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Toile rouge.

Photographie de Marion Guyez.

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À dada!!! (2014) et Les Petits Bonnets (2019) sont deux spectacles qui ont été créés sous chapiteau par Pascaline Herveet et l’équipe du Cirque du Dr Paradi. Ces fictions acrobatiques ont la particularité d’avoir été écrites et mises en scène par une artiste exigeante et singulière, Herveet, qui est à la fois autrice de chansons et de textes pour la scène, chanteuse, metteure en scène et directrice de cirque. Elle est la parolière et chanteuse du groupe Les Elles, avec lequel elle a réalisé plusieurs albums et de nombreux concerts, et elle dirige depuis 2013 le Cirque du Dr Paradi – fondé en 1985 par Régine Hamelin et Jean-Christophe Herveet, son père –, un cirque qui a longtemps été implanté en Normandie. Pascaline Herveet aime et maîtrise le mélange des arts : d’albums en concerts théâtralisés jusque dans ses créations pour le cirque, elle déploie une écriture hétérogène et composite entre cirque, concert et théâtre – ni cirque, ni concert, ni théâtre – qui est propice à l’élaboration de fictions. Dans À dada!!! et dans Les Petits Bonnets, Herveet s’appuie à la fois sur les spécificités des corps acrobates et circassiens, celles de l’espace mobile et précaire du chapiteau et celles des imaginaires associés au cirque pour façonner des mondes, des fictions acrobatiques.

À dada!!! est un spectacle par et sur le cirque dont la mise en scène surligne l’hétérogénéité fondatrice du cirque, assume la monstruosité de cet art, cultive l’indétermination et désamorce les frontières qu’il entretient. Derrière ce titre faussement naïf et enfantin se cache une fiction acrobatique sur le pouvoir, dont la dynamique de composition montre les rapports de domination au sein du cirque, du spectacle et de nos sociétés occidentales. Les Petits Bonnets s’inspire quant à lui des grèves ouvrières dans les usines de lingerie pour raconter en dix actes celle de l’usine fictive Mother City jusqu’à la reprise de l’usine par les salariées elles-mêmes, à travers le portrait de trois femmes et ouvrières, L’Amazone, La Joconde et Bouche cousue.

Nous étudierons dans ces deux créations la façon dont Pascaline Herveet et les artistes qu’elle invite autour d’elle manient l’hybridation et le mélange des arts. Nous verrons tout d’abord comment l’indétermination à l’oeuvre dans la dynamique de composition de À dada!!! permet de réaliser une fiction acrobatique et circassienne monstre, voire mutante. Puis, nous analyserons la dramaturgie du rythme qui traverse Les Petits Bonnets et montrerons comment les mots, la voix et les corps stylisent, esthétisent et politisent la cadence du travail des ouvrières de Mother City.

À dada!!! : une fiction par et sur le cirque

Oeuvre monstre : hybridité et indétermination comme principe dramaturgique

À dada!!! partage avec de nombreuses autres formes classiques ou plus contemporaines la pluridisciplinarité à l’oeuvre au sein même du cirque. Ce spectacle met en scène des disciplines acrobatiques aériennes (trapèze et danse-voltige), mais aussi des arts équestres (deux chevaux font partie du spectacle) et du clown. La danse-voltige, à la fois danse et acrobatie, est une discipline hybride, transartistique, et ce mélange en fait une discipline inclassable, indéterminée : mi-danse, mi-acrobatie, ni danse, ni acrobatie; une discipline hors cadre. Cette pluridisciplinarité circassienne va de pair avec une pluriartisticité : le chant et la parole occupent une place conséquente dans le spectacle, ainsi que les arts plastiques et la scénographie. Les champs de compétences articulés dans À dada!!! sont donc très vastes, et les matériaux sont hétérogènes; cette forme hybride joue sur des ressorts scéniques très contrastés qui cultivent l’indétermination. Elle s’approprie et actualise la monstruosité formelle qui est courante sur les scènes circassiennes. Le cirque est un art monstre. Monstre, par l’hybridité de ses formes et par l’indétermination constitutive de son spectacle qu’accentue l’immense diversité des disciplines et des arts occupant les scènes circassiennes. L’articulation de disciplines et d’arts d’une telle hétérogénéité est tout à fait courante dans le paysage circassien. C’est souvent un choix esthétique, un style, ce que les artistes nomment leur univers, la signature d’un·e metteur·e en scène qui donnent à ces éléments disparates leur cohérence, qui les unifient. La monstruosité est ainsi atténuée.

À dada!!! est un spectacle particulier dans la mesure où il se soustrait à une telle classification en élargissant le montage jusqu’aux styles de cirque eux-mêmes. Aucune unité ne se distingue, si ce n’est cette disparité capable d’exacerber l’hybridité, l’indétermination et la monstruosité du spectacle. Loin de se contenter d’un cirque spectaculaire et sensationnaliste, À dada!!! mobilise aussi bien la chair que l’entendement, les sens que le sens. La forme multiplie les écarts et les ruptures.

Une indétermination exacerbée par un patchwork d’esthétiques circassiennes

La scénographie, les costumes, les musiques, tout comme les voix chantées et parlées, mais aussi les corporéités mises en scène, jusqu’aux relations aux chevaux en piste, tous ces éléments mêlent différents styles et façons de faire du cirque. Toute tentative d’étiquetage du spectacle est entravée, chaque qualificatif qu’on pourrait avancer se trouve immédiatement contredit. L’identité du spectacle est indéterminée, elle flotte dans les méandres de la vaste et indiscernable entité cirque.

La scénographie, mi-velours rouge, mi-métal, expose d’emblée l’identité hybride du spectacle puisqu’elle oppose spatialement le divertissant et le militaire (qui glisse ici vers le carcéral) : un rideau de velours rouge fait face à une lourde porte métallique (figure 1 et figure 2). Ces deux éléments, symboliquement chargés, fondent le spectacle de cirque moderne dont les formes contemporaines sont les héritières. Sans être ignorés, le sens et le poids d’un tel héritage ne sont pas toujours conscientisés par les acteur·trices et les spectateur·trices du cirque; sous les paillettes, les armes. La fusion opérée au fil des siècles dissimule sous le versant divertissant du cirque la domination sociale, patriarcale et coloniale qu’il véhicule. En séparant ces deux éléments, À dada!!! les surexpose, les renvoie face à face et instaure, sans trancher entre eux, les conditions d’un dialogue entre coercition et divertissement, entre ce que le cirque, spectacle monstre, a de plus brillant, mais aussi de plus violent; entre la capacité à provoquer l’évasion et celle d’ être le vecteur d’une domestication.

