aider les autres patientes plutôt que de rentrer à la maison. Tout au long de la pièce, elle oscille entre la soumission au sentiment d’obligation et le désir de rester fidèle à elle-même et à ses idéaux. Si l’on adaptait le texte de Ricoeur pour commenter l’oeuvre de Blais-Dahlem, on pourrait dire que Françoise tente de surmonter la dissymétrie entre sa propre volonté et les agents puissants qui exercent une violence sur elle (ibid. : 172). Elle est tiraillée entre la possession et la dépossession, l’affirmation de soi et l’effacement de soi, avant d’arriver à bon port, au prix d’abandonner ses enfants (ibid. : 198).

Nicole Côté a souligné l’aliénation profonde que peuvent ressentir certains personnages féminins en situation minoritaire en raison du fait qu’ils « subissent une double minorisation, linguistique / ethnique et sexuelle » (2016 : 19). Face aux deux pouvoirs hégémoniques qui exercent une pression sur elle – soit la domination des idéaux prônés par la religion, qu’incarne le curé intransigeant, et la violence psychologique et physique de son mari, entérinée par l’institution du mariage, qui affirme que la femme doit obéissance à son époux –, Françoise peut seulement se tourner vers l’éternellement douce Vierge Marie. On verra plus loin en quoi cette figure est chargée d’une valeur symbolique dans l’économie de La maculée, étant donné que les deux autres figures féminines de la pièce – Nokom, une sage-femme autochtone, et Louise, une infirmière compatissante – jouent tour à tour le rôle symbolique de Marie et sauvent littéralement Françoise.

Chez Bernard, le mari converti au protestantisme et au lucre, les éléments de la mêmeté sont pareils, mais son ambition personnelle le pousse à rejeter à la fois la religion catholique et la langue française après avoir vécu en Saskatchewan pendant quelques années. Comme il a adopté un autre modèle de croyance et l’anglais, on peut dire qu’il a été converti par le territoire et séduit par la culture hégémonique environnante. Il n’est pas anodin qu’il y ait eu une sécheresse l’année de sa conversion, car c’est en prévision d’une piètre récolte et d’un hiver difficile qu’il choisit de tourner le dos à l’agriculture et tente de gagner sa vie en répandant la Bonne Nouvelle. Dans l’espoir de sauver sa famille de la misère, il change de nom, adopte l’anglais comme langue principale et le protestantisme sous prétexte qu’il lui offre une voie plus directe vers Dieu. Il est heureux de s’être libéré de l’autorité des curés du Québec même s’il n’hésite pas à citer la Bible pour justifier son joug sur son épouse. Il suit son désir d’ipséité au point où Françoise est portée à dire qu’elle le trouve ridicule depuis sa conversion et qu’il « faut bien s’haïr pour se perdre comme ça » (Blais-Dahlem, 2012 : 19).

En fiction, on trouve souvent des personnages déchirés entre le désir d’ipséité, qui les attire vers l’Autre, à l’extérieur du noyau familial et traditionnel, et le désir contraire, celui de la mêmeté, qui tente de les retenir dans un carcan prédéfini. Comme Ricoeur l’a montré, c’est la dialectique qui entraîne le personnage à osciller entre deux extrêmes sans jamais s’ancrer pleinement dans l’identité fixe qui donne forme à l’intrigue[10]. Chez Françoise, en revanche, étant donné sa religiosité, une curieuse inversion s’opère. Son désir d’ipséité la pousse non pas à remettre sa foi en question, mais à se braquer lorsque Bernard tente de lui imposer un modèle de croyance qu’elle juge inauthentique. Loin de ses parents, qui sont restés au Québec, et aliénée face au curé Legrand (notons le symbolisme du nom) et à son mari, qui insiste pour qu’elle abandonne le catholicisme, Françoise est poussée vers une sorte de délire et se convainc que la Vierge Marie lui est apparue.

