Corps de l’article

Les compositions familiales sont nettement différentes aujourd’hui de celles du passé où une mère et un père cisgenres étaient perçus – et imposés – comme essentiels dans la formation d’une structure familiale (Gross et Bureau 2015). De nombreuses études ont abordé les multiples dimensions du système parental, d’un point de vue tant théorique qu’empirique (Chaput 2019; Collard et Zonabend 2015; Fortier 2015; Giami 2014; Hérault 2015). La définition actuelle de la notion de parenté[1] a été rendue possible grâce à plusieurs personnes et groupes militants qui ont fait pression sur les gouvernements québécois et canadien et ont obtenu gain de cause au début des années 2000, ce qui a permis ainsi l’union des personnes de même sexe et l’institutionnalisation de la filiation à l’enfant pour ces couples (Tahon 2004). En contrepartie, la visibilité des familles transparentales s’inscrit dans la reconnaissance de l’identité de genre de ces parents par leur entourage et la population en général. En effet, Martin Blais et autres (2018) rapportent que, lorsqu’elles dévoilent leur identité de genre, les personnes trans sont la plupart du temps exclues de leur famille et de leur entourage : on souligne aussi le climat d’intolérance vécu au sein des services de santé. Ce rejet et ses conséquences sur les personnes trans sont bien documentés et s’inscrivent plus largement dans une culture sociale générale qui influence les croyances et les perceptions des membres de la société.

Dans ces circonstances, il existe une proximité – socialement construite – entre la reproduction humaine et l’identité féminine, dans laquelle la capacité d’enfantement du corps, le sexe assigné à la naissance, amène à une catégorisation de l’identité de genre stable et normative. Cette conception nuit aux possibilités des hommes trans de porter leur(s) enfant(s) eux-mêmes étant donné que la grossesse est associée à la condition féminine. Pourtant, des études soutiennent que les rôles établis de mère et de père sont perçus comme culturellement construits et que les capacités reproductives sont comprises séparément de l’identité de genre (Pyne 2012; Rosenblum 2012).

La construction juridique de la parenté démontre que le sexe du corps a été instrumentalisé pour maintenir une hétéronormativité dans les milieux familiaux en s’appuyant sur la complémentarité des fonctions reproductives. De ce fait, la compréhension commune de l’utilisation de ces capacités doit être en concordance avec le genre assigné à la naissance. C’est ainsi dire que la société exige une façon précise d’utiliser son corps en fonction de son identité de genre plutôt qu’en fonction de ses capacités reproductives. Conséquemment, le maintien de deux genres étroitement liés avec ces capacités provient de la volonté des individus qui composent la société de maintenir cet ordre établi. Effectivement, la reconnaissance de seulement deux genres opposés et exclusifs est une construction sociale et contribue à l’existence d’une normativité qui limite les comportements sociaux (Riggs 2014). Puisque le genre ne dépend pas du sexe du corps, un homme peut autant référer à un corps déterminé mâle que femelle (Butler 2005). La compréhension dominante veut que les personnes soient historiquement et culturellement définies en fonction de leurs organes génitaux, ce qui institue des comportements et des manières d’être propres en fonction de l’un ou l’autre des sexes qui sont mutuellement exclusifs.

Denise Medico (2016) souligne qu’en Occident la détermination du genre des êtres humains en fonction de leur sexe assigné à la naissance est venue définir les comportements attendus de chacun des êtres sexués sur deux grands spectres, soit le masculin et le féminin, selon des observations médicales sur les attributs reproductifs, et ce, peu importe la fertilité des individus. Par exemple, elle nomme plusieurs peuples dont l’organisation sociale des êtres sexués se fait autrement, notamment « les berdaches et les two-spirit chez les amérindiens [et] les hijra en Inde » (Medico 2016 : 40).

La banalisation et la normalisation de ces présupposés renforcent les discours homophobes et transphobes intensifiant l’inintelligibilité des hommes enceints dans l’espace public (Riggs 2014). Le concept d’inintelligibilité est lié au manque de reconnaissance, sachant qu’Axel Honneth (2005) décrit l’inintelligibilité des personnes comme signe de leur valeur sociale et morale. Pourtant, des études canadiennes (Petit 2018; Pyne 2012) démontrent un lien inéluctable entre le désir de fonder une famille et la transitude[2]. Ainsi, on propose que l’organisation familiale traditionnelle est le résultat d’une pression sociale et politique de calquer la reproduction sociale sur la reproduction humaine, ce qui impose dès lors un état matrimonial d’un homme et d’une femme cisgenres uniquement. Articulée autour de la phrase « biology is destiny », qui a longtemps dominé le milieu médical (Harding 1997), cette vision est essentialiste, selon nous, et impose des rôles sociaux en fonction du sexe.

