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Née à Marseille de parents marseillais, j’ai été dès mon plus jeune âge familiarisée avec cette figure locale qu’est la cagole. C’est ce qui m’a sans doute portée, de proche en proche, à l’envisager comme objet d’étude. Le lien s’est fait dans le prolongement de mes travaux sur la marche en talons hauts (Tourre-Malen 2009 et 2011a) et les techniques paradoxales (Tourre-Malen 2011b) à partir d’enquêtes centrées pour une bonne part sur les pratiques vestimentaires féminines, les phénomènes de mode et la variété des styles d’habillement. Pour qui ne connaîtrait pas le parler marseillais, le terme « cagoles » désigne les femmes qui affichent une hyperféminité ostentatoire et s’expriment avec une voix forte matinée d’un accent du Sud prononcé. Si l’on se rapporte à la définition qu’en donne Robert Bouvier (1985 : 45), ce terme qualifie une fille « de très petite vertu et de fort mauvaise réputation ». Son origine proviendrait du mot provençal cagoulo qui veut dire à la fois « cagoule » et « long tablier » comme celui que portaient les filles qui travaillaient dans les usines d’empaquetage de dattes au milieu du xixe siècle. Les salaires de ces ouvrières étaient si bas que l’on suppose qu’elles se prostituaient pour arrondir leurs fins de mois (Bouvier 1985). C’est d’ailleurs dans ce sens que les journaux de la fin du xixe siècle utilisaient ce terme[1]. De nos jours, il n’est plus associé à la prostitution, mais il conserve une portée péjorative même s’il est employé quelquefois de manière affectueuse (Gasquet-Cyrus 2012 : 67)[2]. Il correspond à ce qu’Évelyne Larguèche (2011) appelle une « injure spécifique » : en y recourant, « l’injurieur inclut l’autre dans une espèce et corollairement […] l’exclut de la sienne ». Les cagoles sont ces femmes qui provoquent les « entrepreneurs de morale » (Becker 1985 : 158) en défiant les lois, pour beaucoup implicites, qui imposent un habillement et un comportement en harmonie avec le lieu, le moment, l’âge ou la morphologie de la personne.

La « cagolitude » peut ainsi être étudiée comme une « déviance » (Becker 1985 : 32) dont je me propose tout d’abord de mettre au jour les ressorts au travers, entre autres, d’une enquête réalisée auprès d’hommes et de femmes originaires de Provence. Les résultats de cette enquête m’amèneront ensuite à interroger le look cagole à travers le prisme de la diffusion d’une esthétique du vulgaire dans la société occidentale. Comment cette esthétique se manifeste-t-elle chez les femmes traitées de cagoles? Par ailleurs, si le mauvais goût est partout, ces femmes se distinguent-elles encore des autres femmes? Enfin, j’envisagerai la cagolitude sous l’angle d’une posture féministe. L’ultraféminité exubérante de la cagole ne travaille-t-elle pas à subvertir les rapports de pouvoir dans l’espace public? Cette subversion peut-elle être interprétée comme la manifestation d’une « puissance d’agir » (Butler 2006 : 14)? Est-elle l’amorce d’une « resignification subversive » (Butler 2017 : 229) du terme « cagole »? Ce dernier, vidé de sa charge d’humiliation, prendrait alors une valeur positive et affirmative, montrant par là que « les réalités auxquelles nous pensions être confinés ne sont pas gravées dans le marbre » (Butler 2006 : 43-44).