La violence psychologique opérée par le prêtre et par Bernard dans la pièce est mise en contraste avec les figures féminines, qui jouent toutes un rôle de soutien pour Françoise. La première fois qu’elle se blesse gravement en s’enfonçant un bâton dans le bas-ventre, Françoise prétend être tombée du moulin où elle grimpe souvent afin de regarder au loin et de prendre du recul. Elle refuse d’abord de voir la réalité en face et ne se rend compte que bien plus tard, après en avoir parlé au docteur à l’hôpital, que c’est toujours Nokom la sage-femme, plutôt que la Sainte Vierge, qui est venue la secourir. Plus tard, l’infirmière Louise « la prend dans ses bras, la tient comme la Vierge Marie tient Jésus dans La Piéta » (ibid. : 46) tandis que Françoise pleure en silence après avoir reconnu que c’est Bernard plutôt que l’Immaculée qui a laissé des marques sur son cou. L’infirmière lui a fait comprendre que la mère de Jésus ne serait jamais violente. C’est aussi par solidarité féminine que Louise refuse de remettre à Françoise le chapelet que Bernard lui donne, sachant qu’il s’agit de l’arme d’un acte de violence conjugale que la jeune femme pourrait voir comme une menace voilée, ce qui risquerait de déclencher une autre crise chez elle.

Françoise souffre bel et bien, mais certains de ses problèmes sont nés d’illusions. La jeune femme s’invente des visions et des stigmates en regardant vers l’horizon avant de s’exiler dans sa propre interprétation de la foi. Elle abandonne sa famille en faveur de l’hôpital, qu’elle dit aimer en raison des « planchers de bois franc, / Des rideaux aux châssis, / Des fougères dans le parloir. / C’est civilisé[11] » (ibid. : 43). Il s’agit du seul endroit qui lui permet de demeurer fidèle à ses convictions les plus profondes et intimes. La triste ironie de son sort est qu’elle ne réussit à se désaliéner qu’en restant parmi d’autres femmes aliénées.

Du pouvoir et des hommes

La question de la domination masculine domine la pièce. Comme Patrizia Romito l’explique dans son puissant et troublant ouvrage Un silence de mortes : la violence masculine occultée (2018 [2005]), la tendance vers la fuite, l’invention d’excuses peu plausibles et l’attribution du blâme à soi sont récurrentes chez les femmes ayant survécu à la violence conjugale. Encore aujourd’hui, la plupart du temps, la société leur impose « une double injonction : elles sont masochistes ou co-dépendantes si elles restent avec un mari alcoolique ou violent, mais égoïstes, irresponsables et vindicatives si elles le quittent » (Romito, 2018 [2005] : 94). En effet, comme Romito nous le rappelle, « bien des hommes et aussi nombre de femmes ont la conviction qu’il est légitime de punir par la violence l’insubordination féminine » (ibid. : 65).

Plus loin, Patrizia Romito évoque le travail de Nicole-Claude Mathieu (1999), qui a servi à montrer comment les femmes

ont tendance à se sentir coupables et à s’excuser de ce qu’on leur fait et, parallèlement, à excuser l’auteur de violence. […] La victime nie, minore, fait comme s’il n’était rien arrivé de grave; elle encaisse, elle tient bon en essayant d’ignorer ces agressions. […] [Enfin,] il ne faut jamais oublier que les relations de pouvoir sont bien réelles et qu’elles n’existent pas que dans la tête des gens. Il s’ensuit que si les femmes ne « restent pas à leur place », on le leur fait payer

(ibid. : 224-225).

Ceci mène à croire que le cas de Françoise n’a fort malheureusement rien d’atypique. Mathieu voit en ce phénomène de fuite chez les femmes victimes de violence masculine l’aboutissement des rapports d’oppression qui se manifeste en une « anesthésie de la conscience inhérente aux limitations concrètes, matérielles, et intellectuelles, imposées à l’opprimée » (ibid. : 230). Les visions de Françoise témoignent donc de son aliénation profonde au début de la pièce. L’autrice la décrit d’ailleurs comme étant « entre deux mondes » (Blais-Dahlem, 2012 : 60) lorsque Louise et le docteur tentent de la guérir de ses illusions. Ce dernier essaie de lui faire comprendre qu’il est « possible de vivre un mensonge par crainte de la réalité […] [et que pour] guérir, il faut confronter la vérité » (ibid. : 52-53).

