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Atelier Scrivere danzandomi, avec Rossella Ferrero et Vanessa De Pretis. GreenBox, Turin (Italie), 2018.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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Introduction

De 2004 à 2012, j’ai travaillé dans le milieu français de la danse, collaborant notamment avec des chorégraphes en tant que dramaturge, préparateur physique et chercheur. En 2010, j’ai obtenu un doctorat de recherche à l’Université Côte d’Azur de Nice, en me spécialisant dans l’analyse critique d’oeuvres chorégraphiques contemporaines (1990-2010) mettant en scène des représentations occidentalisées de cultures d’autres continents. En parallèle, je me suis formé à différentes techniques de danse et pratiques somatiques. En 2009, j’ai commencé à animer des laboratoires pour artistes pluridisciplinaires. Dans ce cadre, je leur transmettais des séquences d’exercices d’exploration corporelle, de concentration et de respiration, une sorte d’échauffement que les artistes pouvaient s’approprier et réutiliser pour se préparer à une performance, durant des répétitions ou avant d’entrer en scène.

Lorsqu’en 2011 j’ai commencé à écrire des oeuvres narratives et poétiques, tout mon passé en danse est intervenu dans mes processus de création. Encore aujourd’hui, je quitte l’ordinateur et marche dans mon appartement. Ou bien je m’assois au sol et enchaîne des respirations. Parfois, la pratique de la méditation me vide la tête, efface ma fatigue. La répétition rapide, sur trente minutes, d’un enchaînement d’une douzaine de postures de yoga debout est très efficace dans ma réécriture de longs passages narratifs. Ces exemples illustrent un dialogue entre pratique physique et écriture dans mon travail d’écrivain.

Depuis quelques années, j’anime des cycles d’ateliers d’écriture enrichis par des exercices physiques qui sont extraits de pratiques somatiques. De 2017 à 2022, j’ai accompli un doctorat en recherche-création à l’Université Laval, à Québec, où j’ai étudié ce que ce type d’ateliers apportait à des écrivain·es. Du côté théorique, j’ai développé un discours sur la littérature à travers les études en danse, lesquelles permettent de penser autrement l’écriture créative et les identités des écrivain·es. Du côté pratique, j’ai décrit et interrogé une nouvelle pédagogie en création littéraire.

Dans cet article, après avoir défini les techniques somatiques et leur utilisation en danse, j’introduirai le processus de « devenir-soma » que je propose à des écrivain·es amateur·trices et professionnel·les et par le biais duquel le corps devient leur véritable atelier de travail. Je synthétiserai ensuite deux expériences, l’une qui s’est déroulée en mai 2018 en Italie, et l’autre à l’été 2019 au Québec. En dialogue avec les témoignages des participant·es, je conclurai mon texte en décrivant la poétique somatique qui se retrouve dans les oeuvres produites pendant les ateliers et qui façonne la singularité littéraire des auteur·trices.

Cycle d’ateliers de l’été 2019, avec Edwige Morin. LANTISS, Québec (Canada), 2019.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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Cycle d’ateliers de l’été 2019, avec Jérémie Aubry, Marrie Bathory et Anaïs Palmers. LANTISS, Québec (Canada), 2019.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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La conception somatique du corps

Depuis le début du XXe siècle, l’éducation somatique a acquis un rôle important en santé. Elle stimule la conscience sensorielle et l’apprentissage moteur du corps. Après la Seconde Guerre mondiale, les techniques somatiques se sont répandues comme des activités de bien-être. Ces pratiques ont des origines traditionnelles et spirituelles différentes. Leurs versions laïques et occidentales ont été regroupées sous l’appellation de « techniques somatiques ». Leurs apports physiques et une partie de leurs exercices basés sur la respiration sont similaires. En danse, elles ont été introduites pour échauffer et étirer le corps des danseur·euses, qui les exploitent pour éviter des blessures pendant les répétitions ou pour en soigner certaines sur le long terme. Plusieurs chorégraphes les utilisent comme vocabulaire créatif (Fortin, 1996).

Les pratiques somatiques ont été conceptualisées au cours des années 1970-1980 par le philosophe et théoricien en neurologie et mouvement Thomas Hanna : « La somatique, le domaine de recherche du soma [définit] le corps tel qu’il est perçu de l’intérieur, une perception à la première personne. Quand un être humain est observé de l’extérieur, c’est-à-dire du point de vue de la troisième personne, c’est la manifestation du corps humain que l’on perçoit » (Hanna, 2017 [1986]). Dans mes ateliers somatiques d’écriture, j’utilise trois techniques : le yoga, qui est à l’origine un ensemble de savoirs appartenant aux traditions indiennes; le Do-In, des automassages japonais de la famille des arts martiaux qui reprennent les bases de la médecine chinoise; la méthode Feldenkrais[1]. J’ai conçu mon usage de ces trois techniques en lien avec mes séances comme patient chez des thérapeutes en acupuncture, qui m’ont appris le développement d’une introspection mentale holistique pendant qu’on exerce une stimulation sur une zone limitée de son corps; mais surtout, je les ai pratiquées en suivant les cours de Ciro Carcatella et de Carlo Locatelli et en étudiant leur travail chorégraphique et pédagogique[2]. Par ces expériences, j’ai commencé à entrevoir une conception somatique permettant d’ajouter un tout autre niveau à nos dimensions corporelles discursives. Ce niveau est d’ordre physique, matériel, et est lié à l’instant de la perception. Il est aussi narratif. Les praticien·nes somatiques s’éloignent d’une représentation de soi comme individu social, de l’extérieur, esthétique, et focalisent leur attention sur leur manière d’interagir avec la réalité qui les entoure à travers le ressenti des fonctions mécaniques et sensorielles de leur organisme.

