Résumés
Résumé
Christophe Premat examine ici la manière dont les sociétés démocratiques envisagent le fait guerrier. Cornélius Castoriadis s’est interrogé tout au long de son œuvre sur l’expansionnisme guerrier des sociétés bureaucratiques marquées par une séparation entre une couche de dirigeants et une couche d’exécutants. Les régimes démocratiques ne nient pas le fait de la guerre, mais le comprennent comme relevant d’une décision collective. En quoi la décision de la guerre révèle-t-elle le fonctionnement des institutions sociales ?
Mots-clés :
- démocratie,
- bureaucratie,
- décision,
- guerre,
- stratocratie
Abstract
The article focuses on the way democratic societies tackle the wars. In his books and articles, Cornélius Castoriadis questioned the war expansionism of bureaucratic societies which separate rulers and workers. The democratic regimes do not deny the fact of the war, but consider it as the product of a collective decision. How does the decision of war reveal the state of social institutions?
Keywords:
- democracy,
- bureaucracy,
- decision,
- war,
- stratocracy
Corps de l’article
« Il est devenu évident que les multiples conflits qui déchirent le monde actuel le conduisent implacablement à une nouvelle guerre, embrasant toute la planète, menée avec des moyens proches d’une toute-puissance infernale, guerre à laquelle les éléments essentiels de la civilisation contemporaine ne pourraient survivre. Cette destruction, qui s’accomplit déjà sous nos yeux, d’un monde et d’une culture, n’est autre chose que la concrétisation de la perspective historique du marxisme, le moment historique où l’alternative Socialisme ou Barbarie est posée en termes entiers devant l’humanité »[1].
Dans ces propos écrits par Castoriadis en pleine guerre froide en 1952, dans le n°9 de la revue Socialisme ou Barbarie, la guerre est vue comme la résultante d’une contradiction de régimes devenus de plus en plus bureaucratiques et donc inhumains. Socialisme ou Barbarie se propose d’énoncer l’alternative de la modernité conditionnant l’institution de la société dans son ensemble ainsi qu’un véritable choix de civilisation. À l’origine, le groupe, fondé par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort en 1948 est une dissidence du PCI, il prend acte du refus du parti trotskyste d’évaluer jusqu’au bout l’échec soviétique. La conviction est à la fois idéologique et philosophique : ou bien l’on choisit des sociétés capables d’éprouver la remise en question des normes qui les régissent, ou bien l’on choisit le durcissement de sociétés bureaucratiques incapables de proposer un horizon collectif et dans ce cas on s’expose à des conflits de plus en plus meurtriers.
La guerre n’est-elle qu’un épiphénomène surgissant à partir de régimes sociaux incapables de fonctionner et donc contraints d’exprimer leur échec à travers une violence meurtrière? Il appert en effet que c’est dans l’institution des normes sociales que l’on peut repérer les contradictions susceptibles de provoquer des tensions et des conflits. Le problème n’est pas de repérer une causalité universelle simpliste, mais de comprendre les motivations guerrières des régimes politiques. Toutefois, si la guerre au 20e siècle est un produit direct des sociétés bureaucratiques, il serait prématuré d’identifier la paix à l’institution de régimes démocratiques, car l’institution de la démocratie implique une confrontation permanente des citoyens et donc une mise en scène agonistique. Le pouvoir politique n’est pas séparé des autres institutions sociales, il ne relève pas de l’exercice privé, il exige alors la participation des citoyens pour être réel. En d’autres termes, le régime démocratique présuppose la discussion et la prise de décision collectives. Les tensions apparaissent déjà à ce moment, les conflits peuvent émerger mais restent régulés par cette discussion collective. Dans ce contexte, la guerre ne disparaît pas, contrairement aux préjugés rendant compte de la pacification démocratique. Elle est conçue dans un autre esprit, dans la mesure où les citoyens qui prennent la décision d’engager un conflit sont les premiers à prendre part aux batailles. Par conséquent, il n’y a pas de corps social militaire chargé d’exécuter la sale besogne.
C’est pourquoi l’opposition n’est pas tant entre la guerre et la démocratie qu’entre deux styles de guerre, la guerre menée par les régimes bureaucratiques et celle menée par les régimes démocratiques. À partir d’une critique radicale du marxisme, Castoriadis a compris très tôt les rouages guerriers des régimes totalitaires. La guerre n’est plus l’affrontement de deux États sur un territoire, elle devient guerre totale et vise l’anéantissement de la puissance ennemie. Si l’on devait parler de guerre de civilisations, c’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la guerre comme tentative de détruire en totalité une société. Afin de clarifier cette opposition conceptuelle entre guerres menées par des sociétés bureaucratiques et guerres menées par des sociétés démocratiques, nous nous proposons d’abord d’étudier la guerre comme la manifestation des contradictions profondes de la société bureaucratique. La Russie soviétique fut le terrain privilégié du groupe Socialisme ou Barbarie et en particulier de la pensée de Castoriadis. Dans un deuxième moment de notre réflexion, nous étudierons l’inflexion guerrière du régime russe au début des années 1980 : la guerre bureaucratique change de nature, dans la mesure où la société militaire devient une composante autonome à l’intérieur de la société russe. Le concept utilisé par Castoriadis est celui de stratocratie et témoigne d’une lucidité sociologique sans précédent, même si l’on peut déplorer des analyses stratégiques en partie erronées. La stratocratie désigne le moment où la société se décompose dans l’investissement guerrier. Le sens global est décimé par la recherche indéfinie de la guerre, la société devient littéralement cynique.
Si la démocratie n’est pas la négation absolue de la guerre, elle porte en elle les germes de son atténuation, dans la mesure où elle est antithétique aux sociétés bureaucratiques. Les régimes démocratiques, en tant que régimes social-historiques contingents, sont sujets à la décomposition, mais celle-ci ne peut jamais aboutir directement à une expérience stratocratique. Le dernier stade de notre réflexion s’attachera à caractériser la conception de la politique étrangère dans les cités démocratiques. La guerre n’est pas l’objet d’une institution professionnelle et séparée, elle est le lot de tout citoyen en âge de combattre.
La réflexion politique de Castoriadis s’enracine dans l’expérience de la guerre et de l’exil. Il est né en 1922 à Constantinople et a passé son enfance et son adolescence en Grèce. Il a adhéré aux Jeunesses Communistes lorsqu’il avait quinze ans, alors que cette organisation était illégale, la Grèce vivant sous la dictature de Metaxas. Très tôt, il a fait l’expérience de la répression et de la clandestinité, certains de ses camarades étant même sauvagement torturés. En décembre 1945, l’Institut Français d’Athènes a permis à un certain nombre d’intellectuels grecs de gauche de fuir le pays en proie à une guerre civile. Parmi ces intellectuels, on recense Kostas Axelos, Kostas Papaioannou et Cornélius Castoriadis. La Grèce de l’époque a été le théâtre d’une succession de conflits, puisqu’en plus de l’invasion des forces de l’Axe, le pays a connu une première guerre civile en 1944-1945 entre les Communistes souhaitant combattre la présence des troupes allemandes, italiennes et bulgares et les autres forces politiques craignant une domination communiste. Par la suite, de 1946 à 1949, une deuxième guerre civile s’est produite en Grèce, opposant les Communistes aux Monarchistes aidés par le gouvernement britannique. Les prémisses de la guerre froide étaient déjà réunies, confondant guerre civile et guerre idéologique : les tendances fascistes et stalinistes se sont affrontées tout en décimant les autres formes d’expression politique. Castoriadis est revenu à de nombreuses reprises sur ces années pour évoquer son engagement militant précoce. Il en a tiré une lucidité impressionnante quant aux contradictions bureaucratiques des partis communistes, ce qui lui a valu par la suite une marginalisation dans le champ intellectuel français, dominé par une plate vulgate marxiste.
« Au bout de quelques mois, mes camarades de cellule (j’aimerais marquer ici leurs noms : Koskinas, Dodopoulos et Stratis) ont été arrêtés, mais, bien que sauvagement torturés, ne m’ont pas donné. J’ai ainsi perdu le contact, que je n’ai retrouvé que pendant le début de l’occupation allemande ».
Castoriadis s’est rendu compte très tôt que « le Parti communiste n’avait rien de révolutionnaire, mais était une organisation chauvine et totalement bureaucratique (on dirait aujourd’hui [en 1995] une micro-société totalitaire) »[2]. Castoriadis se réfère au Parti communiste grec (l’EAM) qui a combattu férocement toutes les tendances déviationnistes en son sein.
« Après une tentative de "réforme" avec d’autres camarades, poursuit notre auteur, qui, évidemment, a rapidement échoué, j’ai rompu et j’ai adhéré au groupe trotskiste le plus à gauche, dirigé par une figure inoubliable de révolutionnaire, Spiros Stinas »[3].
Le Parti communiste n’était pas un parti révolutionnaire qui avait mal tourné, l’URSS n’était pas un « État ouvrier dégénéré »[4], il incarnait plutôt l’instauration d’un régime totalitaire. Castoriadis situe historiquement la source de son engagement politique qui l’a amené par la suite à fonder Socialisme ou Barbarie.
« La critique du trotskisme et ma propre conception, écrit-il, ont pris définitivement forme pendant la première tentative de coup d’État stalinien à Athènes, en décembre 1944 »[5].
Castoriadis émigre en France avec des convictions politiques et philosophiques qui vont déterminer les orientations de Socialisme ou Barbarie. La toute-puissance du PCF après la guerre et la fascination du marxisme-léninisme par une grande partie de l’intelligentsia française vont l’écarter du champ intellectuel jusqu’à la fin des années 1960. Castoriadis a été un militant de gauche radicale, engagé dans un groupe qui a duré près de vingt ans (de 1948 à 1967) avant de donner une tournure plus philosophique et plus théorique à sa praxis révolutionnaire.