La cagole : une femme perçue pas comme les autres

Mon étude avait pour objet de mettre en évidence les traits culturels qui différencient la cagole des « autres femmes » sur la base d’une enquête comportant trois volets concomitants. D’une part, j’ai réalisé une quinzaine d’entretiens, de 2016 à 2018, auprès d’une population composée de femmes et d’hommes à part quasi égale, dont l’âge se situait entre 35 et 70 ans. Le choix des personnes enquêtées s’est fait au gré des rencontres. Mon objectif était de recueillir le point de vue des « indigènes » sur les cagoles, de circonscrire les représentations « émiques ». Le terme emic s’oppose dans l’anthropologie anglophone à etic qui désigne soit les données plus externes et « objectives », soit l’analyse interprétative du chercheur ou de la chercheuse (Olivier de Sardan 2008 : 105). Mes origines marseillaises font que je partageais avec ceux et celles que j’ai interviewés ces représentations émiques, mais je ne pouvais appuyer ma recherche sur mon seul point de vue. Il me fallait croiser les informations afin de ne pas être prisonnière d’une seule source, comme le préconise Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008 : 80). Cela dit, avoir passé une partie de ma vie à Marseille et dans le Midi m’a été utile en termes de « compétences linguistiques », ces dernières se révélant indispensables pour pouvoir recueillir les représentations propres aux actrices sociales et aux acteurs sociaux, toujours selon Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008 : 277-278). L’incompétence, souligne-t-il, peut sévir même lorsqu’on travaille dans sa propre langue, mais aussi sur d’autres parlers (sociaux, comme le verlan ou le marseillais pour un intellectuel parisien, ou professionnel) (Olivier de Sardan 2008 : 278).

Mon enquête a été complétée, par ailleurs, par des séances dites d’« observation flottante » (Pétonnet 1982 : 39) à Marseille, à Aix-en-Provence et aux alentours de ces deux villes. Enfin, j’ai également tenté d’interviewer les intéressées elles-mêmes. Compte tenu de la portée injurieuse rattachée au terme « cagole », j’appréhendais d’aborder des femmes qui me paraissaient posséder les attributs d’une cagole en leur disant : « Vous avez tout de la cagole, puis-je m’entretenir avec vous? » Cependant, cela a pu se réaliser, malgré les craintes formulées, dans une certaine mesure et dans le contexte particulier de l’élection de Miss Cagole à Marseille le 25 août 2018. Il faut préciser ici que les cagoles ne constituent pas une communauté, ni même un groupe, le seul lien entre ces femmes étant de partager une manière d’être et de répondre à des caractéristiques qui les font considérer comme « cagoles ». À noter également que l’emploi de ce qualificatif n’est pas l’apanage d’une classe bourgeoise qui, parce qu’elle monopoliserait le « capital culturel » et la « disposition esthétique », exprimerait un profond dégoût pour ce qui lui apparaît relever du « goût populaire » (Bourdieu 1979 : 59). Le recours au terme « cagole » traverse toutes les couches de la population marseillaise.

Qu’est-ce qui fait une « cagole »?

Toutes les personnes interviewées s’accordent à dire qu’elles reconnaissent une cagole sans hésitation : « Une cagole, c’est une cagole[3]! » Cependant, lorsqu’il leur faut préciser sur quoi se base objectivement leur jugement, leurs propos deviennent plus flous. L’exercice s’est complexifié davantage lorsque je leur demandais d’expliquer la manière de repérer une cagole à des personnes qui n’en maîtrisaient pas les codes.

Les femmes traitées de « cagoles » empruntent à un registre vestimentaire varié – même si certaines pièces reviennent souvent : créoles géantes dites « perchoirs à perruche », minijupe en cuir ou faux cuir noir, robe ou short courts et moulants, baskets à talons compensés, leggings noirs à déchirures régulières, imprimés panthères (top ou minijupe…) –, mais que l’on peut qualifier de sexy selon les critères qu’en donne Duncan Kennedy (2008 : 126-127) :

un costume est généralement considéré comme sexy au sens de provocant, lorsqu’il tend à dévoiler plutôt qu’à cacher, qu’il est moulant plutôt que lâche, brillant (ou noir) plutôt que de couleur douce, transparent plutôt qu’opaque, qu’il souligne symboliquement la forme des seins, de la taille, des fesses et des pieds plutôt que de suivre les lignes naturelles.

