Corps de l’article

Introduction

En tant que personne non autochtone ayant grandi en Abitibi et ayant entrepris des études critiques sur la race et le genre, je me suis de plus en plus sentie interpellée au cours des années par la façon dont la présence autochtone est méconnue et oubliée « chez-moi ». Tout ça, entremêlé par un besoin de penser l’anthropocène différemment afin de le naviguer tout en prenant compte des divers rapports de pouvoir l’alimentant. J’ai également été influencée par les travaux en sciences humaines environnementales qui proposent des façons non conventionnelles de concevoir la géographie. Plusieurs avancées en géographie humaine proposent de prendre en considération le rôle des éléments plus qu’humain, non humain ou autres qu’humains dans la coconstruction des mondes (Larsen et Johnson 2016 ; Lorimer 2005 ; Whatmore 2006 ; Wright et al. 2012 ; Rosiek, Snyder et Pratt 2020 ; Watts 2013). Particulièrement, la méthodologie de « penser avec l’eau » (Chen, MacLeod et Neimanis 2013 ; Neimanis 2017a, 2017b) a aussi été proposée comme outil pertinent pour travailler avec des mondes dont l’imbrication ne peut plus être niée. Comme Chen (2013) l’explique, l’eau détient la capacité de défier nos modes de connaissances en révélant notamment comment la nature et la culture, ainsi que chaque transformation imbriquée, sont toujours coconstituées. Comme Hastrup et Hastrup (2015) l’expliquent, les environnements fluides, c’est-à-dire des mondes de plus en plus asymétriques, mais pareillement vulnérables face à l’anthropocène, requièrent des cadres analytiques également fluides. Penser avec l’eau s’aligne aussi avec les « modes de connaissances autochtones » qui sont décrits comme étant holistiques et inclusifs des éléments affectifs et spirituels inclus dans la production des savoirs (Kovach 2009 : 176). Penser avec l’eau, de la façon dont l’eau entretient des relations ou s’organise (soit dans les enseignements autochtones ou par ses propriétés physiques et chimiques), rappelle qu’une des logiques de l’eau est l’impossibilité de connaître l’eau, ou « l’autre », en totalité. En d’autres mots, le monde scientifique, ou encore tout autre mode de connaissance ne peut réclamer connaître et pouvoir prédire l’eau dans sa totalité. L’accumulation des connaissances sur l’eau est en fait une accumulation à l’intérieur d’un paradigme donné qui propose la possibilité de l’encapsuler, car comme l’historien Jamie Linton (2010) le démontre, l’eau devient ce qu’on la « rend » à travers nos pratiques et nos visions du monde. Les histoires et les conceptions locales de l’eau sont toujours culturelles et donc partielles, elles ne sont pas complètes et ne constituent pas de véritable incarnation de l’eau elle-même. Cette capacité inhérente à l’eau à surpasser nos modes de connaissances est interprétée par Neimanis (2017a) comme un enseignement de l’eau et une invitation à l’humilité par rapport à nos modes de connaissances, qui ne sont ni uniques, ni complets. Ce rappel du copenseur qu’est l’eau soulève donc des questions telles que : « Est-ce que tout est censé être connu ? », « Qu’est-ce qu’on doit connaître de façon urgente, et qu’est-ce qui est mieux de demeurer méconnu ? » ou bien finalement « Comment est-ce qu’on peut apprendre à connaître non plus parfaitement, mais de manière plus responsable ? » (Neimanis 2017a : 55-56). L’eau, lorsque considérée comme copenseur, n’attend pas de voir ses secrets être révélés par la science, mais fait ses preuves en tant que collaboratrice autonome dans la production et l’émergence des savoirs. Cette évocation résonne avec l’enseignement autochtone sur l’eau, qui la perçoit comme une entité qui appartient à elle-même tout d’abord, et dont des responsabilités doivent être maintenues envers elle afin d’assurer la continuité de sa réciprocité et de sa générosité à supporter la vie (Lee 2017). Penser avec l’eau est donc une invitation à réimaginer et à revisiter les façons dont le monde est compris et expliqué. Ces réflexions m’amènent à proposer de « penser avec l’eau » (Neimanis 2017a ; Chen, MacLeod et Neimanis 2013) pour un cas particulier, c’est-à-dire par rapport au lieu historique national d’Apitipik, ainsi qu’aux politiques entourant sa réclamation et sa mise en valeur dans un contexte d’occupation coloniale. Penser avec l’eau permet deux réflexions dans ce cas-ci. Premièrement, l’eau invite à repenser les catégories rigides qui régissent les études du patrimoine, comme la nécessité d’accumuler des données empiriques pour justifier la reconnaissance d’un site, une attente qui se situe dans un cadre dualiste variant entre deux pôles qui demeurent limités à l’abandon et à la mise en valeur. Ces catégories rigides témoignent de l’extensivité des logiques de la propriété privée et des conséquences en découlant telles qu’appliquées aux politiques de réclamation du site. Ces logiques peuvent être déstabilisées à travers l’analytique de l’eau qui, par ses enseignements, rappelle la partialité des modes de connaissances, la légitimité des géographies non circonscrites par la propriété privée (le cimetière autochtone non clôturé) et la valeur des pratiques dans l’absence de marqueur d’occupation permanent (les visites informelles par rapport à un manque d’infrastructure). Deuxièmement, penser avec l’eau nous permet d’honorer et d’être plus à l’écoute des pratiques de réclamation intangibles, c’est-à-dire des pratiques qui ne sont pas déterminées ni évaluées par les limites conceptuelles du monde non autochtone[1]. Des pratiques de réclamation fluides accueillent le rôle des participants autres qu’humains et des géographies affectives, telles que l’espoir et l’attachement au territoire ancestral.