Du point de vue des études en danse, la perception somatique fonde une analyse du phénomène dansé à partir du ressenti intéroceptif de l’artiste. Dans les années 1980, le philosophe Michel Bernard[3], théoricien de la danse contemporaine à travers la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, a dirigé l’implantation du premier département français d’études en danse de l’Université Paris 8. Il l’a fait en collaboration avec un physiothérapeute, Hubert Godard[4], lequel a conçu les prémisses de la discipline d’analyse du mouvement dansé (Ginot et Guisgand, 2021). Suivant cette conception d’une éducation somatique, on peut considérer que l’analyse du mouvement parle de la danse en première personne, alors que l’analyse de l’oeuvre chorégraphique la traite à la troisième personne. Les qualités du mouvement fondent aussi les différentes notations chorégraphiques et partitions, ces langages écrits et iconographiques que les chorégraphes et les notateur·trices utilisent pour transcrire la composition chorégraphique et la transmettre à des danseur·euses. L’analyse du mouvement, les notations chorégraphiques, les partitions sont des modes d’expression agissant dans les corps qui déploient en même temps une performativité des langages oral et écrit. C’est cette nature sémiologique qu’il me semblait important d’exploiter dans mes ateliers d’écriture. En effet, tout geste ou mot énoncé contient une origine charnelle. Une question se précisait dans mon travail en création littéraire : qu’est-ce qui se passerait dans l’écrit si une personne prenait conscience des modalités matérielles qui sont en jeu en elle pendant qu’elle écrit?

Durant une quinzaine d’années, j’ai suivi des cours de danse, mais aussi de yoga, de Feldenkrais et de Pilates. Au fil de mes contrats de chercheur dans le milieu chorégraphique, j’ai pris des notes en observant le déroulement de répétitions. Mes textes étaient écrits et dessinés, réflexifs et poétiques. Mon premier livre en langue française, journal des traces (2011), recueille une partie des poèmes que j’ai ébauchés dans ce contexte professionnel, tandis que les danseur·euses et les chorégraphes me faisaient découvrir la perception de ma matérialité organique. Toute cette matérialité, si elle ne surgissait pas comme thème dans mes poèmes, influençait leur texture littéraire par le choix des mots, la longueur des vers, la présence de détails physiques, etc.

Dans les ateliers somatiques d’écriture que j’organise depuis 2015, on expérimente la création, on improvise des solos sans pour autant concevoir un spectacle. On travaille performativement avec son corps dans l’intention de produire une oeuvre littéraire. Les auteur·trices expérimentent le processus de « devenir-soma », et les séances physiques alternent avec celles où les participant·es écrivent. Cela permet d’approcher indirectement les pratiques littéraires, parce que les auteur·trices passent par une expérience de détournement, en déplaçant constamment leur attention de l’exploration de l’écriture à celle d’une physicalité, qui n’est plus envisagée comme un corps, mais comme un « soma ». Dans l’un de ses articles définissant l’éducation somatique, Hanna écrit qu’un processus d’introspection perceptive « est un mode sensoriel qui fournit des données uniques » (Hanna, 2017 [1986]). En effet, les praticien·nes prennent conscience de l’accumulation perceptive continuelle que le corps vit en relation avec son environnement. Le « soma » définit notre organisme selon sa constitution osseuse et musculaire et son lien sensoriel au monde. Le « soma » « est catégoriquement distinct d’un corps, non pas parce que le sujet est différent mais parce que le point de vue est différent » (idem). Le processus de « devenir-soma » déclenche une pratique contradictoire, parce que l’écrivain·e se perçoit en tant que « soma », en deçà du langage, en se projetant en même temps dans le langage écrit. Même la personne qui écrit « est constamment engagé[e] dans un processus d’autorégulation » (idem), c’est-à-dire qu’elle doit à chaque instant comprendre comment mettre en lien cette exploration et les exercices d’écriture.

« Devenir-soma »

Pendant mes ateliers, la création littéraire individuelle est déclenchée par un processus intéroceptif de conscientisation. Le corps lui-même devient atelier et sert à explorer, selon les cas, une thématique littéraire, un sujet social, une expérience intime, etc. Mon objectif est que chaque personne puisse s’approprier cette méthode et la décliner à sa façon durant d’autres processus de création.

Durant les séances physiques de mes ateliers, les participant·es se ressentent en tant que squelettes, revêtements musculaires profonds et tissulaires superficiels, organes. Pendant les temps d’écriture et de discussion, je les invite à observer et à entendre le texte écrit comme un organisme humain, comme une anatomie qui possède sa propre logique, comme si les mots étaient des cellules vivantes. Au coeur du dispositif, il y a ce paradigme du « soma » qui engendre une manière de parler de soi. En se regardant ainsi depuis le corps, les limites entre soi, les autres et l’environnement se font liquides. Assis·es au sol, ou bien en déambulation dans l’espace, les auteur·trices ont souvent les yeux fermés, et utilisent donc d’autres sens que la vue, même si celle-ci est expérimentée à travers leurs paupières. Pendant mes ateliers, les auteur·trices communiquent avec les autres en tant que jambes, bras, organes, groupes de cellules, tissus, ou encore en tant qu’énergies, fluides ou tensions. Chacun·e cherche à se dépouiller de ses représentations et de la valeur de celles-ci, qui disparaîtront peut-être de ses oeuvres. Il·elles deviennent des « somas », et écrivent.