À cela s’ajoutent un accent du Sud et des expressions liées au parler marseillais qui participent de la vulgarité, toujours d’après mes répondantes et répondants. Didier Masseau (2014 : 332) les rejoint à ce sujet : au début du xxe siècle, l’accent du Midi « écartait à jamais du monde de l’élégance ». Enfin, toujours selon les femmes et les hommes enquêtés, on trouve des cagoles dans toutes les catégories d’âge et toutes les classes sociales[4], avec des distinctions cependant en fonction du degré d’adhésion à la « cagolitude » (Cassely 2014 : 24) selon une échelle qui va du « un peu cagole » au « carrément cagole/cagolasse » – typologie moins détaillée que celle qui a été établie par Jean-Laurent Cassely (2014 : 24-29) qui, non sans humour ni quelques réserves, distingue la « cagole historique ou varoise », la « cagole djeun wesh wesh, dite aussi petite cagole », la « cagole fashion ou bling-bling » et la « non-cagole ».

Un « excès » assumé

En résumé, la femme traitée de cagole, la cagole, paraît « trop tout[5] » : elle a trop d’accent, elle parle trop fort, elle est trop moulée, trop décolletée, trop bronzée, trop maquillée, trop voyante, trop pailletée, trop dorée, trop « qui se veut sexy » (même quand son physique ne s’y prête guère), trop présente, elle a les cheveux trop peroxydés ou trop noirs, elle affiche un habillement trop décalé par rapport à son âge, son poids ou les circonstances – comme le raconte J. : « Passé un temps, je croisais tous les matins à la boulangerie, une femme d’une bonne soixantaine d’années pomponnée, maquillée de la mort, choucroutée, parfumée, habillée comme si elle partait à une noce… à sept heures du matin! La vraie cagole! » À l’inverse de ces bourgeoises étudiées par Béatrix Le Witta (1988 : 82), dont les mots d’ordre sont discrétion et neutralité, la cagole recherche l’épate de manière intentionnelle, comme l’illustre cette consigne donnée à une vendeuse dans le choix d’une paire de chaussures : « Il faut qu’elles pètent[6]! »

Pour saisir cette volonté de voyant, d’ostentation, le comique Yves Pujol fait cette comparaison éclairante : « La cagole est à la femme ce que le tuning est à la voiture de série : un festival de couleurs, d’accessoires, de chromes aux oreilles, au cou, aux bras et bien sûr de pièces non d’origine pour une ligne toujours plus profilée, de jantes toujours plus larges et de pare-chocs toujours plus imposants[7]. » Elle représente l’excès dans lequel toute femme doit éviter de tomber si elle veut répondre aux normes partagées du bon goût, pour beaucoup implicites, qui imposent un habillement et un comportement adaptés selon le lieu, l’âge, et le moment[8] : « Sexy, mais pas cagole » titre une rubrique du magazine Elle en août 2012 (Elle 2012). Les femmes traitées de cagoles s’affranchissent des normes du bon goût en grossissant le trait presque jusqu’à la caricature quels que soient leur âge ou leur morphologie. C’est cette exagération qu’empruntent les femmes qui jouent aux cagoles comme ces supportrices de l’Olympique de Marseille[9] et que les humoristes accentuent pour des effets comiques, ainsi que le confie Zize du Panier à l’occasion de sa tournée à Paris[10].

Malgré ma volonté de définir les critères qui font une cagole, ces derniers restent vagues, tout comme sont floues les normes qui régissent le bon goût. Identifier ce qui fait une tenue chic, sexy, décente… constitue un exercice ardu comme en témoignent, entre autres, les débats sur la tenue des collégiennes en septembre 2020 et les notions « tenue correcte » et « tenue républicaine » jugées par certaines personnes bien peu opérationnelles pour imposer la longueur d’une jupe (Tourret 2020). Malgré cette difficulté récurrente à saisir ce qui forge le jugement d’une tenue vestimentaire, je tenterai dans la partie suivante de définir les contours de l’esthétique du vulgaire car, bien que les personnes interviewées aient éprouvé du mal à mettre au jour ce qui fait une cagole, toutes se sont accordées à dire que c’est de prime abord l’impression de vulgaire. C’est d’ailleurs un des éléments retenus pour le concours de Miss Cagole organisé durant les années 90 : « on prend la plus cagole, la plus vulgaire, celle qui a les mensurations les plus craignos » (20 MINUTES 2018), confiait un des membres du jury.