C’est naturellement dans une verve marxienne que les membres de Socialisme ou Barbarie analysent le développement des conflits de la période de la guerre froide. Selon eux, il existe une corrélation structurelle entre le développement de ces conflits et la tendance de fond du système capitaliste. Plus le capital se concentre, plus les rivalités des groupes dominants émergent. La guerre n’est pas caractérisée par deux camps idéologiquement opposés, mais par la déclinaison d’un même phénomène, celui de la concentration du capital et du pouvoir. L’État, en tant que fiction bureaucratique principale, est le catalyseur de cette concentration.
« Nous savons maintenant que la concentration du capital ne s’arrête pas à la monopolisation, écrit-il, mais tend à prendre la forme de la concentration totale de l’économie entre les mains de l’État ; que, concurremment à cette étatisation, un nouveau facteur social, la bureaucratie, fait son apparition et que celle-ci, soit en exterminant l’oligarchie financière, soit en fusionnant avec elle, tend à assumer les fonctions de classe dirigeante et exploiteuse ; que les guerres impérialistes ne se succèdent pas indéfiniment et ne visent pas simplement à des nouveaux partages du monde, mais qu’à travers ces guerres, dont chacune représente une étape distincte de la concentration internationale du capital et du pouvoir, la plupart des impérialismes concurrents sont éliminés jusqu’à ce que la domination mondiale d’un seul groupe d’exploiteurs soit réalisée »[6].
Les guerres modernes, qu’elles soient civiles ou régulières, peuvent s’expliquer par ces tendances. L’État réalise et poursuit la concentration du pouvoir à travers les conflits. L’étatisation totale de l’économie tend à être réalisée en Union soviétique. En effet, les régimes bureaucratiques de l’Est sont marqués par cette tendance à la domination totale d’une couche[7] de dirigeants. Seule la « révolution prolétarienne » peut triompher et inverser le cours des choses, Socialisme ou Barbarie souhaitant l’avènement de cette révolution et le triomphe des luttes ouvrières, car
« la défaite [de la révolution prolétarienne] vouerait la société à une longue période de barbarie et […] cette alternative est condensée dans ce moment historique que sera la Troisième et dernière Guerre mondiale »[8].
La perspective révolutionnaire de Socialisme ou Barbarie est d’encourager l’autonomie et l’émancipation du mouvement ouvrier qui est instrumentalisé par ces guerres mais qui n’en est point concerné.
Pour comprendre les relations entre les concepts de bureaucratie, de capitalisme et d’impérialisme, il nous appartient de préciser la signification imaginaire de la bureaucratie qui n’est pas immédiatement identique à celle du capitalisme. Certes, elles sont liées par le régime social qu’elles construisent. La bureaucratie n’est pas à confondre avec le pouvoir des bureaux[9] ou le percept commun de l’accumulation des papiers et des hiérarchies : elle est création de deux couches sociales distinctes, une couche de dirigeants et une couche d’exécutants. Le capitalisme, que Castoriadis voit émerger à partir du 13e siècle[10], se caractérise par la recherche du contrôle et l’absence de limitation (illusion d’une croissance infinie). Le capitalisme bureaucratique affectant aussi bien les régimes occidentaux que la Russie soviétique désigne cette tendance au contrôle total de la société par une minorité de dirigeants. In fine, le capitalisme porte en lui une nature belliqueuse. Socialisme ou Barbarie affirme dès 1948 que la différence entre les régimes de l’Ouest et ceux de l’Est n’est pas une différence de nature mais de forme, c’est-à-dire d’intensité, car le monde moderne est soumis à la même tendance bureaucratique[11]. Alors que les bureaucraties des pays de l’Est sont des bureaucraties totales[12], les bureaucraties de l’Ouest sont fragmentées[13], c’est-à-dire qu’il existe encore des résidus de liberté ou une illusion de liberté confondue avec le repli sur la sphère privée. Castoriadis montre que l’idéal des bureaucraties de l’Ouest se trouve à l’Est : en d’autres termes, les bureaucraties fragmentées poursuivent une bureaucratisation en voie de totalisation pour réaliser une séparation parfaite entre la couche de dirigeants et la couche d’exécutants. Si une grande partie des analyses de Castoriadis porte sur la société soviétique, c’est parce que celle-ci représente l’idéal-type des bureaucraties occidentales. Le tabou est levé, l’exercice de comparatisme politique est rendu possible en analysant les indicateurs de cette bureaucratisation.
Les divergences de Castoriadis avec d’autres camarades trotskistes sont d’abord dues à des imprécisions lexicales, puisqu’il abandonne progressivement le vocabulaire marxiste à partir des années 1946. Par exemple, il discute les thèses de Guérin sur la politique extérieure de l’URSS. Il vaut mieux ne pas abuser du terme d’« impérialisme » et lui préférer celui d’« expansionnisme bureaucratique »[14]. L’URSS n’est pas un impérialisme comme les autres, de même que son économie n’est pas de type capitaliste ni de type socialiste. La société russe présente un type social-historique nouveau, les mots manquent pour le qualifier[15]. Le problème est que cette société, dans son emprise globale, est en train d’instituer une altération de la conscience des masses[16].
La question de la libération du prolétariat russe devient alors cruciale. Selon les thèses de Socialisme ou Barbarie, on ne peut pas prôner la libération du prolétariat russe et défendre l’URSS, en particulier sa politique extérieure.
« Est-ce que cette lutte en temps de guerre est compatible avec la défense de l’URSS ? […]. La guerre, comme la révolution, est un bloc. On ne peut mener l’une qu’en abandonnant l’autre. La "lutte sur deux fronts" relève de la stratégie en chambre et n’a jamais existé en pratique, car inévitablement le moment arrive où l’une des deux luttes devra primer l’autre »[17].
On sent l’impatience de l’auteur soucieux de ramener les concepts à une perspective holiste : l’exigence méthodologique consiste à ne pas se perdre dans les méandres particuliers des événements, mais à les ramener à une tendance de fond qui donne à comprendre ce qui se passe. L’interprétation du réel n’est pas séparée du réel, elle est déjà un acte d’engagement politique. Seules des forces révolutionnaires peuvent être capables de détruire la bureaucratisation progressive des sociétés. La construction des bureaucraties passe par des phases de plus en plus belliqueuses qui accompagnent la lutte pour la concentration de la production et du pouvoir politique ainsi que la mainmise sur les sphères sociales de l’existence. Cette tendance, déclinée de façon très diverse, est un phénomène moderne que les Révolutionnaires doivent combattre avec la plus grande ténacité.
Castoriadis s’attèle par la suite à forger une compréhension phénoménologique de ce qu’est une société bureaucratique : la bureaucratie crée deux couches sociales distinctes, une couche de dirigeants et une couche d’exécutants ; or, pour que les uns puissent exécuter ce que les autres décident, il faut qu’il y ait un minimum de relation entre ces deux couches. Dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, pour que le désir du maître soit accompli, il faut que l’esclave le comprenne et le reconnaisse, car c’est lui qui réalise ce désir. Si l’esclave est séparé du maître, le désir devient abstrait et impossible à matérialiser. On ne peut pas exiger une exécution rationnelle si dans le même temps on isole complètement les décideurs des personnes chargées d’exécuter ces décisions. L’absurdité des planifications soviétiques réside dans ce hiatus qui ne sera jamais comblé. L’institution bureaucratique de la société correspond à un moment de négation radicale des sphères sociales de l’Existant. Au lieu de les mettre en relation, elle les sépare au point de les abstraire. Ménager un retour à la vie sociale concrète implique d’éliminer cette séparation qui, à force d’être accentuée, crée des tensions insurmontables. Castoriadis traduit dans une phénoménologie prolétarienne ce que signifie l’aliénation du prolétaire au sein du régime bureaucratique russe : une couche sociale se prend pour l’ensemble de la société pour alièner et dépossèder les autres couches sociales de leur être propre. Cette couche n’est plus celle des capitalistes, elle représente cette fois la tête du Parti communiste.
« Mais aussi, écrit-il, la bureaucratie prend effectivement la place de cet ensemble, dans la mesure où elle localise et concentre le pour soi, la conscience et la direction de la classe, où en définitive elle se pose comme un pour soi, comme une fin de soi même dans l’histoire »[18].
La création des deux couches sociales précédentes consiste à séparer le corps des exécutants de la tête dirigeante. Le Parti communiste, alors qu’il voulait incarner la conscience authentiquement prolétarienne, ne fait que redoubler l’aliénation bureaucratique de cette conscience :
« cette particularisation est fondée sur le principe de la division du travail, division fixe et stable entre la "direction" et l’"exécution", le travail intellectuel et le travail physique, en définitive comme une distinction et une division entre la "conscience du prolétariat", localisée désormais dans le "parti révolutionnaire", et le corps du prolétariat, privé de conscience et que cette "conscience" qui est le parti se hâte de priver de plus en plus de conscience pour s’affirmer elle-même en tant que conscience irremplaçable. La distinction devient division, la division devient opposition, et l’opposition devient en définitive contradiction entre le prolétariat et son propre "parti révolutionnaire"»[19].