À dada!!!, avec Charlotte Cochelin et Arnaud Guillossou, Cirque du Dr Paradi. Tremblay-en-France (France), 2014.

Photographie d’Abdoul Aziz Soumaïla.

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À dada!!!, avec Cédric Avrand et Pascaline Herveet, Cirque du Dr Paradi. Tremblay-en-France (France), 2014.

Photographie d’Abdoul Aziz Soumaïla.

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Les costumes sont souvent, dans les oeuvres de cirque, l’un des signes distinctifs du registre circassien dans lequel s’inscrit un spectacle, voire de l’enseigne ou de la compagnie précise auquel il appartient. Ici non plus, À dada!!! ne tranche pas et juxtapose des costumes de styles différents. Le costume militaire, héritage du cirque moderne, côtoie le smoking et le noeud papillon issus des pratiques de cirque au music-hall et aux variétés. Le justaucorps à volants de Nini, la trapéziste, partage la piste avec le costume punk de l’un des garçons de piste et de cette femme, amazone de l’ombre, qui la traverse chaussée de cothurnes en métal. Notons aussi la part d’exotisme japonais du costume que porte Pascaline Herveet lors de son apparition dans le prologue du spectacle. Ces costumes disparates traversent l’oeuvre, s’entrechoquent et s’articulent de tableau en tableau. Ils déstabilisent la perception en posant des repères esthétiques propres au cirque, et en les déjouant sans délai.

Inclassable sur le plan sonore, la création musicale du spectacle est construite sur un principe de choc esthétique proche de celui des costumes : les styles musicaux sont très variés et s’enchaînent avec de fortes ruptures dans les textures sonores, les rythmes, les instruments, etc. Le chant en direct côtoie les musiques enregistrées. Les mélodies chantées s’articulent avec des passages parlés. Une voix hors champ (celle de Herveet, qui s’exprime depuis les coulisses) annonce les recommandations d’usage en début de spectacle et reprend régulièrement la parole. Cette voix cimente l’indétermination sonore au sein de laquelle elle serpente et intervient. Elle s’apparente en cela à une « Madame Loyal », emprunt et actualisation de la figure du maître de piste du cirque classique communément nommée « Monsieur Loyal ». Comme la scénographie et les costumes, l’annonce des recommandations écrites et dites par Herveet au début du spectacle participe à l’indétermination de la forme. L’annonce que l’autrice détourne surligne la tension entre le divertissement et la discipline et amorce, en outre, l’entrée dans la fiction :

Mesdames et Messieurs Bonsoir
Quelques recommandations avant expérimentation
Coupez vos cellulaires
Je répète
Coupez vos cellulaires
Les photos et les flashs sont strictement interdits sous peine d’exclusion, excepté pour les professionnels habilités.
Je répète
Les photos et les flashs sont strictement interdits
Attention Attention
Pour la sécurité de tous, aucune libre circulation pendant la séance.
Si vous craquez, pas de panique, nous ne sommes pas des monstres.
Rapprochez-vous des agents assermentés situés devant les sas de sécurité

(Herveet, 2014).

Herveet s’approprie le vocabulaire d’usage dans les « recommandations », souvent préenregistrées, diffusées en début de spectacle (« Mesdames et messieurs Bonsoir », « cellulaires », « photos », « flashs », « strictement interdits », « attention », « sécurité »), mais des indices transforment le message et donnent le ton de ce qui n’est pas annoncé comme un spectacle, mais comme une « expérimentation ». Le champ lexical de la sécurité est exacerbé. L’annonce glisse de l’invitation cordiale à se soumettre aux conventions du comportement de spectateur·trice, à la stricte interdiction incluant la notification d’une punition, « sous peine d’exclusion », en cas de non-respect de ce qui était initialement annoncé comme des « recommandations ». La phrase non verbale « aucune libre circulation pendant la séance » accentue la dimension coercitive de la séance dans laquelle se sont engagé·es les spectateur·trices, tout comme les termes « agents assermentés » (les garçons et filles de piste) et « sas de sécurité » (l’entrée du chapiteau). L’injonction « coupez vos cellulaires » est répétée une troisième fois à la fin de l’annonce : « Coupez vos cellulaires, restez dans vos cellules, la raie bien au milieu, oui, comme ça c’est parfait » (idem). Elle est prolongée par une nouvelle consigne qui joue sur l’homophonie entre « cellulaire » et « cellules ». Cette oeuvre au titre enfantin opère donc, dès l’annonce, une surimpression des champs du spectacle et du carcéral. À une annonce rassurante se substitue une annonce angoissante, oppressante, que la voix s’empresse de désamorcer : « Si vous craquez, pas de panique, nous ne sommes pas des monstres » (idem). Bien qu’employé dans une tournure négative, le terme « monstres » révèle la posture de l’artiste qui, ici, se pose d’emblée comme une figure autoritaire, possédant un pouvoir de coercition sur le public. La voix ponctue régulièrement son annonce par des « Mesdames et Messieurs », entretient l’alternance de registres et installe une ambivalence entre un espace spectaculaire et un espace coercitif.

Sans rompre avec un montage des attractions et avec la suture de matériaux composites spécifiques au spectacle de cirque, À dada!!! intensifie le degré d’indétermination, élevé en principe de composition. Le spectacle déroute et déjoue les attentes, trouble les représentations, transforme le monstre même. Il serait possible de nous opposer que les costumes et les genres musicaux de ce spectacle sont aussi hétéroclites que lorsque des numéros autonomes sont juxtaposés pour former un plateau, un cabaret, une scène de variétés. La différence se trouve ici dans la façon dont Pascaline Herveet compose avec cet éclectisme. Elle ne se contente pas d’un collage, mais réalise un véritable montage, un tissage, accentuant l’indiscernabilité propre au genre et par conséquent le caractère monstre du spectacle. L’indétermination à l’oeuvre dans À dada!!! ne se limite cependant pas à la forme, mais trouve un prolongement dans la mise en scène de l’un des axes centraux du spectacle : la question de la représentation des âges de la vie.