Une esthétique du vulgaire?

Comme le montre Beverly Skeggs (2015 : 198), « la féminité requiert à la fois d’être et de paraître féminine ». Elle mobilise une « compétence de femme » (ibid. : 205) basée sur un apprentissage où les femmes apprennent à « faire la différence entre le style et la mode, être belle ou faire “ pouffiasse ”, avoir l’air féminine ou sexy » (ibid. : 204), à prendre conscience notamment que certains vêtements ne sont pas pour elles. C’est ce que ne semble pas réaliser la cagole : aussi dérange-t-elle par la liberté de ses choix. Il lui est reproché que, étant « en surpoids, vieille, moche, elle s’habille sexy comme si elle était belle[11] ». En effet, on attend « généralement des femmes vieilles, très fortes ou très fines qu’elles acceptent la convention sociale qui veut qu’elles soient sexuellement peu attirantes et qu’elles s’habillent de manière à minimiser leur sexualité » (Kennedy 2008 : 130). Au-delà de ce principe, la cagole est perçue comme « vulgaire », car non seulement elle s’affranchit de la règle qui exige d’assortir ses choix vestimentaires à sa morphologie – « le comble de la vulgarité n’est-ce pas simplement un “ boudin en minijupe ”? » (Trétiack et Sirven 2007 : 34) –, mais encore elle surenchérit en termes de féminité.

L’accumulation des signes évoquant le féminin comme expression de la vulgarité

J’emprunte ici la piste amorcée par Corine Lett dans son enquête sur les dégoûts vestimentaires. Il ressort des entretiens réalisés qu’une suraccumulation de signes évoquant le féminin et le recours à des « ficelles trop grosses en matière de mise en valeur de l’apparence » traduisent un « goût vulgaire » (Lett 2016 : 132-134). Même si la norme chez les femmes, précise-t-elle, est « globalement à l’exhibitionnisme[12] » (ibid. : 164), elles doivent se garder de trop investir dans la tendance à la décoration, car leur comportement risque d’être étiqueté comme vulgaire (ibid.). Cette idée de vulgarité et de « mauvais goût » résultant de l’accumulation des signes attachés au féminin est confirmée par un professionnel de la mode :

Tout est affaire d’équilibre. Pour éviter le « mauvais goût », les professionnels appliquent cette règle : si on maquille les yeux, on ne maquillera pas la bouche; si on met des boucles d’oreilles, on ne mettra pas de collier, si le devant d’une robe est très chargé alors le dos sera simple… il faut éviter la surenchère, sauf si on a un message particulier à faire passer ou si l’on veut déranger[13].

Pour éviter cet écueil, la styliste Cristina Cordula conseille, dans son émission télévisée à succès[14], de choisir ses vêtements en fonction de sa morphologie et surtout de ne pas « faire vulgaire », ce qui signifie globalement : « dévoiler son corps, mais pas trop, et le mettre en valeur, mais pas trop » (Lett 2016 : 111-112), règle que les cagoles semblent se refuser à suivre.

Une diffusion de l’esthétique du vulgaire dans la société française?

