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Vue de l’atelier Céline Cadaureille. Saint-Étienne (France), 2022.

Photographie de Céline Cadaureille.

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Je propose de donner la parole à la fois à l’artiste, la chercheuse et l’enseignante, de faire en sorte que ces trois voix s’entremêlent et prennent de l’épaisseur pour chercher à comprendre la diversité de nos ateliers et les différents phénomènes liés à la création en arts plastiques. Pour expliquer ce titre, il est d’abord nécessaire de me présenter. Je suis en effet artiste, chercheuse et enseignante. Mon approche varie et se nuance selon les ateliers que j’occupe, les espaces qui me travaillent. Je dois changer de posture, doubler les rôles pour apprécier les différents points de vue sur la création. Ne souhaitant pas me présenter simplement en tant que maître de conférences, j’ai proposé une conférence-performance afin de rendre compte de cette polyphonie qui me traverse. En rapprochant le terme « conférence » de celui de « performance », je m’appuyais sur les formes du discours pour révéler différents gestes, diverses intentions par rapport à la création. En incarnant ces trois voix, je performais des postures du savoir de manière à étudier les rapports qu’entretiennent le dire et le faire, la théorie et la pratique. J’entendais ainsi poursuivre les recherches de Vangelis Athanassopoulos (2018). La conférence-performance est alors devenue un espace dans lequel je partageais mes expériences et mes réflexions afin d’exprimer qu’il est possible d’être la même tout en étant différente, d’être la caisse de résonance de ces trois voix qui animent mes créations, mes recherches et mes cours. La forme qu’a pris la conférence n’était qu’une référence au discours savant, un cadre qui me permettait de jouer avec les postures attendues, en alternant des points de vue qui me paraissaient complémentaires. Je ne souhaitais donc pas parodier la posture du conférencier ou de la conférencière, mais plutôt mettre en exergue cet ensemble de voix pour rendre sensibles nos espaces de création et révéler la complexité induite par la recherche-création. Il s’agissait de mettre l’« atelier en actes » afin de témoigner de ces différentes voix qui me traversent pour proposer une conférence performée, à travers des gestes simples par lesquels je me changeais puis endossais trois vestes pour signifier les différents rôles sociaux accrochés à mes paroles. Comme dans la chanson de Jacques Dutronc, « je retourn[ais] ma veste » (« L’opportuniste », 1969)… non par opportunisme, mais simplement afin d’exposer la multiplicité des approches nécessaires à la compréhension d’un phénomène aussi complexe que la création. Je souhaitais ainsi rendre compte des étiquettes bien concrètes qui orientent la manière de formuler, mais aussi de recevoir ces discours. Comme l’explique Éric Valette dans son texte « La conférence-performance, une forme artistique du glissement », « [d]ès lors qu’on qualifie une conférence de “performance”, la réception de l’auditoire est invitée à ne pas être dupe de cette autorité, de cette rigueur apparente » (Valette, 2018 : 162). Afin de mettre en perspective la parole de l’artiste, le discours de la chercheuse et l’expérience de l’enseignante, un travail sonore était diffusé durant la conférence-performance. Il participait à cette mise en épaisseur de mes réflexions en accentuant les ruptures de points de vue, les contradictions, et en diffusant des interférences de voix lorsque je changeais de costume à chaque acte. Ce jeu de rôle sera indiqué, dans ce texte, à la manière de didascalies afin d’aider le lecteur ou la lectrice à se situer dans cette polyphonie.

L’artiste, elle se lève et passe une veste de travail, un bleu taché de plâtre et de terre.

Vue de la cour de l’atelier Céline Cadaureille. Saint-Étienne (France), 2022.

Photographie de Céline Cadaureille.

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Vue de l’atelier Céline Cadaureille, four. Saint-Étienne (France), 2022.

Photographie de Céline Cadaureille.