Méthodologie

Penser avec l’eau permet une analyse des perspectives et pratiques non dominantes concernant le thème de l’abandon, qui est ressorti au cours de 22 entrevues (dont 2 en groupe) de 29 participantes et participants âgés de 18 à 95 ans, dont 21 Non-Autochtones et 8 membres de la Première Nation Abitibiwinni. La possibilité d’entrevues pour ma recherche doctorale a été possible grâce à la supervision de Carleton University Research Ethics Board-A (CUREB-A), qui a émis un certificat éthique le 16 mai 2019 autorisant mon projet de recherche (110461) impliquant des êtres humains, à prendre place avant mai 2020. Le comité CUREB-A de l’Université Carleton opère en accord avec l’Énoncé de politique des trois conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains – EPTC 2 (version 2018). La révision de mon projet de recherche par CUREB-A a inclus une révision de mon questionnaire, la méthode de recrutement proposée, le formulaire de consentement utilisé et beaucoup plus. Cependant, les discussions concernant le sujet de cet article ont pris place en continu et en parallèle, incluant d’autres personnes que les participants comptabilisés ci-dessus. Comme approuvé par le comité, les citations directes retrouvées dans cet article sont seulement issues des entrevues réalisées durant l’été 2019 dans le cadre de ma recherche doctorale (Bazinet 2023), qui porte plus largement sur les visions du monde et les relations entretenues avec le lac Abitibi en contexte d’occupation coloniale. Les données entourant le thème de l’abandon et du territoire ancestral sont principalement mobilisées ici, même si le corpus des thèmes abordés dans la thèse est plus nombreux. Mon questionnaire ne comportait pas de questions sur le vandalisme aux cimetières, sur les tensions autour des artéfacts, ou bien sur l’abandon directement. Ces sujets ont été identifiés comme pertinents après que les entrevues aient été complétées et transcrites, et après avoir réfléchi comment « penser avec l’eau » devenait applicable dans le cas de mes données thématiques. Le but premier des entrevues était de comprendre les versions du lac Abitibi que les gens expliquent et pratiquent selon leur vécu, leurs connaissances et leur identité. Le thème ressortant de l’abandon se prêtait bien à une contextualisation plus approfondie ; est-ce qu’un territoire ancestral et ses eaux peuvent vraiment être abandonnés ?

Apitipik 

Pour le visiteur général, et même pour les locaux, le vaste lac Abitibi est décrit comme un endroit peu exploré qui regorge de nature dite « sauvage ». En effet, les îles du lac Abitibi, ainsi qu’une partie de ses berges (mises à part celles du côté québécois), ne débordent pas de signes évidents d’occupation humaine. La partie est du lac est balisée pour la navigation de plaisance par le Club nautique du lac Abitibi. Son côté ouest est aussi utilisé par des pêcheurs non-autochtones, ainsi que par les membres de la Première Nation Apitipi Anicinapek Nation (autrefois appelé Wahgoshig). Malgré ses apparences d’endroit presque « naturel », le lac Abitibi a été côtoyé par les peuples autochtones pendant des millénaires. Plus récemment, il a subi les impacts des industries apportées par la colonisation (la drave, l’inondation par les barrages, les déversements miniers et d’engrais agricoles). Les Anicinapek Abitibiwinnik considèrent ce lac comme leur lieu d’origine et leur chez-soi, et comme faisant partie de leur territoire ancestral non cédé. Apitipik (en Anicinapemo8in, l’appellation locale de la langue des Abitibiwinnik) fait référence à une péninsule du lac Abitibi qui revêt une importance particulière pour les Abitibiwinnik. Apitipik est en effet classifié lieu historique national du Canada depuis 1997[2]. Par contre, cette désignation est méconnue par la plupart des locaux. Si on se rend à ce lieu aujourd’hui, on peut y retrouver une plaque de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada qui s’érige au milieu d’un environnement qui semble autrement avoir été laissé au « naturel ».

Figure 1

La plaque commémorative d’Apitipik, Commission des lieux et monuments historiques du Canada

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Avant de remettre en question la façon dont le lac Apitipik est conçu dans la version dominante du monde, je révise le contexte colonial entourant Apitipik et son histoire. Bien sûr, il existe d’autres sites d’intérêt archéologique au lac Abitibi (Pollock 1983 ; Ontario Ministry of Natural Resources and Forestry 1999), mais dans le cadre de cet article, je me concentre sur Apitipik (aussi connu sous le nom d’Abitibi Matcite8ia par les Anicinapek), car il est souvent référencé comme site de développement patrimonial potentiel dans la région de l’Abitibi, et se retrouve au coeur d’une mêlée entre les visions du monde concernant son état, ses artéfacts et son futur.

La réserve de la Première Nation Abitibiwinni, Pikogan, est située près de la ville d’Amos, en Abitibi (Québec). Pikogan, acheté en 1956 (Bousquet 1999) et établi en 1958 (Frenette 2013), est situé à plus de 100  km du lac Abitibi. Avant que Pikogan ne soit acheté, plusieurs revendications et négociations ont eu lieu concernant l’emplacement de la réserve (Kistabish et al. 2011 ; Allen 1943-1944), qui mentionnaient notamment l’intérêt de maintenir un accès au lac Abitibi. Le choix quelque peu controversé du moment s’avéra l’emplacement actuel de Pikogan, dont le cours d’eau le plus proche est la rivière Harricana, qui ne se rattache pas au lac Abitibi. À seulement quelques kilomètres de la ville d’Amos, le choix de l’emplacement de Pikogan assurait aussi une certaine proximité physique, et donc administrative, avec le bureau régional des Affaires indiennes de l’époque. Les aînés expliquent aussi qu’ils souhaitaient se rapprocher de leurs enfants, qui étaient désormais envoyés au pensionnat de Saint-Marc de Figuery (1956-1972), situé à environ 25 km de Pikogan.

