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Salle de conférences, chantier féministe du Théâtre Espace Go, Montréal (Canada), du 8 au 13 avril 2019.

Photographie d’Antoine Raymond.

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Catherine Bourgeois, metteuse en scène et scénographe, membre des F.E.T. et du comité directeur du chantier, espère surtout qu’on assistera enfin à une « réelle et sincère discussion » sur la place des femmes dans le milieu, qu’on abordera de façon « franche » les défis, et surtout, « qu’on arrivera avec des propositions concrètes ». Mais elle n’est pas dupe : « On peut crier tant qu’on veut, organiser des chantiers, sortir des statistiques, si les gens qui prennent des décisions ne se sentent pas interpellés, j’ai peine à croire qu’il y aura des changements ».

Silvia Galipeau[1]

Je me suis souvenue que cette citation de Catherine Bourgeois m’avait marquée. En quelques lignes, elle arrivait même à résumer ce que je pensais du chantier féministe du Théâtre Espace Go[2]. À travers ces mots, je revoyais la directrice de la compagnie Joe Jack et John, il y a près de deux ans, lors d’une table ronde du mouvement Femmes pour l’Équité en Théâtre (F.E.T.), s’exprimer avec colère et résignation contre l’invisibilisation qui touchait le travail des femmes du milieu théâtral.

En m’assoyant à ma table de travail pour entamer l’écriture de ce texte, repensant à ces moments, relisant cette citation retrouvée dans La Presse, je me suis dit qu’il y avait quelques échos intéressants entre ce que soulevait Catherine Bourgeois et ce que la philosophe Françoise Collin a théorisé dans « Événement et quotidienneté » (2014). Dans ce court essai, Françoise Collin revient en effet sur la distinction effectuée par Hannah Arendt entre événement et quotidienneté. Pour résumer grossièrement, Arendt soutient que les actions les plus banales effectuées par les femmes – au quotidien – deviennent rapidement des exploits – des événements – lorsque celles-ci sont exécutées par des hommes.

Or, pour l’heure, laissons de côté les hommes.

L’événement et la quotidienneté me sont apparus comme une dialectique dans laquelle circulent les femmes artistes. Cette idée me semblait une bonne porte d’entrée pour revoir un peu en quoi consistait exactement cette « place des femmes en théâtre », thème principal du chantier féministe du Théâtre Espace Go. Je saisis donc l’occasion qui m’est donnée ici pour y réfléchir.

L’événement : un moment unique, soudain, une révélation, une sorte de miracle lumineux, de l’ordre de la célébration. Un grand moment, une réjouissance. La quotidienneté : les petits et les grands gestes répétitifs, camouflés derrière la grandeur de l’événement – les semaines de répétitions avant le soir de la grande première, disons – l’avancement pas à pas dans le travail, les défaites et les colères.

Événement et quotidienneté, c’est ce qui se profile derrière les mots de Bourgeois. Dans un premier temps, dit-elle, le milieu théâtral doit entendre les besoins des femmes artistes, constater les défis à relever et proposer à la suite de cela des méthodes de changements concrets. Ces éléments constituent ce dont cette quotidienneté des femmes artistes pourrait être faite. Dans un second temps, la metteure en scène ne se gêne pas pour affirmer qu’elle est sceptique : si nous continuons de nous appuyer sur des éléments sporadiques – comme un chantier féministe, une collecte annuelle de statistiques – ou bien sur la seule force de notre cri – je repense aux fameuses « escouades festives » organisées par les F.E.T. dans certains halls de théâtres il y a quelques années, où les militantes célébraient le travail des femmes artistes tout en émettant quelques timides recommandations pour une meilleure parité –, les changements majeurs continueront de se faire attendre. Ces actions ponctuelles, c’est ce que je renverrais à la sphère de l’événement. Bourgeois avait bien raison de ne pas vouloir « être dupe » : le chantier féministe, loin de s’attarder à la quotidienneté des femmes, aux gestes à poser, ou simplement de chercher à comprendre ce que signifie, justement, être une femme artiste, au sens de travailler comme artiste, a préféré miser sur « l’événement », ou encore, sur les événements, dans l’espoir toujours renouvelé de leur nouveauté et dans l’impression qu’ils constituent les quelques réussites de certaines femmes.