Selon Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (2013 : 11-13), à l’époque actuelle les systèmes de production, de distribution et de consommation sont pénétrés et remodelés par des opérations de nature esthétique. Le capitalisme financier contemporain exploiterait ainsi rationnellement et de manière généralisée les dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles aux fins de profit et de conquête des marchés, ce qui engendrerait ainsi une hybridation entre les sphères de l’économie et de l’esthétique, de l’industrie et du style, de la mode et de l’art, du commercial et du créatif, de la culture de masse et de la haute culture. Cette évolution entraîne dans le domaine de la mode une profusion des styles et une émancipation des individus à l’égard des contraintes d’appartenance de classe. La question n’est plus « tant d’être reconnu comme membre de la classe supérieure que d’exprimer sa personnalité singulière et ses goûts individuels[15] » (ibid. : 422). Cependant, moins la mode « impose ses oukases, plus les consommateurs sont perdus, du fait du surcroît de l’offre et de l’absence de tradition de classe qui autrefois dotait les individus de repères esthétiques » (ibid. : 424). Le consommateur ou la consommatrice est libre de ses choix, mais ne sait plus toujours comment s’orienter (ibid.). Dans cette errance, les icones de la musique pop sont devenues des références pour les jeunes femmes. Imitant Madonna, Jennifer Lopez, Rihanna, Beyoncé ou Britney Spears, elles affichent désormais une « vulgarité assumée » (Haddouk 2017). Cette « femme “ oversexuée ”, dégoulinante de strass et de bijoux » se retrouverait partout (Trétiack et Sirven 2007 : 32). Au point qu’un journaliste du Guardian se demande, à l’occasion de l’élection de Miss Cagole 2010 à Paris, si la cagole « “ antithèse de la Parisienne chic en petite robe noire ” [n’est pas] l’avenir de l’élégance française » (Vinzent 2011).

Le style des cagoles tend-il à devenir banal dans un monde qui, selon certaines personnes, se « pouffissise » (Trétiack et Sirven 2007 : 31)? On peut en douter; en effet, M. et C. (80 ans, Marseillaises) me confiaient en évoquant leurs souvenirs de jeunesse : « les cagoles portaient des jupes plus courtes que nous, elles étaient beaucoup plus maquillées. Au regard de l’époque, les filles de nos jours sont très maquillées, mais la cagole l’est encore plus. » Être une cagole semble ainsi une affaire de degré : si la mode et les normes changent au fil du temps, la cagole, elle, reste toujours un « cran » au-dessus. Ce « cran » constitue un attribut, un « stigmate » qui jette le discrédit sur elle : une fois traitées de cagoles, une fois stigmatisées, ces femmes à la féminité ostentatoire et bruyante cessent d’être des « personnes accomplies et ordinaires » (Goffman 1975 : 12). Des gens dépassent toutefois cette caractérisation et voient dans la cagole « une femme libre qui s’assume[16] » et même une « féministe[17] ».

La cagolitude : une posture féministe?

Tout en s’emparant d’un registre – maquillage, décolleté plongeant, minijupe – longtemps désigné comme une manifestation de la domination masculine[18], la cagolitude ne tient pas compte, dans une certaine mesure, des normes imposées par la société actuelle, notamment de la tyrannie de la minceur (Chollet 2012 : 117). Nina, une des rares cagoles déclarées que j’ai pu interviewer, tient un discours quasi militant dans ce sens : aller jusqu’au bout d’une hyperféminité assumée, en repousser les limites quelle que soit sa morphologie, peu importe son âge, juste pour soi, parce qu’on en a envie, même si on n’est pas une mannequin vedette (top model). En cela, les cagoles n’ont-elles pas travaillé à la libération des femmes, plus particulièrement à faire évoluer leur place dans l’espace public, et ce, bien avant les campagnes contre le harcèlement de rue et les mouvements #MeToo et #Balancetonporc?