À cet effet, notre article soutient, à travers les témoignages de parents trans, que les capacités reproductives nécessaires à l’engendrement d’un ou d’une enfant et l’identité de genre sont négociées car, peu importe l’identité de genre, il suffit d’avoir des capacités reproductives complémentaires pour engendrer un ou une enfant, que ce soit à l’aide de la procréation assistée ou non. D’ailleurs, Paul B. Preciado (2019a : 54) cite Lynn Margulis, microbiologiste, concernant la reproduction humaine :

La plupart des cellules de notre corps sont diploïdes, c’est-à-dire qu’elles ont deux séries de 23 chromosomes. A contrario, les spermatozoïdes et les ovules sont des cellules haploïdes : elles ont un seul jeu de 23 chromosomes. La reproduction sexuelle n’exige pas l’union ni sexuelle ni politique d’un homme et d’une femme : ni hétéro ni homo, elle est un processus de recombinaison du matériel génétique de deux cellules haploïdes.

Cela implique qu’un homme trans et un homme cisgenre pourraient engendrer un ou une enfant, selon leurs pratiques sexuelles[3] et leur fertilité.

À la lumière de ce qui précède, par notre étude, nous voulons participer aux discussions qui entourent la justice reproductive trans[4] en dépassant l’habituelle compréhension « cisnormative[5] » de la famille afin de reconnaître l’hétérogénéité des parcours. Damien W. Riggs et Clare Bartholomaeus (2020 : 316) énoncent ceci à propos de la justice reproductive trans :

Include the effects of cisgenderism (i.e., the ideology that delegitimizes people’s own understandings of their bodies and genders […]) in the provision of reproductive services to transgender and reproduction are linked to assigned sex rather than a person’s gender […] people assigned female at birth are more readily targeted as « naturally » wanting to reproduce, thus repeating not only cisgenderism, but also a pronatalist logic (i.e., the assumption that all people should want to reproduce, especially those able to bear children).

La non-reconnaissance de l’identité de genre de ces hommes, lorsqu’ils enfantent, crée une problématique individuelle et collective : d’une part individuelle, puisque le refus de reconnaissance vise leur existence; d’autre part collective, car ces hommes trans semblent vivre des expériences similaires dans l’espace public, et leur inintelligibilité s’inscrit dans une lutte générale contre le patriarcat. En ce sens, nous cherchons à savoir comment l’expérience de la grossesse chez les hommes trans au Québec est vécue dans une option de justice reproductive trans et dans un contexte social occidental, cisnormatif et hétéronormatif.

Par conséquent, notre recherche veut illustrer que l’utilisation qu’une personne fait de son corps ne doit pas être absolument liée aux présupposés sociaux du genre. Il n’existe pas de liaison exclusive entre le désir de porter un ou une enfant et le genre féminin, et cela s’inscrit dans le mouvement de la justice reproductive trans.

Dans notre article, nous observons donc la reconnaissance sociale intersubjective des hommes trans vivant une grossesse à travers une perspective individuelle et collective. Ainsi, nous nous intéressons à l’expérience de la grossesse dans sa globalité afin de déterminer les défis que ces hommes ont dû relever et les stratégies qu’ils ont adoptées afin de vivre leur gestation. Selon une approche critique de la reconnaissance sociale, la perspective individuelle fait référence à la manière dont ces personnes vivent les changements corporels féminisants. Inspirée du kantisme, cette perspective vise l’atteinte d’une autonomie individuelle et politique (Guéguen et Malochet 2012). La perspective collective, quant à elle, désigne les relations que ces personnes entretiennent avec leur famille, leur environnement social, notamment dans les services de santé. Fondée sur la pensée marxienne, cette perspective cherche à situer leur matérialité corporelle dans un contexte social précis (Guéguen et Malochet 2012). C’est ainsi dire que la reconnaissance sociale peut être comprise comme individuelle et relationnelle, c’est-à-dire comme intersubjective (Honneth 2002). Cela signifie qu’un être est en mesure de se comprendre, de s’imaginer, de se visualiser lui-même, par rapport à autrui, comme différent. Donc, c’est le regard porté sur l’autre qui permet de confirmer une différence ou une similitude, ce qui amène l’esprit à se réfléchir lui-même.