Plus à l’ouest sur le territoire, le lac Abitibi est situé à peu près à mi-chemin entre les Grands Lacs et la Baie-James. Pour la plupart des Abitibiwinnik, Abitibi signifie « là où les eaux se séparent », avec Apita signifiant « moitié », et Nibi signifiant « eau ». Ce nom fait probablement référence au fait que géographiquement, la région abitibienne est marquée par une séparation des eaux où les bassins versants s’orientent vers le nord au lieu du sud. L’ensemble du lac Abitibi est revendiqué comme faisant partie du territoire ancestral des deux bandes Abitibiwinnik (Pikogan et Wahgoshig). Ces deux bandes Abitibiwinnik ont été administrativement et physiquement séparées par l’établissement de la frontière provinciale entre le Québec et l’Ontario en 1898 (Frenette 2013). La bande des Abitibiwinnik qui s’est retrouvée du côté québécois a acheté les terres de sa réserve actuelle (Loiselle et al. 2009) avec des fonds de bande obtenus à partir de coupes forestières effectuées sur la partie ontarienne de son territoire ancestral. Ces fonds, de provenance fédérale, ont été accordés conformément au Traité 9, signé en 1906 par la bande du côté ontarien. Celui-ci stipule que 80 % des revenus issus des coupes forestières à Wahgoshig reviennent à Pikogan. Cependant, le territoire ancestral des Abitibiwinnik se retrouvant au Québec ne fait pas partie du Traité 9 (Bousquet 1999). Cela signifie que la séparation que constitue la frontière provinciale entre les bandes de Wahgoshig (Ontario) et de Pikogan (Québec) continue de créer des complications entre ces Premières Nations, puisque la bande de Pikogan a reçu des fonds du Traité 9 sans en être un « véritable » signataire. En fait, seulement quelques familles Abitibiwinnik[3] se seraient engagées envers le Traité 9 en 1906 et auraient signé l’adhésion supplémentaire en 1908. Les agents médicaux de la Commission du Traité 9 ont visité le lac Abitibi durant l’été 1905 afin d’approvisionner les postes en fournitures médicales et de produire un rapport sur la santé des membres des bandes visitées. Ils auraient sûrement profité de l’occasion pour convoquer et planifier la rencontre de l’été suivant, car la signature du Traité 9 avec des représentants de la bande Abitibiwinnik du côté ontarien s’est déroulée le 7 juin 1906 (Dominion of Canada 1907 : 481). Lors de la visite de 1906, les commissaires ont dû spécifier « aux habitants d’Abitibi qu’ils ne pourraient conclure un traité qu’avec les Indiens dont les terrains de chasse se trouvaient en Ontario et que si les Indiens du Québec désiraient se choisir une réserve, le Dominion solliciterait le gouvernement québécois afin qu’il en mette une à leur disposition plus tard » (Morrison 1986 : 53). Néanmoins, des signatures impliquant des membres de la bande Abitibi-Québec ont été recensées, même s’il n’y avait pas de garanties concernant la viabilité de certaines clauses, entre autres celle de sécuriser leurs réserves ou la protection de leurs droits de chasse et pêche sur la portion de leur territoire ancestral qui se retrouvait désormais au Québec. Les commissaires ont ensuite visité le poste du lac Abitibi (à Apitipik) à nouveau, du 29 août au 1er septembre 1906, avec l’intention de négocier avec les membres Abitibi-Québec, mais ont indiqué dans une lettre datée du 5 octobre 1906 que les « Indiens les plus influents d’Abitibi » étaient absents, et qu’ils ont dû « abandonner leurs négociations concernant le traité no. 9 » (Dominion of Canada 1907 : 280-308) [voir : https://hcmc.uvic.ca/confederation/en/treaty_09.html]. Comme l’historien John Long l’explique, « le consentement des membres d’une bande qui étaient absents n’était pas considéré comme une exigence pour la consolidation du Traité 9 » (Long 2010), et il est plausible qu’une version de cet énoncé soit applicable aux négociations qui ont eu lieu à Apitipik. De plus, les dispositions suggérées à la bande Abitibi-Québec durant la rencontre de 1906 n’ont pas été mises en place à cause de la différence dans l’approche informant les politiques coloniales du Canada anglais et du Québec. Le Québec, traitant les Autochtones comme propriété, avait choisi d’ignorer l’enjeu des droits territoriaux. Par conséquent, le Traité 9 ne fut pas reconnu à l’intérieur du Québec. Une solution devait être négociée et donc, en 1908, lors d’une visite du commissaire, la bande Abitibi-Québec fut invitée à partager la réserve déjà établie de la bande Abitibi-Ontario, ce qui leur donnerait accès à la rente annuelle du Traité 9 (Morrison 1986 : 53). Selon l’interprétation des commissaires, cette adhésion impliquerait aussi la cession de leur territoire du côté québécois à la Couronne. Cependant, le fait que le Québec n’ait jamais reconnu les droits cités dans l’adhésion de 1908 comme prévu explique la complexité de la situation de la bande Abitibi-Québec, aujourd’hui Première Nation Abitibiwinni. Cette situation mène certains membres de Pikogan, mentionnons l’ex-chef Harry McDougall, à affirmer ne pas faire partie du Traité 9, étant donné que plusieurs familles n’étaient pas présentes lors de la visite de 1906 et de la visite subséquente en 1908. En somme, le chevauchement des juridictions et les ambiguïtés historiques rendent la situation des membres de la bande de Pikogan particulière. C’est pour cette raison que politiquement, le conseil de bande de Pikogan valorise récemment l’interprétation dans laquelle ils ne sont pas signataires du Traité 9, ce qui signifie que le côté québécois de leur territoire ancestral est réclamé comme étant non cédé. Notamment, le conseil de bande a négocié une Entente sur la Consultation et l’Accommodement (2016 ; voir aussi Guindon 2016) avec le gouvernement du Québec en 2016 à la suite de cette prise de position, et des démarches juridiques auraient aussi été entamées afin de contester leur adhésion. Cette orientation laisse aussi place à la revendication des droits ancestraux ou à une potentielle négociation à travers le processus de revendications territoriales global (traité moderne)[4]. À ce jour, le Québec n’a négocié aucun traité avec les Abitibiwinnik.

L’arrivée permanente des colons en Abitibi au début du xxe siècle a été orchestrée par les différents plans de colonisation du ministère de la colonisation du Québec (Loiselle et al. 2009). Auparavant, la traite des fourrures fut active dans la région, avec des coureurs des bois visitant dès 1670 (Devamco 2004) et un poste de traite opérant sur Apitipik jusqu’en 1921 (Bousquet s.d.). Sur cette même péninsule, la première mission chrétienne des sulpiciens est créée en 1837, avec les oblats prenant la relève de la mission en 1844 (Devamco 2004), et pris fin en 1955 (Bousquet s.d). Selon les personnes consultées dans la communauté, un élément associé à la signification sociale et culturelle de la pointe est le fait que plusieurs de leurs grands-parents se soient mariés à cet endroit. Le dernier mariage sur Apitipik aurait eu lieu en 1942. En 1918, au moins 300 Anicinapek se rassemblaient encore à cet endroit pour échanger entre eux et avec la compagnie qui possède alors le poste, Révillon Frères (Bousquet 1999). Les estimations des aînés indiquent des rassemblements d’un millier d’Autochtones, incluant des Eeyouch (Cris) au début du même siècle (Société Matcite8ia 1996 : 48). Apitipik est encore reconnu chez les membres comme un lieu de rassemblement estival ancestral, et cette désignation implique aussi des références aux longs voyages effectués en tciman (canot) pour s’y rendre lorsqu’ils étaient jeunes enfants. Les familles entamaient leur voyage vers Apitipik dès que la glace se retirait au printemps. Selon l’emplacement du terrain de trappe d’une famille, il fallait compter jusqu’à deux ou trois semaines pour se rendre à Apitipik.

