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Dans cet ouvrage, Naves se propose d’examiner l’apport potentiel du féminisme à la démocratie en développant une lecture du pouvoir au prisme du genre. Le projet est intéressant, même s’il n’est pas entièrement original. Le développement en est cependant un peu tortueux, et c’est seulement dans la quatrième partie qu’est véritablement abordé le propos central.

La première partie, sur l’opposition entre pouvoir prédateur et pouvoir émancipateur, se décline en trois chapitres. Les figures de repoussoir que sont Trump, Bolsonaro et Orban (les deux premiers ont été heureusement éjectés par les urnes même s’ils refusent de reconnaître cette situation, alors que le troisième sévit encore en Hongrie) incarnent ce pouvoir prédateur.

Le premier chapitre porte sur la « politique viriliste du populisme néofasciste » et nous dévoile les diverses facettes de ces régimes peu ragoûtants qui pratiquent l’intersectionnalité des discriminations. Leurs cibles favorites sont les femmes et les LGBTQ+, ce qui leur permet d’afficher un virilisme de mâles alpha. De plus, ils prônent un nationalisme et une attitude prédatrice vis-à-vis de l’environnement tout en proclamant un climatoscepticisme de bon aloi. C’est ainsi qu’« un “ néo-libéralisme autoritaire ” triomphe chez des dirigeants qui ont en commun d’incarner, d’assumer et de promouvoir une masculinité hégémonique non dénuée de nationalisme, visant la perpétuation d’un système patriarcal, blanc et chrétien » (p. 41).

Le deuxième chapitre oppose à cette politique viriliste les droits des femmes comme projet politique. Contrairement au chapitre précédent, qui était assez systématique, nous avons droit à un tableau plutôt impressionniste et très incomplet des féminismes, centré sur ce que rapportent les médias, et un plaidoyer en faveur d’un projet féministe à vocation universelle puisque « l’inclusion potentielle de toutes n’est pas évidente, même si elle est essentielle » (p. 82). Parce que « la solidarité, la sororité ne se décrètent pas » (p. 83), une partie de ce chapitre est consacré au féminisme noir et au féminisme décolonial.

Le chapitre 3 porte sur l’opposition entre le récit féministe et le récit viriliste, et se révèle en quelque sorte le sommaire de cette première partie. Deux grands thèmes s’en dégagent : d’une part, les ruses de l’antiféminisme et la montée fulgurante du masculinisme dans plusieurs sociétés, ce qui reprend en grande partie les analyses développées par Nancy Fraser et Judith Butler et, d’autre part, le fait que le féminisme est porteur d’un projet de société « plus coopératif, plus égalitaire, plus à l’écoute » (p. 113).

La deuxième partie, qui oppose un leadership de domination à un leadership féministe, est déclinée en deux chapitres. Le premier est consacré au bombage de torse du « national-populisme » et reprend des éléments que l’on trouvait dans le premier chapitre de la partie précédente. Il insiste sur la communication péremptoire, le clivage entre bons et méchants, le manque de respect vis-à-vis des règles et des usages, les fake news et l’absence de conversation démocratique. « Tout cela participe de l’entretien d’un climat violent » (p. 122). Plus encore, « il n’y a plus de civilité, de respect, d’humanité, parce qu’il n’y a plus de conversation » (p. 132).

Le deuxième chapitre est consacré au leadership au féminin. Même si son existence est largement niée, quoique se soit développé un « marché » pour promouvoir le leadership ou le management « au féminin », Naves souligne que de telles préconisations ne reposent pas sur un principe égalitaire, « mais au contraire [sur] une biologisation des femmes renvoyées à leurs qualités prétendument “ naturelles ” maternantes, empathiques » (p. 141). Cependant, l’autrice fournit des exemples tirés de la gestion politique de certaines femmes qui montrent une diversification des figures à la fois de pouvoir et d’autorité, ce qui lui apparaît comme « une marque d’intelligence collective » (p. 145). Elle insiste également sur l’importance des mouvements non violents et progressistes dirigés par des femmes, parfois très jeunes (avec les exemples d’Alexandria Ocasio-Cortez et de Jacinda Ardern comme dirigeantes politiques, ou de Greta Thunberg et de Jamie Margolin pour les mouvements écologistes).