Dans La domination masculine, Pierre Bourdieu souligne que, chez les hommes, la virilité est une « notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi-même » (2002 [1998] : 78; souligné dans le texte). À ce titre, n’oublions pas que Bernard a recours à la violence parce qu’il craint d’avoir perdu le contrôle de « sa » femme, qu’il voit comme une figure subalterne qui serait obligée de lui obéir.

Lorsque Françoise résiste à son mari devenu violent et autoritaire, son ipséité se manifeste en un désir fervent de révolte. Elle souhaite conserver la part de son identité que l’on associerait d’emblée au domaine de la mêmeté, c’est-à-dire, tel que mentionné plus haut, celui de la foi et de la religion catholiques. Comme le dit elle-même Françoise, c’est la religion et non la foi qui lui fait défaut (Blais-Dahlem, 2012 : 62). La crise identitaire qu’elle subit et qui fait l’objet de la pièce est précipitée par deux ruptures, celle avec son curé et celle – plus douloureuse et étalée dans le temps – avec son mari. Chose certaine, on peut dire que Françoise est une femme forte qui demeure fidèle à ses principes les plus chers malgré l’intense pression exercée par son mari, qui tente de l’obliger à les abandonner, sans succès. Tout le suspense de la pièce découle justement de cette question cruciale : Françoise choisira-t-elle l’internement plutôt que de subir la conversion forcée aux mains de Bernard et de se soumettre au joug perpétuel du curé qui la rend honteuse de son corps, mais qui la force à le subjuguer pour produire le plus de nouveaux et nouvelles fidèles possible?

Le docteur joue ici un rôle décisif. Alors qu’au début, il semble indifférent à la souffrance de Françoise lorsqu’il oblige Louise à la plonger dans un bain d’eau glacée, il devient plus empathique à mesure qu’il apprend à connaître sa patiente. Même s’il a souvent la fâcheuse tendance à rappeler à Louise et à Bernard sur un ton péremptoire que l’expert en médecine, c’est lui, il ne se laisse pas aveugler par son ambition de sortir « de la merde et [du] désespoir de cette place » (ibid. : 41) et semble vouloir le bien de Françoise (ibid. : 19). Il nourrit d’abord l’espoir de se faire un nom grâce à cette « mystique [qu’il croit possiblement] authentique » (ibid. : 17), mais il déchante rapidement et n’hésite pas à fracasser les illusions de Françoise lorsqu’elle lui dit que, dans sa vision, la Vierge Marie avait un « teint frais et rose. / Les cheveux châtains. / Les yeux bleus » (ibid. : 54). Il lui répond assez sèchement, de manière condescendante :

Vous savez que Marie était juive.

Elle vivait en Israël où les teints sont basanés,

Avec les yeux et les cheveux noirs.

Est-ce que vous vous êtes demandé

Pourquoi vous la voyez comme vous la voyez?

(Idem.)

Elle ne s’est jamais posé la question. Françoise se demande s’il essaie de détruire son univers, mais elle finit par accepter son diagnostic et se rend peu à peu à l’évidence qu’elle n’est pas véritablement malade, qu’elle a tout simplement été blessée, comme le dit le docteur, par son mari, son curé et elle-même (ibid. : 60). On pourrait dire qu’il s’agit là de sa propre Trinité de la souffrance. Au nom du père (le prêtre), du fils (du pays, Bernard) et du Saint-Esprit (sa grande foi religieuse), elle a beaucoup souffert.