Le processus de création

Les participant·es qui entrent dans l’espace de l’atelier se sentent aussitôt dans un « ailleurs ». Il·elles abandonnent leur contexte quotidien, et savent qu’il·elles exécuteront des activités physiques. Le processus pour « devenir-soma » est de longue durée, et le processus d’écriture commence par le décalage mental que crée le fait de se trouver dans une salle de danse pour écrire. Le lieu comprend un tapis au sol, des accessoires de yoga. Les personnes devront créer leur propre espace d’écriture en déplaçant une table, une chaise, en s’allongeant au sol.

Pendant mes ateliers, sur une durée variant entre vingt et quarante minutes, les participant·es se plongent dans l’exploration de l’espace, les yeux fermés. Je les guide avec ma voix, en leur donnant des consignes : tourner à gauche ou à droite, suivre des lignes droites mentales, atteindre le périmètre, toucher le mur. Je les rassure également : il est possible de marcher les yeux fermés sans accident, en s’orientant par l’ouïe, par la perception de sources lumineuses filtrées par les paupières, et par le toucher grâce aux mains et aux pieds. Je leur donne aussi des instructions pour percevoir leur équilibre, leur respiration, leurs tensions musculaires. Le déplacement avec les yeux fermés est repris plusieurs fois pendant un atelier. Chaque écrivain·e définit progressivement un trajet dans l’espace, le répète avec toujours plus d’aisance, suit des étapes dans des lieux repérés et prévoit des interactions avec une chaise, un mur ou une table. Par l’exploration de l’espace les yeux fermés, on se focalise sur l’instant. En conséquence, la pensée peut se concentrer sur l’écriture et la préparation de ce qu’on va écrire. Le procédé peut se complexifier, avec un travail en duo ou en groupe, en se tenant par la main ou par le coude. En lien avec le dispositif général, j’ajoute des questions sur le travail d’écriture, sur une problématique, mais aussi des indications sur les exercices d’écriture qui vont suivre. Lorsque les participant·es se sentent autonomes, j’arrête de parler, et il·elles marchent en silence ou en musique. Selon la structure d’un atelier, cet exercice peut alterner avec des séances d’écriture pour créer une nouvelle oeuvre ou pour entamer la réécriture d’un texte déjà existant.

Atelier Scrivere danzandomi, avec Vanessa De Pretis. GreenBox, Turin (Italie), 2018.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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L’exploration de l’espace avec les yeux fermés est à la base des séances physiques de mes ateliers avec deux autres ensembles d’exercices : les automassages Do-In et la décomposition corporelle. Les deux pratiques sont enseignées dans un premier temps avec les yeux ouverts : les participant·es sont assis·es, debout ou allongé·es dans une position confortable. Elles sont ensuite mémorisées et répétées dans un processus chorégraphique : chaque personne compose individuellement une séquence d’automassages et d’autres mouvements, qui deviennent de courtes phrases dansées intégrées pendant le trajet d’exploration de l’espace les yeux fermés. D’une séance physique à l’autre, chacun·e finalise la création d’un solo en se déplaçant dans l’espace et en enchaînant des gestes extraits de pratiques somatiques. Le Do-In est très apprécié du fait de l’absence d’effort, et parce que chaque massage ouvre un imaginaire lié à la relation intime entretenue avec la partie du corps sollicitée, mais aussi avec notre état de santé et nos représentations de la médecine chinoise. La décomposition corporelle consiste d’abord à solliciter les articulations des jambes, des bras et du bassin par des rotations, des pliés et des étirements et, dans un deuxième temps, à les mettre en relation à deux ou à trois (par exemple, bouger le coude gauche avec le genou droit; le cou avec la cheville et le pied droits). En général, le Do-In et la décomposition corporelle s’associent parfaitement au travail artistique parce qu’ils affinent notre concentration mentale et physique.

D’une séance physique à l’autre, je dirige attentivement le travail somatique. En revanche, je laisse les séances d’écriture se dérouler en semi-liberté. Au début, j’introduis les objectifs et les thématiques de l’atelier. Ensuite, à chaque séance d’écriture, je propose quelques exercices, mais sans trop contraindre le procédé individuel : écrire une ébauche d’une page, réviser l’usage des adjectifs, retravailler la relation entre les personnages en employant la perception fournie par les cinq sens, etc. Mes indications permettent d’apprivoiser le passage de la pratique corporelle à l’écriture, tout en laissant chaque personne entendre et traduire de façon autonome le processus de « devenir-soma » dans une oeuvre écrite.

Les temps de discussion sont essentiels. Au début de la rencontre, j’avertis que nous aurons des moments pour partager nos impressions, nos réflexions et, si certain·es le veulent, la lecture des productions. Il est important de passer par le langage oral pour traduire la perception corporelle, le vécu mental. Les auteur·trices font généralement dévier la conversation vers des sujets et des dimensions littéraires qui ne semblent pas avoir de lien direct avec l’atelier, mais qui sont en résonance étroite avec l’introspection somatique. Il me semble que toute forme d’atelier possède en puissance des apprentissages qui dépassent les objectifs énoncés au début de l’expérience. Le détournement par le « soma » pour écrire est inattendu, et donc la réaction des participant·es et leur façon d’en parler le sont aussi. J’ai appris à canaliser les réflexions inattendues tout en laissant les personnes libres de déplacer le centre de la conversation, parce que les sujets et les dynamiques des discussions sont nés dans les corps et influenceront la création littéraire. À chaque fois, je dois être prêt à mettre en doute mon rôle d’animateur, à écouter ce qui se génère au coeur du groupe.