Un spectacle transâge

La connotation enfantine de son titre peut le présager, À dada!!! est un spectacle qui aborde la délicate question de l’âge et du cirque : celui des corps mis en scène ainsi que celui, supposé, des spectateur·trices. À dada!!! entreprend de critiquer deux éléments qui font que le cirque a des allures de « pays imaginaire », à la manière de celui que façonne James Matthew Barrie : le chapiteau abrite l’éternelle jeunesse des acrobates et s’accompagne de l’idée reçue qui cantonne le cirque à un spectacle pour enfants ou, au mieux, destiné à un public familial. La création contemporaine ne cesse de chercher à se démarquer de ce présupposé. Par ailleurs, les corps vieillissants satisfont mal l’impératif de performance (au sens circassien d’exploit) qui persiste sur les scènes circassiennes et acrobatiques : ils en sont rapidement exclus ou sont relégués en arrière-plan. Il n’est pas rare qu’à peine trentenaires, les circassien·nes entament leur reconversion. Précisons que cette sous-représentation des corps vieillissants – qui n’est pas spécifique au cirque – concerne d’abord les disciplines acrobatiques; le jonglage et les pratiques clownesques y résistent mieux.

Déjà, au tournant du XVIIIe siècle, la célèbre Madame Saqui, qui commence, jeune fille, sa carrière de funambule en sylphide, subit les commentaires acerbes des chroniqueur·euses lorsqu’elle atteint la trentaine : « [Elle] s’était d’ailleurs assagie en s’épaississant, en même temps que s’accentuait, bien qu’elle n’eût alors que trente-et-un ans, ce qu’il y avait d’un peu brusque et d’un peu viril en elle » (Ginisty, 1907 : 128), commente Paul Ginisty. Elle doit se travestir en vieil homme la soixantaine venue pour continuer à travailler : « Elle parut, non plus en guerrière, mais dans un costume de pèlerin, avec une longue barbe postiche » (ibid. : 180).

Le Cirque du Docteur Paradi, que nous nous permettons de qualifier de compagnie « hors d’âge » (à l’échelle de la durée de vie souvent courte des compagnies de cirque), prend à revers l’un des angles morts de cet art, soit le vieillissement des artistes, critiquant dans le même temps l’éternelle jeunesse des acrobates. Intéressons-nous plus particulièrement au personnage de Nini, interprété par la cofondatrice du Cirque du Dr Paradi, Régine Hamelin. Nini est une femme qui s’exprime en langue des signes française et évolue sur un agrès aérien en forme de lustre (figure 3). Aux antipodes du visage poupon des jeunes acrobates, le corps de la trapéziste à la chevelure grise et au visage ridé contraste avec un costume d’un pastel irisé, gainant et vaporeux semblable à ceux que portent couramment de (jeunes) trapézistes. Sa physionomie tranche également avec son jeu et ses accessoires enfantins qui prolongent la connotation du titre. Ces ambivalences font de Nini une figure transâge, une version kitsch de la sylphide. Soulignons la dimension transgressive que représente le simple fait de mettre en scène une femme acrobate âgée dans un spectacle de cirque. Il est si rare de voir une telle trapéziste en activité que nous avons longuement scruté le visage de Nini à la recherche d’indices qui trahiraient une jeune acrobate grimée interprétant Nini, sans succès.

À dada!!!, avec le personnage de Nini sur le lustre aérien et Hans à cheval, Cirque du Dr Paradi. Tremblay-en-France (France), 2014.

Photographie d’Abdoul Aziz Soumaïla.

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La voix hors champ souligne avec ironie et cynisme la violence de cette occultation et renforce par contraste la puissance de cette simple présence, privée de la parole, face à la norme sociale dominante en matière d’âge dont rend compte l’usage de formules à l’impératif :

Censurez-vous Nini

Validité périmée

Vos droits sont épuisés Nini

C’est une fausse piste

Fantasme non homologué

Désir non ignifugé

Censurez-vous

Validité périmée

Je répète

Validité périmée

Sortez de ce programme

(Herveet, 2014).

L’immense distance entre la représentation du corps de l’acrobate et la mise en scène dans laquelle elle s’inscrit accentue le caractère doublement monstre, hors norme et hybride, du personnage. L’éternel justaucorps pastel de la trapéziste révèle l’incongruité des représentations naïvement romantiques (persistantes dans certaines productions) sur les scènes actuelles, et met en lumière la nécessité de proposer d’autres représentations de genres et d’âges dans les spectacles de cirque. La surenchère kitsch surexpose et critique les mythologies circassiennes qui cantonnent cet art à l’enfance et sa pratique aux corps jeunes. La corporéité particulière de l’acrobate âgée, délicate et précautionneuse, donne à voir une autre sensualité de l’acrobatie.

À dada!!! expérimente et critique les représentations du cirque et leurs agencements. Cette forme autoréférentielle joue pleinement le jeu de l’hybridité du spectacle, jusque dans l’indétermination esthétique. Avec tendresse, mais sans nostalgie, Pascaline Herveet recycle, réinterprète et propose une appropriation critique d’un patrimoine, de la variété de ses matériaux et de ses esthétiques, ainsi que de ses principes dramaturgiques dont elle contribue à déplacer les possibles de la représentation. Déstabilisant sans cesse le regard, elle compose une oeuvre monstre, car indéterminée et fluctuante, qui transgresse les frontières et les codes tacitement observés. À l’autoréférentialité de cet autoportrait circassien, À dada!!! ajoute une dimension qui fait glisser le spectacle d’une oeuvre monstre (composite et étrange) vers une oeuvre mutante, puisque la façon dont s’articulent ces éléments hétérogènes, parfois pensés comme contradictoires, opère des transformations dans le temps même de la représentation.

