Volume 40, numéro 2, été 2009 De la pioche à la plume Sous la direction de Émilie Brière
Sommaire (11 articles)
Études
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Récits de voyages marchands dans la seconde moitié du XVIIe siècle : portrait du négociant en héros
Isabelle Morlin
p. 13–29
RésuméFR :
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, pendant le règne de Louis XIV, encouragés par le pouvoir, les voyages connaissent un essor spectaculaire, et avec eux les récits qui en sont faits. Parmi eux, le récit de voyage commercial occupe une place importante. Des voyageurs comme Tavernier (Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier…, 1676) et Chardin (Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient, 1686), tous deux experts en joaillerie, incarnent la figure du négociant cultivé et audacieux, représentatif de cette période.
Travaillant pour leur propre compte et fortune, ces voyageurs sont en phase avec l’ambition nationale de conquête. Leur parcours individuel s’inscrit donc dans un contexte d’épopée collective. L’aventure commerciale est marquée par un ennoblissement idéologique et le négociant, soudainement valorisé, y gagne un statut de protagoniste. Avec lui, le monde concret, généralement fort peu présent dans la littérature du XVIIe siècle, fait irruption dans la littérature de voyage : l’argent y est un thème omniprésent associé à celui de l’ascension sociale. Mais le voyage marchand est aussi le contexte d’une valorisation de la notion de « métier », de savoir-faire, et bien sûr de travail et d’effort.
Au-delà, on assiste à la promotion littéraire de certaines valeurs « bourgeoises », qui avaient eu jusque-là un statut plutôt marginal. Le récit devient souvent la preuve tangible d’une réussite sociale et matérielle, et la somme de connaissances est à l’image des profits que le voyage a permis d’effectuer : l’exigence de « rendement » intellectuel répond ici à l’impératif de profit commercial.
EN :
In the second half of XVIIth century, during the reign of Louis XIV, there was a spectacular increase in the number of voyages, and of narratives made about them. Among these, the narrative of commercial voyage occupies an important place. Travellers like Tavernier (Six voyages of Jean-Baptiste Tavernier…, 1676), and Chardin (Journal du chevalier Chardin en Perse et aux Indes orientales, 1686), both expert jewellers, typify the cultivated and daring trader representative of this period. Working for their own fortune, these travellers are also in phase with the national ambition of conquest. The commercial venture is heightened by an ideological ennoblement, and the trader of higher stature, suddenly becomes a protagonist. With him, the real world, generally absent from XVIIth century literature, comes to the fore : money as a tool to social climbing is everywhere. But the commercial voyage also serves to valorise the concepts of trade, work and effort. Beyond that, one witnesses the literary promotion of certain «middle-class» values, which had been until then rather marginal. The narrative often becomes tangible proof of a social and material success and a sum of knowledge, with intellectual and material profit becoming equals.
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Métiers d’antan et langue menacée : la survie littéraire de l’occitan moderne
Catherine Parayre
p. 31–41
RésuméFR :
Aujourd’hui menacé de disparition, l’occitan, langue traditionnelle du sud de la France, produit une littérature qui, simultanément, imagine une identité occitane et en conçoit la nature illusoire. Il se développe ainsi dans la thématique des métiers traditionnels et du labeur agricole, trop souvent considérée comme le signe d’un repli identitaire, une rhétorique paradoxale consistant, certes, à exprimer la nostalgie d’un passé révolu, mais aussi à affirmer subtilement la nécessité de s’affranchir de celui-ci et à mettre en relief le rôle de l’écrivain en tant qu’acteur social extérieur au milieu décrit.
EN :
Occitan, the traditional language of southern France currently in danger of extinction, fosters a literature that both imagines an Occitan identity and conveys its illusory nature. Thus, one may find in the realm of old crafts and agricultural work, too often considered to be the sign of an inward-looking society, the development of a paradoxical rhetoric that expresses feelings of nostalgia for a bygone past while subtly asserting the need to distance oneself from it, for instance by highlighting how the author is removed from the social environment s/he describes.
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L’analyseur Bardamu. Représentation du travail et travail du texte
Sylvain David
p. 43–56
RésuméFR :
Si le roman Voyage au bout de la nuit (1932), de Louis-Ferdinand Céline, a pu faire scandale à son époque en évoquant l’aliénation des masses ouvrières, non pas dans la langue de ceux qui dirigent mais bien de ceux qui travaillent, il n’en reste pas moins que le texte, contre toute vraisemblance sociolinguistique, place également le français oral populaire dans la bouche de personnages de bourgeois, de savants, voire d’intellectuels. L’analyse cherche à dégager les connotations sociales d’un tel déplacement langagier, dans la visée de réfléchir à la paradoxale conception – et donc représentation – du travail qui en découle.
EN :
The novel Journey to the end of the night (1932), by Louis-Ferdinand Céline, created a scandal at the time by evoking the alienation of the working classes, not in the language of those who command but rather of those who work. Nevertheless, and against any sociolinguistic probability, the text also puts oral-popular French in the mouths of middle-class characters, scientists, or even intellectuals. The analysis seeks to reveal the social connotations of such a linguistic displacement, in order to reflect on the resulting conception – and thus representation – of work, and the paradoxes it contains.