Ce qui se révèle : l’événement

En quoi consiste cette idée de l’événement dans ce cadre précis? Qu’entends-je par là et qu’est-ce qui me fait croire que le chantier féministe en revêtait par moments les apparats? Je débuterais d’abord en disant que le chantier féministe d’Espace Go n’a pas fait fi du milieu dans lequel il se situait, qu’il s’est bel et bien déployé comme un moment spectaculaire pourrais-je dire. Il fallait voir les gens présents lors de la soirée d’ouverture, le bruit qui circulait dans le hall d’entrée bondé, l’effervescence. Il y avait de quoi célébrer, j’imagine : le seul théâtre à caractère féministe, de par son historique principalement, ouvrait ses portes à des artistes et à des chercheuses, à des militantes également, pour venir réfléchir collectivement à la place des femmes en théâtre. Plus encore, il était même question d’essayer de comprendre « comment être des allié·es ». Aux murs du théâtre étaient affichés les grands objectifs de cette réflexion collective (j’y reviendrai plus tard). Une tribune, des chaises, des tables, des cahiers, la grande salle du théâtre littéralement transformée en salle de conférence. C’était à se demander pourquoi la parité n’était toujours pas atteinte dans les postes clé d’autrice et de metteure en scène, à voir tout le monde si heureux d’aborder le sujet…

Collin, reprenant l’idée d’Arendt, mentionne que « le politique est non seulement constitution de la pluralité humaine dans un monde commun, mais constitution essentiellement liée à ce qui peut être changé » (2014 : 133). Elle ajoute à cet effet que « [l]’art en est une autre modalité, qui ne vise pas à transformer mais à célébrer, à faire apparaître, où l’événement se dit commencement à l’état pur mais ne commence rien, éclate comme un acte qui n’agit pas quelque chose » (idem). Ainsi, le chantier féministe, pendant sa soirée d’ouverture tout comme pendant l’ensemble de sa semaine de conférences d’ailleurs, oscillait entre ces deux pôles. D’abord se révèle cette volonté politique que les choses changent, que disparaissent les inégalités auxquelles font face les femmes du milieu théâtral. À voir la constitution du comité directeur du chantier, nul doute que ce désir de changement était réel et affirmé. Mais il semblerait que la communauté théâtrale en tant qu’elle-même freine cette route vers le changement, que par sa propre nature d’espace artistique, elle neutralise son pouvoir politique. Célébrer et faire apparaître, c’est faire en sorte de préparer le terrain dans le sourire, pour ne pas effrayer, comme s’il fallait que les femmes artistes, avant de dénoncer leurs conditions de travail, prennent toujours le temps de reconnaître les privilèges de certaines d’entre elles. C’est ainsi qu’on trouvait à l’horaire des conférences aux titres pour le moins accrocheurs : les « parcours et visions de trois femmes d’exception » en soirée d’ouverture le lundi, un dîner-causerie sur le « mouvement inspirant » qu’est celui de HF (France) pour l’égalité femmes-hommes le mercredi, ou encore, le lendemain, « présence et représentation » des femmes dans les médias – qui, au final, ne concernait que bien peu les femmes en théâtre… Si je mentionne ces quelques exemples, c’est pour mettre en évidence cette rhétorique discursive positive qui fait en sorte qu’« apparaissent », pour reprendre le terme de Collin, les situations de réussite des femmes artistes. C’est là que l’événement se construit, se produit : dans la monstration de ce qui n’est pas à changer, dans ce qui est déjà là, acquis. Dans le statu quo au sein duquel certaines femmes privilégiées sont maintenant bien installées.

Ceci m’amène à examiner les objectifs du chantier. Là, à nouveau, le fragile équilibre entre politique et artistique vacille dans l’ombre de l’événement. Pour y voir plus clair, voici, tirés du programme, ces objectifs :

  1. Rendre visible la contribution des femmes aux avancées de l’art théâtral;

  2. Accélérer la prise de conscience sur la nécessité de valoriser le potentiel des femmes artistes;

  3. Mieux comprendre les diverses contraintes et incitations rencontrées tout au long du parcours des femmes en théâtre;

  4. Nourrir les réflexions pour favoriser la mise en place de stratégies qui donneront aux femmes les moyens de participer à leur juste part à la création théâtrale québécoise;