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Mon atelier se trouve à environ quinze minutes de mon domicile. Si je précise cela, c’est que cette mise à distance est nécessaire pour que mes proches n’envahissent pas ce lieu et qu’ainsi je me sente suffisamment isolée pour créer. C’est un lieu que je ne considère donc pas comme mon domicile, ni vraiment comme un espace d’ouverture sur le monde : un lieu que je définis entre ces deux pôles, dans un entre-deux, comme un trait d’union. C’est mon espace, une pièce bien à moi, ou pour reprendre un titre de Virginia Woolf, Une chambre à soi (1929). Mon atelier est retranché au fond d’une cour, il est d’ailleurs important à mes yeux qu’il ne donne pas sur la rue, qu’il soit fermé au monde extérieur, sans vis-à-vis. J’apprécie cet isolement, car je me sens ainsi protégée de l’agitation extérieure. Pour la même raison, je refuse d’y installer Internet et évite généralement de répondre au téléphone lorsque je m’y trouve. Avec le temps, mon nom commence à disparaître de l’interphone, mais cela ne me dérange pas. J’aime l’idée que l’on ne sache pas où je me terre, là où je travaille avec la terre[1]. Je ne vais pas souvent à l’atelier avec l’intention de produire des oeuvres, j’y vais parce que je sais qu’il est nécessaire pour moi de conserver un contact avec les matières et les formes qui habitent cet espace – pour entretenir une dépendance envers mon travail artistique et mes recherches plastiques. Il me semble en effet important de maintenir une certaine régularité dans mon travail – même s’il n’y a pas d’exposition prévue. Continuer à aller à l’atelier, malgré le froid, la flemme, les copies à corriger… travailler assidûment dans cet espace pour maintenir un contact avec mes matières et mes formes, pour entretenir ma relation au lieu. Afin de m’obliger à passer à l’atelier, j’ai des trucs. Par exemple, j’ai installé une plante verte que je dois arroser. Entretenir une plante est une manière de préserver ce qui me lie à mon travail. Parfois, je n’y vais que pour relever le courrier, ranger en respirant la poussière, en remuant les débris de plâtre et les pains de terre.

Expérience de l’intime de Claudie Dellinger.

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La vidéo de Claudie Dellinger[2] cherche à rendre compte de l’ambiance qui règne dans mon atelier lorsque je l’occupe et que j’y travaille, mais aussi lorsque je m’en absente. Cette vidéo présente des gros plans : Dellinger a su enregistrer mes gestes, mais aussi les traces et les rebuts de ma production. Dans ces images, nous voyons à peine mon atelier, mais nous comprenons l’état de l’espace : des débris, des poussières, des rognures de terre. Autant d’éléments qui rappellent que le mot « atelier » vient du vieux français « astelier », désignant les astelles, ces copeaux que l’on trouvait dans les lieux où l’on travaillait le bois. En venant au sein de mon atelier pour réaliser ses prises de vues et en intitulant sa vidéo L’expérience de l’intime, Dellinger m’a amenée à m’interroger sur ce que représente cet espace pour moi : en quoi touche-t-il, en effet, à une part de mon intimité? Il n’était pas évident d’accueillir cette ancienne étudiante dans mon atelier. D’abord parce que l’on ne se connaissait pas; elle me vouvoyait et m’observait de près. J’essayais de nous mettre à l’aise, sans trop y parvenir. Je continuais mon travail sans être vraiment naturelle. Je lisais à l’époque un entretien de l’artiste peintre Joan Mitchell qui disait qu’elle ne pouvait pas peindre en la présence d’un tiers (Mitchell, citée dans Lawless, 1990 : 18). C’était pour elle comme si on lui demandait de faire l’amour ou d’aller aux toilettes devant quelqu’un! Je n’ai évidemment pas ressenti la même chose, mais je n’étais tout de même pas très à l’aise dans cette situation. C’est pourquoi je lui ai proposé d’accéder à mon atelier sans que je sois présente : c’était peut-être la seule façon d’écarter la gêne que je ressentais.

À l’exception des périodes de forte activité où une assistante me rejoint à l’atelier pour m’aider à finaliser et mettre en caisse mon travail, généralement, j’y suis seule. Il est très rare que je reçoive quelqu’un. Mes ami·es savent où il se situe et certain·es sont déjà venu·es me voir, par curiosité. Parfois j’accueille également ma galeriste[3], des commissaires, quelques collectionneurs et collectionneuses, mais leurs visites sont toutefois l’aboutissement d’une relation entretenue pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Lorsqu’il·elles passent la porte de mon atelier, c’est que nous sommes, par le biais de mon travail artistique, déjà un peu intimes. Pour moi, c’est une fête, cela concrétise notre relation et leur engagement envers mon travail. Donc, bien qu’il soit isolé au fond d’une cour, mon atelier s’ouvre de temps en temps à l’autre, mais pas à n’importe qui. C’est un espace qui n’est ni totalement fermé ni vraiment ouvert. Il est légèrement entrouvert aux personnes qui sont devenues d’une manière ou d’une autre des ami·es, des intimes. Des personnes avec qui je suis suffisamment à l’aise pour montrer mon travail en cours, des projets qui ne sont pas forcément aboutis, des ratés, des choses dont je ne suis pas nécessairement fière ni satisfaite. Je partage avec eux et elles mes réflexions, mais aussi mes problèmes techniques liés à la structure ou au soclage d’une pièce. Ce qui se passe à l’intérieur de l’atelier est finalement assez différent de ce que je montre à l’extérieur, lors d’une exposition. Car dans l’atelier, tout me semble encore possible, en devenir : une dynamique s’installe et me permet d’envisager d’autres formes, de rêver mes projets. Alors qu’à l’extérieur, lorsque je montre mon travail, j’ai toujours la désagréable sensation que les choses se figent, s’arrêtent. Certes, l’exposition permet de voir autrement le travail, de le réinventer à travers de nouvelles mises en espace, mais, dans un même mouvement… l’exposition fixe les intentions et finalise l’installation. C’est aussi ce qui me permet de passer à autre chose, de réaliser que le travail est fini et ainsi de penser à d’autres projets.