Oeuvre mutante : hybridation et processus d’indétermination. Des attentes provoquées puis déjouées

L’hybridité et l’indétermination dont fait preuve À dada!!! ne sont pas figées, elles sont au contraire mouvantes et font de cette oeuvre monstre une oeuvre mutante, c’est-à-dire changeante (« muter », du latin mutare : « changer »), à même de déjouer les stéréotypes et la catégorisation auxquels même le monstre s’expose. Auxquels plus que tout autre le monstre s’expose?

C’est l’hybridation comme processus, et non pas seulement l’hybridité comme résultat, que met en scène ce spectacle. Chaque tableau et les éléments qui les composent transforment la perception initiale, ils provoquent une mutation dans la lecture que le spectateur·trice fait des signes et du sens construit. À dada!!! mobilise les ressorts spectaculaires et la théâtralité du cirque, convoque bien l’imaginaire circassien, mais un détail, par exemple la spécificité d’une corporéité, d’une scène, ou des éléments de discours, déplace la trajectoire de l’interprétation que peuvent faire les spectateur·trices et transforme les représentations. Cette instabilité à l’oeuvre commence avant même le début de la représentation, comme en témoigne l’expérience que nous avons pu faire de l’entrée dans cette oeuvre mutante :

Aurillac, août 2014. Dr Paradi. Deux chapiteaux dressés au fond du Parc Hélitas. Il faut traverser l’entière effervescence du festival pour y accéder. Hélitas 1. Au bout de la cour. Hélitas 2. Au bout du champ. Premier soir de festival, la foule ne se presse pas dans cette zone satellitaire de la plus grande foire aux spectacles de rue en France. L’ambiance est encore calme, l’herbe fraîche; tranquillement la fête monte. Dès le premier regard posé sur le chapiteau-bar, le style « Paradi », de fer forgé, piquant et grave, transpire; les lettres acérées tranchent déjà avec la douceur sucrée et consensuelle dont une partie du cirque actuel se satisfait. Dans la file de spectateur·trices qui se forme à l’entrée du chapiteau-spectacle, un garçon de piste s’affaire. Son costume, smoking et noeud papillon, tranche avec l’exposition du plasticien Mika Pusse installée sous le chapiteau-bar qui rompait elle-même avec le caractère enfantin du cirque. Puis, prenant cette piste à revers, c’est une jeune femme portant calot et veste militaire, éléments majeurs de l’imaginaire collectif du cirque classique avec le chapiteau, qui nous donne une contremarque. Les premiers indices que nous percevons installent l’incertitude, nous ne savons plus quel genre de cirque nous allons voir. Nous ne sommes pas encore entrée dans le chapiteau que nos automatismes de spectatrice (trop) avisée sont ébranlés. Ils ne cesseront de l’être tout au long de la représentation. Les chocs, les tensions, les superpositions, les surexpositions à l’oeuvre dans le montage provoquent l’instabilité de l’identité du spectacle. Les codes et les esthétiques du cirque sont réinvestis par un agencement qui les déplace. Certains stéréotypes dont les scènes circassiennes peinent à se défaire (quand elles ne contribuent pas à les entretenir en les vidant de leur substance) sont ébranlés. La voix et le discours qu’elle porte entreprennent de déstabiliser le visible, d’en transformer la lecture.

Une mutation opérée par la voix

Dans ce spectacle hybride, le cirque n’est pas mis en scène pour lui-même, la voix hors champ chargée des recommandations d’usage brise la clôture de l’autoréférentialité circassienne, devient un personnage. Elle porte une parole à contre-courant de la composition des matériaux visuels qu’elle transforme par son discours.

La première annonce dépasse sa fonction informative. Seuil du spectacle, elle expose les conventions de la représentation. Elle exprime d’emblée la bascule dans un espace-temps spectaculaire dont elle assume le caractère fictionnel, tout en déjouant les attentes d’un cirque familial et divertissant que laissaient pourtant entendre le chapiteau et le titre, À dada!!! : « Surveillez étroitement vos enfants… Stop. C’est trop étroit. Ils ne respirent plus. Ils ne respirent plus » (Herveet, 2014), prévient la voix. Prenant au mot la dimension martiale du cirque, les recommandations délaissent rapidement la grande cordialité du vocabulaire d’usage pour un champ lexical sécuritaire et accentuent la dimension coercitive de la représentation. Les formules de politesse priant, par exemple, le public de bien vouloir éteindre les téléphones portables sont évacuées au profit de l’impératif, « coupez vos cellulaires », et de formules anxiogènes usant de litotes et d’antiphrases :

Attention Attention
Pour la sécurité de tous, aucune libre circulation pendant la séance.
Si vous craquez, pas de panique, nous ne sommes pas des monstres.
Rapprochez-vous des agents assermentés situés devant les sas de sécurité.
Attention Attention.
[…]
Si un individu portant ce signe ostentatoire [une croix blanche sur fond noir] vous adresse la parole, ne l’écoutez pas.
C’est un intermutant. Il est très dangereux

(idem).

L’artificialité du spectacle, la fiction qu’il joue, est marquée par le déplacement spatio-temporel opéré malgré les adresses directes. La posture du public de À dada!!! – ces « chers membrés du parti » (idem) – est ainsi d’emblée énoncée, et sa « domestication » (Proust, 2005), comme le théorise le sociologue Serge Proust, est clairement affichée, tout comme le piège dans lequel il vient docilement d’entrer. La voix brise la circularité autoréférentielle, souligne la capacité du cirque à dire le monde. Elle surexpose la coercition par le divertissement et le spectacle à l’oeuvre dans nos sociétés dominées par les médias et la communication, suggérant l’actualité de la maxime antique panem et circenses (« du pain et du cirque »). Cette voix qui ne cesse de décaler le regard, d’opérer la mutation des représentations, travaille en surimpression, trouble la perception et modifie les images. Elle intensifie l’artificialité de l’art comme celle du monde. Elle fait d’une oeuvre monstre une oeuvre mutante, modelant continuellement les représentations et empêchant toute cristallisation.