Je raconterai maintenant deux activités d’atelier. Chacune s’est principalement nourrie du dispositif performatif que je viens de décrire. Elles ont surtout en commun le fait que j’ai proposé aux participant·es d’écrire sur la pratique somatique (à la place d’un autre thème comme l’amitié, l’immigration ou la famille), celle-ci devenant donc le sujet de leurs créations, qui traduisent en mots l’exploration de la relation avec les autres et avec l’espace de l’atelier.

L’atelier Scrivere danzandomi, mai 2018, Turin[5]

En mai 2018, j’ai été invité à donner un atelier somatique d’écriture, Scrivere danzandomi (« Écrire en dansant »). L’atelier s’est déroulé sur trois jours, de 10h à 20h, au studio de danse de l’espace de production et diffusion GreenBox, à Turin, Italie. L’expérience n’a pas eu lieu comme je m’y attendais, parce que j’ai seulement eu deux inscrites : Rossella Ferrero, photographe, performeuse et artiste visuelle, a été présente les trois jours; Vanessa De Pretis, danseuse et artiste multidisciplinaire, s’est jointe à nous les deuxième et troisième jours. Les deux participantes voulaient intégrer une pratique de l’écriture à leurs compétences performatives. Rossella le premier jour, et Vanessa le deuxième, m’ont parlé de leur expérience et de leur pratique de l’écriture. J’ai découvert que les deux artistes ne s’étaient pas vues depuis deux ans, mais qu’elles avaient collaboré à plusieurs reprises. Aussitôt après les premiers exercices de déplacement avec les yeux fermés, de Do-In et de décomposition du corps, je me suis rendu compte que Rossella et Vanessa avaient une facilité à devenir des « somas » et à agir sur le langage par leur corporéité. J’ai alors redéfini les objectifs de l’atelier. Cette redéfinition est devenue constante. Chaque nouvelle étape menait à une modification inattendue de l’expérience artistique à cause de l’écoute réciproque et de la confiance établie entre Rossella, Vanessa et moi.

Dans une partie de la salle, nous avons installé un grand paravent noir composé de trois volets souples. Nous avons éparpillé des chaises et des papiers blancs au sol. Les performeuses bougeaient en gardant à la main leur stylo ou leur crayon. Le matin, j’enseignais des pratiques de Do-In et de décomposition corporelle. Ensuite, les journées alternaient entre explorations de l’espace les yeux fermés et improvisations dansées intégrant les possibles rencontres et manipulations des objets. Si Rossella et Vanessa entraient en contact avec un papier, elles avaient la consigne de s’arrêter, de maintenir les yeux fermés, d’écrire une phrase, un mot ou un paragraphe, et d’ainsi circonscrire, d’un instant d’écriture à l’autre, un univers imagé et sensoriel en résonance avec le dispositif performatif. Grâce à l’engagement des deux artistes, j’ai expérimenté une introspection sans l’usage de la vue du processus d’écriture, en association avec deux solos chorégraphiques où les danseuses étaient autonomes dans le choix des mouvements. Pendant que je les guidais ou les interrogeais sur leur perception, elles écrivaient et dansaient.

Atelier Scrivere danzandomi, avec Rossella Ferrero et Vanessa De Pretis. GreenBox, Turin (Italie), 2018.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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En rouvrant les yeux, Rossella et Vanessa découvraient ce qu’elles avaient écrit : graphie, présence de leurs deux écritures sur un même papier, emplacement de leurs mots ou de leurs phrases, lisibilité. Pendant des séances d’écriture de trente ou quarante minutes, je leur proposais des exercices pour retravailler certains fragments qui étaient apparus sur les feuilles blanches. Elles écrivaient aussi de nouveaux et longs passages dans leurs cahiers, où elles décrivaient l’expérience vécue. Le troisième jour, nous avons travaillé une seule action où les deux performeuses étaient souvent en contact. Les solos se sont transformés en un duo. Rossella et Vanessa ont accepté de se revoir un quatrième jour, dans la même salle, deux semaines plus tard. Elles ont vécu un dernier atelier de quatre heures, pour ressentir à nouveau l’expérience somatique. Ensuite, elles ont participé à un entretien enregistré.

Lorsque nous fermons les yeux, tout un univers mêlant imagination, souvenir, ressenti charnel et réflexion retentit en nous. Vanessa parle d’une « symbolique » personnelle qui se constitue progressivement d’un exercice à l’autre et qui provoque en elle un sentiment fort et abrupt : « Je quitte la réalité, j’en fais une autre » (entretien du 30 mai 2018). Pour Rossella, fermer les yeux correspond à chuter dans un espace sombre, dans l’obscurité, ce qui lui procure un effet relaxant : elle se sent protégée par cette obscurité. Ensuite, des images plaisantes de son passé surgissent. Quand elle écrit, elle veut synthétiser en quelques mots et phrases l’émotion qui surgit lorsqu’elle retrouve ses souvenirs. Pour Vanessa, l’instant de l’écriture avec les yeux fermés est un exercice de transcription de sa perception somatique. Elle se sent devenir très critique, « parce que tout [la] concerne beaucoup. Si tu vois une chose, tu la considères comme acquise. Mais si tu la touches, tu réalises ce qu’elle est » (idem). Pour Rossella, l’immersion dans un mouvement continuel avec les yeux fermés se transforme dans une écriture des matières et de la nature. L’écriture lui sert à attraper la lumière et les couleurs qui filtrent à travers son obscurité, ou bien la texture des parois de la salle. Derrière ses paupières fermées, elle perd ses repères physiques, spatio-temporels; elle se sent libre, légère, énorme, tonique, heureuse.