La chercheuse, elle se lève, retire son bleu de travail, enfile une veste blazer et met ses lunettes.

L’étude des ateliers d’artistes pose la question de l’intime et nous laisse croire que nous pourrions pénétrer l’intimité de la création. Mais commençons par définir ce qu’est l’intime, car bien qu’il semble connu de tous et de toutes, nous verrons qu’il est plus difficile à cerner qu’il n’y paraît. Il met d’ailleurs en difficulté les philosophes, qui peinent par exemple à distinguer l’intime de l’intimité. Jean Baudrillard déclare que l’intime n’est ni un concept ni vraiment une notion théorique, mais un leurre (Baudrillard, 1986 : 12-15). On reste au seuil d’un espace abstrait, qui se construit à travers des frontières floues entre soi et le monde. Pourtant, en architecture, l’intime délimite des espaces bien définis en nommant le confort de la maisonnée, de la chambre. Si ce terme nous paraît familier, il n’a pourtant pas toujours existé. En effet, la notion apparaît tardivement aux XVIIIe et XIXe siècles, d’abord pour parler d’espaces intimes : les lieux de retranchement, d’isolement qui apparaissent au sein des maisons bourgeoises pour la toilette ou le recueillement, par exemple le boudoir. Bien que l’espace entraperçu dans la vidéo L’expérience de l’intime de Dellinger n’ait rien de confortable, il peut apparaître comme un lieu de retranchement où se mêlent le dedans et le dehors. L’espace de l’atelier est alors à comprendre comme celui de notre « for intérieur ». Non pas comme un espace fortifié, mais bien comme un lieu d’échange, un forum – ou serait-ce plutôt un boudoir? C’est donc un espace isolé, qui reste malgré tout ouvert à la relation. Car l’intime n’est pas que retranchement; si l’on se réfère simplement aux définitions actuelles du dictionnaire Le Robert, on lit : « Qui correspond à la réalité profonde, à l’essence (d’un être conscient) » (Le Robert, s.d.). Ainsi parle-t-on d’un sens intime ou de la structure intime des choses. Mais il est aussi ce qui « lie étroitement par ce qu’il y a de plus profond » (idem) : union intime, avoir des relations intimes, être intime de, etc. On retrouve cette formule contradictoire et paradoxale au sein même de la racine latine intimus – une contradiction que le philosophe François Jullien résume en opposant ce double sens : « Car l’un dit l’à part et l’enfoui, l’autre dit la relation » (Jullien, 2013 : 24).

Henri Rousseau, dans son atelier de la rue Perrel devant le tableau Les joyeux farceurs. Paris (France), 1907.

Photographie de Paul Dornac.