La séparation du corps prolétariat et de sa tête signifie la mort du mouvement ouvrier. La négation de l’autonomie ouvrière consiste dans cet enfermement bureaucratique. Pour résumer les divisions du corps social, il faut rappeler qu’à la première aliénation capitaliste (séparation patron / ouvriers) correspond une deuxième aliénation bureaucratique (hiérarchie politique et création d’un parti politique unique séparé de la société), créé par des éléments prétendus révolutionnaires censés détruire la première aliénation. Cette description explique les raisons pour lesquelles Castoriadis a toujours été hostile aux divisions du corps social et n’a jamais voulu attribuer de valeur à la question de la représentation et de la délégation. Déléguer un pouvoir à quelqu’un est une aliénation qui spécifie deux tâches, celle du représentant et celle du représenté. Les démocraties dites représentatives reposent sur cette division partielle entre représentants qui ne représentent qu’eux-mêmes et le reste de la société.
La raison d’être de la direction, qu’elle soit capitaliste ou communiste, est une mystification, elle tend à justifier de manière de plus en plus répressive son pouvoir. Comme elle n’arrive pas à gérer cette séparation et cette abstraction, elle l’extériorise à travers une répression du mouvement ouvrier. La guerre, dans un régime bureaucratique, a donc deux facettes, un aspect de répression de toute velléité d’autonomie du prolétariat et un aspect de concurrence entre les couches dominantes qui veulent s’attribuer le pouvoir et le contrôle de la société. Castoriadis livre sans ambages ses thèses sur les conséquences de la Seconde guerre mondiale. La lutte entre les États consiste à s’arroger le pouvoir international, à accéder aux commandes de l’Empire, comme le dirait le philosophe Antonio Negri[20]. La fin des années quarante est marquée par
« l’accélération de la concentration verticale et horizontale imposée par le besoin d’un contrôle et d’une réglementation de plus en plus complets des sources de matières premières et des marchés, aussi bien intérieurs qu’extérieurs [et] l’extension de l’appareil militaire, l’échéance de la guerre totale et la transformation graduelle de l’économie en économie de guerre permanente »[21].
La lutte entre les bureaucraties fragmentées de l’Ouest et les bureaucraties de l’Est a pour objectif la mainmise du monde. Notre auteur ne mâche pas ses mots quand il qualifie la puissance américaine et l’évolution de ce régime bureaucratique. La poursuite de la bureaucratisation totale peut prendre des formes extrêmement diverses[22], d’où l’intérêt de comparer les institutions bureaucratiques pour évaluer l’intensité de cette bureaucratisation et le resserrement des sphères sociales de l’existence humaine. Socialisme ou Barbarie n’a donc pas seulement analysé le système soviétique, mais s’est concentré sur les crises des sociétés bureaucratiques qui révèlent une demande d’autonomie ouvrière. Les crises indiquent directement une révolte de la conscience prolétarienne qui résiste à la pression bureaucratique. Elles se traduisent concrètement par des grèves et des révoltes diverses. Citons les grèves sauvages de l’industrie automobile américaine dans les années 1950, les grèves des dockers anglais, la grève des mineurs en France au début des années 1960[23].
La conscience prolétarienne s’auto-organise pour refuser les principes d’institution bureaucratique de la vie collective. Ces percées démocratiques constituent des poches de résistance[24] face à cette tendance lourde de l’histoire contemporaine. La signification imaginaire minimale de la démocratie réside dans cette remise en question des normes existantes et donc dans la lutte contre l’emprise bureaucratique. La différence entre lutte et guerre n’est pas tellement thématisée en tant que telle par Castoriadis, nous pourrions dire que les luttes traduisent une volonté d’autonomie et refusent l’institution d’une direction séparée de la société[25].
Pourtant, certaines sociétés, en concentrant leurs efforts sur la préparation à la guerre, ont durci leur aspect répressif. C’est le cas de la société russe qui a évolué vers une autonomie de la sphère militaire. Dans ce cadre, la stratocratie est un concept décrivant l’émergence de ce nouveau pouvoir : il indique une inflexion de la bureaucratisation de la société et permet de réfléchir à la notion de dégénérescence[26] de l’institution de la société. Ainsi, dans la stratocratie, ce qui compte, c’est la préparation permanente à la guerre, devenue un but en elle-même. La société n’a plus de sens, elle dés-institue toute perspective future et consacre cet instinct guerrier. De facto, l’autonomie ouvrière risque une disparition complète si cette stratocratie persiste à détruire les institutions de la société.
La stratocratie désigne la décomposition d’un ensemble social à travers l’investissement forcené dans la préparation à la guerre. Castoriadis analyse en particulier l’évolution du régime soviétique au tournant des années 1980[27]. Force est de constater que les études stratégiques faites par Castoriadis sont fausses et bâclées[28], dans la mesure où il se base sur les rapports faits par l’Institut international d’études stratégiques de Londres qui travaille en liaison directe avec la CIA. Les chiffres décrits dans l’ouvrage portant sur l’analyse de la société soviétique des années 1980 sont donc partiaux et souvent très inexacts, parce que les Américains ont intérêt à grossir les chiffres pour exagérer la puissance de l’armement soviétique et justifier leur lutte. Nous ne reviendrons pas sur les polémiques qui ont eu cours lors de la sortie de l’ouvrage, mais nous insisterons sur la façon dont Castoriadis définit le concept de stratocratie[29]. Paradoxalement, il est assez fascinant de comprendre comment, à partir d’analyses stratégiques fausses, Castoriadis livre une intuition sociologique relativement juste. Cela tient certainement à ses connaissances de la société soviétique et à ses études récurrentes depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Comme il le rappelle,
« la présentation du régime russe comme "socialiste" - ou ayant un rapport quelconque avec le socialisme - est la plus grande mystification connue de l’histoire. Dans les analyses que j’ai présentées depuis 1946 je pense avoir montré qu’il s’agit d’un régime d’exploitation et d’oppression- qui a poussé l’exploitation et l’oppression à un degré inconnu auparavant- où la bureaucratie est devenue classe dominante »[30].
Ainsi, le passage d’une bureaucratie belliqueuse à un régime stratocratique montre une inflexion de cette société. Si la bureaucratie s’est développée autour de la toute-puissance du Parti communiste qui est devenu Parti / État, ce schéma ne permet plus de rendre compte de l’évolution du régime soviétique au début des années 1980. Selon Castoriadis, le Parti ne contrôle plus grand-chose, une autre bureaucratie parallèle s’est constituée.
« Il n’y a pas une Russie, il y en a deux. Il n’y a pas une "économie" et une "production" russes, il y en a deux. Il y a la production, l’économie, la vie de la Russie "civile" et la production, l’économie, la vie de la Russie "militaire". C’est la première, et la première seulement - à la Russie "civile"- que se réfèrent les distinctions et les constatations […] Quant à l’autre, elle est constituée par l’écrémage systématique des ressources les meilleures de tous ordres - et, en premier lieu évidemment, les ressources humaines- dans tous les domaines d’intérêt pour l’Appareil militaire »[31].
La sous-société militaire capte l’ensemble des richesses de la société civile, elle concentre le capital d’où le délabrement continu de l’économie civile. De fait, ce n’est plus le « Parti/État » qui assure la direction et l’orientation de la société russe, mais l’ « Armée » qui s’est constituée comme un véritable corps social. La croissance russe a été sacrifiée à l’Armée, l’idéologie du Parti communiste ne peut plus fonctionner dans l’imaginaire, car la société russe est devenue une société cynique, sans but, où les perspectives de promotion sociale sont dans les mains de l’armée. En des termes nietzschéens, Castoriadis évoque la seule signification imaginaire résiduelle de la société soviétique des années 1980 : « la seule "idée" qu’on y trouve, c’est la visée de la domination universelle par la Force brute »[32]. L’institution d’une société militaire autonome qui domine la société civile définit parfaitement ce régime stratocratique [33].
Castoriadis utilise le vocable de la force dans des termes qui rappellent les interprétations heideggériennes de la Volonté de puissance de Nietzsche. La Force Brute a remplacé tout vouloir social. La domination n’est pas au service d’un but, elle est centrée sur sa propre destruction. Le seul sens est intrinsèque au développement illimité de cette force destinée à nier toute résistance. Cela ne signifie pas que le régime stratocratique n’ait plus d’imaginaire, il reste malgré tout un principe d’institution sociale :
« la plus puissante armée du monde ne vous protégera pas si elle ne vous est pas fidèle - et le fondement ultime de sa fidélité est sa croyance imaginaire en votre légitimité imaginaire »[34].
L’État stratocratique ne peut pas survivre sans une justification imaginaire qui institue les significations minimales de cette société. En l’occurrence, le régime russe devient une Armée-État et non plus un État-Armée (c’est ce qui fait que la stratocratie n’est pas simplement une bureaucratie militaire), tandis que les castes bureaucratiques des pays satellites n’ont qu’une fonction sécuritaire (ces pays restent donc des bureaucraties militaires asservies à la sécurité intérieure des régimes en place, ce sont des États gendarmes). En cas d’affrontement entre les deux superpuissances, ce ne seront pas ces armées diffuses qui se mobiliseront, mais la stratocratie russe tout entière.
Par conséquent, Castoriadis entre dans un débat intellectuel avec l’historien Alain Besançon quant à l’évaluation du régime soviétique des années 1980. Alors qu’Alain Besançon[35] s’appuie sur le concept d’ « idéocratie » pour caractériser le pouvoir de l’idéologie du Parti communiste qui continue à remplir l’imaginaire de la société, Castoriadis montre pour sa part que les discours ont perdu leur substance mythique et ne cherchent plus à sacraliser l’image du Parti. Le langage ne renvoie plus à quelque chose, alors que dans la théorie de l’institution imaginaire de la société, le langage est une institution seconde de la société humaine au moyen duquel les individus tissent des liens et créent un horizon commun.[36]
« Il n’y a en Russie, ni idées ni "idéocratie". Ce qui a donné un semblant de propriété à ce terme, c’est la place et le rôle des mots dans le fonctionnement du régime. En prenant ce rôle des mots "naïvement", en ne voyant pas la manière spécifique selon laquelle ils sont utilisés, on tombe précisément dans le piège tendu par le régime. Il y a une rhétorique - pervertie -, une phraséologie, une lexitechnie, si l’on veut à tout prix forger un terme spécifique »[37].