Atelier Scrivere danzandomi, avec Rossella Ferrero. GreenBox, Turin (Italie), 2018.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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Dans l’écriture, Rossella crée des poèmes en prose faits de pierre, de lumière, d’air, retraduisant ainsi la construction d’un espace sensoriel positif, sans aucune détermination de durée, et toujours avec quelques références à des réminiscences heureuses. Le temps est suspendu, et cela fait du bien. En revanche, les actions en duo du troisième jour stimulent deux narrativités. Lorsqu’elles s’arrêtent sur les feuilles blanches, Rossella et Vanessa traduisent leurs interactions par de brèves histoires : Vanessa met en relation des personnages-parties du corps, un bras, une main, une tête, qui communiquent et se disputent; Rossella parle toujours d’une maison et d’actions fugaces, de réconfort ou d’explication virulente que les habitant·es expérimentent lorsqu’il·elles se croisent.

Deux types de création ont été produits par Rossella et Vanessa : des fragments poétiques et des textes en prose, à la limite du récit intime et de la réflexion. Pendant le processus de création, elles ont retravaillé quatre à six textes pour en finir une première version dans l’après-midi du troisième jour. Les deux performeuses ont chacune sélectionné quelques courts fragments poétiques et un seul récit-réflexion. Vanessa définit ces deux productions : « J’ai écrit des traces dansées et une histoire inspirée de ma vie » (idem). Pour Rossella, les fragments poétiques et la réflexion sont des manières de rendre compte de son expérience performative : « J’aimerais les lire en ajoutant des mouvements de danse; ils deviendraient alors des oeuvres » (idem).

La collaboration avec Rossella et Vanessa m’a permis de mieux comprendre cette idée au centre du processus de « devenir-soma », lorsque le corps devient atelier d’écriture. En effet, les deux performeuses ont vécu une forme d’épiphanie en trouvant la stimulation nécessaire à l’écriture dans leur intériorité perceptive et organique. L’écriture étroitement liée au corps en mouvement s’épanouit alors plus librement, au-delà des catégorisations conventionnelles. Par exemple, le sens des fragments poétiques de Vanessa et Rossella jouait avec leur position sur la page. Les espacements entre les strophes ou les mots pouvaient se retrouver au centre de la page ou sur la droite, selon une logique propre à chaque autrice. Lorsque les deux performeuses ont vu la disposition désordonnée de leurs mots sur le papier, elles ont utilisé cet élément comme une possibilité créative. En outre, par le biais de leur savoir-faire de danseuses, elles interprétaient ces espacements en lien avec les durées d’une performance : les mots étaient les corps; les espacements, les trajets parcourus. C’est seulement pendant l’entretien que les textes ont été définis comme des fragments poétiques. Dans leurs oeuvres, Rossella et Vanessa ont uniquement synthétisé un vécu physique par une économie de mots essentiels.

Pendant les séances d’écriture, en parallèle du retravail des fragments poétiques, Rossella et Vanessa ont composé des récits réflexifs. Le dispositif leur avait insufflé le besoin de communiquer leur ressenti, et il avait évacué toute réticence à s’adonner à la rédaction. Dans le cas de Vanessa, les membres anatomiques symbolisaient explicitement des personnes de son entourage. Homme et femme, masculin et féminin sont des valeurs ou des entités présentes dans son écriture. Pendant l’entretien, Vanessa remarque qu’elle représente sa vie comme un système hétérosexuel qui influence ses choix et ses relations. Les longs textes de Rossella étaient des autoréflexions sur la relation au corps en tant que matière artistique, évoquant l’importance de l’image photographique et expliquant en détail les niveaux auxquels l’obscurité et la lumière avaient influencé ses fragments poétiques. Entre poésie et prose, Vanessa a créé des histoires de relations humaines, tandis que Rossella a traduit sa performance somatique en poèmes sensoriels et en réflexions intellectuelles.

Rossella et Vanessa ont exploré la création littéraire en dehors des genres et en traduisant librement le travail corporel en écriture. Leur relation avec une page blanche pouvait se décliner en une infinité de possibilités esthétiques. Traiter un sujet dans le passage de la poésie à la prose et jusqu’à la réflexion leur semblait normal. Leur collaboration m’a fait relativiser le déterminisme socioculturel de nos représentations d’un texte littéraire. Le processus de « devenir-soma » permet de mettre en doute ce qu’on voit sur une page écrite et ce qu’on identifie comme un livre ou comme une oeuvre.

Le cycle d’ateliers de l’été 2019, Université Laval, Québec

Entre juin et août 2019, dans le studio réservé aux arts de la scène du Laboratoire des nouvelles technologies de l’image, du son et de la scène (LANTISS), à l’Université Laval, j’ai invité quinze auteur·trices et performeur·euses à participer à huit ateliers de quatre heures chacun[6]. En lien avec l’expérience de Turin, je voulais continuer à approfondir une poétique somatique. Certaines personnes ont participé à trois ou même cinq ateliers, d’autres n’étaient disponibles que pour une seule séance. La composition des groupes variait entre deux et sept personnes. Les invité·es possédaient des profils hétéroclites (auteur·trices professionnel·les avec ou sans habitudes sportives; écrivain·es pour le théâtre et le milieu de la performance avec des expériences en jeu de l’acteur·trice ou en danse). Les rencontres se déroulaient selon une même structure, centrée sur les déplacements exploratoires les yeux fermés, l’ébauche d’un écrit et la phase de réécriture. À chaque fois, j’abordais un seul aspect de la production d’une histoire : les descriptions de lieux ou de personnages, le ressenti corporel, la structure temporelle de la narration, etc. Les personnes qui participaient à plusieurs séances choisissaient si elles voulaient travailler une même oeuvre ou en entamer une nouvelle. Selon l’interaction collective, j’introduisais une relaxation au sol, un bref cours de yoga, des automassages Do-In, ou je prolongeais au contraire les moments d’exploration de l’espace. Une séance du cycle était donc un moment unique, avec ses propres dynamiques et un projet d’écriture singulier pour chaque participant·e.