Avant de choisir de rester à l’hôpital en tant que patiente qui aidera ses semblables plutôt que de suivre son mari sur un sentier qui mène, selon elle, à la perdition, Françoise refuse que le médecin l’appelle Mrs. Drummond et affirme : « Moi, je suis qui je suis. Françoise Albina Louise Bourtambour. Née Bernier » (ibid. : 18). Cette assurance est atteinte bien difficilement, car au début de la pièce, Françoise souffre de ce que l’infirmière et le médecin nomment « les folies de fin d’hiver » (ibid. : 19) qui transforment les femmes isolées des pionniers en de véritables « fantômes » (ibid. : 17) tenant à peine à la vie. Bien sûr, le fait de placer ce dénouement de la fiction au début de la pièce valorise cette résolution tardive du personnage au détriment de sa période de soumission ou d’aliénation.

Pendant qu’elle est à l’hôpital psychiatrique, Françoise dit qu’elle a l’impression que les femmes sont invisibles dans son monde et qu’elle commence à croire qu’elle n’existe plus parce qu’il y a longtemps qu’elle n’a vu son reflet dans un miroir[12]. Comme on l’a remarqué, chez Françoise, le désir d’ipséité prend souvent la forme du rejet, que ce soit lorsqu’elle refuse de se convertir et d’oublier le français, ou encore, dans l’itération extrême de cette pulsion, au moment où elle est suicidaire, quand elle n’accepte plus de vivre une vie confinée et de subir plusieurs jougs.

Le plus difficile pour Françoise, c’est qu’elle aurait voulu suivre son mari, mais sa foi et sa conscience l’en ont empêchée. Elle refuse d’être l’instrument de Bernard et de s’agenouiller devant lui comme un enfant pénitent lorsqu’il anime le revival devant une foule curieuse. À la toute fin de la pièce, lorsqu’elle choisit de rester à l’asile et d’abandonner sa famille, elle demande à Bernard de dire à leurs enfants qu’elle est morte en précisant qu’elle veillera et priera pour eux tout en peuplant la solitude des « âmes déboussolées » (ibid. : 71) qui l’entourent. Compte tenu du message féministe véhiculé, il est intéressant de noter qu’on ne trouve aucune mention directe de Jésus dans La maculée. Françoise devient une figure qui ressemble à la fois au Christ qui se sacrifie pour autrui et à la Vierge Marie bienveillante et pleine de grâce. Rappelons que celle-ci n’occupe pas un rôle important dans la tradition protestante.

Quand la foi et la religion font mauvais ménage

À la base, La maculée met en scène un conflit entre deux visions religieuses contrastantes, voire incompatibles. Le philosophe Charles Taylor propose une distinction qui pourrait être utile ici. Dans l’ouvrage A Secular Age, il distingue, d’une part, le modèle de croyance qu’il qualifie de « paléo-durkheimien », dans le cadre duquel la religion est imposée par la tradition et la communauté dans laquelle on évolue, et de l’autre, le modèle « néo-durkheimien » (2007 : 455), qui résulte d’un choix personnel et d’un certain désenchantement. Dans le modèle paléo-durkheimien, lorsqu’une femme est privée d’une famille élargie et d’une communauté de foi, d’une paroisse qui agit comme foyer d’échanges et de socialité, tout ce qui reste, en quelque sorte, ce sont les figures d’autorité masculines incarnées par le curé, qu’elle ne voit que sporadiquement, et le mari avec qui elle partage sa vie.

Dans La maculée, Françoise est aux prises avec le sentiment de devoir qu’elle ressent envers son héritage catholique. Son refus de se convertir reflète bien les valeurs paléo-durkheimiennes. Comme je l’ai mentionné plus haut, le protestantisme de son mari ne valorise pas de figures féminines auxquelles elle pourrait s’identifier. Au début de la pièce, par exemple, elle fait écho aux paroles du curé lorsqu’elle dit que les revivals animés par son mari et le Real Preacher Man ne sont pas des rassemblements religieux, puisque la révérence, le sublime et Dieu en sont absents (Blais-Dahlem, 2012 : 5). Lorsqu’elle croit entendre la voix de la Vierge Marie, c’est en fait celle du curé qui lui dit qu’on doit mériter sa place au Paradis. En d’autres mots, selon le modèle paléo-durkheimien, il faut souffrir pour gagner son ciel. Françoise parle aussi du devoir d’élever ses enfants dans la religion catholique et du fait que sa foi l’empêche de se convertir à l’église de Bernard (ibid. : 27).