La violence du régime soviétique est une violence symbolique, dans la mesure où elle dépossède le langage de toute aptitude à créer un univers de signes communs. À partir du moment où l’on supprime cette possibilité de créativité sociale propre au langage, on supprime la question de la vérité et donc du mouvement de la société. La question de la justice sociale ne peut pas être débattue si le langage est confiné à un nihil. En effet, dans un régime démocratique, la question de la justice suppose un statut minimal du langage, car cette question est et doit rester problématique. Aucune société n’a réglé et ne règlera la question de la justice sociale. Les sociétés qui se posent cette question progressent déjà dans la remise en cause des normes instituées, elles font preuve d’une création instituante.
Une société ne peut survivre que si elle crée des institutions et qu’elle les prolonge en les remettant en question. Sans ce potentiel de créativité, elle est amenée à disparaître, car elle ne sera pas apte à créer de la cohérence nouvelle entre les individus socialisés. Un régime démocratique a ceci de particulier qu’il est capable de remettre en question l’ensemble de ses institutions : le langage poursuit une quête de vérité social-historique, la société est ébranlée dans la discussion des normes instituées. Dans le moment stratocratique, le culte de la guerre est le stade ultime de la dés-institution des significations imaginaires de la société soviétique, rabattues sur une vague nostalgie d’un âge impérial.
Reste à savoir si une société cynique peut se maintenir comme société. Castoriadis montre que le mensonge intégral n’est pas possible :
« l’intérêt de chaque bureaucrate est de falsifier les résultats de son action à son avantage ; il les falsifiera donc autant qu’il pourra. Mais la bureaucratie - aussi bien les "instances centrales" que le "corps social" et l’"esprit du système" - sait que les bureaucrates falsifient les résultats. Et l’on sait ce qu’elle fait pour combattre cette falsification : elle institue des commissions bureaucratiques qui contrôlent les bureaucrates (cela commence déjà avec Lénine) »[38].
Il faut supposer qu’il y ait au moins quelques personnes qui sachent la vérité pour que la bureaucratie puisse se maintenir, sinon il n’y a même plus de communication possible et on sombre dans la paranoïa la plus terrible. La société ne fait plus sens, puisque le langage est enfermé dans la dimension subjective des bureaucrates qui se mentent les uns aux autres.
Les dernières analyses de Castoriadis n’ont pu aboutir, le livre Devant la guerre devait comporter une deuxième partie, qui n’a jamais vu le jour, consacrée au potentiel militaire des États-Unis. Néanmoins, nous possédons plusieurs indices précieux de ce qu’aurait été le contenu de ce deuxième tome, grâce à un entretien paru dans le journal Le Monde, le 12 juillet 1986 et dans lequel Castoriadis y livre la question théorique principale de ce deuxième volume :
« Question énorme, un des noyaux du deuxième volume de Devant la guerre : pourquoi et comment une culture meurt-elle ? Tout aussi difficile que l’autre : pourquoi et comment une culture se crée. Une culture se crée en créant de nouvelles significations imaginaires et en les incarnant dans des institutions »[39].
Ce deuxième tome aurait pu permettre de clore l’ensemble des réflexions de Castoriadis sur le régime social de la Russie, réflexions inaugurées dès la création du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie. Ainsi, la stratocratie peut être l’une des voies qui conduisent à la destruction[40] profonde des significations imaginaires sociales. La société guerrière ne peut pas se maintenir éternellement, elle est en proie à un manque de créativité. Ces questions renvoient au cercle de la création social-historique : les institutions se créent et se perdent, l’important est le problème de la possibilité de leur transformation. La stratocratie est le moment qui dévoile l’essence de la caste bureaucratique, à savoir l’institution d’un type anthropologique spécifique, celui d’individus prêts à tout pour garder le pouvoir. Cela nous permet de comprendre le rapport direct de la guerre à l’institution bureaucratique de la société et de faire le lien entre une approche psychologique et une approche politique.
Castoriadis fut aussi un psychanalyste et un lecteur assidu de Freud dont il discute les thèses. Il a pratiqué la psychanalyse à partir de 1973 et a été lié au groupe de Piera Aulagnier, qui a été sa compagne pendant une quinzaine d’années[41]. Piera Aulagnier avait créé en 1969 un groupe dissident au lacanisme, « Quatrième Groupe ». La psychanalyse et la politique doivent être étudiées parallèlement, non pas pour trouver un point de résolution des deux approches, mais pour comprendre l’institution globale des significations imaginaires de la société ne se réduisant pas à un simple changement de régime politique.
Les écrits de Castoriadis portant sur la psychanalyse mentionnent de manière récurrente cette impossibilité à envisager les questions politiques sans faire référence à des catégories figées. La principale critique que Castoriadis adresse à Freud[42] est d’avoir cédé à une démarche déterministe lorsqu’il s’appuie sur une topique pulsionnelle pour comprendre le lien social. La deuxième série d’écrits freudiens[43] tente une psychanalyse du lien social qui n’aboutit pas. On ne peut pas comprendre les institutions sociales en réduisant leur création ou leur destruction à des pulsions et à leur sublimation. Il faut d’abord resituer le développement de l’institution psychanalytique qui n’est pas indifférente aux institutions sociales. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse a pu se développer dans des sociétés qui ont maintenu une possibilité de remise en question. La psychanalyse n’aurait pas pu naître dans un régime autoritaire. Elle se caractérise d’abord par un inconscient inéliminable, qui habite également la création des institutions humaines, car ces institutions sont créées par l’imaginaire humain. Cet imaginaire n’est pas démontrable, on ne peut pas le réduire tout comme on ne peut pas ramener l’inconscient à du conscient. L’inconscient ne peut absolument pas être réduit à un ensemble de motivations pulsionnelles. L’interprétation à éviter est donc celle d’une structure pulsionnelle qui naturaliserait le fait guerrier et en ferait un fait indépassable. Il en découle que la psychanalyse amène l’individu à faire preuve d’autonomie individuelle. Ce fond d’autonomie individuelle n’est possible que s’il existe une autonomie sociale, aussi minimale soit-elle[44].
Il existe une analogie entre cette démarche d’autonomie individuelle et une praxis politique qui vise l’autonomie de la société. De même que l’imaginaire radical est capable de créer du sens au niveau psychique, de même il est capable de créer des institutions sociales. De ce point de vue, nous n’avons pas d’opposition entre l’individu et la société, dans la mesure où l’individu est lui-même un fragment de société. Instituer un type anthropologique, c’est instituer un type d’individu socialisé qui partagera des valeurs et des attitudes propres à cette société. Castoriadis complète sa démarche politique par une théorie psychologique dès la fin des années 1960 et dont l’ouvrage L’institution imaginaire de la société [45] est la clé de voûte, puisque les perspectives psychanalytiques et politiques sont étroitement articulées. La distinction principale n’est donc pas tant celle de l’individu et de la société que celle de la psyché et de la société. En des termes qui condensent des lectures psychanalytiques et philosophiques précises, Castoriadis évoque la vie et le passage aux institutions dans les termes suivants : il existe une première monade psychique, totalement fermée à l’extérieur et centrée sur son propre plaisir. Ce noyau psychique doit éclater pour survivre et s’adapter à l’environnement social. La première contrainte sociale qui est en langage freudien la prévalence du principe de réalité sur le principe de plaisir fait éclater cette monade. La contrainte sociale est extérieure à la monade qui ne peut que se dissoudre si elle reste dans cet état a-normal, c’est-à-dire en l’absence de limites et de normes. L’institution imaginaire de la société pose un cadre à l’imaginaire radical de la psyché.
Pour que l’être humain vive, il faut qu’il accède au niveau social, c’est-à-dire qu’il entre dans un réseau d’institutions collectives qui aient une cohérence rationnelle minimale. Même la société la plus cynique est obligée d’imposer une cohérence signifiante minimale, sous peine de disparaître.
« Immense énigme - et fait aveuglant : il n’y a pas de société ratée, il n’y en a jamais eu. Il y a des monstres biologiques, il y a des ratages psychiques, il n’y a pas de sociétés ratées. Les Chinois, les Athéniens, les Français, d’innombrables collectivités dans l’histoire ont toujours été capables d’instituer, nous le savons, une vie sociale cohérente »[46].
Chaque société sélectionne les représentations capables de créer du sens et d’ouvrir la clôture monadique à l’altérité. Avec la société soviétique du début des années 1980, on est à la limite de cette cohérence, car l’Armée devient une institution autonome qui assume les fonctions étatiques et qui promeut une violence symbolique. L’institution imaginaire de la société est l’institution globale des significations imaginaires qui tiennent ensemble les composantes de cette société.
« Le psychisme des individus, le régime économique, l’organisation sociale, le mode de fabrication des objets, l’esprit de la langue... tout cela tient ensemble, il est impossible que l’un existe sans l’autre et que la société existe sans un quelconque d’entre eux. C’est la société qui le pose ainsi, c’est la société qui s’institue comme société globale »[47].