Les vingt dernières minutes, une discussion avait lieu autour des réflexions à vif sur l’expérience à peine vécue. Connaissant le contexte de recherche, tous·tes les participant·es se sont engagé·es dans l’expérience avec un regard autoréflexif analytique et la volonté de partager leurs points de vue. L’ensemble de leurs retours a mis en lumière la pluralité des dimensions sociales et littéraires dont on prend conscience pendant l’introspection somatique. Ces dimensions se mêlent dans la production d’une oeuvre, où les descriptions sensorielles et les réflexions intimes sont nombreuses. Edwige Morin mentionne : « Je le sais qu’il y a une partie de moi dans ce que je crée, mais en fermant les yeux, en bougeant, ça apparaît évident » (discussions de l’été 2019). En outre, dans un temps bref, les oeuvres n’avaient pas l’occasion d’évoluer et restaient à l’état d’ébauche. En conséquence, on a beaucoup parlé de ce qu’elles pouvaient devenir. Les discussions ont ainsi traité de la potentialité créative présente dans chaque écrivain·e avant, durant et après la rédaction d’un texte. L’influence du groupe dans la production individuelle a aussi été un thème récurrent. Chaque séance apportait une énergie différente du fait de la nouvelle composition collective. Nous sommes souvent revenu·es sur le dialogue de l’écrivain·e avec ses passions de lecteur·trice et avec ses désirs et ses ambitions littéraires, et sur la manière dont ils influencent ses choix de création (écrire de la poésie ou de la prose, écrire pour les adultes ou pour la jeunesse, écrire pour être publié·e ou écrire pour soi, etc.).

Durant l’une des discussions, la chercheuse et écrivaine Maude Déry a détaillé les dimensions réflexives qu’ouvre, selon elle, le processus somatique : 1) Une dimension intime en lien avec son état physique; 2) Une dimension littéraire – penser ses oeuvres pendant qu’on effectue l’exploration de l’espace avec les yeux fermés; 3) Une dimension existentielle, en conscientisant l’instant de vie d’avant l’atelier; 4) Une dimension critique, sur son rapport avec sa profession, surtout sur le temps qu’on peut consacrer à la création littéraire. L’écrivaine Leïka Morin a parlé du fait que pendant qu’elle déambulait dans l’espace, elle mettait de l’ordre dans sa relation avec ses créations. La doctorante et artiste visuelle Marie-Hélène Doré a mentionné qu’en fermant les yeux et en explorant son anatomie, elle pouvait « faire le vide » et ainsi « sortir d’un rapport automatique avec soi, se mettre en conversation différemment avec soi, avec ce qu’on a perdu ou oublié » (idem). Si, dans cet article, je parle d’une conception somatique et d’un « devenir-soma », les participant·es du cycle d’ateliers de l’été 2019 ont décrit des relations avec eux·elles-mêmes, avec leur chair, leur intimité, un devenir autre, un autre soi, un devenir rien, un être rien, un sortir de soi, un recommencer à zéro… bref un « devenir-soma ». Grâce aux temps de discussion, une dimension affective et autoréflexive du dispositif d’atelier est devenue évidente.

Cycle d’ateliers de l’été 2019, avec Edwige Morin. LANTISS, Québec (Canada), 2019.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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Pour Edwige, « prendre conscience du corps est une révélation de sa propre vulnérabilité », mais c’est aussi « perdre le spatio-temporel de sa propre réalité » (idem). Pour le poète et comédien Jérémie Aubry, le « devenir-soma » est un processus par lequel « tu n’es plus personne », et cette prise de conscience déclenche une « poésie du corps » (idem). Comme dans les témoignages de Vanessa et de Rossella, on sent que l’immersion somatique multiplie les imaginaires en lien avec la perception charnelle au présent et avec de soudaines réminiscences du passé. La « poésie du corps » de Jérémie Aubry est détaillée par la directrice artistique et dramaturge Louise Allaire : « Les yeux fermés ouvrent un espace infini, où des personnages apparaissent, entrent en contact entre eux. Je suis également présente. Chacune de mes pertes d’équilibre s’inscrit dans mes textes » (idem). Pour Leïka, la distanciation avec sa réalité dans l’immersion perceptive permet que les identités « se liquéfient, changent. Nous devenons nous-mêmes des personnages, et les autres avec nous » (idem).

Le groupe a été mentionné lors de chaque discussion. Edwige affirme : « Écouter les autres m’inspire des caractéristiques de mes personnages » (idem). Maude mentionne : « J’ai fait confiance à mes deux collègues, et je me suis retrouvée projetée dans des souvenirs de mon enfance » (idem), qui sont devenus des ébauches de fragments autofictionnels. Le groupe influence les actions et les situations dans l’écriture. Parler du groupe développe des considérations sur l’importance des autres dans notre vie, la filiation, les enseignements, la famille. Edwige explique ainsi la relation entre un individu et le groupe :

Si je repense à l’expérience d’atelier, si je coupe dans la mémoire affective d’un instant de ma vie, je coupe une partie de mon ressenti, une partie de ce que je suis maintenant, une partie de mes oeuvres aussi. Les écrivain·es parlent d’eux·elles-mêmes au singulier, remercient rarement, alors que leurs oeuvres s’effaceraient sans les personnes qui en ont permis l’écriture

(idem).