Bernard se sert de Satan comme prétexte pour punir violemment Françoise au revival, lorsqu’elle refuse l’anglicisation du prénom de leur fils Pierre (ainsi que sa conversion). Or, aux yeux de Françoise, c’est plutôt lui qui est possédé par la figure satanique du Real Preacher Man. Elle accuse son mari de la renier et affirme qu’elle ne pardonnera jamais au RPM d’avoir entraîné Bernard à « berner les gens » en participant à ce qu’elle appelle « le trafic des âmes en mal de Dieu », qu’elle qualifie « d’abomination » (ibid. : 70). Pourtant, avant d’assister au revival, Françoise se laisse tenter par le modèle de croyance de son mari. Elle veut croire comme lui que toutes les religions sont pareilles et qu’il n’y a qu’un seul Dieu, mais après l’expérience traumatisante du revival, elle change d’avis.

Bernard, de son côté, entretient une relation à la fois plus complexe et moins sincère avec la foi. La religion protestante représente, à ses yeux, plus qu’un simple moyen de s’enrichir : elle est une voie d’émancipation personnelle. On peut se demander si Bernard croit vraiment en sa nouvelle religion, ou s’il a plutôt adopté un ensemble de valeurs de la culture hégémonique dans sa terre d’adoption, dont celles du protestantisme, sans trop réfléchir. Il devient, en ce sens, l’exemple même de la fausse conscience[13], ayant assimilé les valeurs culturelles du groupe dominant dans l’espoir de s’y tailler une place. Voilà qui explique peut-être une motivation inconsciente de sa part. Or Bernard demeure une figure exemplaire du modèle de croyance néo-durkheimien, car il semble réellement ravi d’avoir pu rejeter le catholicisme en faveur d’une confession dépourvue de figures cléricales pouvant exercer une influence sur ses agissements. Même si le RPM lui sert de « guide spirituel », Bernard n’est pas soumis à son autorité, et le voit plutôt comme un associé en affaires. Sa foi, qui est embrouillée par l’ambition et la cupidité, n’est peut-être pas authentique d’un point de vue théologique, mais elle lui convient à merveille et il la prêche avec verve.

Parce qu’il permet un choix et une ouverture en matière de foi religieuse, le modèle de croyance de Bernard peut d’abord sembler plus attirant que celui de Françoise, mais il mène plutôt le personnage vers une plus grande fermeture. Bernard s’en prend à Françoise lorsqu’elle refuse de se convertir à la religion qu’il a choisie et qu’il qualifie de « moderne, commode », car celle-ci lui offre une « récompense sur cette terre » (ibid. : 28). Il ne comprend pas pourquoi Françoise tient à rester fidèle « à ce vieux vicieux de curé Legrand », alors qu’elle pourrait se « confesser directement à Dieu » (idem), sans intermédiaire en soutane. Sa vision désenchantée de la foi le porte à ridiculiser les croyances de sa femme, qu’il trouve superstitieuse, ignorante, comme une « hystérique à quat’ pattes dans le passé, à genoux en supplication devant du plâtre » (ibid. : 30).

Le cynisme de Bernard fait surface lorsqu’il suit les conseils du Real Preacher Man, qui lui dit que la Bible « paie bien » (ibid. : 21). Il en va de même à la toute fin de la pièce, quand il essaie encore de convaincre Françoise de se joindre à lui dans les revivals avec leurs enfants, étant donné que ceux-ci sont « un puissant attrait » (ibid. : 69) dans ce genre d’assemblée. C’est aussi un homme dont le sentiment d’impuissance peut conduire à la rage. La scène la plus intensément symbolique de la pièce est sans doute celle où Bernard étouffe littéralement Françoise avec son chapelet. On en conclut que la religion catholique et la violence masculine empêchent cette dernière de vivre sans contrainte et de respirer librement.