La revendication d’un lien ancestral et d’origine avec le lac Abitibi ne s’accorde pas exactement avec d’autres versions de l’histoire du lac Abitibi. Il est suggéré que l’envergure et la longévité des rassemblements estivaux enregistrés à Apitipik ne constituent pas une pratique ancestrale, et qu’ils ont plutôt été cimentés par l’établissement de la mission chrétienne et les activités du poste de traite de la Baie d’Hudson (Inksetter 2017). Dans son rigoureux manuscrit, Inksetter propose

[qu’] il n’existait pas de rassemblement estival autour des postes de traite avant que la Compagnie de la Baie d’Hudson n’engage les hommes algonquins de façon régulière à la fin des années 1820 pour effectuer le transport des marchandises vers Moose Factory. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les femmes et les enfants se sont mis à s’attrouper à proximité du poste de traite en attendant le retour des voyageurs

Inksetter 2017 : 198-199

En d’autres mots, « l’amorce d’un rassemblement estival au poste de traite s’est effectuée en relation directe avec l’attente des convois de transport » (Inksetter 2017 : 82). Il est donc seulement confirmé que les Abitibiwinnik s’y réunissaient de cette façon depuis environ 200 ans. De plus, les évidences archéologiques d’une occupation humaine de 6 000 ans à cet endroit ne peuvent pas être connectées à la bande actuelle des Abitibiwinnik. C’est ainsi que l’explique un des archéologues qui a grandement contribué aux connaissances archéologiques de la région, Marc Côté. Selon celui-ci, le lien avec les Anicinapek actuels remonterait à 650 ans seulement (Société Matcit8iea 1996 : 17). En revanche, l’histoire orale des Abitibiwinnik suggère une occupation et une utilisation millénaires du lac Abitibi et d’Apitipik. Dans un souci de faire valoir l’appartenance et l’ancestralité des Abitibiwinnik au territoire en question, il demeure important d’enrichir cette version par l’histoire orale courante des Abitibiwinnik[5]. Comme l’archéologue Cri-Métis Paulette Steeves le propose, « il y a plusieurs versions du passé qui sont teintées ou non par les visions du monde de ceux qui les racontent » (2021 : xviii). La version du passé des Abitibiwinnik témoigne d’un lien ancestral au lac Abitibi. Apitipik n’est donc pas nécessairement considéré comme un lieu de rassemblement récent seulement. Les Abitibiwinnik, par leur nom même, qui signifie « gens du lac Abitibi », revendiquent un lien continu avec cet endroit en tant que peuple. Même si le lac Abitibi n’est pas aujourd’hui directement situé sur la ligne de partage des eaux, il demeure tout de même possible que si le nom est bel et bien millénaire, le lac, qui a grandement réduit en superficie après le retrait des glaciers, aurait couvert la zone précise de partage des eaux auparavant. L’histoire orale véhiculée aujourd’hui, apprise des grands-parents, suggère une occupation et une utilisation millénaire du lac Abitibi et d’Apitipik. À titre d’exemple, David Kistabish, ancien chef de Pikogan, raconte que sa grand-mère, Anna Mapachee, lui disait qu’il y a de nombreuses générations d’ancêtres enterrées à Apitipik. L’ancien chef Harry McDougall témoigne de la relation intime entretenue avec le lac Abitibi en expliquant que chaque île (plus de 600) et chaque endroit sur le lac a un nom en Anicinapemowin basé sur son histoire ou son usage. Cette version du passé (et du présent) mérite d’être mise de l’avant afin de remettre en question l’idée que le territoire ancestral, et plus particulièrement Apitipik, pourrait être abandonné aujourd’hui. Si un lien avec un territoire est entretenu à travers les temps immémoriaux, quoique parfois de façon invisible dans certaines visions du monde, il devient moins facilement imaginable comme étant abandonné, et donc comme étant exploitable. Comme décrit plus bas, l’eau peut servir de guide pour naviguer et accepter des versions d’histoires incomplètes et divergentes (Neimanis 2017a), et ainsi nous enseigner à respecter les différentes versions de l’histoire du lac Abitibi. De plus, penser avec l’eau peut aussi permettre de mettre en valeur les façons moins visibles dont le lien avec le territoire et Apitipik est entretenu de façon contemporaine.

À partir du milieu des années 1950, les Abitibiwinnik ont progressivement cessé de se réunir à Apitipik chaque été (Bousquet 1999 ; Ninawit 2019). Les barrières qui ont empêché les Abitibiwinnik de continuer à s’y rassembler sont nombreuses et interreliées, mais proviennent surtout de l’implantation des politiques coloniales, comme l’ouverture du pensionnat de Saint-Marc de Figuery (Loiselle 2009). Selon les informations partagées dans les entrevues, quelques personnes autochtones ont continué de visiter Apitipik chaque année jusqu’en 1960-1965. Par contre, les rassemblements étaient parfois criminalisés durant cette période, ce qui peut avoir également contribué à la réduction des mouvements sur le territoire (Bazinet 2023). Nebis Polson, une mère Abitibi8innik8e et travailleuse sociale qui s’intéresse à la revitalisation culturelle, confirme que ce qui a eu un impact sur la capacité des gens à conserver leur lien avec le lac Abitibi sont l’arrivée du pensionnat et la création de la réserve. L’implantation de ces politiques coloniales a affecté la capacité des Abitibiwinnik à pratiquer les mouvements saisonniers associés à leur économie et à leur mode d’occupation du territoire. Même si peu de visites et d’occupation d’Apitipik ont eu lieu dans les décennies suivant 1955, cela ne signifie pas pour autant qu’il ait été oublié par tous. Cette interruption des visites sur ce site ancestral ne correspond pas à un simple changement de priorité de la part des Abitibiwinnik, mais plutôt à une adaptation forcée en raison de la situation difficile ou de survie instaurée par les politiques coloniales : harcèlement en dehors de la réserve, empiètement sur le territoire, criminalisation des modes de vie traditionnels incluant la chasse pour se nourrir et se vêtir, enlèvement des enfants, et de moins en moins d’occasions de gagner sa vie en dehors de l’économie coloniale (Bazinet 2023). Bien que la principale raison invoquée par les anthropologues pour que les Abitibiwinnik visitent Apitipik soit la mission chrétienne, les participants qui ont visité Apitipik dans les dernières décennies le font pour des raisons culturelles. C’est dans cette optique que je nomme, malgré tout, les efforts des Abitibiwinnik à établir de nouveau ou à maintenir un lien avec le lac Abitibi et Apitipik de pratique de réclamation.