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Il est donc possible de considérer que l’atelier est l’espace intime de la création, une chambre réservée à la création et parfois entrouverte, bon gré mal gré, par les artistes. Les ouvertures d’ateliers s’inscrivent du reste dans une logique d’autopromotion leur permettant d’asseoir leur statut, par exemple en faisant réaliser leur portrait par des photographes célèbres. Ces portraits photographiques d’artistes à l’atelier se développent à travers les siècles, de la fin du XIXe au XXIe, et les photographes composent généralement cet espace avec les artistes. Car les images produites répondent à une nécessité, celle d’apparaître dans son atelier pour paraître en tant qu’artiste. Dans son ouvrage Vues d’atelier : une image de l’artiste de la Renaissance à nos jours, Bertrand Tillier démontre que l’image de l’artiste se pense et se construit pour répondre aux attentes de ce que doit être un·e artiste : « la composition et le cadrage de l’image contribuent le plus souvent à mettre en scène l’artiste dans un espace dont la distribution, le volume, la lumière, les accessoires (ou les attributs) sont éminemment signifiants, au point qu’il est impossible de distinguer la réalité matérielle de “l’effet recherché” » (Tillier, 2014 : 399). Fausse intimité de l’atelier qui se met en scène pour rendre compte d’une réalité d’artiste? Les photographies d’artistes de Paul Dornac donnent cette impression d’image lissée où l’artiste, en se présentant dans son plus beau costume, se montre aux yeux de tous et de toutes en tant que personne qui a réussi[4]. Le photographe expose ce que pourrait être un moment de la création, il cherche à mettre en scène l’artiste pris dans ses réflexions. Plus tardivement, le photographe Brassaï cherche à sonder ces espaces de création en l’absence des artistes. Il présente ainsi des ateliers déserts, où seuls les outils, les objets et les matières se répondent dans le bazar accumulé. Ces photographies semblent prises sur le vif, et pourtant certaines sont composées. Dans l’ouvrage Conversations avec Picasso (1964), sont rassemblées les photographies que Brassaï a réalisées de l’atelier du peintre espagnol, mais aussi les anecdotes liées à ce travail. On apprend par exemple que pour réaliser une photographie, Brassaï a déplacé les pantoufles de Picasso pour qu’elles apparaissent au premier plan d’une mise en scène[5] datant de décembre 1943. Il s’agit donc moins d’un portrait d’artiste que d’un portrait d’atelier où le regard du photographe se concentre sur un détail qu’il met en avant pour révéler ce qu’il perçoit d’intime dans l’espace. Les pantoufles perturbent la lecture que l’on pourrait avoir de l’image en nous rappelant le confort de nos intérieurs, en nous interrogeant sur la nature de l’espace montré : est-ce un lieu de travail ou de repos? Est-ce un autre chez soi? Ces chaussons semblent également casser l’image de l’artiste au travail, puisqu’elles indiquent qu’il traîne en charentaises. Cette mise en scène dévoile le fait que dans l’atelier, les artistes ne font pas que travailler, il se passe d’autres événements susceptibles d’alimenter la création et par conséquent d’attiser la curiosité de celui ou celle qui regarde… Nombreux·ses sont ceux et celles qui ont cherché à approcher les artistes au sein de leur atelier[6]. Plusieurs ouvrages[7] proposent de sonder cette intimité de l’art à travers des photographies d’ateliers et des entretiens réalisés au sein même des espaces de création. Mais bien souvent, ces entretiens apparaissent un peu décevants, car les artistes semblent se méfier et se livrent peu. Catherine Lawless, qui a rassemblé un grand nombre d’entretiens d’artistes contemporain·es dans son ouvrage Artistes et ateliers, explique sa frustration dès l’introduction : « dans l’ensemble il y a une mauvaise volonté assez fréquente à parler des éléments privés de la création. Ceci peut aller dans certains cas jusqu’à la banalité. Les artistes cherchent à gommer le rapport affectif, sentimental, les connotations romantiques, voire l’investissement psychanalytique » (Lawless, 1990 : 8).

Une gêne persiste aujourd’hui lorsqu’il s’agit de parler d’intime en rapport à la création, et elle semble partagée par beaucoup d’artistes, mais aussi par des théoricien·nes de l’art. Elle peut se comprendre de deux manières. Ces considérations sur l’atelier peuvent paraître dépassées, car elles renvoient aux clichés de l’artiste perché·e dans sa tour d’ivoire, isolé·e dans son atelier (de Maison Rouge, 2017). On retrouve là le mythe du génie romantique tant rejeté par les avant-gardes. De fait, dans les années 1960 et 1970, les attitudes[8] artistiques s’opposent à un art d’objets lié à un savoir-faire et impliquant un atelier de production; les espaces de création se réinventent en s’ouvrant au monde, par exemple avec le land art. Christo explique cette volonté d’échapper à un carcan artistique. À ses yeux, l’artiste, à l’intérieur de l’atelier, peut laisser couler de la peinture sur le sol, et une fois qu’il manque de place, peut ouvrir la porte de l’atelier vers le corridor derrière; il estime que ce qui est hors de l’atelier est probablement l’espace le plus fabuleux de tous et le plus rempli de ressources (Christo, cité dans Phillips, 1990 : 135). On retrouve les mêmes intentions dans l’art conceptuel et l’art urbain de Vito Acconci, l’art corporel de Gina Pane, l’art sociologique de Michel Journiac, l’art in situ de Daniel Buren et bien d’autres encore. Beaucoup d’artistes rejettent alors l’idée même d’avoir un atelier et le revendiquent. Daniel Buren annonce ainsi dans sa biographie qu’il « vit et travaille in situ » (de Maison Rouge, 2017 : 97).