  5. Sensibiliser les instances au sujet de la place des femmes en théâtre.

Ici encore, nul doute que les organisatrices du chantier sont parties de considérations et d’exemples bien concrets pour nommer et configurer ces objectifs et surtout pour que, par leur clarté, ils atteignent le plus grand nombre de gens possible. À les relire aujourd’hui et à la lumière des différentes activités qui se sont déroulées durant cette semaine d’avril, la mise en visibilité l’emporte sur la critique des inégalités et de leurs ramifications. C’est le caractère à nouveau plein d’espoir qui se révèle derrière ces quelques lignes. « La contribution des femmes », « valoriser le potentiel », « mieux comprendre », « nourrir les réflexions », ou encore « sensibiliser », ce vocabulaire plutôt sympathique m’apparaît bien faible face au réel combat que veulent mener certaines autrices et metteures en scène – Catherine Bourgeois la première, si on relit la citation évoquée plus haut, ou même l’autrice, metteure en scène et comédienne Marilyn Perreault qui, lors de son allocution à la soirée d’ouverture, mentionnait : « Criss… Chus vraiment tannée » (8 avril 2019). Ainsi, plutôt que de s’inspirer directement du combat que commandent ces femmes, d’aller à la racine des situations qu’elles vivent, le chantier féministe d’Espace Go spectacularise les démarches militantes. Ce sur quoi il aurait fallu s’appuyer réellement – les situations d’inégalité et d’oppression vécues par les femmes du milieu théâtral –, ce quotidien où il se vit des choses, se voit effacé derrière l’événement produit par un certain discours féministe libéral qui circule dans le milieu théâtral. Mais comme je l’ai déjà mentionné ailleurs, « qui profite de ce féminisme joyeux et poli? » (Garneau, 2019.) Qui se satisfait de discussions posées et bienveillantes, de la mise en valeur de démarches artistiques? Qui se satisfait d’un week-end de discussions, de jeux et de bricolages à la sauce design thinking?

Ce qui se construit : de la quotidienneté

N’aurait-il pas fallu, peut-être, sortir le théâtre de son spectacle pour le recentrer davantage sur sa communauté politique et, dans ce cas précis, sur le travail des femmes artistes? Le chantier n’aurait-il pas été l’occasion d’ouvrir de l’espace pour la quotidienneté, pour son appréhension, pour éclairer ce qui mériterait réellement notre attention : l’hétérosexisme, le racisme, les disparités salariales, le difficile accès au financement, aux salles, aux espaces de répétition, le quotidien de ce que c’est que de travailler comme artiste, en tant que femme, voire en tant que féministe? Aurions-nous pu espérer des discussions où penser les rapports sociaux à l’oeuvre dans le milieu théâtral, les rapports de domination qui circulent et qui, bien souvent, sont à la racine des conditions de travail difficiles des femmes?

Pour apprendre à penser en dehors du caractère exceptionnel qui enrobe souvent les métiers du milieu culturel, il faut savoir les relire à l’aune de leur quotidienneté, justement. Même si, comme le pensait Collin à la suite d’Arendt, « le partage des mêmes tâches, des mêmes rites, des mêmes lieux, des mêmes biens, des mêmes usages, qui est le lot de la vie quotidienne produit comme tel une société, non une communauté politique » (2014 : 123), même si « la répétition en est la loi » (ibid. : 124), il nous faut prendre en compte ce quotidien et l’investir pour voir de quoi il est fait. Dans le contexte culturel actuel, l’intérêt n’est peut-être plus de travailler à partir de ce qui est visible pour le visibiliser davantage, mais plutôt d’agir contrairement : creuser dans les zones plus sombres, non révélées, loin des projecteurs. C’est en retournant à la quotidienneté des gestes posés par les femmes artistes que les moyens de lutte nous apparaîtront et que, peut-être, l’événement que sera alors leur libération se produira. Encore une fois, Collin ajoute que

[l]’éminence de l’humanité […] se révèle non pas dans le quotidien qui pourtant forme la trame de la vie de chacun, mais dans l’apparition publique de quelqu’un [qui], ne se laissant plus simplement porter par le déroulement des jours, s’élève à l’activité de juger. Et juger c’est ici s’arracher à ce qui est pour se porter vers ce qui n’est pas encore, prendre une décision sur ce qui n’est pas encore. Juger, dans cette acception, c’est agir

(idem).