Les logiques de propriété privée et le patrimoine

Avant de mettre en valeur des pratiques de réclamation des Abitibiwinnik qui sont moins visibles, il est important de commencer par décrire pourquoi et pour qui ces façons d’être sur le territoire sont moins visibles, ou ne semblent pas être considérées comme occupation et réclamation. Au-delà des différentes versions de l’histoire, la vision dominante du monde est elle-même organisée par la centralité d’un système économique et légal basé sur la propriété privée (Bhandar 2018). Penser avec l’eau facilite l’illustration des logiques de propriété privée opérant dans les idées et les pratiques de conservation du patrimoine, mais aussi dans la vision dominante du monde. Premièrement, en étant un modèle d’humilité, de relationnalité (Krause et Strang 2016) et de l’insaisissable intrinsèque à chaque mode de connaissance (Christian et Wong 2017), l’eau accepte plusieurs versions de l’histoire et remet donc en question les savoirs qui conservent le besoin colonial de construire une historie linéaire et complète, et par extension, son besoin de mesurer et de catégoriser d’un point de vue eurocentrique. La production des savoirs à travers l’exigence et la priorisation des données empiriques a historiquement été liée au besoin de produire des politiques coloniales plus efficaces (Agrawal 2005). Cette adhésion scientifique stricte s’est aussi combinée, en grande partie, au rejet des traditions orales et des connaissances autochtones (Steeves 2021 : 23). Penser avec l’eau facilite une critique de la production des connaissances en contexte colonial, et plus précisément, de l’extractivisme dont il est empreint, qui, comme la propriété privée, a souvent accumulé en dépossédant (Schneider et Hayes 2020). Deuxièmement, l’eau enseigne comment les frontières entre les corps et les êtres sont beaucoup plus poreuses qu’anticipé ; porter attention à l’eau démontre que les corps sont plutôt diffusés au lieu d’être clairement délimités vis-à-vis leurs environnements. L’eau connectant chacun des corps diffusés, la connexion et l’immanence radicale enseignées par l’eau rendent plusieurs autres sortes de frontières visibles dans leurs impacts, mais anodines dans leur prétention de pouvoir véritablement séparer un monde intrinsèquement connecté. La frontière séparant le lac Abitibi et le territoire ancestral en est un exemple ; les séparations cartésiennes entre un individu, l’environnement, le corps et l’esprit en sont d’autres. Penser avec l’eau aide donc à déstabiliser les logiques devenues inaliénables derrière les lois du colonialisme (Turner et Neale 2015), telles que la propriété privée. Penser avec l’eau invite à reconsidérer la désignation d’un territoire ancestral comme étant abandonné, en attente ou en manque d’une mise en valeur dite productive et tangible, une désignation qui a malheureusement mené à la justification d’allégations derrière des actes de pillage des cimetières ancestraux situés à Apitipik. En effet, les participants ont évoqué l’idée de l’abandon du site et de vandalisme des cimetières en conjonction à plusieurs reprises, expliquant pourquoi certains se seraient permis des actes délibérés de vandalisme. Se présentant comme une version microcosmique de terra nullius dans laquelle les systèmes de tenure du territoire autochtone sont invalidés et inexistants de par leur qualification d’étant non productif pour la société coloniale, les sites témoignant de l’occupation autochtone voient leur importance être sous-estimée à travers la désignation qu’ils seraient abandonnés, c’est-à-dire non mis en valeur d’une manière lisible aux yeux de la société dominante. Le thème ressortissant ou l’héritage qui n’est pas géré d’une façon reconnue par la société dominante permet ou expliquerait son extraction ou son exploitation et motive partiellement l’intérêt à remettre en question les effets des logiques de propriété privée dans la façon dont l’héritage est populairement compris. Comme discuté ci-dessous, les logiques de propriété privée s’étendent même dans la production des savoirs dans la vision dominante du monde.

L’eau et le patrimoine en contexte colonial

Les critiques de l’histoire occidentale soutiennent que la consolidation de l’histoire et des savoirs est un « projet moderniste » qui n’est pas déconnecté des projets coloniaux investis dans la définition et la gestion de ses « Autres » (Mignolo 2007 ; Quijano 2007). Particulièrement, l’essor de la recherche disciplinaire dans le contexte colonial qui fonctionne à partir d’un ensemble d’hypothèses convenues sur la nature humaine et sur le temps (Tuhiwai-Smith 2012 : 46). L’idée que l’histoire est linéaire, totalisante, universelle, cohérente, orientée vers le développement et marquée par les accomplissements des sujets humains est un élément épistémologique qui contribue à écarter les récits autochtones du passé, du temps et de l’héritage (Tuhiwai-Smith 2012). Cette approche moderniste décrit la façon dont Apitipik est imaginé (abandonné) et traité (allégations de pillage et en attente d’intervention productive) par la société dominante.

Dans les sociétés d’occupation coloniale en continu, les revendications territoriales des Autochtones sont souvent ignorées ou subjuguées dans le processus d’appropriation et de remplacement des nations autochtones par une nation coloniale (Tuck et Gaztambide-Fernandez 2013 ; Wolfe 2006). Il est donc prévisible que les pratiques d’occupation et de réclamation autochtones soient dévalorisées et reléguées au passé. Le processus de remplacement colonial prend aussi place dans la production des savoirs, et parfois, dans le traitement des artéfacts. Les traces passées de présence autochtone sont vulnérables à l’appropriation, à l’interprétation et à la gestion par le biais d’épistémologies dominantes, ou risquent simplement d’être collectées en privé et sans suite. De l’autre côté, l’histoire orale du territoire adopte la syntaxe de l’eau, car elle maintient une ouverture envers des modes de connaissance partiels, c’est-à-dire des modes de connaissance qui acceptent l’inévitabilité de l’inconnaissable (Neimanis 2017a). Les modes de connaissance partiels ne tiennent pas compte du fait que certaines parties de l’histoire sont manquantes ou perdues, et qu’elles peuvent être ensuite complétées par une épistémologie coloniale (Schneider et Hayes 2020). L’eau, dont la nature ne peut jamais être complètement connue ou prévisible malgré les paradigmes établis de la science moderne (Linton 2010), s’avère donc un enseignant propice pour remettre en question la façon dont la conservation du patrimoine est imaginée et pratiquée en contexte d’occupation coloniale. En s’échappant d’une prédictibilité scientifique totale, l’eau rappelle que la quête pour les connaissances peut être déterminée par la réciprocité et le respect d’un certain degré d’intégrité du monde autre qu’humain. Les modes de connaissance partiels sont toutefois plus vulnérables et sujets au doute disciplinaire. Avec le colonialisme, la production des savoirs sur Apitipik s’est manifestée par la possibilité qu’une vérité objective puisse être débattue et établie. Le traitement des artéfacts comme étant une ressource que l’on peut s’approprier a aussi mené à une tendance à collecter les objets témoignant de la présence autochtone dans le passé, tant par des archéologues que par des citoyens habitant sur ses berges. Sans nécessairement le vouloir, ces modes de connaissance risquent de participer à l’aliénation des modes de relations autochtones avec Apitipik.