Pourtant, il y a eu et il y a encore des artistes qui travaillent dans des ateliers, dans des espaces plus ou moins restreints selon leurs moyens. La pratique d’atelier, telle qu’on l’aperçoit avec la vidéo de Dellinger, renvoie aux gestes de l’artiste, au travail de la main, à la pratique du faire. Il y a une implication du corps de l’artiste envers la matière, une relation aux formes, un rapport à l’espace qui interroge notre époque. À l’heure de l’art numérique et des nouvelles technologies, des ateliers-usines de Jeff Koons ou de Damien Hirst, observerions-nous un retour du faire? Des « pratiques du faire » (Ingold, 2017 [2013]), à entendre selon l’approche de l’anthropologue Tim Ingold dans Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture. C’est-à-dire que nous serions amené·es, pour théoriser ces pratiques, à avoir les mains dans la matière. Là réside la gêne évoquée par Lawless, car on peut craindre que les critiques ou les photographes ne restent malgré tout que des étranger·ères au sein de l’atelier. La deuxième façon de comprendre cette gêne serait donc de penser que ce qui est privé, ce qui se dit « intime », reste de toute manière imperceptible, voire interdit à celui ou celle qui n’est pas au coeur de la création. On peut alors penser qu’un·e assistant·e d’artiste en sait beaucoup plus à ce sujet, puisqu’il·elle est régulièrement en relation avec l’artiste « au plus profond » de l’atelier. Il faudrait que les assistant·es d’artistes nous racontent leurs expériences[9]. Il faudrait peut-être aussi entendre ce que la recherche-création décrit, à partir d’une approche empirique de la création permettant de croiser la théorie et la pratique, de valoriser les paroles d’artistes et d’être ainsi dans la poïétique, auprès de l’art en train de se faire.

Vue de l’atelier de Stephen Marsden. Fontiers-Cabardès (France), 2022.

Photographie de Stephen Marsden.

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Mais cherchons à comprendre ce que peut être l’atelier comme espace intime pour l’artiste. Car fort heureusement, certain·es artistes parlent très bien de leurs pratiques et évoquent de manière sensible ce qu’est l’atelier au quotidien. La peintre Joan Mitchell explique ce qu’elle tente de préserver dans son atelier et pourquoi la seule fenêtre de celui-ci est voilée : « Alors je me suis abritée pour ne pas être constamment jugée. […] Cette fenêtre voilée qui est à la croisée du dehors et du dedans. […] C’est une logique d’une intimité totalement personnelle que cette fenêtre-châssis préserve. Elle est le gardien de ma liberté intérieure, de ma liberté de peindre » (Mitchell, citée dans Lawless, 1990 : 24-25). On retrouve ce désir d’intimité dans d’autres ateliers. Celui du sculpteur Stephen Marsden, installé à Fontiers-Cabardès dans l’Aude, a également une grande et unique fenêtre qu’il a voilée avec une toile épaisse, de manière à adoucir la lumière quand il travaille, mais aussi pour ne pas être vu de l’extérieur. L’intention est presque la même : préserver l’intimité de l’artiste au travail pour qu’il·elle se sente libre de faire ce qu’il·elle veut dans son espace de création, tout en conservant la lumière du jour. L’atelier est encore perçu par certain·es artistes comme un refuge : un espace dans lequel l’artiste peut se rendre sans forcément y travailler, juste pour observer, ranger ou simplement fumer une cigarette. Prenons le cas de la peintre Hélène Delprat. Son atelier apparaît aux yeux de l’écrivain Gérard de Cortanze comme « un endroit privé par rapport à soi, une chambre dans une chambre – où les regards partent dans tous les sens, terrorisés ou observateurs » (de Cortanze, 2006 : 48). Delprat dit elle-même que son atelier est « une planque » (Delprat, citée dans de Cortanze, 2006 : 48). Cette « planque » peut être mise en relation avec les séries photographiques de Gilles Barbier, Planqué dans l’atelier, réalisées en 1996 et 2015. Ces photographies ont été produites directement à la Friche la Belle de Mai, à Marseille, dans l’atelier qu’il a commencé à occuper à peu près en même temps que la création de ces espaces. Ainsi, dans le bazar de cet atelier, l’artiste se dissimule-t-il sous ses oeuvres en cours de production : il se fond dans le décor sans disparaître totalement. Des objets, des outils, des moules ou bien encore des reproductions de fragments corporels forment des flèches qui nous indiquent sa présence. À travers ses images, il se met en scène, il joue à cache-cache avec le spectateur ou la spectatrice. Il montre l’état de son atelier, mais aussi son état d’esprit face au travail : il se « planque ». Alors que l’atelier paraît vide, l’artiste occupe les lieux, il est bien au travail puisqu’il est en train de créer une image, une oeuvre photographique.