Le psychisme des individus n’est pas celui de la monade psychique, même si des traces de cette psyché primaire perdurent. Ce psychisme traduit l’adaptation de la psyché au fonctionnement social institué et à l’ensemble des contraintes qui se présentent à elle. L’homme est une psyché socialisée, qui conserve une faculté psychique de représentation et d’invention. Certes, l’individu est habité par les réminiscences égoïstes de cette psyché qui est incapable de composer seule avec d’autres psychés sans qu’il y ait une limite. S’il y a une puissance de domination illimitée, c’est bien dans ce noyau monadique qu’elle se situe. Le fait que l’individu ait une tendance naturelle à dominer n’implique pas qu’il rentre automatiquement dans des rapports agressifs. La société arrache l’individu ou le groupe d’individus à cette psyché : la socialisation implique l’exigence d’égalité et la correction de ce déficit naturel. La société est limitation, encore faut-il comprendre que cette limitation n’est pas imposée par un principe externe (on serait dans le cas de sociétés hétéronomes faisant appel à des dieux, des chefs, des figurations totémiques diverses rendant compte de la structuration du monde), mais par un principe interne. Cette intelligibilité ne peut être que le produit de sociétés autonomes.
La société soviétique du début des années 1980 crée un type anthropologique d’individus qui évolue suivant l’instinct guerrier et qui investit toute sa raison d’être dans la société militaire. Cette institution extrême nous permet de comprendre une série de régimes qui n’ont pas la même intensité et qui tendent non pas vers un cynisme mais un vide créatif. Les oligarchies libérales occidentales font preuve de manque d’imaginaire social instituant, elles renforcent le pouvoir de castes autonomes. Le stade guerrier est le stade ultime du capitalisme bureaucratique qui d’un point de vue psychologique nie la notion de limite et se complaît à un expansionnisme illimité. Cet expansionnisme se traduit par un contrôle de plus en plus répressif et donc par une militarisation accrue[48]. L’institution bureaucratique de la société est une institution hétéronome qui sépare les individus des lieux de pouvoir et qui les aliène. Elle s’oppose à l’institution autonome de la société qui est l’institution démocratique. Alors que la guerre constitue le stade ultime d’une domination qui se complique entre les castes dominantes instituées, elle n’est qu’un accident pour les sociétés démocratiques.
L’expérience démocratique vise à instituer une possibilité de décision collective. Le régime athénien alimente la réflexion de fond de Castoriadis, d’une part parce qu’il a profondément marqué l’histoire de nos sociétés et d’autre part parce qu’il est le premier régime à avoir créé la signification imaginaire de la démocratie.
« La création de la démocratie et de la philosophie est la création du mouvement historique dans son origine, mouvement qui est là du 8e au 5e siècle, et qui se termine en fait avec la défaite de 404 »[49].
La démocratie est le régime de la discussion et de l’opinion qui implique une remise en cause permanente, elle ne constitue donc en aucune façon un régime idéal et stable. Le premier grand fossoyeur de la démocratie[50] a été Platon qui a voulu créer un modèle de Cité juste, organisé de manière très rationnelle et échappant à l’emprise des sophistes. Le mythe de Protagoras qu’il dénonce est paradoxalement la première figuration de l’espace démocratique. Les hommes ont recours à l’art politique pour discuter, se confronter et se mettre d’accord. La Cité parfaite est une cité hétéronome, incapable d’évoluer dans le temps, qui aurait la clé éternelle des institutions. Elle se dispense de discussions et évite toute fatigue délibérative. Le rêve d’une cité parfaite passe par des décisions parfaites qui ne supposent aucune discussion préalable.
« Ce n’est nullement un hasard que la renaissance de la vie politique en Europe occidentale s’accompagne, relativement rapidement, de la réapparition d’ "utopies" radicales. Ce dont les utopies témoignent d’abord et avant tout, est cette conscience : l’institution est humaine »[51].
Certes, les utopies manifestent un des caractères de l’imaginaire instituant capable de créer du nouveau, mais elles participent d’un phantasme d’une cité éternelle.
La démocratie est le régime où les lois de la collectivité sont mises en question, le régime de l’indétermination[52] où une possibilité de remise en question est permanente. En l’occurrence, l’ouverture de ce régime présuppose une participation de tous les citoyens et une discussion sur les conditions de la citoyenneté même.
« Sans parler de l’activité des nomothètes, sur laquelle nous avons peu de renseignements fiables (mais sur laquelle beaucoup d’inférences raisonnables, notamment pour les colonies qui commencent dès le 8e siècle, restent à formuler), il suffit de rappeler l’audace de la révolution clisthénienne, réorganisant profondément la société athénienne traditionnelle en vue de la participation égale et équilibrée de tous au pouvoir politique »[53].
Castoriadis se cantonne à la définition générique du terme, parce qu’elle correspond à l’espace politique grec.
« Démocratie : dèmos et kratos, kratos du dèmos, le pouvoir du peuple - comme l’aristocratie est le pouvoir des aristoi, les meilleurs, les nobles, les grands ; comme l’autocratie est le pouvoir d’autos, de soi-même, de celui qui n’a pas à rendre des comptes à l’autre ou aux autres »[54].
En distinguant précisément démocratie, aristocratie et autocratie, Castoriadis renoue avec les typologies des régimes politiques car celles-ci s’appuient sur des instruments différents. Alors que l’autocratie fonctionne suivant la décision arbitraire, l’instrument privilégié de l’aristocratie est l’élection, celui de la démocratie est le tirage au sort (et la rotation des personnes en charge des affaires publiques). Cette critériologie permet de distinguer ces régimes et d’éviter les confusions modernes sur la notion de démocratie, utilisée à tort et à travers dès lors que le fait électif est convoqué. La démocratie est le seul régime capable d’instituer une autonomie, elle s’oppose donc à toutes les formes d’hétéronomie[55]. Selon l’équation proposée par Castoriadis, la démocratie est le régime de l’autonomie qui présuppose l’égalité de participation et donc le socialisme. La démocratie ne peut être que directe, la représentation n’étant qu’une fiction destinée à promouvoir les intérêts d’une caste dominante. La question de la guerre change donc complètement de statut lorsque l’on se situe dans un régime de démocratie directe, puisque la politique étrangère n’est plus le domaine réservé d’un président ou un domaine qui se discute dans les coulisses d’un parlement. Lorsque les Athéniens discutent des problèmes guerriers, les orateurs défendant le recours à la guerre sont les premiers à se rendre au champ de bataille. Il n’existe pas de légion séparée, ni de corps professionnel susceptible de servir de chair humaine. L’idée d’une spécialisation des tâches politiques et guerrières est étrangère au monde athénien. Les décideurs sont eux-mêmes les exécutants, puisque les problèmes de politique étrangère concernent leur vie collective. Castoriadis a toujours combattu les arguments de Platon qui refusait la doxa sous prétexte qu’elle favorisait le règne des démagogues et des sophistes et qu’elle était très incertaine ; Castoriadis refuse l’idée d’une épistémè, c’est-à-dire l’idée d’un savoir sur la société qui serait la propriété de certains hommes[56]. Il ne nie pas l’idée de compétence, mais cette compétence doit être débattue. Dans un régime de démocratie directe, les citoyens doivent pouvoir choisir les meilleurs librement, sans recourir à des procédés aristocratiques. Si la démocratie signifie la « domination des masses »[57], on ne doit pas se méprendre sur celle-ci au moyen d’artifices peu aptes à faire émerger une réelle volonté populaire.
« La démocratie n’est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation des personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. […] La domination réelle, c’est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause »[58].
Dans ces définitions, Castoriadis n’échappe pas non plus à l’illusion d’une communauté qui serait présente à elle-même, la démocratie est entendue dans un sens antique et un sens révolutionnaire uniquement.
« La démocratie directe n’implique pas simplement la présence physique des citoyens dans le même lieu lorsque les décisions doivent être prises, elle implique aussi que ces citoyens forment organiquement une communauté, qu’ils vivent dans le même milieu, qu’ils ont la connaissance quotidienne et familière des sujets à traiter, des problèmes à résoudre. Ce n’est qu’au sein d’une telle unité que la participation politique de l’individu devient totale, à condition que l’individu sente et sache que sa participation aura un effet, autrement dit que la vie concrète de la communauté est dans une large mesure déterminée par la communauté elle-même, et non pas par des instances inconnues ou hors d’atteinte qui décident pour elle »[59].
Toutes les questions qui portent sur l’existence de la communauté, et la guerre en est une, sont traitées par le plus grand nombre, le principal souci étant l’acheminement de l’information. Un doute peut être exprimé, quant à cette participation totale. Certes, Castoriadis se réfère à l’idéal antique d’une démocratie de confrontation[60] : celle-ci, bien qu’impliquant une participation forte, ne pouvait pas non plus accueillir tous les citoyens en même temps sur la place publique. L’important, dans la conception de Castoriadis, est d’éviter de diviser le corps social : les citoyens délibèrent sur des politiques à suivre pour lesquelles ils décident. C’est à cause de la séparation et de la division du corps social que des appareils indépendants ont été créés par la suite, l’État étant le meilleur exemple de ce phénomène. A partir du moment où il y a création d’un État, il y a division des tâches et donc d’une certaine manière privatisation de la guerre conçue comme l’exercice d’institutions spécialisées. N’oublions pas que la question de la guerre est centrale dans l’institution de rapports démocratiques, puisque les premières formes de démocratie apparaissent dans le partage du butin de guerre[61]. De ce point de vue, il y a une identité entre la participation à la guerre et la participation politique[62]. Ce dont il faut avoir conscience, dans la Grèce ancienne, c’est la façon dont un imaginaire de la guerre se construit en différant radicalement de l’imaginaire moderne. L’interprétation de la révolution hoplitique montre que celle-ci n’est pas la cause mais la conséquence de l’apparition de la polis. La création de la démocratie grecque implique la création d’une nouvelle façon de faire la guerre.