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Chansons de travail, chansons de chômage : une lecture du monde ouvrier pendant la crise à travers l’oeuvre de La Bolduc
Marie-Josée Charest
p. 57–68
RésuméFR :
Pendant les années 1930, Mary Travers travaille à l’écriture de chansons folkloriques abordant la délicate question du labeur des plus pauvres en période de crise. Elle se dépeint comme une femme au service de la collectivité, elle évoque les hommes forcés au chômage pendant la crise économique et, dans un esprit traditionaliste, elle célèbre le labeur de l’agriculteur, qui, dans ses mots, devient le personnage mythique de « l’ancien temps » idéalisé. Comment se positionne-t-elle dans ses chansons traditionnelles par rapport à une réalité du travail de plus en plus industrialisée ? Comment juge-t-elle l’entrée des femmes sur le marché du travail ? Quelle est son opinion quant aux mesures de l’État alors que les emplois sont rares et que la pauvreté est criante ? Se considère-t-elle comme une femme de carrière, elle qui lance les premiers disques à succès de l’histoire de la chanson québécoise ? Soulevant quelques tabous et en renforçant d’autres, notamment à propos du travail des femmes, elle donne des chansons à l’image du discours social ambiant de son époque, mais se distingue elle-même par son propre métier de chansonnière et la façon dont elle en parle. La situation économique au Québec modifie la perception générale du travail et les textes de Mary Travers répercutent ce débat de façon originale, donnant accès au point de vue d’une femme travailleuse, issue des petits milieux où le travail est un moyen de survie, mais aussi une source de fierté. L’analyse sociocritique des chansons esquisse du même coup le portrait du discours social sur le travail pendant la crise.
EN :
In the 1930s, Mary Travers wrote folk songs dealing with the thorny issue of the working poor during hard times. A self-styled “woman at the service of the community”, she focused on those who lost their jobs as a result of the economic crisis. Heeding tradition, she lauded the work of famers whom she perceived as the mythical representatives of an idealised “old era”. How did she reconcile her songs praising tradition with an increasingly industrial labour market ? How did she react to women entering the workforce ? What did she think of government actions in the face of dwindling employment and pressing poverty ? Did she consider herself to be a career woman, what with hers being the first successful recordings of Quebec folk songs ? Confronting or buttressing established taboos such as those about women in the workforce, she wrote songs reflecting those societal issues prevalent at the time. Yet, she set herself apart both through her trade as a songwriter and her depiction of it. The economic situation in the province of Quebec influenced how labour was perceived, and her writings, favouring the standpoint of a working woman from the lower classes where employment is a matter of both survival and pride, echoed this perception with originality. A sociological and critical analysis of her songs illustrates the societal discourse on labour that prevailed during hard times.
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« Qui sème peu récolte peu » : Chrétien de Troyes au champ romanesque
Baptiste Franceschini
p. 69–77
RésuméFR :
Chrétien de Troyes ouvre son Conte du Graal sur une étonnante métaphore de l’écrivain semeur en train de répandre ses graines romanesques. Cette représentation paysanne d’un auteur qui travaille le texte comme on travaillerait la terre permet alors de légitimer une écriture littéraire toujours susceptible, au Moyen Âge, de constituer un affront aux Écritures. En se peignant dans l’effort rustique, Chrétien de Troyes choisit donc de reconduire sa soumission, tant à l’ordre divin (le labeur est bien le destin de tout bon chrétien depuis le péché originel) qu’à la hiérarchie féodale où le fruit de l’activité n’est qu’une exigence du fief que le travailleur ne saurait réclamer.
EN :
Chrétien de Troyes’ Le Conte du Graal opens with a surprising metaphor of the writer depicting himself in the country, sowing his narrative seeds. This rustic figuration of a novel being worked on just as if tilling the soil seems to be a subtle way to legitimise the author. Indeed, medieval society was typically wary of the act of creation : only God was viewed as a powerful demiurge. Posing as a hardworking peasant, Chrétien de Troyes manages to avoid blasphemy : not only does he accept the fate of any good Christian, doomed to toil ever since the original sin, but he also reclaims the feudal system in which the worker has no rights to the fruit of his labour.
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De l’orfèvre à l’écrivain : poétique du « texte-bijou » à la fin du XIXe siècle
Sophie Pelletier
p. 79–91
RésuméFR :
Écrits à une époque où les relations entre « arts » et « métiers » se font plus étroites, À rebours (1884) de Joris-Karl Huysmans et Monsieur de Phocas (1901) de Jean Lorrain thématisent et textualisent une littérature qui, ciselée par l’écrivain, devient orfèvrerie. Le joyau forme une matière narrative, la main manipule à la fois la page et la gemme, la langue est matériau. La métaphore du « texte-bijou » permet ainsi d’instaurer toute une poétique, mais elle inscrit également ces deux romans dans la société fin-de-siècle.