Planqué dans l’atelier (la viande). Friche la Belle de Mai, Marseille (France), 2015.

Photographie de Gilles Barbier, courtoisie Galerie GP & N Vallois, Paris.

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Planqué dans l’atelier (le terrier). Friche la Belle de Mai, Marseille (France), 2015.

Photographie de Gilles Barbier, courtoisie Galerie GP & N Vallois, Paris.

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Planqué dans l’atelier (les moules). Friche la Belle de Mai, Marseille (France), 2015.

Photographie de Gilles Barbier, courtoisie Galerie GP & N Vallois, Paris.

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Des artistes se sont ainsi préoccupé·es de ce qui se passe lorsqu’il·elles traînent dans leur atelier, lorsqu’il·elles s’y « planquent », mais aussi de ce que devient cet espace lorsqu’il·elles s’en absentent, lorsqu’il·elles quittent les lieux. Dans son atelier de San Francisco, le jeune Bruce Nauman réalise, à la fin des années 1960, des actions minimes[10]. Il ne cherche pas à produire quelque chose, mais simplement à être présent dans l’espace : s’asseoir sur une chaise, flâner, faire les cent pas. Ses vidéos Stamping in the Studio ou encore Slow Angle Walk, réalisées en 1968, présentent son corps qui anime l’espace de façon simple, minimale. L’installation vidéo Mapping the Studio, réalisée plus tardivement, au début des années 2000, rend compte de son attachement pour son espace de création. En panne d’inspiration, alors qu’il vient de produire de grosses pièces et qu’il ne sait plus vraiment quoi faire, il décide de simplement observer son atelier. Il installe sept caméras infrarouges pour le filmer en son absence et parvient ainsi à capter les moindres mouvements et sons. Pour reprendre les termes de son titre, il cartographie son atelier, l’examine à différentes heures et selon différents angles. Il filme ainsi les moindres vibrations, les mites qui passent devant l’objectif, mais aussi les quelques mouvements des rats et du chat qui occupent les lieux. Pour Jan Blanc et Florence Jaillet, l’atelier de Bruce Nauman donne forme à l’art : « L’atelier devient ainsi une chambre de transformation capable de convertir en art les événements les plus insignifiants qui s’y produisent » (Blanc et Jaillet, 2011 : 17). « Une chambre dans une chambre » ou encore une « chambre de transformation » (idem) : dans ces mots, c’est l’espace intime de la maison qui est convoqué pour évoquer un atelier presque autonome, nous laissant croire qu’au moment où généralement nous dormons dans nos chambres, l’atelier semble encore s’animer! Michel Blazy réalise également des vidéos au sein de son atelier pour capter la présence des souris qui participent à ses créations lorsqu’il quitte les lieux et que les rongeurs viennent grignoter la sculpture en cours, réalisée à base de biscuits pour chien (Le chien et la souris, 2005). Dans ces différentes vidéos, l’atelier devient une « chambre de transformation » qui, à elle seule, semble avoir le pouvoir de se mettre en branle, de transformer les choses – sans même que la main de l’artiste intervienne. L’artiste capte et révèle ces moments de transformation artistique, car il est finalement le premier spectateur du travail qui se développe dans cet espace. Le sculpteur belge Didier Vermeiren photographie lui aussi beaucoup son atelier et ses sculptures en cours de production. Généralement, il prend une photographie pour observer l’évolution des pièces réalisées, pour comprendre et composer avec les volumes produits directement au sein de son atelier. Or ses photographies participent à son oeuvre : il ne s’agit pas de simples documents faisant trace, mais bien d’une partie active de sa démarche artistique. On remarque que dans l’ensemble de son travail photographique, une image paraît différente : celle intitulée L’atelier à quatre heures du matin (1995). Il s’agit d’une photographie prise la nuit, en son absence. Vermeiren réalise cette photographie grâce à un long temps de pose qui semble enregistrer la moindre vibration animant l’atelier à quatre heures du matin. Alors que ce dernier est plongé dans l’obscurité, l’artiste vole, au coeur de la nuit, cette image de l’atelier dans laquelle on cherche à saisir ce qui nous échappe : l’ombre des moules, le repos des outils, la migration de la poussière. À travers le titre choisi pour sa vidéo, Vermeiren fait aussi référence à une oeuvre d’Alberto Giacometti, intitulée Le palais à quatre heures du matin (1932), et c’est peut-être une manière de nous dire que l’atelier est en réalité son palais : palais idéal et cité interdite.