D’un côté, il y a la reconnaissance de sa propre individualité et l’alignement entre les perceptions sociales et les choix parentaux des personnes trans. Celles-ci sont placées devant un faux choix : leur identité de genre ou leur identité parentale (Hoffkling, Obedin-Maliver et Sevelius 2017). Celles qui ont déjà entamé une transition et subissent un traitement d’hormonothérapie masculinisante doivent l’arrêter le temps de la grossesse[6]. De plus, Beth A. Haines, Alex A. Ajayi et Helen Boyd (2014) démontrent que les parents trans ont les mêmes préoccupations quant à l’arrivée de l’enfant que les parents cis : son bien-être se trouve au coeur de celles-ci. Des études présentent chez ces personnes une négociation tripartite entre l’image corporelle, l’identité de genre et l’« invité » (More 1998; Riggs 2013). Riggs (2013) suggère que ces hommes ont un corps unique qui leur permet – au même titre que les femmes cis fertiles – de porter leur enfant. La reconnaissance de ces capacités uniques se situe, entre autres, dans une relation partagée et intersubjective d’amour, comprise comme une relation primaire, qu’elle soit intime, amicale ou familiale (Honneth 2002).

D’autre part, une personne construit son identité au centre de multiples normes sociales généralisées qui sont applicables à toutes et à tous (Honneth 2002). L’intégration de ces normes permet au sujet de former des relations intersubjectives avec autrui, qui se trouve alors dans l’obligation de reconnaître son interlocuteur ou son interlocutrice, puisque tous les deux répondent à un système social général (ibid.). Le regard d’autrui est vu comme essentiel à la construction identitaire d’une personne avec ses capacités et ses qualités concrètes. Une société établit diverses normes culturelles qui fournissent d’elles-mêmes les critères à remplir pour obtenir l’estime sociale d’autrui (ibid.). Celle-ci repose sur les principes et les valeurs éthiques qu’une société s’est donnés. Ainsi, plus les fins éthiques valorisées dans une société permettent une différenciation des valeurs et que les rapports hiérarchiques laissent place à une concurrence horizontale, plus l’estime sociale connaît de possibilités et augmente chez le sujet les occasions de reconnaissance. Dans un contexte de grossesse, les hommes trans seront aux prises, notamment, avec un système de santé qui exclut leur réalité : mégenrage[7] répété, incompréhension, absence de soutien, attitude négative, voire abusive, du personnel de santé, manque d’informations quant aux effets possibles de l’hormonothérapie sur les capacités reproductives, etc. (Charter et autres 2018; Hoffkling, Obedin-Maliver et Sevelius 2017; Light et autres 2014; Obedin-Maliver et Makadon 2016; Pyne 2012).

La démarche méthodologique

Nous avons privilégié une démarche méthodologique qualitative. À l’aide d’une étude de cas multiples, nous cherchons à approfondir la compréhension de l’événement de la grossesse à partir du vécu d’hommes trans forcés de composer avec la structure familiale socialement construite et imposée, ainsi qu’avec les regards d’autrui. Notre recherche valorise les savoirs expérientiels des hommes trans ayant vécu une grossesse afin de restituer le plus justement possible leur histoire. Nous avons procédé au recrutement des participants par l’entremise des réseaux sociaux, principalement à l’aide d’organismes communautaires et de groupes privés composés de personnes trans ainsi que d’alliées et d’alliés entre juillet et novembre 2018. Six personnes ont manifesté leur intérêt envers la recherche. Après discussion, seulement trois d’entre elles ont choisi d’y participer. Au cours du recrutement, un critère a été assoupli puisqu’un des participants ne connaissait pas la possibilité d’être trans au moment de sa grossesse et qu’il a donc procédé à une rétrospection au regard de son identité actuelle et de son vécu. Un des critères importants de notre recherche était le respect de l’auto-identification de toutes les personnes désirant contribuer à l’étude. De ce fait, nous reconnaissons que l’identité de genre est ressentie et vécue même si la personne ne l’a pas dévoilée au moment de vivre la grossesse. Il nous semblait donc inapproprié de refuser la présence de ce participant en invalidant son identité de genre en fonction des concepts de la parentalité prétransition ou posttransition[8].

Nous avons utilisé un entretien semi-dirigé où les grands axes abordaient la féminisation du corps, le soutien provenant de la famille de même que des amis et des amies, ainsi que les relations des participants avec leur environnement social, soit leurs interactions avec des personnes qu’ils ne connaissent pas et la qualité des services de soins de santé. L’étude de cas multiples a été privilégiée, puisque cette approche empirique permet d’étudier un événement dans un contexte particulier et d’en tirer des conclusions pertinentes en fonction de l’environnement social de l’objet observé (Roy 2009). Bien que notre échantillon soit restreint, notre étude demeure toutefois pertinente, car elle décrit les détails des expériences et des vécus des Québécois de même que les barrières et les défis auxquels ils font face. L’entrecroisement avec les études existantes sur le sujet nous a permis de confirmer ou de contraster les résultats que nous avons obtenus. Les entretiens ont été analysés séparément avant d’être mis en corrélation avec la littérature dans le domaine pour faire ressortir les similitudes et les différences par thématique en fonction de la cooccurrence.