Si de nombreux spectacles de cirque ont souhaité montrer l’envers du décor, peu ont osé s’emparer en pleine conscience de l’une des dualités constitutives de cet art : festif, enfantin, coloré, brillant, un brin nostalgique, spectaculaire, jubilatoire, mais aussi profondément martial, coercitif et conservateur. À dada!!! critique, déstabilise et remotive les représentations et les codes circassiens. Il est en cela un « spectacle queer » tel que le théorise la chercheuse Muriel Plana, c’est-à-dire un spectacle qui relève « des formes alternatives, assumant plus que d’autres leur plasticité et leur théâtralité, leur instabilité, osant plus volontiers que d’autres l’informe, le difforme, la transformation perpétuelle, l’indéfinition » (Plana, 2015 : 14). Herveet manie l’art de jouer avec les tensions, de faire craquer les coutures, de désamorcer les présupposés. Elle compose ainsi un spectacle aux faces multiples et mouvantes qui, d’une lame bien aiguisée, révèle et renverse les valeurs que le cirque porte, tout en le dépassant, l’ouvrant au monde, le déformant par le verbe sans jamais en figer la représentation. Herveet ne tranche pas, elle « active et maintient ouvert l’espace de l’hésitation sans lequel rien ne peut se fabriquer » (Despret et Stengers, 2011 : 181), et laisse les spectateur·trices dans ce mouvement inachevé.

Les Petits Bonnets : une fiction pour l’acrobatie

Avec Les Petits Bonnets, Herveet poursuit sa démarche de création pour le cirque et le chapiteau, ainsi que son expérimentation avec les formes monstres et indéterminées. Cette fiction acrobatique qui raconte l’histoire de trois ouvrières en grève dans une usine de lingerie passe d’abord par le texte, écrit et publié en 2017 avant d’être mis en piste sous le chapiteau du Cirque du Dr Paradi en 2019. La poésie de la langue et sa musicalité jouent un rôle majeur dans la composition des Petits Bonnets, qui fait partie des rares textes écrits pour le cirque, plus précisément pour l’espace circulaire du chapiteau comme l’indiquent les références dans les didascalies à la « piste » (Herveet, 2017 : 24), à la « coupole » (la partie supérieure de la structure du chapiteau) et aux « gradins » (ibid. : 26). L’indétermination ne se joue plus entre différentes esthétiques du cirque comme dans À dada!!!, mais entre les arts, puisque dans Les Petits Bonnets, l’autrice mélange danse, cirque, théâtre et musique. Plana explique ainsi dans la préface du texte la façon dont Herveet compose sa pièce sans choisir :

[L’autrice] ne choisit pas en termes d’identité formelle entre le théâtre musical et le cirque, comme elle ne choisit pas entre la pièce de théâtre publiable, le scénario de mise en scène et le théâtre-récit épique. […] [E]lle nous raconte néanmoins, de façon simple et divertissante, mais également troublante et complexe, à l’image des paraboles politiques brechtiennes, une histoire forte : l’histoire intime et collective d’ouvrières du textile qui se révoltent dans une usine de sous-vêtements féminins

(Plana, 2017 : 13).

Notre étude des Petits Bonnets s’appuie dans un premier temps sur le texte publié et sur la lecture parlée-chantée interprétée en solo par son autrice[2], puis sur le spectacle qu’elle a en a tiré par la suite.

La cadence des mots et de la voix

Cette pièce-poème raconte l’histoire de La Joconde, de L’Amazone et de Bouche cousue, trois ouvrières d’une usine de lingerie en grève dont une Madame Loyale (identifiée comme personnage dans la distribution) orchestre en rhapsode le discours. Cette pièce a l’originalité – selon notre point de vue circassien – d’avoir été écrite et imaginée avant le passage à la scène, renouant en cela avec les pratiques théâtrales, malgré l’oralité à laquelle l’autrice est attachée[3]. Herveet explique en effet la façon, spécifique à sa pratique de parolière, de compositrice et de chanteuse, qu’elle a d’envisager le passage, « physique et sensuel », du texte à la scène :

Je suis chanteuse. J’ai comme support de jeu un texte, qui existe en soi au moment où je quitte ma blouse d’auteur pour enfiler celle d’interprète. Je n’aime pas le mot interprète car ce n’est pas tout à fait juste, mais je n’en ai pas d’autre. Ensuite le texte passe par le chant. C’est un rapport aux mots, à la scène, physique et sensuel. Je me sens proche des danseurs et circassiens en ce sens. J’ai toujours, quand j’écris, l’idée que les mots prendront corps

(Herveet, dans Métais-Chastanier, 2017 : 19).

Cette pièce en dix actes « à l’écriture très impure » (Plana, 2017 : 13) est rédigée dans un style qui travaille la cadence, la poéticité et la musicalité de la langue, en pensant celles des corps, notamment de celui des ouvrières textiles que stylisent les corps en scène par la danse et l’acrobatie. La musicalité de la langue, de la voix et des corps esthétise et stylise le travail ouvrier à la chaîne, notamment dans le troisième acte, « L’atelier ». Les dialogues, dépourvus de toute ponctuation, travaillent tout autant la prosodie que le sens, et le rythme phonique prime sur le rythme syntaxique. La voix parlée-chantée que déploie Herveet tout au long du texte, avec des variations, demande une diction particulière. Ce rythme particulier participe à la stylisation des portraits des trois ouvrières ainsi qu’à la mise à distance de la tonalité documentaire de la pièce inspirée par les grèves dans des usines de lingerie menacées de fermeture en France dans les années 2000. Cette langue parlée-chantée se caractérise par un style d’écriture singulier, très rythmé, et marqué par son oralité : le texte est composé de phrases courtes, souvent nominales, sans compléments, mais aussi de phrases impératives, ponctuées d’exclamations et d’interrogations. L’autrice multiplie les jeux de répétition, les paronomases et les subtiles variations de la langue. Enfin, l’accentuation des phonèmes consonantiques provoque une accumulation d’allitérations. La version solo parlée-chantée donne à entendre et décuple la sonorité par le méticuleux travail d’accentuation que la chanteuse impulse à son texte, qui prend alors une autre cadence. Herveet joue avec le rythme et compose une fable polymorphe.