Dans le milieu théâtral, je prendrais plutôt cette suggestion à rebours, au sens où je privilégierais toujours cet agir qui propulse en dehors du quotidien, mais sans jamais oublier d’où cette aspiration prend sa source. Pour juger et donc agir dans ce contexte, il m’apparaît prioritaire que soit nommé le travail qui constitue l’acte artistique : les moments de solitude derrière l’écran à rédiger une demande de subvention, un nouveau texte, trois cents courriels d’invitation ou trois cents courriels de gestion; la précarité financière et les centaines de petits projets combinés pour essayer de se sortir la tête hors de l’eau. Le travail, c’est aussi toute la charge mentale[3] particulièrement lourde qu’on porte, en tant que femmes artistes, les quelques heures supplémentaires par-ci par-là, parce qu’on aime le projet auquel on contribue et les gens avec lesquels on crée. Agir, c’est revenir sur les aspects moins glorieux du milieu culturel, les nommer et les exemplifier pour être en mesure de comprendre les implications physiques, mentales et, donc, quotidiennes sur lesquelles repose le travail artistique. Pour que se produisent de grands moments, que se réalisent des projets artistiques d’envergure ou non, mais pour qu’une oeuvre soit offerte à un public, il faut que cette dernière ait le temps de se développer, d’évoluer, de se concevoir, bien sûr, mais aussi de se faire. L’autrice, actrice et metteure en scène Marie Brassard est revenue sur ce sujet, lors de son passage au chantier féministe. Elle racontait qu’à une époque pas si lointaine, elle cherchait un lieu pour présenter publiquement les avancées de son travail. Elle souhaitait simplement avoir accès à un local pour tester des idées, chercher, inventer, pour travailler donc, et obtenir les échos de quelques personnes. Elle se désolait que les artistes puissent difficilement obtenir un financement pour dénicher ce genre d’endroit, que la plupart des demandes de subvention soient plutôt orientées vers des objectifs précis et quantifiables, et que l’impasse soit faite sur les processus de travail pour privilégier les résultats tangibles, fixés dans le temps. Brassard nous parle ici de conditions réelles de travail. Peut-être aurait-il été souhaitable qu’au cours de la semaine de conférences et de dîner-causeries ouverts au public, on ait aussi accès à des discussions qui abordent très directement les enjeux qui touchent de près le quotidien des femmes artistes. Il y a bien eu le week-end d’ateliers uniquement offerts aux professionnel·les du milieu, mais cette division entre ce que nous voulons montrer au grand jour, aux médias et au public de tout acabit, et ce que nous nous réservons le droit, en tant que communauté culturelle, de garder caché en quelque sorte me semble révélateur du caractère d’exception et de flamboyance que l’on octroie à ce qu’on se représente comme le milieu culturel.

De ces événements du quotidien : la question de l’intersectionnalité

Il n’y a plus que dans les couloirs universitaires où le mot se fait populaire; dans les halls de théâtre, aussi. Travailler de manière intersectionnelle a la cote. De plus en plus central dans les réflexions, ce concept, à mon sens, n’est d’usage qu’en apparence (par exemple, de plus en plus de femmes racisées sont présentes sur scène et plusieurs ont également été invitées à parler lors du chantier, j’y reviens très bientôt). Ces tentatives, quoique nécessaires, ne me semblent pas mises à l’épreuve réellement. L’intersectionnalité, sur les scènes théâtrales francophones à tout le moins, reste pour l’heure de l’ordre de la représentation, de la visibilisation et en ce sens, toujours liée à ce qui constitue un événement, comme nous l’apprend Collin. Un chantier féministe qui se serait davantage concentré sur le quotidien des femmes, sur les gestes concrets et les méthodes de travail aurait peut-être permis que l’intersectionnalité apparaisse comme quelque chose à éprouver.

Ce sont les militantes afro-américaines du Combahee River Collective qui, au départ, ont mis en mots leur vécu et c’est ce qui a donné naissance au concept théorique quelques années plus tard, sous la plume de l’avocate afro-américaine Kimberlé Crenshaw. En revisitant le manifeste du Combahee River Collective, j’ai été frappée par la lucidité et la matérialité de leurs constats :

Nous sommes activement engagées dans la lutte contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classe, et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués[4]

(1983 : 210).