Comme décrit plus tôt, les experts s’accordent pour dire que l’activité et la présence des Autochtones sur ce site remontent à environ 6 000 ans et que des humains ont occupé Apitipik au fil du temps. Ils avancent également que cette présence ne peut pas nécessairement être liée aux Abitibiwinnik contemporains en particulier, et que l’envergure des rassemblements estivaux sur Apitipik, ainsi que son importance culturelle, émergent à travers l’activité coloniale (Inksetter 2017). Il faut aussi se rappeler que la stratégie des commerçants français vers les années 1700 consistait à s’installer à des endroits déjà fréquentés par les Autochtones (Ethnoscop 1984). Alors que certains postes de traite se déplaçaient même avec les Autochtones, l’emplacement de celui sur Apitipik était plutôt permanent jusqu’à son déménagement dans la ville de La  Sarre dans les années 1920. Comme l’explique Harry McDougall, « Apitipik est un site stratégique lorsqu’il s’agit d’échanger avec d’autres nations, car il y avait cinq rivières, il fallait passer par là » (2019). David Kistabish, qui participe aux activités de réclamation à Apitipik et qui est informé par son père, maintenant défunt, Major Kistabish, suggère aussi que Apitipik a été sélectionné comme endroit de prédilection « car nous étions là ». Les Abitibiwinnik affirment une relation millénaire avec le lac Abitibi, alors que selon les critères scientifiques, leur bande, telle que connue, ne peut être liée aux humains qui ont autrefois occupé ce site. En somme, la construction d’une histoire complète des relations humaines avec le lac Abitibi demeure marquée par des irrégularités entre les modes de connaissance, mais aussi par des impossibilités de prouver sa propre version de l’autre mode de connaissance. Quoique l’histoire orale locale ne soit pas une antithèse totale de l’approche disciplinaire ni un titulaire de la vérité absolue, elle s’avère tout de même équipée, d’une manière différente, de faire valoir et d’honorer des histoires incomplètes, tout comme l’eau. Les enseignements de l’eau, comme une histoire orale, acceptent la validité des savoirs à l’intérieur de leur monde ontologique respectif. Étant toujours éternellement la même, mais différente dans chacune de ses itérations ou dans sa circulation, l’eau invite à une cohabitation entre les versions différentes du passé et du présent.

Figure 2

Carte d’Apitipik et des sites archéologiques

Carte d’Apitipik et des sites archéologiques
Guindon 2009 : 66

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Au début du XIXe siècle, les ethnographes et les anthropologues ont commencé à remplacer les écrits des missionnaires comme principales sources écrites sur les Abitibiwinnik (Phillips et al. 1962 ; Dawson 1984 ; Lee 1974). Le fait que le potentiel archéologique du lac Abitibi soit classé comme « une ressource naturelle qui nécessite une planification, une gestion et un développement appropriés » (Pollock 1983) illustre l’ontologie de l’objectification et de l’extraction dans laquelle s’inscrivent les visions modernes du monde . Les Non-Autochtones résidant près des berges du lac Abitibi ont été parmi les premiers à recueillir des artéfacts. Plusieurs archéologues ont ensuite exécuté des travaux sur Apitipik (Marois et Gauthier 1989 ; Côté 1992). Des partenariats entre des résidents locaux intéressés et des archéologues professionnels (comme Roger Marois) ont également eu lieu. L’archéologue Marc Côté a aussi impliqué des jeunes de Pikogan dans ses fouilles. Un petit café-musée (Café des Rumeurs) a été ouvert dans le village de Gallichan, situé près d’Apitipik (aujourd’hui connu sous le nom de l’Affineur végétal). Quelques touristes viennent y recevoir une interprétation de la collection de monsieur Jo Bérubé. Avant et après les travaux archéologiques effectués au lac Abitibi, il semble demeurer pratique courante pour les gens de la région de ramasser des artéfacts sans toujours suivre le protocole établi lors de recherches archéologiques rigoureuses (Côté 1992 ; Dawson 1984). Lors de mes entretiens, ce type d’archéologie amateure a été qualifié de vandalisme et de vol par certains participants, tandis que pour d’autres, il n’y avait rien de mal à explorer les rives du lac. Dans les deux cas, le consentement des Premières Nations ne fait pas automatiquement partie de la discussion ou de la collecte, car les artéfacts sont conceptualisés comme un patrimoine naturel sans attache, que ce soit au nom de la science ou de l’intérêt personnel. D’un côté, la présence d’artéfacts agit comme un rappel que le passé inclut la présence autochtone. Un participant explique que le nombre d’artéfacts trouvés sur les rives du lac Abitibi signifie que son histoire ne peut être niée ; « même les enfants qui jouent au bord du lac peuvent ramasser des pièces », dit-il. Quelles sont les autres visions du monde entretenues envers les artéfacts ? Est-ce que les artéfacts sont toujours des ressources à interpréter, à collectionner, à protéger et à gérer ? Penser avec l’eau peut inviter à se demander ce qu’il en serait d’entrer en relation respectueuse avec les artéfacts.