Soulignons qu’outre l’acrobatie, ce texte dense au genre indéterminé appelle la danse, le théâtre et la musique, et plus précisément différents styles de danse, de théâtre et de musique. « J’ai une écriture faite pour l’oralité, pour le rythme, pour les chocs du corps » (Herveet, dans Métais-Chastanier, 2017 : 18), explique Herveet avant de préciser : « J’ai toujours, quand j’écris, dans l’idée que les mots prendront corps » (ibid. : 19). L’autrice fonde sa pratique sur cette relation de la langue au corps que théorise le linguiste Henri Meschonnic dans sa Critique du rythme (1982). Selon lui, le rythme, dont il souligne le caractère « social », est le « gardien du corps dans la langue » (ibid. : 651). Herveet prend le rythme et ses variations comme noeud de l’articulation entre le texte et l’acrobatie. Le rythme de la langue et de la voix, ainsi que la corporéité de la chanteuse, expriment le devenir acrobatique de la forme.

Dans la version de ce texte écrit pour quatre personnages et qu’elle interprète en solo, Herveet fait entendre la pluralité des voix, des cadences et des corps de son texte. Feuillets à la main et sans l’accompagnement instrumental des musiciennes mentionnées – « deux musiciennes et une chanteuse, Madame Loyale » (Herveet, 2017 : 24) –, l’autrice-chanteuse commence par lire la didascalie qui ouvre la pièce et décrit « l’espace de jeu » ainsi que « l’accueil du public » (ibid. : 25), avant d’entamer le premier acte, « la femme émeute », dont la série de slogans par lequel il commence donne la « cadence » du spectacle au sens où l’entend Meschonnic. Le linguiste explique que « [l]a cadence est la socialisation maximale du rythme : le slogan » (Meschonnic, 1982 : 650). Herveet scande ainsi les slogans du cortège des ouvrières de la maison fictive Mother City, dont l’usine est menacée de fermeture :

Commence alors la marche chorégraphiée, frontale, guerrière, d’un cortège de manifestation, sur une musique énervée, rythmée par la mécanique des machines à coudre…
LE SMIC TAILLE BASSE Y’EN A RAS LE CUL
MOTHER CITY LE LUXE 100% MADE IN MISÈRE
MOTHER CITY NE SOUTIENT QUE LES GROS BONNETS
MOTHER CITY MOTHER FUCKER

(Herveet, 2017 : 25).

Ces slogans donnent la pulsation tout autant que le ton de la forme : rythmée, sonore, militante, combative et teintée d’un humour que la grandiloquence fait tendre vers le kitsch. Le ton de la voix de la chanteuse reste pourtant à ce stade celui de la « simple » lecture, non sans que Herveet ne joue déjà, à la manière d’une conteuse, des variations de voix en fonction des personnages. Acte après acte, l’interprétation théâtrale et musicale de cette lecture se densifie, et de nouvelles variations vocales et musicales continuent à surgir, oscillant dans la voix intermédiaire du parlé-chanté. Selon Georges Banu, ces « chants qui se placent à la lisière du lyrique et du dramatique » sont, comme le mouvement acrobatique, « imprévisibles car leur surgissement épisodique déstabilise l’ordre du langage toujours surpris, perturbé, décalé » (Banu, 1995 : 11-12). Le parlé-chanté que compose Herveet désigne la prosodie de la langue, y compris dans les dialogues les plus anodins, les plus triviaux, ainsi que les variations de rythme qui fluctuent entre un rythme syntaxique et un rythme phonique, entre le sens du discours et son esthétisation sans que l’autrice ne tranche jamais. L’interprétation des Petits Bonnets par Pascaline Herveet permet également de mesurer la progression irrégulière et par paliers de la stylisation du parlé vers le chanté qui s’intensifie à chaque acte. Les fluctuations du rythme que cela induit créent une altération de la voix et des corporéités auxquelles elles sont associées. Elles modifient également la musicalité de la langue courante; la logique du rythme vient de plus en plus perturber la logique syntaxique, ce qui produit une forme d’étrangeté de la langue, mais aussi l’émotion que provoque « ce passage, toujours dérangeant, de la parole aux chants » (Banu, 1995 : 15).

La prosodie et la musicalité du parlé-chanté se distinguent par ailleurs de celles des cinq chansons, identifiées comme telles dans le flot du texte par les didascalies, et qui sont souvent associées à un moment chorégraphié comme « La danse des Singer » du huitième acte (Herveet, 2017 : 65), voire à un style de danse précis comme la chanson de La Joconde – « Danse music-hall, grimaces chorégraphiées, loucheries en tout genre, inspiration Joséphine Baker » (ibid. : 44) –, ou encore à un style musical spécifique comme le « blues » du sixième acte (ibid. : 52). Ces cinq chansons, qui sont des formes autonomes dans la forme, interrompent la narration. Elles sont l’occasion de raconter des épisodes de vies intenses comme la perte de l’être aimé dans « La complainte de Jo » (ibid. : 59), la puissance de la colère des ouvrières dans « Je tuerai la patronne » (ibid. : 49) ou l’horreur des incendies d’usines textiles dans le « Triangle Shirt Waist Blues » (ibid. : 52). À la lecture, chacune des chansons est une charnière de l’accentuation du chanté dans le parlé ainsi que de la musicalisation des voix des personnages. La première chanson n’apparaît qu’à la fin du quatrième acte, « L’interview », à la tonalité journalistique et où les trois protagonistes racontent leur vie de femmes et d’ouvrières. Tout en prolongeant le portrait de La Joconde entamé par le dialogue entre les trois femmes, la chanson rompt avec le réalisme que le style documentaire de l’acte tend à installer. Elle marque une bascule esthétique dans la pièce, puisque les actes suivants font l’objet d’une stylisation de plus en plus marquée : si le cinquième acte, « L’essayage », relève du grotesque, le sixième acte, « Le Bûcher ou la vengeance des ouvrières », est écrit selon une dynamique qui appartient au carnavalesque.