Notre recherche comporte des limites associées, entre autres, à la langue et à la race. Ainsi, nous reconnaissons que les expériences des services de santé vécues par la population allophone et racisée du Québec peuvent être différentes. Nous supposons que les expériences des personnes trans allophones et racisées dans le système de santé peuvent être caractérisées d’un point de vue intersectionnel selon le contexte donné. Compte tenu de ce qui précède, une étude intersectionnelle sur cet enjeu serait pertinente en vue d’élargir les enjeux entourant la reconnaissance de la parenté trans. Cela dit, les trois participants à notre étude sont blancs et les différentes réalités, que ce soit des personnes qui sont immigrantes ou racisées ou qui appartiennent à un groupe ethnoculturel minorisé, ne sont pas représentées ici.

Nous présentons ci-dessous les portraits et les expériences des trois participants. Ceux-ci sont nommés fictivement Anthony, Yoan et Frédéric.

L’expérience d’Anthony

Anthony s’identifiait en tant qu’homme lors de sa première grossesse en 2010. Il avait entamé sa transition sociale sans avoir fait les démarches juridiques nécessaires à la reconnaissance étatique de son genre.

« J’ai quand même réalisé que c’était la façon la plus accessible pour avoir nos propres enfants. »

Aux yeux d’Anthony, le choix de porter son enfant lui-même est apparu comme une évidence, notamment en raison de sa situation financière précaire :

Quand j’étais en couple avec une femme trans, […] j’ai quand même réalisé que c’était la façon la plus accessible pour avoir nos propres enfants.

Les apparitions des caractéristiques secondaires de la féminité ont rendu Anthony dysphorique[9], ce qui l’a mené à développer une crainte de ne jamais retrouver son corps d’avant :

Mes os de bassin qui s’étiraient, ça je l’ai vraiment vraiment senti. Ça m’a vraiment fait un choc, parce que l’ossature ça reviendra jamais là. Tsé je pourrais pu jamais avoir des hanches étroites.

L’allaitement ne fait pas exception. Or, Anthony raconte avoir eu une expérience heureuse de l’allaitement, malgré la douleur.

Anthony a vécu une grossesse à risque qui a grandement nui à ses activités quotidiennes à cause d’une maladie non diagnostiquée lui causant d’énormes douleurs :

De souffrir à travers tout ça, ça n’a pas aidé ma maladie et mon état […] Le niveau de stress que je vivais était intense là. Si le stress fait mal au bébé, [mon enfant] a eu beaucoup de douleurs.

« Je suis un de ces parents qui feraient tout pour leurs enfants. »

Le soutien de la conjointe d’Anthony a été essentiel à son bien-être. À cause de sa maladie, il ne voyait pas le bout de ses souffrances. Il dit avoir trouvé l’expérience très difficile, ce qui ne l’a pas empêché toutefois de la répéter après avoir découvert le bonheur que lui apportait le fait d’être père :

J’allais faire face aux mêmes problèmes [de santé], d’argent, [au] travail, [au] jugement des autres, me battre contre le système hospitalier, mais que j’aurais un autre enfant dans mes bras à la fin.

« L’acceptation envers les gens bi[sexuels] c’est déjà so so. »

Anthony n’a pas reçu le même soutien de la part de son réseau, sa famille choisie[10]. Il souligne qu’être bisexuel rendait les personnes de la communauté réticentes à sa présence :

Être avec une femme trans […] autant que certaines personnes dans mon visage la première fois ils l’acceptaient, mais soudainement ils étaient occupés. Ils avaient pu de temps pour me voir ou, tsé, le monde s’éloigne pis un moment donné, ils font des choses sans moi.

Anthony a donné la vie par césarienne, comme il le souhaitait, en raison d’une condition médicale de son enfant. Son parcours pour donner naissance a été difficile et éprouvant. C’est seulement après un aller-retour entre plusieurs spécialistes qu’il a accouché à 42 semaines de grossesse :

C’était vraiment vraiment l’enfer. J’étais sûr que j’allais mourir. J’étais sûr sûr sûr que j’allais mourir. J’avais de la colère envers le système […] mais j’étais tellement triste que j’allais pas pouvoir vivre le reste de ma vie.

« Dans les bus, c’était l’endroit [où les gens] pensai[en]t que peut-être j’étais pas enceinte. »

Alors que la marque de salutation « madame » est fréquente, lorsqu’il croise le chemin d’une personne inconnue, en raison de la rondeur de son ventre, Anthony souligne le paradoxe avec les autres regards vécus dans les transports en commun :

Il y avait comme un doute que peut-être c’était juste du gras, faque là, il y a personne qui se lève.