La cagolitude comme symbole de la liberté d’apparence

Au début des années 2000 émerge en France une revendication du « droit à la féminité ». Dans le même temps, des expressions comme « affirmer, revendiquer ou assumer sa féminité passent dans le langage commun » (Bard 2010 : 74) : elles sont d’ailleurs reprises tant dans le documentaire Cagole forever que dans les propos de Nina cités plus haut. Cette revendication fait partie du discours de l’association Ni putes ni soumises[19]. Dans le contexte social et politique particulier de l’époque[20], les apparences de la féminité sont posées comme l’étendard d’une forme de résistance : « [les filles des cités] tentent de résister en s’imposant telles qu’elles sont, en continuant à porter des vêtements moulants, en s’habillant à la mode, en se maquillant, parfois à outrance […] Dans les cités, il y a beaucoup de filles pour qui le maquillage est devenu une peinture de guerre, un signe de résistance. C’est leur façon à elles de lutter » (Fadéla Amara, citée par Bard (2010 : 74)). La féminité dont il est question ici, précise Christine Bard (2010 : 111), correspond en fait à « l’aspiration à une vie libre ». Cette aspiration est toujours d’actualité en 2020, ainsi que le montre la multiplication des témoignages de lycéennes sur Twitter (#balancetonbahut) pour dénoncer le sexisme dans les établissements scolaires, où la tenue des filles est trop souvent considérée par les adultes « comme “ aguicheuse ”, “ provocante ” et susceptible d’attirer le regard des garçons ” ou de “ les déconcentrer ” » (Morin 2020). L’idée que les hommes répondent à des « pulsions » dont les femmes doivent tenir compte, entre autres choses, dans leur manière de s’habiller constitue « une des clefs de voûte de la socialisation sexuelle différenciée des filles et des garçons » (Albenga et Garcia 2017 : 156). Les filles se voient contraintes de « se couvrir[21] », alors qu’elles aspirent à un « autre corps sexué », arguant que ce sont « les regards que la société pose sur elles qui les sexualisent, et non les choix qu’elles font de porter telle ou telle tenue » (Dujin 2021 : 94). Dans ce contexte, la cagole symbolise la liberté en termes d’apparence. Aussi est-elle perçue comme « féministe[22] », dans le sillage d’un féminisme qui « consiste à défendre la liberté de choix de la femme quel que soit le choix qu’elle a fait » (Bard 2010 : 82).

La cagole dans l’espace public

Comme on l’a vu précédemment, la cagolitude connaît sa part d’exhibitionnisme et de provocation, souvent sur fond d’érotisme vestimentaire. Les femmes traitées de cagoles s’affichent. Elles se distinguent en cela d’une majorité de femmes qui, compte tenu de la place occupée par les hommes dans l’espace public[23], se sentent vulnérables en raison de leur appartenance de sexe et qui, redoutant le « harcèlement public » (Carol Gardner (1995), citée par Marylène Lieber (2002 : 50)), cherchent à passer inaperçues – appréhension qui paraît légitime : en effet, l’enquête Virage réalisée en 2015 sur les violences dans les espaces publics révèle que « les femmes sont particulièrement concernées par la drague importune, le harcèlement et les atteintes sexuels, et les violences sexuelles » (Lebugle 2017 : 3). Malgré cet état de fait, les cagoles, elles, n’hésitent pas à attirer les regards. Elles agissent à l’inverse de ces filles qui ont appris « à moduler leurs apparences selon les situations, les moments, ce qui suppose chaque fois une véritable évaluation des risques encourus, à partir d’une multitude de paramètres : type de situation, moyen de transport utilisé, heure du jour ou de la nuit, être seule ou pas et, bien sûr, type de vêtement, longueur, couleur, matière… » (Bard 2010 : 114). Les cagoles bravent ainsi le discours conventionnel qui, selon Duncan Kennedy (2008 : 142), associe la femme qui porte des vêtements provocants à « une pute, une salope ou une allumeuse », discours qui attribue aux femmes toute la responsabilité des violences sexuelles qu’elles subissent, dénonce Muriel Salmona (2019 : 60). Dans la « culture du viol », les femmes sont blâmables pour une attitude, un comportement, un habillement, un aspect physique qui provoqueraient un désir ou un besoin irrépressible chez l’homme de les harceler ou de les agresser. Tout se passe, ajoute cette auteure, comme si l’on considérait que la victime du harcèlement, par son comportement ou son aspect physique, fabriquait elle-même son harceleur sexuel (Salmona 2019 : 60). C’est également ce que dénoncent les paroles du chant créé par le collectif féministe chilien Las Tesis : « La faute n’est pas de moi, ni où j’étais, ni comment j’étais habillée… Les violeurs ce sont vous[24]! » (L’Express avec l’AFP 2019).