La dernière chanson s’inscrit dans le bref huitième acte, intitulé « L’orgasme de la pédale ». Madame Loyale endosse cette fois le rôle de la bonimenteuse, c’est-à-dire la voix « radicalement autre et insaisissable, en marge des voix mélodieuses et claires qu’on admire chez les comédiens académiques » (Curel, 2016 : 409). En présentatrice d’attraction, elle introduit, sur un « ton de forain » (Herveet, 2017 : 64), « La danse des Singer ». L’annonce de cette curiosité est ponctuée de l’adresse « Mesdames et Messieurs » (idem). La voix intermédiaire de Madame Loyale déplace la théâtralité de la pièce en adoptant une « parole du seuil qui n’est pas encore dans le théâtre, mais qui n’est déjà plus voix commune des paroles quotidiennes » (Curel, 2016 : 409; souligné dans le texte). Les ouvrières, qualifiées de « lubriques » (Herveet, 2017 : 66), sont ironiquement assimilées à des « monstres humains », des phénomènes à « étudier », à contrôler (ibid. : 64). Le discours de Madame Loyale fait part des risques, ou supposés tels, de l’usage de la machine à coudre qui « compromet le plus la fécondité de la femme » car le « mouvement continu excite le délire / Hystérique […] [et] provoque une excitation génitale assez vive » (idem). Le ton emphatique de la bonimenteuse exprime et critique dans le même temps le discours des médecins du XIXe siècle qui contribue à la moralisation de la sexualité des femmes par le biais du travail :

Ces femmes Mesdames et Messieurs
Et particulièrement les plus jeunes
Ont des maladies dont elles ne devraient même pas connaître le nom
Car l’âge de la puberté
Est l’âge le plus fragile pour la moralité et la santé
Imaginez nos pauvres jeunes filles
Perverties
Envoûtées par cette machine
Propageant dans tout leur petit corps un mouvement frénétique
Orgasmique

(idem).

La curiosité présentée par Madame Loyale est tout autant la danse que s’apprêtent à réaliser les ouvrières que les propos du rapport de l’académie de médecine. Par la mise en exergue des termes « [h]ystérique » et « [o]rgasmique » dont le procédé souligne l’homophonie, Madame Loyale opère un changement de point de vue sur les « mouvement[s] frénétique[s] » que les machines impulsent aux corps, transforme le « délire » (idem) en plaisir et revalorise la sexualité féminine autonome que le rapport de médecine dont s’inspire l’autrice assimile à une pathologie. La cadence des machines à coudre n’est plus un outil de domestication et d’asservissement du corps des femmes, mais devient un outil d’émancipation des carcans moraux du patriarcat industriel. Le huitième acte, « L’orgasme de la pédale », constitue le pendant du troisième, « L’atelier », dans lequel l’autrice stylise et esthétise la rigueur et la minutie du travail des ouvrières de lingerie par le biais de la danse classique. Madame Loyale adopte le ton, péremptoire, du « professeur de danse classique pendant la barre » (ibid. : 32) pour diriger le groupe d’ouvrières danseuses que l’autrice décrit dans une didascalie comme une « petite armée de femmes impeccables » (idem). Dans le huitième acte, l’armée docile et disciplinée de danseuses classiques se transforme en un choeur de femmes chevauchant des machines à coudre qui ne sont plus un outil d’assujettissement à l’autorité de Mother City, mais de plaisir et d’autonomie. À ce stade de la pièce, les ouvrières ont mis la pointeuse au bûcher et ont, symboliquement, coupé la tête de la patronne (sixième acte, « Le bûcher ou la vengeance des ouvrières ») avant de reprendre l’usine et de devenir, elles-mêmes, patronnes (septième acte, « L’utopie du jour de l’an ») avec tout ce que ce changement de place dans l’organisation du travail et dans l’échelle sociale peut avoir de déstabilisant. La réplique « pédale / petite pédale » (idem) de Madame Loyale, professeure de danse classique dans le troisième acte, est reprise dans le huitième et déclinée en une « chanson soupirée » (ibid. : 65) qui stylise l’orgasme. La didascalie précise que les femmes « entament un choeur orgasmique, une partition à plusieurs voix, un chant de sirènes » (idem). Cette dernière chanson renverse la relation à la cadence que les femmes mises en scène se réapproprient; elle pousse à son paroxysme le « plaisir » provoqué par le rythme : « j’aime ta cadence » (idem), chantent les ouvrières. La poétique que provoque la métamorphose vocale de la parole au chant jusqu’au soupir de plaisir va de pair avec celle du corps.

À la rigueur de la barre de la danse classique, l’autrice et metteure en scène substitue une « danse » réalisée par les femmes « assises à des machines à coudre trafiquées » (idem). Sans que Herveet n’indique dans les didascalies d’autres détails que la référence à la cycliste « Jeannie Longo » (ibid. : 66), le dernier couplet nous incite, à la lecture, à imaginer cette « danse des Singer » comme une déclinaison des ballets de vélos acrobatiques du cirque, avec les machines à coudre en guise d’agrès. La forme intermédiaire qu’est la version solo confirme le devenir-danse et le devenir-acrobatie qu’on distingue nettement dans le texte (Guyez, 2017 : 82-84). Le corps de la chanteuse s’assouplit et se raidit, se suspend et oscille. Lors du cinquième acte, « L’essayage », dans lequel Madame Loyale joue les journalistes et interroge le personnage discret de La Joconde, les bras de Pascaline Herveet se tendent vers le sol à la manière d’une équilibriste lorsqu’elle entame la série de répliques où La Joconde se trouve « en équilibre de mains » (Herveet, 2017 : 48). Sans se pencher ni imiter le mouvement de l’équilibre, la chanteuse amorce simplement le mouvement des bras vers le sol et adopte la corporéité acrobatique qu’elle imagine pour son personnage : les coudes solides, les paumes de main tendues, les poignets légèrement « cassés[4] ».

La cadence des corps acrobates

Dans Les Petits Bonnets, version spectacle, créée en 2019 par Herveet et le cirque du Dr Paradi, l’autrice et chanteuse qui assure également la mise en scène de cette forme pour chapiteau s’entoure en piste de six artistes. Les deux musiciennes du groupe Les Elles, Sophie Henry à l’orgue et Élodie Fourré au violoncelle, composent une musique qui soutient et accompagne la musicalité du texte. L’Amazone et La Joconde sont interprétées par les circassiennes Pauline Dau et Louisa Wruck, et Bouche cousue par la danseuse de flamenco Karine Gonzalez. S’ajoute le circassien Arnaud Landoin dans le rôle de la pointeuse.