« Vous voulez un avortement, vous? »

Anthony dénonce plusieurs discriminations vécues dans le système de santé. Il explique avoir fait face à une injustice épistémique[11] alors que ses douleurs ressenties n’étaient pas crues. Dans une situation financière très précaire, il n’avait pas la possibilité de quitter son milieu de travail avant la venue de l’enfant. Une fois, il se fait proposer un avortement en raison de son statut socioéconomique; une autre fois, on doute de ses capacités parentales en raison de sa phobie des prises de sang. Anthony prend le temps d’expliquer quelles conditions l’auraient aidé à se confier au personnel de santé afin d’obtenir des soins adaptés à sa réalité. Il raconte qu’il comprend que tout le monde est humain, et que les préjugés ne peuvent pas toujours être mis de côté mais, selon lui, un professionnel ou une professionnelle doit savoir faire abstraction de ces préjugés. Il dit avoir réussi à discuter de son identité une seule fois avec une infirmière de suivi de grossesse qui lui propose alors de fermer la porte de son bureau pour créer un endroit sécuritaire et adapté à ses besoins :

Un moment donné quand la douleur était si puissante, je ne pouvais plus vraiment penser, faque penser à ça c’était comme oui, c’est ma survie mentale, mais là, il y a ma survie physique qui était en jeu, faque les priorités font ça.

L’expérience de Yoan

Yoan a vécu sa grossesse en s’identifiant comme femme en 2014, car c’était la seule identité possible pour lui à l’époque. Il a connu les réalités trans par l’entremise d’un ami d’enfance ayant affirmé son identité de genre (coming out) peu après la naissance de son enfant.

« Je pense que c’est plus l’arrêt de t[estostérone] qui me fait peur. »

Yoan et son partenaire de l’époque, un homme cis, désiraient avoir un ou une enfant. Yoan affirme avoir aimé son expérience de grossesse :

C’est le fun de le sentir comme : « Ha ok! Je pense que ses fesses sont là, sa tête est là », pis j’étais intrigué, intéressé par mon corps qui changeait. C’est quand même beau! Est-ce que j’ai envie de le revivre? Moi je pense que c’est plus l’arrêt de t[estostérone] qui me fait peur.

Bien que Yoan ne désire pas vivre une seconde grossesse, notamment pour ne pas gâcher ses bons souvenirs de la première, il soutient que son projet parental n’est pas nécessairement fermé car, à ses yeux, « un papa c’est pas l’ADN, c’est de l’amour ».

Selon Yoan, le choix d’amorcer sa transition n’est plus une option maintenant. Il raconte combien il lui importe d’être un bon parent pour son enfant :

Toute dans la même fin de semaine, that’s it. C’est ça que j’ai besoin pour ma santé mentale, pour pouvoir être un bon parent pour mon enfant. Il n’y a pas d’autres choix.

Yoan conserve un souvenir agréable de l’allaitement, soulignant qu’il a « ça pour une raison […] on va le nourrir avec ça ».

« Je pense que, pour eux, je suis encore une mère à leurs yeux. »

Yoan mentionne rapidement lors de l’entretien qu’il ne maintient plus de liens avec ses parents. Il précise que ce n’est pas son choix. Il est possible de comprendre qu’ils rejettent son identité de genre et, du même coup, le changement de son rôle parental :

Disons que j’ai perdu contact avec mes parents, ils ont décidé de ne pas continuer à me côtoyer [au début de ma transition]. Je pense que, pour eux, je suis encore une mère à leurs yeux.

Malgré les liens brisés avec sa famille, Yoan souligne qu’il n’est pas seul et qu’il est bien entouré. Ses collègues de travail sont comme une famille pour lui :

Ça fait quatre ans que je travaille à cette place-là […] Donc, pour moi c’est tous des gens à qui je peux me confier, pis si j’ai besoin, juste besoin de parler.

« Les enfants à la garderie lui demandent : “ Est où ta maman? ” »

Yoan raconte son expérience en tant que père trans avec le monde extérieur. À la suite d’une expérience de son enfant vécue à la garderie, il redéfinit les rôles parentaux établis en fonction du parent :

Mais là, lui-même a commencé à poser la question. Pis bien ma réponse à ça : « C’est moi. Je suis ta maman quand même. Tsé je peux être ta maman ou ton papa. Appelle-moi comme tu veux, mais tsé à la base c’est moi qui t’ai mis au monde pis qui [t’ai donné] ces soins-là. »

Toutefois, Yoan raconte être la cible de « commentaires plates » provenant de personnes inconnues, à cause de l’emploi du nom « maman » en public. Depuis, il a opté pour le mot « dada » plutôt que « maman ».

« J’ai eu aucun problème médical. »

Yoan mentionne n’avoir eu aucun problème avec le système de santé, mais il exprime certaines appréhensions quant à la possibilité de vivre une grossesse en ayant une apparence masculine :

Mettons, dans le réseau de la santé, je sais pas. À moins que j’aie un docteur qui est formé et qui me respecte, mes pronoms, qui je suis dans toute ça, bien tsé c’est ça, c’est toutes des affaires importantes à mes yeux […] qui pourraient amener une expérience positive ou négative.