L’atelier à quatre heures du matin. Bruxelles (Belgique), 1995.

Tirage argentique de Didier Vermeiren, ADAGP.

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L’enseignante, elle se lève à nouveau, quitte sa veste de conférencière et enfile une veste en jean, plus décontractée.

Enfin, il me semble nécessaire d’ajouter quelques mots, car si mes collègues et moi souhaitons parler de nos espaces de création, il nous faut rendre compte de ce que sont nos ateliers pédagogiques, des ateliers de recherche que nous animons auprès de nos étudiant·es de licence 3 et de master en arts plastiques de l’Université Jean Monnet (UJM) Saint-Étienne. Ces ateliers sont des ateliers partagés où se croisent les savoirs et les pratiques des enseignant·es et des étudiant·es. L’atelier d’enseignement est également pour moi un espace de travail, où je partage mes réflexions, où j’apprends des autres. Cet atelier est à la fois (en anglais) le studio, qui fait référence au terme latin studium et laisse comprendre qu’il s’agit d’un espace d’étude, d’un lieu de construction et non de transmission des savoirs. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas, en tant qu’enseignant·es, de déverser nos connaissances d’artistes et de chercheur·euses, mais d’ouvrir un champ d’expérimentation et de partage permettant à l’étudiant·e d’être suffisamment à l’aise dans le groupe pour se découvrir et apprendre par lui·elle-même, par sa pratique et au contact des autres. Les ateliers de recherche-création que nous menons à l’UJM sont des lieux qui alimentent nos réflexions communes, puisqu’ils sont par essence des espaces où se confrontent la pensée et le faire, où s’articulent la théorie et la pratique, où l’on s’informe des formes que l’on produit. Lors d’un entretien mené par de Cortanze, l’artiste Arman exprime en quoi son atelier est pour lui un espace s’ouvrant à la maïeutique, permettant de découvrir sa propre intimité : « L’atelier, lieu d’action et de réflexion, doit permettre au regard non pas de s’éloigner vers l’extérieur, mais de se tourner toujours vers l’intérieur. Dans cet espace, l’artiste peut se laisser informer par ce qu’il fait : “C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche” » (Arman, cité dans de Cortanze, 2006 : 54). C’est tellement vrai, autant pour nos étudiant·es que pour nous, enseignant·es et chercheur·euses... En suivant des étudiant·es pendant plusieurs années au sein de nos ateliers, une certaine intimité s’installe de séminaire en séminaire, de découvertes en déceptions. On partage avec eux·elles l’espace de leurs ateliers, leurs recherches, leurs préoccupations plastiques, et parfois même leurs obsessions. Il arrive aussi que nos recherches entrent en écho – que l’on apprenne les un·es des autres ce que l’on cherche. On avance ensemble, on se rapproche de nos sujets en toute liberté, pour reprendre les propos de Jacques Rancière dans Le maître ignorant (1987). Lors de sa soutenance, l’une des étudiantes de master décrivait précisément ce que je tente de démontrer ici. Il s’agit d’Eléa Nicolas, qui est elle-même sculptrice et qui exprime avec justesse ce qui se passe au sein de nos ateliers. Dans son mémoire intitulé « L’expérience de la matière : la forme du vivant », elle écrit :

On pourrait comprendre par-là que l’atelier serait comme un lieu des possibles à la fois mystérieux et littéralement vivant, qui continuerait de vibrer dans le continuum de nos gestes et la résonance de nos agitations. Dans le calme sourd de l’atelier en pause, on peut percevoir comme une réverbération énigmatique de nos antérieures gesticulations

(Nicolas, 2019 : 119).

Dans son travail, l’atelier apparaît comme un espace qui est habité par le déploiement de l’oeuvre; l’espace semble alors entrer en vibration avec les corps qui l’animent, qui le traversent. C’est en effet quelque chose que je ressens parfois au sein même de mon atelier et que nous pouvons percevoir dans les oeuvres présentées dans cette étude, notamment dans l’installation vidéo de Nauman et la photographie de Vermeiren. Ces espaces qui paraissent vides semblent encore vibrer, entrer en résonance de manière quasi imperceptible avec l’agitation de nos gestes, mais également de nos pensées.

Conclu-fusion, elle se lève et enfile toutes ses vestes les unes sur les autres.

Extrait de la conférence-performance de Céline Cadaureille présentant la mise en épaisseur des trois voix.