Ces propos illustrent le déplacement de l’attention des participant·es de l’acte d’écrire au rôle existentiel ou social de l’écrivain·e. En lien avec les discussions sur l’importance des autres durant un atelier et dans le quotidien de chacun·e, j’ai décidé, à partir du troisième atelier, d’ajouter des actions où des personnes regardaient les autres bouger les yeux fermés. Pour Jérémie, cette nouvelle expérience dédouble la puissance créative donnée par la présence du groupe : « Les autres deviennent une entité à regarder, des personnages. Il·elles restent cependant, à d’autres moments, une présence invisible, à atteindre lorsqu’on ferme les yeux » (idem).

Cycle d’ateliers de l’été 2019, avec Mattia Scarpulla. LANTISS, Québec (Canada), 2019.

Photographie d’Anaïs Palmers.

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Edwige est revenue plusieurs fois sur « la perte de l’ego » (idem) lorsqu’on devient « soma ». Privée de la vue, de l’orientation dans l’espace, elle sent se décentraliser sa relation aux autres. Si elle touche quelqu’un par inadvertance, elle crée une communication, mais elle ne sait pas avec qui. Edwige dit : « On n’est qu’un être parmi d’autres » (idem). Et Jérémie : « Est-ce que l’écrivain·e peut être juste une partie d’un tout? » (Idem.) Edwige et Jérémie ont soulevé des questionnements sur l’impact d’une modification de la perception de l’art et de l’artiste en société, suggérant qu’elle pourrait entraîner des changements dans les oeuvres et les processus de création. La perte de l’ego provoquerait un changement d’autoreprésentation. Louise explique qu’après être passée par une introspection et une perte de ses repères spatiaux, elle se sent à l’aise de relativiser ce qu’elle est dans le regard des autres, sa représentation sociale et sexuelle. En général, nous parlons au singulier pour nous identifier et nous faire reconnaître. Sans avoir besoin de reconnaissance, nous utilisons moins le « je », et c’est ce que nous ressentons en explorant l’espace les yeux fermés, parce que nous n’avons plus besoin d’une compréhension définie ou précise de nous-mêmes et de l’autre pour interagir. Pour l’écrivaine et comédienne Natalie Fontalvo, le groupe transmet un sentiment de certitude. Les yeux fermés, dès qu’elle perçoit une autre présence, elle se permet d’accélérer sa marche, de chercher le contact. La perte de l’ego engendre encore une fois des réflexions sur la relation entre individu et groupe. Nous fermons les yeux, le dispositif de l’atelier apparaît, et donc le groupe aussi.

Si le corps devient le principal espace de travail de l’écriture, la relation avec le groupe change. La perception de sa modification permet que les mots et les gestes des autres deviennent plus présents, parce que les participant·es sont plus attentifs et attentives à tout le système de consignes constituant le dispositif d’atelier. L’instant corporel vécu offre alors un éclairage nouveau à l’être-ensemble et au fait même de communiquer, et cet éclairage détermine le développement d’une certaine forme de poétique somatique. En outre, la relation avec un groupe met en évidence le processus de subjectivation en cours. Cette expérience en soi semble primer sur les résultats créatifs. Le « devenir-soma », introspectif et perceptif, est plus important que l’identification des qualités littéraires de ce qui est produit. L’introduction d’une pratique corporelle en création littéraire apporterait donc une dynamique critique dans la transmission des savoirs : on se pencherait sur la manière d’enseigner une discipline artistique et non pas seulement sur l’assimilation technique, qui serait quand même en acte. On ne mettrait pas l’accent sur ce qu’on apprend, mais sur la façon d’apprendre.

Si l’atelier à Turin a abordé une poétique somatique, le cycle à l’Université Laval a souligné, à travers l’importance de la relation au groupe dans l’instant de l’atelier corporel, la dimension affective et autobiographique qui nourrit la création écrite et qui permet de modifier le processus de conscientisation de la relation à l’autre et à son oeuvre; ce processus ressemble analogiquement à celui toujours en cours dans les ateliers et les cours où le corps n’est pas sollicité, mais reste là, en état de créer des liens, même si l’on semble communiquer seulement par le langage écrit et oral. Le déploiement d’un processus créatif et réflexif confirmait depuis l’Italie qu’un·e écrivain·e bougeant les yeux fermés et massant une partie de son corps pense en lien avec l’écriture, mais aussi avec d’autres aspects de l’existence. L’écriture entamée juste après ne peut qu’être imprégnée de cette poétique introspective.

Une poétique somatique : conclusions

Dans les deux ateliers somatiques d’écriture que j’ai présentés, le travail déploie l’idée d’une poétique somatique. Dans ce genre de méthode composée de gestes d’écriture et de gestes dansés, l’écrivain·e commence par une prise de conscience de son organisme, qui devient le principal lieu de travail pour penser l’écriture, en entraînant la perception sensorielle de ses fonctionnements. Dans un deuxième temps, par cette sensorialité éveillée, l’écrivain·e explore ce qui l’entoure, mais aussi les souvenirs qui ont surgi dans sa tête, et entame la conception d’une possible histoire ou oeuvre poétique. Pendant l’une des discussions de l’été 2019, Edwige mentionne que l’immersion dans son corps déclenche des automatismes. Par exemple, l’exploration d’un bras permet la remémoration d’un souvenir d’enfance, ou bien le ressenti des crispations du cou augmente l’agacement envers certaines activités habituelles qui suivront l’atelier, ou encore l’exploration de l’espace avec les yeux fermés désoriente complètement, et alors toute rencontre ou captation sensorielle provoque des images mentales inattendues. Ce témoignage me permet d’expliquer que dans ce cadre de travail, une poétique somatique est un processus viscéral par lequel nous tentons de créer une oeuvre en retenant immédiatement ce que nous venons d’apprendre dans notre corps, parce que nous décortiquons nos sensations, nos états physiques, nos souvenirs et nos sentiments, et que nous les recomposons ensuite grâce à notre imagination. On ne peut pas prévoir vers quel souvenir ou vers quelle image la pratique somatique mènera l’auteur·trice pour ébaucher une oeuvre; pourtant, une oeuvre commencera souvent à s’écrire grâce à la mémoire corporelle sollicitée et la communication sensorielle entre l’organisme humain et l’environnement, qui stimuleront alors une forme d’usage du langage par les écrivain·es.