Au début de la pièce, Françoise se plaint avec nostalgie en disant qu’elle aimerait retrouver la « belle chaleur animale » (ibid. : 8) de Bernard, mais Louise l’invite à imaginer qu’elle se baigne dans « l’ombre du coeur de [sa] mère » (ibid. : 6). À la fin de La maculée, lorsque Françoise choisit de quitter son mari et ses enfants et de rester à l’hôpital pour venir en aide aux autres « déboussolées » qui sont devenues des « fantômes de fin d’hiver » (ibid. : 17), ce sont ces mêmes femmes qui baignent dans l’ombre de son coeur. La protagoniste passe ainsi de celle qui subit à celle qui agit. On serait tenté de dire que le dernier paradoxe de La maculée, c’est qu’il s’agit d’un mélodrame qui finit bien, mais il faudrait, pour cela, faire abstraction des conséquences du choix de Françoise.

L’évolution subtile du caractère des personnages

L’oeuvre de Blais-Dahlem est d’une richesse qui récompense une relecture attentive. Ce n’est qu’après avoir relu de près la pièce en français et en anglais que certains détails se dévoilent à nous. Par exemple, il est significatif, mais pas évident d’emblée, que Françoise se sente en harmonie à deux moments clés seulement. Lorsqu’elle demande pardon à la Vierge Marie avant de se mettre à chanter en se rendant au revival dans l’intention de se convertir afin de renouer avec son noyau familial, une didascalie précise que « pour la seule fois dans le texte, l’harmonie est complète » (ibid. : 32). L’autre occurrence de ce sentiment de bien-être chez Françoise – qui, je le rappelle, souffre d’une névrose au début de la pièce, plongée dans une dysphorie lors de son troisième séjour à l’asile – remonte au matin où, onze ans plus tôt, elle a quitté le village à l’aube avec Bernard. « Un moment de parfaite harmonie » (ibid. : 69), dit-elle, juste avant d’annoncer à son mari qu’elle ne rentrera plus jamais à la maison. Voilà qui indique que Françoise ne se sent en parfait équilibre que lorsqu’elle suit son coeur et sa conscience. Cette idée s’avère trompeuse, cependant, car le sentiment d’harmonie ne naît chez Françoise que lorsqu’elle nie la réalité : elle veut vraiment croire que tout sera parfait, mais se trompe à chaque fois. Les deux moments d’harmonie idéale s’avèrent donc ironiques, puisqu’ils sont fondés sur un malentendu qui ne sera dévoilé que plus tard, lorsqu’elle se rend compte à quel point Bernard a changé et réalise qu’il cherche désormais à maintenir son emprise sur elle.

Encore une fois, la pensée de Ricoeur est utile ici, plus précisément en ce qui concerne l’idée de l’« attestation », qui reflète bien l’état dans lequel Françoise se trouve à la fin de la pièce : « l’attestation peut se définir comme l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant » (2015 [1990] : 35; souligné dans le texte). C’est le destin que Françoise choisit, si dur soit-il. Selon Ricoeur, il y a deux modèles de permanence dans le temps, le « caractère » et la « parole tenue » (ibid. : 143). En tenant parole, Françoise demeure fidèle à son caractère. Chez Ricoeur, ce dernier concept désigne « le point limite où la problématique de l’ipse se rend indiscernable de celle de l’idem et incline à ne pas les distinguer l’une de l’autre » (ibid. : 146). En d’autres mots, le caractère, « c’est le soi sous les apparences de la mêmeté » (ibid. : 154), qui se rend manifeste lorsque les désirs de l’individu s’alignent avec sa réalité.