« La révolution hoplitique, c’est le fait que l’on passe du combat héroïque, du combat singulier de quelques guerriers assistés par des archers ou autres combattants, à la phalange où le corps des citoyens se bat justement comme un corps, et où cette unité est matérialisée dans la structure technico-militaire de la phalange elle-même, dans la compacité et la solidarité matérielle de ceux qui se battent, étant donné que chacun protège son voisin de gauche avec son bouclier. (Chacun cherchant cette protection, la phalange « dérive vers la droite », et c’est donc l’extrême gauche de l’ennemi qui est la plus exposée au choc) »[63].
L’organisation hoplitique n’est pas une causalité extérieure qui va changer la structure de la polis, Castoriadis faisant siennes les positions de l’historien Pierre Vidal-Naquet[64]. Cela signifie que la guerre n’est plus le seul fait réservé à une foule au service de princes, de rois ou de héros, mais qu’elle devient ouverte à une foule collective anonyme. Le terme « anonyme » est essentiel dans le champ lexical de Castoriadis, car il se réfère à une essence collective et non à une appropriation nominative. De même que la démocratie est une création continuée du « collectif anonyme »[65], la guerre devient l’exercice d’une foule anonyme, les rapports d’égalité sont stricts.
Il n’empêche que la démocratie athénienne, qui est loin d’être une expérience ponctuelle, a échoué par impossibilité de s’autolimiter.
« Et cette démocratie, tragiquement, échoue ; elle échoue par hybris, parce qu’elle se méconnaît elle-même, parce qu’elle n’arrive ni à s’autolimiter ni à s’universaliser. Elle est défaite dans la guerre du Péloponnèse, après laquelle la ville, malgré ses efforts, malgré une vie politique et spirituelle intense, entre dans le chemin du déclin. Elle a planté elle-même les germes de cette guerre, et de sa défaite, en restreignant la liberté, l’égalité et la justice à l’espace étroit de la cité »[66].
Il est important de comprendre comment la défaite de la démocratie athénienne, qui est autant due à une agression extérieure qu’à une dissolution interne, va engendrer une philosophie politique sur plus de vingt-cinq siècles, qui est la philosophie platonicienne. Selon Castoriadis, Platon n’aurait pas pu développer les mêmes théories politiques si l’expérience athénienne s’était prolongée un peu plus. Il va tirer les principes de sa théorie politique de l’effondrement de la cité athénienne. La politique, comme art de prévoir et d’orienter les affaires de la cité devient ainsi l’apanage d’une caste d’hommes spécialisés. Toute cette philosophie de la spécialisation des choses politiques, de l’expertise professionnelle dirait-on aujourd’hui, va sous-tendre la philosophie moderne de la représentation. La représentation politique, en tant que fiction moderne (avec des origines médiévales), est basée sur cette idée que les choses politiques ne peuvent pas être comprises de tous et qu’il faut des gens spécialisés qui accèdent aux affaires. On comprend très bien comment l’art de la guerre est soumis aux mêmes exigences.
D’ailleurs, lorsque le projet d’autonomie disparaît, avant de ressurgir de manière plus brève aux 12e et 13e siècles dans la constitution des premières communes proto-bourgeoises de l’Europe médiévale, on assiste à l’émergence de sociétés hétéronomes qui ont développé une rationalisation et une spécialisation des tâches guerrières et politiques. Ce n’est pas un hasard si Castoriadis exprime, à travers la métaphore de l’organisation militaire, la signification imaginaire du contrôle social imposé par les couches dominantes. Il prend l’exemple de cette volonté de maîtrise chez Maurice de Nassau.
« De 1597 à 1607, Maurice de Nassau, prince d’Orange et stathouder de la Hollande et de la Zélande, fixe, avec l’aide de ses frères Guillaume-Louis et Jean, les règles standards pour le maniement du mousquet : elles comprennent environ quarante mouvements précis que le mousquetaire doit effectuer dans l’ordre et selon un rythme fixe et uniforme pour toute la compagnie. Ces règles seront formulées par Jacob de Ghyn dans un Manuel sur le maniement des armes, publié à Amsterdam en 1607, qui aura immédiatement une grande diffusion en Europe et sera traduit sur ordre du tsar dans une Russie pratiquement analphabète »[67].
La signification imaginaire du capitalisme s’appuie sur l’illusion d’une rationalité toute-puissante, d’une rationalité qui n’a de fin qu’en elle-même et qui se traduit également par l’accroissement de la sphère militaire. Cependant, l’exemple de Maurice de Nassau n’est qu’allusif, et on ne comprend pas clairement si Castoriadis associe la rationalisation économique propre au capitalisme à une rationalisation militaire. Il faut noter que cet exemple n’est pas anodin, car Castoriadis a lu de très près les penseurs de la mouvance du Kulturpessimismus de l’Allemagne du 19e. Jacob Burckhardt, que Castoriadis cite de temps à autre, avait pris l’exemple de Maurice de Nassau, pour qualifier la montée en puissance d’un parti militaire. Pour Burckhardt, la militarisation de la société s’est effectuée au moment de la résistance de la maison d’Orange aux Espagnols : « il se forma ensuite ici, un véritable parti militaire sous Maurice de Nassau qui s’en servit pour ses propres intérêts politiques »[68]. Burckhardt ne parle pas de capitalisme, mais de tendance bureaucratique de la société qui se caractérise par un contrôle social de plus en plus accentué. Pour Burckhardt, les crises se traduisent par le développement de guerres et par une militarisation de la société. L’expérience athénienne a ceci de remarquable qu’elle n’a pas produit de forme étatique, comme on l’aura par la suite. De fait, la démocratie désigne un mouvement social qui refuse et déjoue la construction d’une quelconque forme étatique séparée du reste de la société. La répression de cette tendance bureaucratique passe par un travail politique et une véritable paideia afin que les choix puissent réellement être collectifs.
La guerre possède un statut qui n’est pas le même, lorsque nous sommes en régime de démocratie directe ou en régime de démocratie représentative : ceci vient du fait qu’il existe une antithèse entre démocratie et représentation.
« J’ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n’est pas une vraie démocratie. Ses représentants ne représentent que très peu les gens qui les élisent […] Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de responsabilités et à prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre des options que d’autres leur présentent ou à voter pour elles »[69].
Il n’est pas étonnant que les conflits dans lesquels ces « oligarchies occidentales » sont engagées ne fassent pas l’objet de discussions préalables au sein de la population. La guerre, tout comme les questions politiques essentielles sont privatisées. Castoriadis distingue trois espaces d’apparition humaine, la sphère privée/privée (oïkos), la sphère privée/publique (agora) et la sphère publique/publique (ecclésia)[70]. La sphère privée/privée correspond à l’espace domestique, tandis que celle de l’agora est celle de la visibilité en public (le marché par exemple) sans pour autant que les décisions politiques soient prises, et la sphère publique/ publique où l’assemblée de citoyens délibère et décide des affaires politiques. Il existe une porosité entre ces espaces, mais ils permettent de rendre compte de la totalité de l’existence sociale. Dans les oligarchies libérales[71] contemporaines, le repli sur la sphère privée laisse une entière liberté aux castes bureaucratiques pour décider en petit groupe des affaires collectives. L’information ne circule pas, les phénomènes de reproduction sociale de cette caste empêchent toute évolution démocratique. Ainsi, lorsque ces oligarchies évoquent le fait qu’elles encouragent une pacification sociale, il faut voir en quoi cette dernière s’accomplit sous la forme guerrière. À partir du moment où les motivations des conflits ne sont pas connues, il est difficile de repérer l’enclenchement des guerres[72]. Les oligarchies occidentales, au nom de la paix, ont de plus en plus recours aux méthodes de la guerre, et par conséquent, pour reprendre les termes foucaldiens, la guerre est devenue « le chiffre de la paix »[73]. La guerre s’inscrit toujours dans les intérêts des bureaucraties dominantes, lorsque l’on se trouve dans des régimes représentatifs. Les formes de démocratie directe incluent la guerre au même titre que les autres domaines de la politique. Ce n’est pas un hasard si lors des événements révolutionnaires, les personnes engagées ont à se préoccuper aussi bien de questions internes que de questions externes.
Castoriadis aime à se référer à l’expérience de l’autogestion[74] qui est absence de spécialisation des tâches et participation du plus grand nombre à la vie politique et économique de la communauté. Il se dessine une dialectique entre instituant et institué, le pouvoir autogestionnaire étant une reprise des institutions par un pouvoir instituant. Prenons l’un des exemples de ces crises révolutionnaires qui affectent sensiblement les institutions. Au cours des événements de Hongrie en 1956, des Conseils ouvriers hongrois ont été créés et un programme radical a été élaboré refusant de réformer de l’intérieur une bureaucratie moribonde et contraire à l’émancipation du mouvement ouvrier. Ce programme « exigeait l’autogestion des entreprises, l’abolition des normes de travail, la réduction drastique des inégalités de revenus, la haute main sur les aspects généraux de la planification, le contrôle de la composition du gouvernement, et une nouvelle orientation de la politique étrangère. Et tout cela fut convenu et clairement formulé en l’espace de quelques jours »[75]. On ne dissocie pas les principales questions économiques des questions de politique étrangère. Cette capacité instituante se traduit par toutes les expériences autogestionnaires[76] (Commune de Paris, les soviets de 1917, les événements de Berlin Est en 1953, La Tchécoslovaquie en 1968...). Le « collectif anonyme » se passe de la nomination de représentants et possède une capacité à créer des institutions viables. S’il y a du sens à parler d’une guerre révolutionnaire, celle-ci tente de conjurer la formation d’appareils bureaucratiques, elle incarne une lutte de l’instituant pour échapper à l’aliénation de ce qui est déjà institué. La démocratie est contre l’État, elle lutte contre des forces d’inertie.