La poétique somatique a toujours une dimension autobiographique. Pendant le cycle d’ateliers de 2019, les participant·es ont retrouvé des moments de leur passé qui, dans leur isolement mental, se sont chargés de sens; il était difficile de ne pas explorer ces souvenirs dans les écrits suivant les exercices physiques. L’exploration autobiographique ne cherche pas nécessairement à créer des oeuvres autofictionnelles, mais plutôt à entraîner les écrivain·es à utiliser leurs souvenirs dans leur écriture. Un processus autobiographique peut alors être déclenché par une exploration sensorielle et perceptive dans l’objectif de retenir des traces remémorées en lien avec d’autres parties imagées de l’écrit. En effet, dans toute écriture de soi, les détails du passé ne sont jamais des répétitions à l’identique, mais plutôt des usages personnels de la mémoire, de l’imaginaire et du langage. Pendant la discussion finale d’un autre atelier immersif, que j’ai organisé en août 2020 à l’Université Laval, l’écrivaine montréalaise Karine Légeron a affirmé que le corps était une bibliothèque. Le processus de « devenir-soma » nous permet de travailler sur nos livres affectifs, dans lesquels nous trouvons des éléments pour fabriquer des histoires. Dans le cas de Karine, l’expérience somatique a provoqué en elle une analyse minutieuse, mentale et écrite de ses émotions autour de scènes de son passé. L’exploration d’une poétique somatique nous permettrait donc d’apprivoiser notre relation avec nos souvenirs par des descriptions et par des réflexions, pour apprendre à cibler les usages possibles d’une telle matière.

Au cours des deux cycles d’ateliers décrits dans cette étude, mais aussi d’autres terrains organisés et analysés durant mon doctorat de recherche-création à l’Université Laval, j’ai sélectionné des exercices physiques articulés à des exercices d’écriture stimulant une poétique somatique, qui est aussi une manière introspective d’écrire tout en gardant une écoute critique sur le contexte dans lequel cette écriture se produit. Entraîner une conscience critique offre un nouveau regard sur ce qu’on entend par « création littéraire ». Dans ce dispositif pédagogique, les écrivain·es s’immergent dans le langage après avoir ressenti ce qu’il·elles sont premièrement, dans leur chair. Une poétique somatique est donc un travail sur soi concomitant à la création d’une oeuvre, et une évocation sensorielle du corps et de ce qu’on ressent pendant qu’on interagit avec les autres dans un même espace. Une poétique somatique en création littéraire fixe l’attention de la personne sur son évolution dans ses oeuvres et dans son entourage littéraire et social. Une réflexion sur soi, un regard critique en lien avec l’environnement accompagne l’acte d’écriture. Toute forme d’enseignement voulant nourrir ce type de posture devra ainsi prendre en compte la complexité existentielle et identitaire des rencontres humaines.

Je conclus en ouvrant vers un autre projet, La danse des écrivain·es. À la suite du cycle d’ateliers de l’été 2019 à l’Université Laval, et en collaboration avec une partie de ses participant·es, j’ai organisé à l’automne 2020 un autre cycle d’ateliers. Cette fois, l’objectif était de produire des textes explorant une poétique somatique, mais aussi de créer un dispositif mêlant danse et écriture. Depuis 2021, le projet se déploie dans des performances littéraires sous la direction d’Edwige Morin et Shana Paquette. De premières présentations ont eu lieu en 2022, dans le cadre des programmations du Mois de la poésie et de la Maison de la littérature de Québec, permettant de rendre publics de courts textes, tout en dépassant la création littéraire et en intégrant celle-ci dans un dispositif dansé, comme Rossella et Vanessa en avaient exprimé la potentialité pendant l’atelier italien de 2018. L’exploration d’une poétique somatique offre une multiplicité de possibilités, et peut s’intégrer à des projets de roman, de récit, de poésie, mais aussi à des pratiques interdisciplinaires. Mais comme dans d’autres dispositifs de recherche-création, le processus est plus important que le résultat, lequel se déclinera selon l’usage que les praticien·nes en feront. Ce processus est mental et physique, créatif et réflexif, et touche à différentes dimensions de l’existence professionnelle et personnelle de l’artiste, avant qu’il·elle ne produise des oeuvres écrites, ou bien écrites et performatives. Il met en évidence que toute création trouve son origine dans le corps, car même si on l’oublie, le corps est notre premier atelier artistique.

Atelier La danse des écrivain·es, avec Edwige Morin et Étienne Lambert. La Charpente des fauves, Québec (Canada), 2020.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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Atelier La danse des écrivain·es, avec Shana Paquette. La Charpente des fauves, Québec (Canada), 2020.

Photographie de Mattia Scarpulla.

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