L’histoire des artéfacts du lac Abitibi implique des gens qui n’ont jamais eu l’intention de causer du tort. Une vision dominante du monde n’est pas délibérément exécutée par des individus, mais celle-ci mérite d’être remise en question pour les pratiques qu’elle normalise, des pratiques qui tiennent pour acquis que les Abitibiwinnik ne sont pas là, qu’ils ont été remplacés ou qu’ils sont déconnectés du véritable passé autochtone en question. Les Abitibiwinnik ont tenté au cours des ans de récupérer des artéfacts qu’ils considèrent importants pour eux. Ils détiennent leur propre collection dans la communauté, mais il demeure difficile pour un individu d’y avoir accès personnellement et de bénéficier de ou négocier leur interprétation. Pour la plupart des Abitibiwinnik, ces artéfacts ne sont pas une découverte ou des objets de collection. Bien que les Abitibiwinnik, en tant que peuple, ont dû faire face à de multiples attaques de nature coloniale au cours des années où l’archéologie était active autour d’Apitipik, plusieurs initiatives de coopération et de récupération des artéfacts ont pris place. Ce n’est cependant pas un processus simple, car certains artéfacts semblent être traités comme des objets de collection. Pratiquer l’autodétermination par rapport à leurs artéfacts est un processus compliqué par plusieurs facteurs. Harry McDougall explique que les artéfacts sont « éparpillés » un peu partout. Il explique que, comme le christianisme était important dans la communauté dans les années 1980, l’un des objets que la communauté était particulièrement intéressée à rapatrier était la cloche de la chapelle d’Apitipik, qui avait brûlé. Les recherches des membres de la communauté leur ont permis de découvrir que la cloche manquante de la chapelle d’Apitipik est maintenant exposée à Trois-Rivières (à près de 800 km de son lieu d’origine). En ce qui concerne la collection amassée et exposée par Jo Bérubé à Gallichan, des conversations auraient eu lieu entre la municipalité, qui était prête à la céder à la communauté. Des rencontres précédentes n’avaient pas été porteuses de consensus, car les gens de Gallichan concernés désiraient aussi que leurs intérêts soient pris en compte. Il aurait fallu qu’une personne de Pikogan soit nommée sur ce dossier de façon permanente pour que le rapatriement ait réellement lieu, selon l’ex-chef Harry McDougall.

En somme, en contraste aux autres connaissances attestant de l’occupation et de la présence autochtones, telles que les histoires transmises oralement et l’expérience incarnée partagée, ce sont les signes matériels et tangibles (les artéfacts) qui sont saillants et qui détiennent une valeur hiérarchique dans le monde non autochtone, ce qui crée une source de tension entre les communautés autochtones et non autochtones. Les artéfacts sont susceptibles d’être appréhendés et mobilisés par des modes de connaissance enclins aux pressions de la totalité, de l’objectification et de l’accumulation, tandis que les modes d’occupation et de réclamation moins tangibles, les histoires orales, sont invisibilisés. D’autres extensions des logiques de la vision dominante du monde, telle que la productivité, teintent aussi les tensions autour des artéfacts et de la réclamation.

Contextualiser la productivité dans la conservation du patrimoine

Comme la propriété privée, le travail productif est une des logiques centrales d’une vision du monde étroitement liée à une économie capitaliste. Ces logiques trouvent leur place dans les incompréhensions et les tensions véhiculées entre Autochtones et Non-Autochtones autour de la mise en valeur d’Apitipik. Apitipik est imaginé comme abandonné non seulement parce qu’il n’est pas clôturé ou entretenu d’une certaine façon, mais parce que le site n’a pas été mis en valeur de façon productive et valide aux yeux de tous. Les efforts pour reconnaître et mettre en valeur le patrimoine culturel et historique d’Apitipik ont été sporadiques et variés depuis l’interruption des visites « traditionnelles » des Abitibiwinnik dans les années 1950. Les années 1970 sont marquées par plusieurs projets individuels et des célébrations ont même eu lieu, les dernières impliquant parfois les Abitibiwinnik. Ces efforts témoignent parfois d’une collaboration exemplaire entre les communautés, telle que les célébrations du 30e anniversaire de la visite du Chevalier de Troyes en 1986 et la célébration du 100e anniversaire du Traité 9 en 2008. Les Abitibiwinnik, désireux d’assurer une forme de protection du site ancestral qui serait valide aux yeux de la société coloniale, ont finalement eu recours à un processus fédéral qui officialiserait le tout : ils ont oeuvré à faire reconnaître le site lors de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada. Les politiques autour des efforts de réclamation ont parfois été teintées de préjugés coloniaux entourant l’idée de la productivité, qui à son tour, est reliée à l’idée de l’abandon. L’une des raisons pour lesquelles les Abitibiwinnik souhaitaient une reconnaissance officielle du site était également liée aux allégations que des tombes de leurs ancêtres avaient été pillées sur le site.

Un examen plus rapproché des perspectives exprimées sur les efforts moins fructueux de collaboration démontre également les divergences entre les visions du monde. La vision du monde dominante est teintée de discours coloniaux subtils camouflés par un prétexte de « gros bon sens ». Lorsque Harry McDougall était chef, il a rencontré la MRC d’Abitibi-Ouest à cinq ou six reprises entre 2006 et 2009. Il se souvient que les représentants qu’il a rencontrés n’étaient pas vraiment en faveur de leur projet, sauf lorsqu’il mentionnait le budget disponible du côté de Pikogan. Il se souvient que le représentant de la MRC d’Abitibi-Ouest répétait que « le lac appartient à tout le monde ». Selon Harry, les représentants de la MRC avaient même exprimé des préoccupations par rapport aux droits de pêche des Premières Nations. Plus précisément, ils s’inquiétaient de la possibilité que les Anicinapek « vident le lac ». Harry s’est senti insulté par cette remarque et a répondu qu’en des milliers d’années, les Abitibiwinnik n’avaient vidé aucun lac. En 2016, le conseil de bande de Pikogan a rencontré l’association touristique locale pour discuter d’un éventuel projet de développement impliquant Apitipik, mais il n’y a pas eu de suite. Dans certaines de mes entrevues, les Non-Autochtones blancs ont noté que les « différentes façons de faire les choses » des Anicinapek, en référence à leur soi-disant manque de confiance et à un processus plus lent de consultation interne chez la communauté, des facteurs qui peuvent avoir affecté la concrétisation d’un projet de mise en valeur commune. Autour de la discussion sur l’abandon du site, certains ajoutent des jugements envers la façon dont les Anicinapek s’organisent et mentionnent que, même lorsqu’ils ont accès à des fonds gouvernementaux, ceux-ci ne sont pas utilisés efficacement. Certains Non-Autochtones reconnaissent que la force des Anicinapek réside dans leur histoire orale, mais certains ajoutent que cette force est contrebalancée par leur « faiblesse » à assurer le suivi de la construction de sites permanents. Je crois que ces perspectives sont malgré elles influencées par des vestiges des stéréotypes coloniaux des peuples autochtones, qui seraient si nomades qu’ils ne sont vraiment rattachés à aucun territoire en particulier, plutôt que par une évaluation juste des conditions qui pourraient affecter une communauté des Premières Nations dans le développement d’un site patrimonial formel à travers les attentes et les outils mis à disposition par la société de colonisation moderne (comme les musées). Ces perceptions sont également affectées par l’idée populaire selon laquelle les peuples autochtones ont des privilèges lorsqu’il s’agit d’accéder à des financements gouvernementaux. La perception « d’avantages injustes » pour les Autochtones est notamment acquiescée par l’ignorance sociétale envers la condition coloniale (Schaefli et Godlewska 2014) et peut aussi conduire au ressentiment de la part des Non-Autochtones blancs (Schick 2014). Quand les groupes marginalisés sont représentés comme tirant avantage du système au lieu de travailler leur lot et de payer leurs taxes, le ressentiment peut devenir public et servir à justifier la discrimination systémique en cours. Dans l’ensemble, ces idées sont toutes fondées sur une version adoucie du mythe de « l’Indien paresseux » (Lutz 2008), qui non seulement efface les contributions de la main-d’oeuvre autochtone dans le passé et dans le présent, mais nie aussi le concept du travail en dehors des économies capitalistes. Ce mythe ignore en fait comment les interventions coloniales se sont directement attaquées aux économies autochtones, qui leur permettaient l’autosuffisance. Les politiques sociales et les discours publics justifient l’exclusion de groupes construits comme paresseux de nature à travers le processus de racialisation (Taylor-Neu et al. 2019), qui catégorise les humains selon des critères biologiques tout en assignant des caractéristiques indésirables aux groupes non blancs. En tant que groupe stéréotypé et réduit à un supposé refus de contribuer à la société, les Autochtones sont affectés par des politiques sociales les catégorisant comme indignes d’aide sociale. Effectivement, ce mythe est basé sur une méritocratie capitaliste où le travail productif devient une condition de survie – sans garantie pour cette dernière. Comme l’explique l’ethnologue wendate Isabelle Picard, ce mythe persiste encore au Québec à travers la croyance que les Autochtones reçoivent un chèque et ne paient jamais d’impôts ni de taxes (Picard 2019). Ce mythe pérenne efface la possibilité de considérer les effets des interventions coloniales qui ont démantelé les économies autochtones leur permettant l’autosuffisance, entre autres la criminalisation de leur chasse et pêche.