Malgré les risques liés au harcèlement de rue[25], les cagoles s’exposent, même si certaines avouent que « [c’]est difficile d’être féminine », à l’instar de cette femme dans le documentaire Cagole forever : « tu passes pour une fille facile, mais j’assume » (Haddouk 2017). Assumer, c’est aussi encaisser la réaction de certains hommes qui « te viennent dessus comme si tiétais [sic] une dégustation gratuite » (Blanc 2014 : 7). Cependant, les cagoles ne sont pas tout à fait sans armes : elles usent de leur franc-parler pour riposter, et ce, avant les mouvements #MeToo et #Balancetonporc ou les campagnes contre le harcèlement sexuel. Déjà au temps de la jeunesse de mes Marseillaises septuagénaires interviewées, les cagoles ne mâchaient pas leurs mots lorsqu’un homme les abordait de façon pressante : « s’il faisait une remarque déplacée, elles leur disaient le chapelet [de jurons] ». Un auteur marseillais va jusqu’à confier qu’il « a toujours eu peur des cagoles. Elles ne sont pas avenantes. Elles ne sont pas gentilles », et il ajoute : « Voilà pour moi la marque de la cagole » (Ascaride 2009 : 53). Remballer les propos ou les gestes importuns, hausser le ton contrarie les représentations associées aux attitudes considérées comme féminines[26]. Toutefois, cela permet de rééquilibrer les rapports femmes-hommes. De plus, il est légitime de se demander si les cagoles, qui sont pourtant accusées par des femmes de donner « une très mauvaise image de la femme » (Chevance 2018), ne travaillent pas, par leur seule présence, à subvertir les rapports de pouvoir dans l’espace public. Pour cela, on peut faire l’éloge des cagoles, non pour leur rire ou pour leur goût pour le soleil (Giesbert 2010), mais pour leur « vaillance » au sens que donne à ce terme Camille Lacoste-Dujardin (2008 : 147) dans ses travaux sur les femmes berbères de Kabylie; ces femmes qui « s’opposent à la domination masculine avec vaillance, grâce à leurs propres armes […] dont elles usent par une tactique de défense qui peut aller jusqu’à la contre-attaque, face aux abus d’un patriarcat imposé par les hommes ».

Conclusion

À Marseille et aux alentours, la « routine des rapports sociaux » (Goffman 1975 : 12) classe dans la catégorie « cagole » les femmes qui enfreignent les normes partagées du bon goût en affichant une hyperféminité ostentatoire assortie d’un franc-parler à l’accent prononcé. Si j’ai pu faire la part dans les traits culturels qui distinguent ces femmes des autres femmes, entre les « indicateurs » (traits objectifs) et les « stéréotypes » (à la base de l’« identité perçue »), les « marqueurs » de l’« identité produite » (Bromberger 1988), eux, restent à découvrir[27]. Comment mettre en évidence les éléments qui composent cette « identité produite », ces « traits reconnus et retenus par les usagers comme symboles d’identité et d’altérité », alors même que ces femmes ne se reconnaissent pas comme des « cagoles »? Comment enquêter sur une population formée de personnes qui partagent les mêmes pratiques (vestimentaires, langagières), mais qui ne constituent ni une communauté et encore moins une « tribu »? Comment saisir une population stigmatisée, mais qui n’est pas consciente de son stigmate? La cagole « n’est pas quelque chose de simple » avait prévenu Ascaride (2009 : 51), l’étudier non plus, mais au moins ai-je pu mettre en évidence la vaillance, la « puissance d’agir » (Butler 2006 : 14) des femmes traitées de cagoles, du nom de cette figure populaire marseillaise généralement associée à la vulgarité, et contribuer en cela à une « resignification subversive » (Butler 2017 : 229) du terme « cagole ».