EN :
Written at a time when boundaries separating “art” from “craft” were quite permeable, À rebours (1884) by Joris-Karl Huysmans and Monsieur de Phocas (1901) by Jean Lorrain both show the themes and textures of a literature that, under the author’s faceting skills, has become jewelry. Sapphires and emeralds form narrative matter, hands grip both pages and gems, and wording turns to precious stone. An entire aesthetic is derived from the “text-jewel” metaphor, yet establishes these two novels as natural products of a fin-de-siècle society.
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Pablo Neruda, poète compagnon
Delphine Rumeau
p. 93–107
RésuméFR :
La réflexion sur le travail constitue la pierre angulaire de l’art poétique de Pablo Neruda. Elle est en effet indissociable d’une interrogation sur la place du poète dans la cité et elle est aussi l’occasion d’une mise en cause des pouvoirs de représentation du langage : si Neruda prend acte de l’écart entre le mot et la chose, il affirme néanmoins la nécessité du travail pour combler cet écart. Enfin, les métaphores artisanales et ouvrières qu’il décline sont généralement l’occasion d’un engagement polémique et d’un dialogue avec la tradition.
EN :
The notion of work is the keystone of Pablo Neruda’s ars poetica. His reflection on poetical work is intertwined with an assessment of the poet’s role in society and the power of depiction of language. Neruda acknowledges the gap that separates the word from the what, yet contends that this link shall be restored through poetical work. Moreover, the crafted or working metaphors he displays often bear witness to a taste for polemics and enable him to set up a dialogue with literary tradition.
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Le « galérien du style » et le « grand jeu » de « l’interviouwe ». Écriture et médiatisation littéraire chez Louis-Ferdinand Céline
Michel Lacroix
p. 109–125
RésuméFR :
Au moment où l’entretien radiophonique devient un « genre » alliant médiatisation de l’écrivain et sacralisation des trajectoires, Louis-Ferdinand Céline procède à sa fictionnalisation dans les Entretiens avec le professeur Y. Or, comme nous le verrons, Céline assume le « travail paratextuel » de mise en marché de soi, inhérent à l’entrevue, mais en renverse les principes en adoptant la posture du clown violent, en plus d’exhiber avec force le labeur propre à l’écriture de l’oral (là où l’entretien radiophonique est plutôt un commentaire oral sur la littérature).
EN :
Between 1945 and 1955, the serialisation of radio literary interviews made them a crucial genre in the mediatisation of literary figures and the crowning of their career. With his Entretiens avec le Professeur Y, published in 1954 and 1955, Louis-Ferdinand Céline used the genre but gave it a peculiar twist through fiction. Even while assuming the “paratextual work” of self-promotion, implicit in the interview, he subverted its logic by posing as a violent clown and making a manifesto of the genre on the “textualisation of orality”.
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Les surréalistes face au travail. Ambiguïtés et ambivalences d’une condamnation
David Vrydaghs
p. 127–140
RésuméFR :
Le mouvement surréaliste français est connu pour son refus du travail, littéraire en particulier. Une lecture attentive des textes surréalistes des années 1920 nuance cependant ce cliché de l’histoire littéraire. Des ambiguïtés, voire des ambivalences, se font jour dans plusieurs textes importants, des Champs magnétiques (1919-1920) à Nadja et au Traité du style (1927-1928) en passant par le Manifeste du surréalisme de 1924. Leurs auteurs en étaient conscients et ont tenté, pour diverses raisons mises au jour ici, d’en atténuer (on pense à Breton) ou au contraire d’en exagérer (on pense à Aragon) la portée.
EN :
The French Surrealist movement is famous for shying away from effort, particularly when it comes to literature. However, a careful reading of some surrealist texts from the Twenties shades this history of French literature’s cliché. Ambiguity and ambivalence come to light in very important texts, whether Les Champs magnétiques (1919-1920), the Manifeste du surréalisme (1924), Nadja or Traité du style (1927-1928). Their authors were aware of it and tried to tone it down (in Breton’s case) or to exagerate it (in Aragon’s case).
Analyse
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La valse aux adieux : entre le saint libertinage et le scepticisme enchanté
Jonathan Livernois
p. 143–154
RésuméFR :
Plusieurs critiques, comme François Ricard et Éva Le Grand, ont mis l’accent sur le désenchantement du roman kundérien. Si nous considérons leurs propos comme justes, nous croyons aussi qu’il faut rappeler la présence et l’importance des éléments mythiques et sacrés dans le roman de Milan Kundera. Nous posons l’hypothèse que le sacré et la prose sont unis par une oscillation qui organise le parcours des personnages du roman. Dans La valse aux adieux, cette oscillation est bornée par deux objets bleus : la lumière irradiant de Bertlef et le comprimé mortel de Jakub.
EN :
Several critics, such as François Ricard and Éva Le Grand, insist on the disenchantment in Milan Kundera’s works. If we agree with this point of view, we also believe that many important mythical and sacred elements are included in these novels. Our contention is that the characters’ journey is guided by an oscillation between the sacred and the prose. In the Farewell Waltz, these poles are symbolized by two blue elements : the fabulous light irradiating from Bertlef and Jakub’s fatal pill.