Grâce à l’incarnation par des corps circassiens des personnages de L’Amazone et de La Joconde, des voix « parlées-sautées » – telles que nous désignons les voix marquées par le rythme du mouvement acrobatique et circassien – viennent s’ajouter au parlé-chanté de Herveet. Elles apportent nuance et complexité à la cadence des corps des ouvrières qu’elles représentent. En effet, Dau interprète les longues répliques du quatrième acte, « L’interview », qui brosse le portrait de L’Amazone, en faisant inlassablement tourner un cerceau de hula hoop d’un rose brillant autour de sa taille, cigarette à la main. Alors que L’Amazone s’exprime avec gouaille et raconte son cancer du sein, son choix de ne pas porter de prothèse mammaire et les conséquences sur sa vie de couple, le corps de l’interprète oscille depuis son centre, les bras levés. Elle circule avec la protubérance et l’inertie fragile du cerceau autour de son ventre de part et d’autre du tour de piste, devant la première rangée de spectateur·trices, entre les machines à coudre jusqu’au centre de la piste. Tandis qu’elle parle, son corps ne cesse de se balancer au rythme du cerceau, un rythme particulier à ce mouvement qui imprime à chaque tour une légère impulsion afin de maintenir la vitesse de l’objet et le contact avec le corps. Outre l’étrange corporéité que le mouvement donne au personnage, la voix de l’interprète contrainte de maintenir le mouvement sur la durée ondule légèrement; son parler « saute ». Les respirations nécessaires à la pratique du hula hoop interfèrent légèrement avec celles des phrases énoncées dont elles modifient le rythme. Le mouvement circassien apporte une nouvelle nuance de cadence aux voix des ouvrières. De la même manière, la fil-de-fériste Louisa Wruck interprète les répliques de l’entrevue de La Joconde (Herveet, 2017 : 42) du haut de son fil tendu en travers de la piste, juste après avoir réalisé un numéro de haut niveau très rythmé sur la chanson de La Joconde[5] (ibid. : 44). Le récit que fait La Joconde de la disparition tragique de son conjoint dans un incendie de l’usine Mother City est énoncé par une voix fragile, essoufflée par l’effort du numéro de fil que l’acrobate-comédienne vient de réaliser. Wruck parle tout en parcourant son fil d’une plateforme à l’autre dans une marche simple. Sa voix est également infléchie par le rythme de ses pas sur le cable et par le hasard des déséquilibres qu’elle a à rattraper. Ici encore, le rythme et les respirations nécessaires à l’acrobatie interfèrent, suspendent et décalent le rythme courant des phrases. Ce « parlé-sauté » marque profondément le ton de la voix de l’interprète et La Joconde livre son récit avec une sensibilité particulière. La cadence tressautante de la voix des acrobates exprime l’instabilité et la part de fragilité de la vie de ces ouvrières. Le chercheur Pierre Longuenesse commente de la manière suivante ce passage émouvant et politique des Petits Bonnets :

Ainsi, la performance d’un corps aux prises avec l’air, le poids, le risque de la chute, dans un équilibre ténu entre gravité et légèreté, accompagne-t-elle le récit d’autres corps abîmés par l’aliénation sociale : et en disant cela tout est dit. […] Cette artiste du fil est à la fois incarnation littérale, sous l’angle sensible et métaphore, sous celui de la représentation, du récit émotionnel autant que politique, de la fragilité, de la résistance, et de la lutte de ces femmes pour leur vie et leur dignité

(Longuenesse, 2020 : 14).

Quant à Bouche cousue, si les quelques répliques du personnage restent, pour la plupart, prises en charge par la voix de Pascaline Herveet, c’est la richesse du rythme percutant du flamenco de Karine Gonzalez qui marquent la cadence du corps du personnage. La puissance et la précision des pas soutenus par l’orgue et le violoncelle frappent la piste, résonnent sous la toile du chapiteau et expriment tout à la fois la cadence du travail de confection chronométré que la colère et la détermination de l’ouvrière en grève. La singularité et le rythme du corps des acrobates et de la danseuse de flamenco renforcent la dramaturgie du spectacle dans la mesure où ils contribuent à la fois à la fictionnalisation et à la stylisation de la lutte sociale que met en scène Herveet dans Les Petits Bonnets qu’à l’expression par les corps des nuances des émotions que traversent les trois femmes.

Les Petits Bonnets, avec Louisa Wruck et Karine Gonzalez, Cirque du Dr Paradi. Cirque Électrique, Paris (France), 2019.

Photographie de Gilles Dantzer.

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Nous avons pu voir qu’avec À dada!!! et Les Petits Bonnets, Herveet compose des fictions acrobatiques à la dramaturgie complexe. Elle fait le choix de l’indétermination et expérimente dans l’une et l’autre de ces créations différentes modalités d’hybridation du cirque avec les autres arts. Dans À dada!!!, elle place le cirque au centre et crée à partir des différents styles de cirque un spectacle monstre, voire mutant, tant il souligne et déjoue les attentes couramment liées à cet art. À dada!!! n’est pas un spectacle naïf, mais scrute les angles morts de la création circassienne contemporaine – l’héritage militaire, l’âge des artistes et des spectateur·trices – par la juxtaposition des registres et des esthétiques. Dans Les Petits Bonnets, c’est la fable, le texte et la musicalité des mots et de la voix qui forment la colonne vertébrale d’un spectacle pourtant résolument écrit pour le cirque. Herveet prête l’espace du cirque, le chapiteau, mais aussi les horizons utopiques attachés à cet art, la magie de tous les possibles et sa grande dérision aux trois ouvrières dont elle brosse le portrait et raconte la grève. Elle met surtout en scène la cadence des corps acrobates qui, entre puissance, ténacité, étrangeté et fragilité, accompagne la cadence des mots, des voix, de la musique, du travail à la chaîne, mais surtout la cadence de la lutte menée par L’Amazone, Bouche cousue et La Joconde.