La guerre est liée aux structures des régimes politiques ; il est évident qu’elle n’a pas le même statut lorsqu’elle est décidée collectivement ou simplement par un petit groupe de personnes. Excroissance bureaucratique, la guerre ne fait que reproduire les contradictions des régimes bureaucratiques qui ne cessent de dégénérer. Cette dégénérescence peut donner naissance à des sociétés de plus en plus militarisées. Dans ce havre de guerre, les institutions démocratiques ont à se défendre, tout en ne transformant pas cette défense en conquêtes militaires. Castoriadis a choisi résolument une option révolutionnaire consistant à ne pas s’abandonner aux guerres que poursuivent tous les régimes bureaucratiques, mais à contribuer à l’émergence d’expériences autogestionnaires. La démocratie est un fait contingent et local, il n’existe pas de nécessité démocratique, puisqu’elle est une création spécifiquement humaine. Les individus savent que toutes les décisions qu’ils prennent, bonnes ou mauvaises, dépendent d’eux-mêmes uniquement. Il n’existe pas d’extériorité déterminant le sens des actions humaines. En fin de compte, si tragédie il y a, ce n’est pas celle de la guerre, mais celle de la démocratie, car la démocratie est le régime du tragique, au sens fort du terme, où les individus comprennent que toutes les représentations émanent d’eux-mêmes et qu’il existe une auto-institution globale de la société. Les réflexions de Castoriadis s’inscrivent incontestablement dans un « moment machiavélien »[77] de la pensée politique qui se traduit par le paradigme participationniste et non représentationniste. La démocratie[78] y est saisie comme le moment de vitalité politico-sociale qui lutte contre l’installation d’instruments bureaucratiques aliénants. Le régime politique n’est plus pensé à partir d’un modèle juridico-libéral, mais à partir de l’adhésion des individus et de leur potentiel de créativité. Les régimes bureaucratiques aboutissent à une exaltation de la guerre, alors que les régimes démocratiques se posent en permanence les problèmes des institutions[79].
Parties annexes
Notes
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[1]
Castoriadis, Cornélius, « La guerre et la perspective révolutionnaire » dans Capitalisme moderne et révolution I, Paris, éditions 10/18, 1979, p.343.
-
[2]
Castoriadis, « La montée de l’signifiance » Carrefours du Labyrinthe IV (Paris, éditions du Seuil, 1996), p.82.
-
[3]
Ibid., p.82.
-
[4]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.67.
-
[5]
Castoriadis, « La montée de l’insignifiance » Carrefours du Labyrinthe IV, p.83.
-
[6]
Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution I (Paris, éditions 10/18, 1979), p. 345.
-
[7]
Le terme de « couche » est utilisé par Castoriadis plus volontiers que « classe », parce qu’une couche sociale peut être constituée par des personnes de classe sociale différente. Le régime soviétique a créé une nouvelle couche de dirigeants qui n’avaient rien à voir avec les dirigeants tsaristes. Voir Castoriadis, L’expérience du mouvement ouvrier I (Paris, Union générale d’éditions, 1974), p.59.
-
[8]
Castoriadis, Capitalisme moderne et révolution I (Paris, éditions 10/18, 1979), p.345.
-
[9]
Le physiocrate Vincent de Gournay (1712-1759) pensait les bureaux comme un nouveau pouvoir à côté des formes de gouvernement monarchique, aristocratique et démocratique. Pour une genèse du concept de bureaucratie, on se réfèrera à l’ouvrage synthétique de Giovanni Busino. Busino, Giovanni, Les théories de la bureaucratie (Paris, coll. « Que sais-je ? », 1993).
-
[10]
Castoriadis, « La "rationalité du capitalisme" » Les Carrefours du labyrinthe VI (Paris, éditions du Seuil, 1999), pp.65-92.
-
[11]
Claude Lefort a pour sa part travaillé en profondeur ce que signifiait un régime bureaucratique. Voir Lefort, Claude, Éléments d’une critique de la bureaucratie (Paris, éditions Gallimard, 1971).
-
[12]
Castoriadis, « La Source hongroise » Libre, n°8, 1977, p.53.
-
[13]
Dans ces bureaucraties fragmentées, certaines tendances à l’autonomie peuvent encore exister. Cf Raynaud, Philippe, « Société bureaucratique et totalitarisme » Revue européenne des sciences sociales, 1989, n°86, pp. 255-269.
-
[14]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.72.
-
[15]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.67 : « l’économie soviétique présente un type historique nouveau, dont le nom importe peu en réalité quand on en connaît le fond ».
-
[16]
On peut se reporter au manifeste du groupe Socialisme ou Barbarie. Castoriadis, « Présentation » La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), pp.131-183.
-
[17]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.70.
-
[18]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.121.
-
[19]
Castoriadis, La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.123.
-
[20]
Negri, Antonio, Hardt, Michael, Empire (Exils, 2000).
-
[21]
Castoriadis La société bureaucratique I (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p.153.
-
[22]
Par exemple, notre auteur fait une longue analyse de la bureaucratie yougoslave dans les n°5 et 6 de Socialisme ou Barbarie (Mars 1950). Voir Castoriadis, « La bureaucratie yougoslave » dans La société bureaucratique 2 (Paris, Union générale d’éditions, 1973), pp.25-152.
-
[23]
Voir « les grèves sauvages de l’industrie automobile américaine (1956) », « les grèves des dockers anglais (1956) », « les grèves de l’automation en Angleterre (1956) » dans L’expérience du mouvement ouvrier 1 (Paris, Union générale d’éditions, 1974). On peut se référer également aux textes « la signification des grèves belges (1961) », « la grève des meurs (1963) » dans L’expérience du mouvement ouvrier 2 (Paris, Union générale d’éditions, 1974).
-
[24]
Le concept de « brèche » traduit les avancées des mouvements autonomes qui, même s’ils sont défaits, alimentent la signification imaginaire de l’autonomie sociale. Cf Castoriadis, Lefort, Morin, Mai 1968 : La Brèche (Paris, éditions Fayard, 1968).
-
[25]
Castoriadis, La société bureaucratique 2 (Paris, Union générale d’éditions, 1973), p. 409.
-
[26]
Cette métaphore vitaliste renoue avec toutes les philosophies de la vie du 19e siècle, de Dilthey à Nietzsche. On la retrouve par exemple chez un contemporain de Nietzsche, Jacob Burckhadt, qui travaille beaucoup le rapport de la culture à la vie instituante. Vincent Descombes a évoqué l’utilisation de ce lexique nietzschéen chez un grand nombre de philosophes français. Descombes, Vincent, Le Même et l’autre. Quarante ans de philosophie française (1933-1978) (Paris, éditions de Minuit, 1979).
-
[27]
Castoriadis, Cornélius, Devant la guerre I, les réalités (Paris, éditions Fayard, 1980).
-
[28]
Voir Challiand, Gérard, « Le poids de l’armée. L’U.R.S.S vue par Cornélius Castoriadis » dans Le Monde, 5 novembre 1981 et de Gérard Duchêne, (Sur l’Union soviétique dans Le Débat, n°24, mars 1983).
-
[29]
Christophe Premat, « La mise à nu des mécanismes guerriers ou la stratocratie », Sens Public, 25 février 2005, http://www.sens-public.org/spip.php?page=imprimersans&id_article=136
-
[30]
Castoriadis, Devant la guerre I, les réalités (Paris, éditions Fayard, 1980), p. 9.
-
[31]
Castoriadis, Devant la guerre I, les réalités (Paris, éditions Fayard, 1980), p.21.
-
[32]
Ibid., p.231.
-
[33]
Castoriadis, « Cinq ans après » Domaines de l’homme, Carrefours du labyrinthe II (Paris, éditions du Seuil, 1986), p.121.
-
[34]
Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie » Le monde morcelé, Les Carrefours du labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.123.
-
[35]
Besançon, Alain, Présent soviétique et passé russe (Paris, éditions Hachette, 1980). Cette analyse reste partagée par d’autres. Voir Morin Edgar, De la Nature de l’URSS, Complexe totalitaire et nouvel Empire (Paris, éditions Fayard, 1983).
-
[36]
Castoriadis, « institution première de la société et institutions secondes » dans Carrefours du labyrinthe VI, Figures du pensable (Paris, éditions du Seuil, 1999), p.124.
-
[37]
Castoriadis, Devant la guerre (Paris, éditions Fayard, 1981), p.233.
-
[38]
Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique, La création humaine I (Paris, éditions du Seuil, mai 2002), p.286.
-
[39]
Entretien avec le journal Le Monde, 12 juillet 1986, « Castoriadis, un déçu du gauche-droite », propos recueillis par Michel Contat.
-
[40]
Voir un des derniers entretiens de Castoriadis, paru après sa mort. « Pourquoi je suis révolutionnaire » dans L’événement du jeudi, 08/01/1998 : « je considère que l’histoire humaine est création et que la création est, en même temps, destruction ».
-
[41]
Piera Aulagnier fut à l’époque l’épouse de Castoriadis, elle a notamment fondé la revue de psychanalyse Topique.