L’histoire de Frédéric

Frédéric a vécu trois grossesses. Au moment de l’entretien, ses enfants sont âgés de 18 à 28 ans. Il a vécu sa transition quatre ans avant sa participation à l’étude (novembre 2018). Il dit reconnaître son genre masculin depuis qu’il est âgé de 3 ans. Vivant son identité de façon isolée, il ne pensait pas qu’il était possible pour lui de faire une transition jusqu’en 2014 environ, et ce, malgré avoir pris connaissance des réalités trans vers l’âge de 18 ans.

« J’ai passé au travers, c’est carrément comme ça qu’on peut le mentionner. »

Frédéric n’a jamais voulu porter ses enfants lui-même; il voulait plutôt en adopter. Or, une fois enceint, il a choisi de poursuivre ses grossesses. Il souligne avoir vécu beaucoup de dysphorie :

Disons qu’à cette époque-là, c’était pas clair. Je savais que j’avais quelque chose avec mon identité de genre, mais je pensais que c’était plus un problème psychologique que d’autres choses.

Malgré cette lutte interne, Frédéric n’a jamais oublié le plus important pour lui : le bien-être de son enfant. Il dit avoir trouvé une solution à son problème, la négociation, où il explique à son enfant lors de sa grossesse qu’il n’a pas à ressentir ses émotions :

Ça, ça m’appartient, ça, ça te regarde pas. T’as pas à souffrir de ça. C’est correct, ta présence est correcte.

Frédéric invoque un événement marquant de sa grossesse. Il aborde l’apparence du corps, la manière dont ce dernier se transforme de façon féminine :

On prend du poids de façon très féminine. Ça féminise davantage le corps. Ce qui est comme [un] gros défi à surmonter.

Frédéric raconte avoir allaité seulement un de ses trois enfants. Avec humour, il dit que c’était peut-être un peu plus de l’égoïsme que de la volonté après avoir constaté le côté pratique.

« Comment si les gens acceptaient moins bien [ma grossesse]… »

Frédéric explique avoir vécu sa grossesse de manière isolée, même de sa famille. Les regards, les impressions et les attentes à remplir étaient lourds en émotions pour lui. Il parle de culpabilité à plusieurs reprises. Il avait l’impression de décevoir son entourage à propos de l’image qu’il devait projeter de la maternité :

Face au fait que j’arrivais pas à répondre à leurs attentes. De l’impression que j’avais de leurs attentes de la féminité, de la maternité et que moi je passais totalement à côté.

« C’est comme si ça l’aurait été toi mon père. »

Frédéric relate un événement marquant pour lui dans son rôle parental arrivé au moment où son fils aîné quitte le nid familial. Celui-ci le remercie d’avoir fait figure de père dans la famille, alors que l’autre parent n’avait pas été présent. Il obtient alors la confirmation du rôle qu’il a toujours voulu incarner en tant que parent :

Lui, il le savait pas encore comment je me sentais. J’étais là, ok, c’était une confirmation qui faisait du bien enfin.

« C’est comme un viol inversé […] Dans ma tête, je m’identifiais comme un homme, et mon corps était femme. »

Frédéric exprime une perte de contrôle de son environnement et de sa situation. Il dit que c’est incongru, qu’il est seul, qu’il est dysphorique. L’accouchement a été pour lui un événement marquant qui, en son sens, a fixé son identité de genre assignée :

Je suis en train de prouver de A à Z que je suis une femme, qu’il n’y a pas de parties de moi masculines cachées, internes.

Frédéric explique avoir vécu un déchirement interne psychique lors d’un de ses accouchements, caractérisant cet événement comme un viol inversé où son corps lui fait subir une expérience non désirée.

Malgré les regards des autres femmes à l’hôpital et du personnel de santé qui, à son sens, venait réitérer sa féminité supposée, il soutient être un homme :

Je suis un homme qui vient d’accoucher, qui vient de vivre un traumatisme. Je suis tout seul avec ça, pis c’est ça que c’est. Il y a personne qui va venir me faire accroire que je suis une femme. C’est pas parce que je viens d’accoucher que ça prouve quoi que ce soit.

Cachant son identité masculine depuis l’âge de 3 ans, Frédéric soutient ne pas avoir vécu d’événements désagréables particuliers avec le système de santé. Il soutient tout de même que des services adaptés sont nécessaires pour les hommes trans vivant des grossesses :

Dans le fond, les aider [à] ressentir leur grossesse de façon différente, oui leur corps répond à un standard féminin, tsé on donne la vie, mais c’est sûr que, s’il y avait une considération masculine là-dedans, ça changerait les choses.