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La recherche-création me positionne à la croisée de ces trois actes, de ces trois voix qui s’entremêlent et me permettent de comprendre différents phénomènes liés à la création. Ainsi mon travail artistique peut-il parfois résonner avec celui d’autres artistes, mais également avec les recherches de mes étudiant·es qui partagent mes préoccupations et les renouvellent, de l’atelier au laboratoire, sans oublier la salle de cours! Car les ateliers de recherche-création que je coordonne en licence 3 et en master, mais aussi les cours magistraux que je dirige, m’inspirent et influencent mes recherches et mes créations, par exemple lorsque je travaille pour la préparation à l’agrégation et que le programme nous impose la question sur « L’intime dans l’art contemporain des années 60 à nos jours » (programme de 2019-2021). Certaines définitions citées dans cet article ont d’abord été présentées en cours. Les expériences et les réflexions se croisent, les costumes de l’artiste, de la chercheuse et de l’enseignante se superposent. Les voix se mêlent, se traversent et finissent par se confondre.

Pour conclure, et pour expliquer ces interférences, ces épaisseurs de voix parfois inaudibles, je terminerai sur les mots d’un autre artiste, enseignant et chercheur, Jean Arnaud, qui dans un texte intitulé « Interférences » présente ainsi la nature de la recherche-création :

Dans l’expérience d’un espace complexe construit par un artiste avec des éléments de nature variée, les choses s’entrechoquent, s’entremêlent et finalement se différencient par transformations mutuelles. Ainsi, interférence et différences caractérisent ensemble le fonctionnement d’espaces critiques susceptibles de créer des figures tierces

(Arnaud, 2018 : 185).

On peut comprendre ces espaces critiques comme des espaces intimes qui s’entrouvrent et interfèrent avec diverses formes de pensée et d’oeuvres. La complexité de la création est à la croisée de ces différentes expériences, de ce qui nous pousse à faire. Faire pour savoir… ainsi l’oeuvre ne serait-elle qu’une partie du travail, qu’une trace partielle de la création : la pointe de l’iceberg. L’oeuvre ne dit pas tout, elle ne retranscrit pas ce qui se passe dans l’atelier : nos gestes concentrés, nos déambulations, nos expérimentations et nos ratés. L’atelier est donc le témoin intime de ce travail de recherche, il est l’espace qui accueille ces différentes intentions, qui se déplace avec nous, pour se construire tel un écosystème complexe mettant en relation le corps, le monde et nos pensées; un écosystème qui nous sert de refuge pour avancer et qui nous permet aussi de résister. Car être dans le faire, par exemple avec la céramique, c’est revenir à des pratiques artisanales, c’est ressentir la matière et prendre le temps; c’est une manière de résister au monde, une réponse systémique qui fait face à l’hypertechnologie, à la dématérialisation des projets numériques, au diktat de la vitesse et du spectaculaire. C’est une posture qui soutient les savoir-faire, qui rejoint ceux et celles qui travaillent encore avec du matériel analogique[11] et qui plaident pour la pratique d’atelier.

Or cette démarche s’ancre pleinement dans notre époque où de nombreuses initiatives proposent des ateliers partagés, pour faire groupe, pour faire ensemble, pour être dans le faire. En effet, on observe aujourd’hui des collectifs qui partagent leur intimité, en vivant un moment ensemble de manière à partager vie et travail. La Documenta 15 de Kassel qui, au moment d’écrire ces lignes, est en train de se préparer pour 2022, est peut-être un indice de ces discrètes mutations, puisqu’elle est confiée au collectif Les Ruangrupa[12]. Celui-ci propose de s’intéresser au modèle communautaire et s’appuie sur ce qui crée du lien : sur des moments de vie, des moments intimes qui nous mettent en relation. On retrouve dans ce genre de projet les contradictions et les paradoxes de l’intime qui nous placent dans un entre-deux, permettant à la fois l’isolement, le partage et l’ouverture sur l’autre. Comme nous avons pu le voir, les ateliers que je mène avec mes collègues en recherche-création nous offrent des moments intimes, mais ils peuvent aussi apparaître comme des lieux de résistance, dans lesquels on se « planque » parfois pour être seul·e un moment, parfois pour faire groupe avec d’autres artistes, étudiant·es et chercheur·euses. Ces espaces de création sont alors des ateliers entrouverts qui nous mettent en relation avec l’autre, qui nous lient étroitement par ce qu’il y a de plus profond. L’atelier est alors aussi nécessaire pour préserver l’intimité de la création que pour nourrir l’appétit du collectif.