En fiction, toujours selon Ricoeur, à l’autre extrême du caractère, qui se distingue par sa permanence, on trouve l’« évolution » (ibid. : 176-177), qui, on l’aura deviné, ne suit pas le même trajet chez tout le monde. Si Bernard conserve son caractère ambitieux, ce sont les moyens auxquels il a recours pour arriver à ses fins qui évoluent et qui entraînent la crise la plus déterminante de Françoise. Encore jeune, au moment où il rencontre celle qui deviendra son épouse, il affirme : « C’est pas le nom qui fait l’homme » (Blais-Dahlem, 2012 : 66). Plus tard, cependant, prêt à tout pour réussir dans l’Ouest, il accepte sans broncher le pseudonyme que lui attribue le Real Preacher Man, selon qui, au contraire, « c’est le nom qui fait l’homme » (ibid. : 26). En arrivant à l’hôpital au début de La maculée, il insiste pour qu’on l’appelle Reverend Drummond, mais lorsqu’il revient une semaine plus tard, à la fin de la pièce, il fait preuve de plus d’ambivalence, comme le souligne Sarah Vennes-Ouellet (2016 : 56). Un peu repenti de sa pomposité initiale, il répond au docteur qui l’accueille que Reverend Drummond est son nom professionnel et lui demande plutôt de l’appeler monsieur Bourtambour (Blais-Dahlem, 2012 : 63).

L’évolution de Bernard vers une autre religion, son adoption d’une autre langue ainsi que son recours à la violence et aux menaces dans l’espoir désespéré d’assurer la soumission de Françoise poussent celle-ci à évoluer vers une plus grande autonomie, au prix d’en sortir « dead to the world » (Vennes-Ouellet, 2016 : 55), comme l’écrit Vennes-Ouellet, ou disparue du monde extérieur. Son refus de devenir l’instrument de Bernard est tout sauf passif, car « le non-agir est encore un agir » (Ricoeur, 2015 [1990] : 186), après tout, surtout lorsqu’il s’agit de préserver l’harmonie intérieure. Ainsi, le désir d’ipséité de Bernard – qui le pousse à rejeter le catholicisme et la langue française, soit les éléments de son identité liés à l’idem qu’il partageait avec Françoise – trahit la nature fissurée de son caractère. Le caractère de Françoise, en revanche, ne se solidifie que lorsqu’elle émerge d’une période souffrante, convaincue d’avoir trouvé une autre piste vers le salut, si douloureuse soit-elle.

***

Enfin, je partage l’interprétation optimiste de La maculée que propose Vennes-Ouellet, qui a modifié ma lecture initiale de l’oeuvre en soulignant que même si la pièce ne dépeint aucune forme de survie satisfaisante – Bernard ayant trouvé un gagne-pain, mais perdu sa femme; Françoise ayant trouvé la paix, mais perdu sa famille –, c’est la forme même de l’oeuvre qui en appuie le sens (2016 : 50). En d’autres mots, bien que le destin des personnages principaux ne soit pas porteur d’espoir, le simple fait qu’une telle pièce hétérolingue et novatrice ait pu être créée et publiée en Saskatchewan au début du XXIe siècle l’est bien. Contrairement à ce que l’on aurait été porté à croire au début du XXe siècle, lorsque les visées assimilationnistes de la nouvelle majorité anglophone battaient leur plein, le théâtre de langue française s’épanouit encore plus d’un siècle plus tard dans la province.

Comme d’autres dramaturges fransaskois·es, Blais-Dahlem a dû faire les concessions nécessaires face à l’hégémonie anglophone tout en conservant les pans les plus importants de son héritage francophone (ibid. : 57). Il faut dire que la communauté fransaskoise moderne s’est donné les ressources nécessaires pour affirmer et vivre pleinement sa différence linguistique et culturelle. Si l’assimilation demeure toujours une menace, comme l’affirme Vennes-Ouellet, c’est par sa manière de négocier avec la majorité environnante que l’autrice réussit à mieux définir les contours de son identité dans cette communauté bilingue hyperminoritaire (ibid. : 60).