Homme trans, parenté et manque de reconnaissance sociale

Le désir d’avoir un enfant génétiquement lié est largement répandu dans la culture occidentale (More 1998; Théry 2010). Il n’est donc pas incongru qu’un homme trans souhaite se « sacrifier » pour enfanter, ainsi que l’entendent Rosie Charter et autres (2018) qui définissent le « sacrifice fonctionnel » comme la réalisation concrète pour certaines personnes trans qu’il est plus pratique et économique d’assumer la gestation de l’enfant par soi-même. Laurence Hérault (2011) rapporte également la facilité pour ces hommes de porter leur enfant eux-mêmes. Certaines études ont démontré que ces hommes mettent en place des stratégies de négociation afin de maintenir une adéquation entre leur grossesse et leur identité de genre (More 1998; Riggs 2013). Dans tous les cas, ces stratégies sont adoptées en vue de maintenir un équilibre entre leur santé mentale et le bien-être de l’enfant à venir. Il est reconnu que les changements corporels et psychologiques qu’engendre une grossesse sont vécus différemment par chaque personne (Pyne 2012). Si l’entourage reconnaît l’identité de la personne indépendamment de ses capacités reproductives, des conditions favorables seraient ainsi créées afin d’assurer le libre choix, ce qui permettrait de réduire l’angoisse associée à cette situation (Haines, Ajayi et Boyd 2014; More 1998; Obedin-Maliver et Makadon 2016). De plus, les participants à notre étude démontrent la nécessité d’effectuer ou de terminer leur transition souhaitée afin d’être un bon parent (Pyne 2012) : ils expriment ainsi les mêmes préoccupations parentales que les personnes cis lors de l’arrivée de l’enfant (Haines, Ajayi et Boyd 2014). Par ailleurs, les situations de mépris peuvent engendrer des épisodes de dépression, d’exclusion sociale, d’isolation et de solitude (Charter et autres 2018; Light et autres 2014) durant la grossesse des hommes trans. Il est donc plausible d’affirmer que les personnes rejetant l’identité masculine de leur proche au moment de la grossesse lui refusent la liberté de conscience, la possibilité de se réfléchir en tant que parent trans.

Les normes sociales établies en fonction de la sexuation du corps créent des barrières sociales à l’autodétermination toujours basées sur l’inadéquation entre l’identité masculine et la capacité de procréer (Hoffkling, Obedin-Maliver et Sevelius 2017; More 1998). Le refus de la société de pleinement admettre l’identité de ces hommes les empêche d’atteindre l’estime sociale nécessaire à une réelle reconnaissance sociale, comprise comme étant relationnelle et demandant une relation intersubjective qui nécessite un effet d’extériorisation et de retour à l’intérieur de soi-même (Honneth 2002). Il apparaît que la hiérarchisation des valeurs de la société place la conformité aux normes sexuées au-dessus de la liberté de chaque être humain de disposer de son corps, ce qui entraîne ainsi des inégalités, par l’intermédiaire des institutions et des structures sociales, entre tous les individus aptes à procréer. Cela a pour effet de perpétuer un contrôle sur les corps utérins à travers un système parental discriminatoire et exclusif. Les épisodes de cisnormativité ordinaires et répandus que nous avons décrits plus haut démontrent une dépréciation et un dénigrement social, vécu chez les participants à notre étude comme de l’humiliation portant atteinte à la dignité humaine.

L’inintelligibilité des hommes trans enceints est renforcée par un système médical qui omet les diverses réalités relatives aux sexualités et aux identités. Cette transphobie et cette cisnormativité contribuent à la marginalisation de ces familles (Braun 2010; Riggs 2014). Force nous est de constater que ce phénomène est généralisé en Occident (Charter et autres 2018; Light et autres 2014; More 1998; Obedin-Maliver et Makadon 2016; Pyne 2012). Comme la littérature le démontre, et notre étude le confirme, les attitudes et les comportements dénigrants du personnel de santé envers les personnes trans vivant une grossesse ont un effet significatif sur leur empouvoirement (empowerment) en rendant l’accès aux soins difficile et compliqué, ce qui nuit par le fait même aux stratégies des personnes trans pour surmonter les épreuves liées au processus de gestation. Il semble alors évident que les expériences des participants à notre étude avec le milieu médical s’apparentent à des violences obstétricales et gynécologiques (Lévesque et autres 2018)[12], non seulement lorsque les douleurs d’Anthony sont minimisées, mais aussi à travers le renforcement perpétuel d’un système cisnormatif invalidant le vécu de ces hommes. De plus, le pouvoir du système médical actuel sur la stabilisation de la binarité du genre ou de la bicatégorisation demeure un obstacle important pour la reconnaissance des personnes trans (Medico 2019). Les agissements des membres du personnel soignant, qui tiennent pour acquis le genre d’une personne, viennent renforcer le système binaire et normé existant, ce qui banalise les expériences des personnes trans. Les rapports de pouvoir entre les membres du personnel du domaine de la santé et ceux et celles qui font appel à leurs services sont des facteurs importants, car la crainte de ne pas recevoir des soins de santé appropriés et respectueux limite la possibilité pour les hommes trans de vivre pleinement leur grossesse. Le système de santé global étant binaire et genré, il a comme effet d’assujettir les usagères et les usagers aux structures normatives impliquant que la normativité prime sur le bien-être des personnes qui requièrent des services et soins de santé et sur le traitement qui leur est réservé. Par ailleurs, les valeurs éthiques des actes de procédure médicale standardisée sont controversées, car elles privent ces hommes d’une partie de leurs droits, donc de leur dignité sociale entière.