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[42]
Il faut pour cela s’extraire de certains ouvrages de Freud qui n’apportent pas d’éclairage sur les rapports entre psychanalyse et politique et qui laisseraient entendre une certaine fatalité à la guerre, en raison d’une économie pulsionnelle structurelle. Castoriadis, « Psychanalyse et politique » dans Carrefours du Labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.141 : « il [faut] négliger ou passer sous silence d’autres œuvres (par exemple Totem et Tabou) et d’autres formulations de Freud sur lesquelles j’ai attiré l’attention ailleurs ». Voir Castoriadis, « Epilégomènes d’une théorie de l’âme » Les Carrefours du labyrinthe (Paris, éditions du Seuil, 1978), pp.29-64.
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[43]
Castoriadis mentionne cette deuxième série d’écrits freudiens : Totem et Tabou (1913a), « L’intérêt pour la psychanalyse » (1913b), « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » (1915b), Psychologie des foules et analyse du Moi (1921), L’Avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1930), « Pourquoi la guerre ? » (1933b), Moïse et le monothéisme (1939), le chapitre XXXV des Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse. Voir Castoriadis, « Freud, la société, l’histoire » dans Les Carrefours du labyrinthe IV (Paris, éditions du Seuil, 1996).
-
[44]
Castoriadis, « Psychanalyse et politique » Les Carrefours du labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.146.
-
[45]
L’institution imaginaire de la société (Paris, éditions du Seuil, 1975).
-
[46]
Entretien avec Cornélius Castoriadis réalisé le 26/01/1974 par l’équipe de l’Agence de Presse Libération de Basse Normandie (Paris, librairie des deux mondes, 1975), p.30.
-
[47]
Ibid., p.30.
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[48]
C’est en ce sens que Castoriadis comprend l’augmentation des puissances nucléaires. Les nations existent par leur potentialité guerrière de destruction. Plus les systèmes de défense sont sophistiqués, plus la militarisation de la société est en marche. Elle se traduit par la présence d’une sous-société composée de corps différents de plus en plus professionnels. Une étude comparative reste à faire sur le degré de militarisation de nos sociétés.
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[49]
Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.128.
-
[50]
Voir Castoriadis, Platon, Sur le Politique (Paris, éditions du Seuil, 1999).
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[51]
Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.129.
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[52]
Curieusement, Castoriadis, lors d’un entretien, va plus loin que cette notion d’indétermination, qu’il laisse Claude Lefort. Il insiste sur une des expressions centrales de son œuvre, l’auto-institution globale et permanente de la société. Castoriadis, « La démocratie. Débat avec le M.A.U.S.S. » (Revue MAUSS, n°13, 1999) : « pour moi, la démocratie - et là encore on retrouve la discussion, si vous voulez, avec Lefort -, ce n’est pas l’indétermination, c’est l’auto-institution explicite ».
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[53]
Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe III (Paris, éditions du Seuil, 1990), p.128.
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[54]
Castoriadis, « Quelle démocratie ? » Les Carrefours du labyrinthe VI (Paris, éditions du Seuil, 1999), p.145.
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[55]
S’il y avait une typologie des régimes contemporains à réaliser, elle tenterait de distinguer les régimes hétéronomes absolus (despotisme, dictature, État totalitaire) des régimes hétéronomes relatifs (pseudo-démocraties représentatives). C’est la traduction philosophique de la différence construite entre les bureaucraties totales et les bureaucraties fragmentées (cette distinction englobe également les régimes théocratiques). Certains chercheurs tentent de distinguer les sociétés autoréférentielles des autres. Cela ne signifie pourtant pas que les sociétés autoréférentielles ne produisent pas de transcendances, car ces dernières sont contrôlées.
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[56]
Ce serait la propriété d’un « homme royal », au sens platonicien du terme, c’est-à-dire d’un homme capable de voir les choses d’un peu plus loin. Plus tard, les philosophes parleront de « grands hommes », c’est-à-dire d’êtres capables de concevoir l’orientation des affaires publiques.
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[57]
Castoriadis, Le contenu du socialisme (Paris, Union générale d’éditions, 1979), p.117. La proximité avec les thèses de Negri est patente. Ce dernier se situe dans la même perspective de philosophie politique, lorsqu’il veut effectuer une « théorie des masses ». Voir Negri, Antonio, L’anomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza (Paris, éditions PUF, 1982) : 317 : « la philosophie politique devient pour la première fois -après avoir été annoncée par l’expérience machiavélienne- une théorie des masses ».
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[58]
Castoriadis, Le contenu du socialisme (Paris, Union générale d’éditions, 1979), p.117.
-
[59]
Castoriadis, Le contenu du socialisme (Paris, Union générale d’éditions, 1979), pp.118-119
-
[60]
Fishkin évoque un "ideal of face-to-face democracy". Fishkin, James S., The Voice of the People (Yale University, 1995), p.4.
-
[61]
Castoriadis, dans l’un de ses séminaires tenus à l’EHESS, rappelle l’exemple de ces assemblées démocratiques. Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, La création humaine II (Paris, éditions du Seuil, 2004), p.59 : « d’abord, en ce qui concerne la démocratie ou la politique, on trouvera certes des équivalents ou des approximations de formes démocratiques ailleurs qu’en Grèce ancienne ou dans des périodes antérieures, par exemple des assemblées démocratiques de guerriers dans certaines tribus »
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[62]
Cette manière de faire la guerre est déjà soulignée par Jacob Burckhardt, à la fin du 19e siècle. Ce dernier se réfère aux délibérations qui précédèrent l’expédition de Sicile, rapporté par Thucycide, dans La Guerre du Péloponnèse (livre IV, §24). Chaque expédition concernait tous les citoyens en âge de combattre. Voir Burckhardt, Jacob, Considérations sur l’histoire universelle (Paris, éditions Payot, 1971), p.201.
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[63]
Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, La création humaine II (Paris, éditions du Seuil, 2004), p.71.
-
[64]
Vidal-Naquet, Pierre, « Une civilisation de la parole politique », repris dans Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec (Paris, éditions Maspero, 1981, réédition La Découverte, 1995), pp. 29-30.
-
[65]
Castoriadis, L’institution imaginaire de la société (Paris, éditions du Seuil, 1975), p.533.
-
[66]
Castoriadis, Ce qui fait la Grèce (Paris, éditions du Seuil, 2004), p.286.
-
[67]
Castoriadis, « La « rationalité » du capitalisme » Carrefours du labyrinthe V (Paris, éditions du Seuil, 1997), p.73.
-
[68]
Burckhardt, Jacob, Considérations sur l’histoire universelle (Trad. Franç. Stelling-Michaud Sven, Paris, éditions Allia, 2001), p.67.
-
[69]
Castoriadis, Post-scriptum sur l’insignifiance (Paris, éditions de l’Aube, 1998), pp.14-15.
-
[70]
Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe VI (Paris, éditions du Seuil, 1999), p.152.
-
[71]
Cette expression revient souvent sous la plume de l’auteur. Cf Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe V (Paris, éditions du Seuil, 1997), p.64.
-
[72]
Samuel Huntington a développé des théories aberrantes qui ont nourri les arguments des néo-conservateurs sur le destin de certains conflits et la nécessité du recours aux guerres dites préventives. Voir Huntington, Samuel, « The Clash of Civilizations » Foreign Affairs, été 1993. Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (New-York, Simon and Schuster, 1996). Huntington naturalise le fait guerrier en le reliant aux différentes aires géopolitiques. Les distinctions entre groupes culturels sont très arbitraires et très floues. Pour évoquer cette relation entre oligarchies libérales et extension du fait guerrier, voir Bertho, Alain, L’État de guerre (Paris, éditions La dispute, 2003).
-
[73]
Foucault, Michel, Dits et Écrits, tome III (Paris, éditions Gallimard, 1994), p.126. Foucault, Michel, "Il faut défendre la société", Cours au Collège de France. 1976 (Paris, éditions du Seuil, 1997).
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[74]
On peut dire que Socialisme ou Barbarie a été l’un des premiers groupes à penser l’autogestion, sans prendre pour exemple le cas yougoslave. Hasard du calendrier, le groupe s’est dissout un an avant les événements de Mai 1968. Castoriadis, Lefort, Morin, Mai 68 : La Brèche (Paris, éditions Complexe, 1988). Castoriadis, Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie (Paris, éditions du Seuil, 1981). L’autogestion a effectué un passage éclair dans la société française, elle est aujourd’hui historiquement datée. Voir Rosanvallon, Pierre, L’âge de l’autogestion (Paris, éditions du Seuil, 1976).
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[75]
Castoriadis, « La Source hongroise » Libre, n°8, Paris, 1977, pp.55-56.
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[76]
Castoriadis, « La démocratie. Débat avec le M.A.U.S.S. » (Revue MAUSS, n°13, 1999) : « dans les créations des grands mouvements politiques et sociaux de l’époque moderne, on peut encore trouver des germes de formes de régimes qui permettent une démocratie directe ».
-
[77]
Pocock a défini ce « moment machiavélien » de la pensée politique. Pocock, J.G.A., Le moment machiavélien : la pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (Trad. Franç. Luc Borot, Paris, PUF, 1997).
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[78]
Abensour, Miguel, La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavélien (Paris, éditions PUF, 1997), p.7
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[79]
Castoriadis, « La démocratie. Débat avec le M.A.U.S.S. » (Revue MAUSS, n°13, 1999) : « Déclarer la guerre, ce n’est pas exécuter une loi, c’est gouverner ». Une collectivité qui gouverne n’est pas une collectivité qui institue. Castoriadis a influencé un courant de la sociologie qui a développé l’analyse institutionnelle. Voir Lourau, René, L’analyse institutionnelle (Paris, les éditions de Minuit, 1970).