La troisième partie est consacrée aux nouveaux contextes et aux nouvelles incarnations du pouvoir, basé sur le fait que le féminisme est désormais présent partout sur la planète. Le premier chapitre en montre les manifestations et insiste sur l’importance des féminismes latino-américains, principalement en ce qui concerne les féminicides et l’avortement, puisque « l’Amérique latine apparaît comme à l’avant-garde d’une transversalité des revendications portées par les féministes, en particulier dans les pays marqués par un passé de dictature militaire et par un ordre moral religieux très influent dans la sphère politique et la société civile » (p. 162). Il met également de l’avant l’importance des femmes ou des féministes dans les mouvements de contestation politique dans le cône sud de l’Amérique latine, au moment des révolutions arabes ou dans le Hirak algérien. L’autrice clarifie le rapport entre universel et particulier dans le féminisme en abordant la circulation des influences et la particularité des expériences concrètes. « L’utopie féministe réside peut-être aujourd’hui dans cet objectif d’universel s’appuyant sur la pluralité des expériences, des priorités, des stratégies » (p. 181).

Le deuxième chapitre de cette troisième partie est consacré au renouvellement du et de la politique par le genre. Il y est question de la visibilisation de certains enjeux dans l’espace public grâce au féminisme (en particulier les violences masculines et la pauvreté), même si aucune mention n’est faite du rôle de la Marche mondiale des femmes, pourtant axée sur ces deux thèmes, du genre comme outil essentiel pour les politiques publiques, dans le sillage du gender mainstreaming de la conférence de l’ONU à Beijing en 1995, de l’apport du féminisme au renouvellement du discours progressiste et de la reprise de certaines thématiques féministes dans divers domaines : sport, arts, divertissement. Selon Naves, « [l]e genre est donc un outil essentiel pour les politiques publiques visant à créer un monde commun plus équitable » (p. 191), ce qui lui permet de fustiger les politiques publiques qui, en prétendant adopter une approche non genrée, consolident le patriarcat.

Si le propos annoncé pour l’ensemble de l’ouvrage commence à émerger dans ce dernier chapitre, ce n’est que dans la quatrième partie, la plus courte, qu’il est abordé de front. Cette partie se décline en trois chapitres.

Le premier réévalue la notion de force en réhabilitant la colère comme émotion positive, en considérant le genre, à l’instar de Butler, comme une palette de possibilités sociales d’égalité, de liberté et de justice, en réhabilitant le personnage de la sorcière et en réévaluant le rôle de la bienveillance à l’aune d’une éthique du care, tout en soulignant le rôle crucial des femmes dans certains mouvements indigènes du Pérou ou de la Bolivie. L’autrice assigne ainsi au féminisme la tâche de « recréer un espoir collectif en commençant par prendre à bras le corps la compréhension et la gestion des crises que nous traversons » (p. 211). Car, pour Naves, « on apprend beaucoup des marges, créées précisément par le système oppresseur mais desquelles peuvent s’élaborer de nouvelles formes de solidarité » (p. 221).

Le deuxième chapitre s’attarde au fait de la gestion collective. L’autrice revient sur la COVID-19, et souligne le langage guerrier de plusieurs dirigeants masculins faisant « appel à l’image traditionnelle de la virilité » (p. 245), alors que femmes et hommes ont vécu différemment les divers impacts de la maladie. Naves fait état des nouvelles exigences citoyennes par rapport aux crises et insiste sur l’importance de l’intersectionnalité. Pour elle, « lorsque l’espace public s’ouvre à des voix jusque-là inaudibles, celles des femmes ou de certaines catégories de femmes qui en étaient exclues, il s’enrichit » (p. 251).

Le dernier chapitre s’intitule « Vers un nouveau modèle démocratique? ». Celui-ci implique d’abord de recréer les conditions d’un débat où l’espace de parole n’est pas réservé aux élites traditionnelles et dans lequel les nouvelles voix mentionnées dans le chapitre précédent sont perçues comme « des voix politiques compétentes » (p. 258). Il y est également question de construire un universel inclusif, « seule dynamique capable de ne plus renvoyer chaque groupe à une particularité, une différence » (p. 265), ce qui implique de renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes, et de prendre en compte la multiplicité des savoirs, des expériences et des relations; la résistance à l’oppression ne peut se contenter de la désobéissance, mais doit passer du négatif au positif.

Cet ouvrage met donc en lumière un certain nombre de potentialités du féminisme dans les enjeux essentiels de renouvellement démocratique de nos sociétés. Toutefois, en insistant uniquement sur les deux piliers de la liberté et de l’égalité (p. 276) et en omettant la solidarité, on ne s’éloigne pas tellement des expériences antérieures et on voit mal comment pourrait se mettre en place un pouvoir plus horizontal que vertical, respectueux des populations et de la planète que nous habitons.

Pour les personnes qui ont suivi les débats politiques sur la démocratie et sur le rôle des groupes sociaux marginalisés au cours des dernières décennies, cet ouvrage n’apporte pas beaucoup de nouveauté. Pour les autres, il s’avère une introduction utile à une série de débats politiques fort pertinents mais qu’il effleure trop souvent plutôt que de les approfondir, tout en indiquant des références qui permettraient de le faire.