Les discussions autour de l’épistémologie binaire faisant la promotion d’un régime de connaissance basé sur la dichotomie du sexe et du genre ont largement été étayées dans les revues scientifiques et les milieux militants. Les sciences médicales et les institutions juridiques travaillent à l’intérieur de ce système dès la naissance, par la vérification de l’appareil génital de l’enfant, et en assurent le maintien, que ce soit par l’emprise médicale sur les corps trans ou le renforcement de la binarité par l’instauration de lois genrées. Preciado (2019b) précise que les catégories « homme » et « femme » sont une invention politique et idéologique créée dans la modernité. Bien que la médecine conventionnelle ait noté des différences anatomiques, chromosomiques et hormonales entre les sexes, le corps féminin est historiquement et socialement considéré comme secondaire, subalterne et faible, ce qui a mené à des luttes féministes importantes. La différence sexuelle, basée sur la binarité, peut sans doute expliquer le refus de la reconnaissance sociale des hommes trans en tant qu’homme, du fait de la disponibilité du corps dit féminin pour le système patriarcal.

Conclusion

Les luttes féministes entourant la maternité ont eu des conséquences négatives sur les expériences de discrimination et d’exclusion des hommes trans concernant les services de santé durant leur grossesse. Le contrôle des corps trans dans le système médical et politique lorsqu’ils sont associés à ceux de femmes a pour effet de normaliser et d’assurer la reproduction sociale. Dans l’esprit des différentes lectures féministes sur la procréation, il est essentiel de se réapproprier son corps et cet objet utérin tant convoité par les régimes hétérosexuel, patriarcal, étatique, médical et pharmacologique (Preciado 2019b).

Le concept de justice reproductive trans veut éliminer les conséquences cisnormatives sur la santé reproductive des personnes trans et permettre à celles-ci d’avoir des enfants à leur guise. Il serait important de normaliser toutes les grossesses en valorisant une autonomie individuelle et politique, sans quoi certains êtres demeureront non reconnaissables. Preciado (2019a : 73) rappelle qu’à l’heure actuelle « l’utérus n’est pas un organe privé, mais un espace public que se disputent pouvoir religieux et politiques, industries médicales, pharmaceutiques et agroalimentaires ». Cette situation est une violence dirigée directement envers toutes les personnes qui présentent des caractéristiques secondaires associées à la capacité utérine, par exemple, une personne assignée femme née sans utérus, un homme trans ou une personne non binaire identifiée femme à la naissance. Fondamentalement, les revendications féministes, queers et trans doivent se rejoindre pour reconnaître la dignité de l’ensemble des êtres humains. Le contraire revient à considérer des vies et des corps comme plus viables que d’autres.

La lecture des cas présentés plus haut intègre une compréhension de la reconnaissance sociale intersubjective de la théorie d’Axel Honneth (2002). Ce faisant, seule la sphère de la solidarité sociale a été abordée. Pourtant, le pouvoir juridique vient réaffirmer l’aspect naturel des structures sociales, et les institutions se permettent de dicter aux individus une manière d’être et de se comporter. Complice du juridique, la médecine contribue à renforcer et à modeler le caractère cisnormatif et hétéronormatif des personnes. Qui plus est, lorsqu’un ensemble de lois fixe la biologique comme fatalité, la culture qui détermine le genre devient alors la destinée, celle-ci venant établir des règles normatives strictes. Il sera intéressant de suivre l’évolution de la reconnaissance sociale intersubjective des hommes trans enceints dans la société québécoise à la suite de la victoire juridique du Centre de lutte contre l’oppression des genres contre le Gouvernement du Québec : en 2021, cette décision a invalidé plusieurs articles du Code civil du Québec considérés comme oppressifs, notamment envers les parents trans (Centre de lutte contre l’oppression des genres 2021).