Pour ces féministes noires, il s’agit d’une lutte à mener contre des systèmes d’exploitation qui n’ont de cesse de se recouper et qui affectent directement les femmes – en particulier les femmes noires. L’intersectionnalité n’est pas qu’un mot, qu’une mode, qu’une performance sociale : c’est aussi un moyen de lutter. C’est une prise en compte des contextes dans lesquels nous évoluons et des rapports sociaux qui s’y construisent. En d’autres mots, et pour revenir à Collin, « il ne s’agit pas pour les exclus de devenir des objets de transaction ou de se voir définir par les autres, mais d’entrer dans la pluralité des sujets » (2014 : 129). Entrer dans la pluralité signifie avoir une voix au chapitre, influer le cours des choses, agir. Une réelle approche intersectionnelle permet cet agir ou, en tout cas, pose les bases pour que cela se produise. Dans le cadre du chantier féministe, les expériences relatées par Zab Maboungou, Emilie Nicolas, Stéphane Martelly et Widia Larivière, entre autres, des femmes racisées et / ou autochtones, ont été marquantes et centrales au cours de la semaine. Il me semble impératif que le rapport final de ce chantier propose des actions directement en lien avec ce que ces femmes ont révélé. Il est essentiel que les personnes en position de pouvoir (des personnes blanches, manifestement) apprennent de ces contributions et des apports directs que ces dernières génèrent. C’est dans l’expérience que s’incarne l’intersectionnalité (comme l’ont clairement énoncé les intervenantes citées plus haut), dans notre manière de prendre en compte les gestes posés au quotidien, selon le contexte, selon les rapports sociaux. L’intersectionnalité doit être une pratique qui nourrit le dialogue et transforme notre milieu. Pour vrai.

Réfléchir le sens

Ceci me ramène à la question de la quotidienneté. J’irai d’une petite confidence : ce qui m’a manqué, lors du chantier, c’est le lien de sens entre toutes ces conférences et ces dîners-causeries. Le lien. Nous avons manqué de féminisme pour que les contributions des unes viennent éclairer celles des autres, que le quotidien que certaines nous ont partagé s’arrime aux propositions et idées suggérées par d’autres. Pour que se crée réellement une communauté politique, une communauté théâtrale féministe dont l’objectif est d’abolir les inégalités, il faut un peu de sens à tout ça.

Il faut un lien de sens.

Y avait-il trop d’intervenantes? Bien sûr qu’une pluralité de voix devaient se faire entendre, qu’une variété de sujets devaient être abordés, et ce, sous plusieurs angles. Mais ratisser trop large éteint aussi certaines voix, repousse à l’écart certains enjeux nécessaires. Par exemple, au lieu d’assister à du copinage entre certaines journalistes très connues lors d’un dîner-causerie, j’aurais de loin préféré qu’on laisse un peu plus d’espace à la chercheuse Stéfany Boisvert pour qu’elle nous décrive plus en détails la recherche qu’elle a effectuée pour le compte du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), à propos des discours médiatiques qui circulent sur les femmes en théâtre. Le lien de sens, disais-je. Entendre des femmes privilégiées nous parler de leur parcours peut paraître touchant, inspirant; ce l’est moins de comprendre pourquoi le mot « féminisme » est encore difficilement utilisé dans les médias, toutes plateformes confondues. Ce que l’étude de Boisvert révélait, ce n’était pas de l’ordre de l’événement. Son analyse de discours, performée par Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent tout juste avant, montrait à quel point les mots employés pour parler des oeuvres des femmes sont tout sauf anodins et insignifiants. Ils ont un impact physique sur le quotidien des femmes, sur leur façon de choisir à leur tour les mots pour décrire leur spectacle, leur texte, leur démarche. Pour parler d’elles et de leur travail. Comme il aurait été pertinent de discuter en profondeur de cette étude, de la réfléchir toutes ensemble, de constater à quel point les femmes artistes ne sont pas entendues et représentées à leur juste valeur dans les médias, puis d’envisager ainsi des solutions collectives.

Collaborer

« Partout et tout le temps doit se poursuivre le débat public, lequel ne peut être délégué une fois pour toutes » (ibid. : 127), disait Collin. Non seulement ce débat ne peut être délégué, mais il doit surtout s’élargir. Le chantier féministe du Théâtre Espace Go ne constitue qu’une étape dans le travail à faire. Cet événement n’a pas le monopole de la discussion et du travail collectif. Au contraire, il ne doit être qu’un tremplin vers mieux. Vers de nouveaux dialogues, de nouvelles rencontres, de nouvelles façons de travailler peut-être, ou à tout le moins, de nouvelles façons de reconnaître ce travail qu’est la création artistique des femmes.

En tant qu’universitaire, chercheuse en théâtre féministe, c’est l’une des choses que je souhaite et qui a relativement été absent du chantier : ce dialogue entre les milieux de la recherche et de la création. Encore une fois, je souligne que le travail qu’a effectué le RéQEF pour le compte du chantier m’apparaît essentiel pour la poursuite de certains objectifs et d’une grande pertinence pour nourrir les réflexions. Il reste cependant que les chercheuses en théâtre ont été pratiquement absentes des discussions, si ce n’est des contributions de Stéphane Martelly et d’Emmanuelle Sirois. J’ai pourtant moi-même soumis au comité directeur du chantier une liste de noms d’universitaires dont les travaux et les intérêts de recherche concernent le théâtre des femmes, les représentations, les discours et la critique. Je n’ai retrouvé aucune de ces femmes aux tables des différentes conférences. Bien sûr, nous ne sommes pas toujours disponibles pour participer à des activités de cette ampleur. Malgré cela, nous devons faire partie de cette collaboration. Nous travaillons à partir de points de vue formels, esthétiques, politiques, thématiques, à la mise en valeur du travail des autrices, des metteures en scène, des conceptrices et des actrices. Par chercheuses en théâtre, j’inclus également les conseillères dramaturgiques, qui travaillent de près elles aussi avec les artistes, les guident et comprennent leur réalité. Encore une fois, Collin mentionne : « Comme pour le politique, le sens du mot quotidien doit être affiné : l’événement peut se produire tous les jours, mais il se produit chaque jour à nouveau. Il peut être quotidien mais il n’est jamais continu. Et c’est son caractère inaugural qui l’emporte sur sa modalité répétitive » (ibid. : 133-134; souligné dans le texte). Notre travail est de cet ordre : réfléchir les oeuvres, les mettre en relation avec les contextes, créer du sens entre la réalité et la fiction. Là aussi, dans le quotidien et la solitude de la recherche universitaire, faire apparaître des idées inédites inspirées du travail des créatrices génère de l’événement, mais sans jamais effacer les conditions de réalisation qui le font advenir. Au contraire, c’est bien là le point commun entre artistes et chercheuses, le point de convergence de nos travaux et de nos réflexions : ensemble, théories et pratiques forgent cette pensée singulière sur le travail artistique des femmes, encouragent de nouvelles collaborations et permettent des réflexions politiques.

La suite

Au moment de conclure ce texte, le rapport du chantier[5] venait tout juste d’être dévoilé par le comité directeur. C’est à la lecture de celui-ci que m’est apparu une partie du travail qui semblait dissimulée derrière les festivités de la semaine de conférences et de causeries. Les neuf recommandations issues des tables de discussions et de concertations lors du week-end réservé à la communauté théâtrale semblent avoir poussé la discussion là où elle devait se rendre : vers des prises de position claires et des actions concrètes, vers des exigences politiques et une interpellation lancée à tout le milieu. Le document de quelques deux cents pages révèle ce que de nombreuses féministes – du milieu théâtral comme des autres sphères de la société – s’acharnent à dénoncer depuis si longtemps : l’absence des femmes est la conséquence d’une mise de côté systémique, au théâtre comme dans le reste de la société, de leur travail, de leurs efforts et de leur créativité. La publication et la lecture de cet imposant rapport me donne un second souffle, disons, pour poursuivre la réflexion. Comme l’a dit Marie-Ève Milot lors de la conférence de presse soulignant la parution du rapport, « c’est le travail d’une vie » (5 novembre 2019) que celui de déconstruire les biais et d’abolir les obstacles qui empêchent les femmes de développer leur plein potentiel. Et puisqu’il en est ainsi, poursuit-elle, cela prendra des « mesures radicales » (idem) pour y parvenir. À la suite de cette exigeante démarche politique, il reste à voir ce qui adviendra au fil des prochaines années, qui saura entendre l’appel et prendre au sérieux les efforts des militantes, et comment se mettront concrètement en place ces recommandations tant souhaitées. Le lien, disais-je plus tôt, se trouve peut-être dans la lutte, toujours là, à mener.