Parmi les participants interviewés, les personnes qui connaissaient Apitipik, mais qui ne participaient pas aux visites informelles organisées par et pour les membres de la communauté de Pikogan n’étaient pour la plupart pas vraiment au courant de l’existence de ces activités communautaires. Leur opinion sur l’état actuel d’Apitipik est donc influencée par le manque de visibilité ou de reconnaissance des modes d’occupation et de réclamation autochtones, qui incluent des aspects intangibles qui ne se traduisent pas toujours facilement entre différentes visions du monde. Cette invisibilité, qui n’est pas la faute d’individus particuliers, peut entraîner l’utilisation de préjugés dans la perception de la volonté et même la capacité de la Première Nation à atteindre un objectif particulier lorsqu’il s’agit de valoriser le patrimoine. Le sort d’Apitipik a été décrit comme une occasion pour les Abitibiwinnik de démontrer leur capacité à gérer des projets culturels (Bousquet 1999), mais qu’arrive-t-il lorsque les juges ne sont pas les Autochtones eux-mêmes ? Dans mes discussions, les gens de Pikogan ont été décrits comme ayant « naturellement besoin de plus de temps pour travailler [que les Non-Autochtones] » pour les raisons citées, à savoir qu’ils s’engagent davantage dans des consultations à l’échelle de la communauté, qu’ils ne font pas facilement confiance et qu’ils prennent leur temps pour réfléchir à une question. En outre, chaque fois que les membres élus du conseil ou les délégués municipaux, régionaux ou provinciaux changent, il faut reconstruire l’ensemble des relations de confiance, ce qui est l’une des raisons des retards, selon l’un de mes participants. Un participant a même fait référence à l’idée que Pikogan aurait reçu plusieurs millions de dollars pour la réhabilitation d’Apitipik, et qu’avec ce financement, « ils auraient seulement coupé quelques branches », ce qui n’est pas exact. En réalité, le conseil de bande a reçu l’approbation dans le passé pour une subvention renouvelable de 25 000 dollars par année, fournie par Patrimoine Canada. Cependant, avec la rotation au sein du conseil, les fonds n’ont pas été renouvelés. Les fonds n’étaient pas suffisants pour construire des installations permanentes, mais ils étaient suffisants pour assurer les travaux d’entretien annuels du site. Le préjugé autour de la mauvaise gestion est un écho de l’approche paternaliste que le gouvernement canadien a historiquement adoptée envers la gestion des finances chez les Premières Nations. Dans la Loi sur les Indiens, les membres sont placés sous tutelle, ce qui peut impliquer, à différents degrés, l’externalisation des décisions financières au ministre des Affaires autochtones (Pasternak 2017 : 3764). Les Premières Nations, qui sont placées sous la gestion d’un tiers, le sont parce qu’elles ont été jugées financièrement « irresponsables ». En somme, les perspectives employées pour expliquer pourquoi « rien ne s’est passé » à Apitipik émanent de logiques coloniales qui ont évolué dans leur forme actuelle pour faire partie du gros bon sens (Rifkin 2014). Cette vision du monde obstrue les façons dont les Abitibiwinnik maintiennent le lien avec leur territoire.

Placer le concept de l’abandon dans le colonialisme d’occupation

L’idée que le site ancestral est abandonné a circulé à plusieurs reprises dans mes discussions avec tous les participants. « Abandonné » faisait référence au fait que Apitipik, à première vue, semble être laissé à lui-même. Quelle soit exprimée par les Autochtones ou les Non-Autochtones, la conception populaire du thème de l’abandon est nourrie par les logiques de la propriété privée de la vision dominante du monde. Conceptualiser des territoires ancestraux comme étant abandonnés est aussi une manifestation épistémologique de terra nullius, un pilier de la colonisation dans sa logique que les terres qui ne sont pas rendues « productives » (travail productif) sont considérées comme vides, ou n’appartenant à personne. Aux yeux de la plupart des habitants, puisque rien de permanent n’a été construit sur Apitipik, rien ne doit s’être concrétisé. La croyance dominante est que la conservation du patrimoine doit prendre la forme de résultats matériels tangibles, mesurables et délimités, pour que tout le monde puisse en bénéficier.

Les sources académiques ne contestent pas non plus ouvertement cette désignation, cherchant plutôt à l’expliquer (Loiselle et al. 2009), ce qui rappelle le fatalisme colonial canadien typique qui utilisait le prétexte d’une éventuelle et inévitable disparition des peuples autochtones pour expliquer les effets des politiques coloniales (Brownlie 2012 : 180 ; Cameron 2008). Ainsi, selon certains témoignages, Apitipik est décrit comme un site négligé qui se distingue à peine d’autres endroits où la « nature » a pris le dessus. Lorsque les participants non autochtones l’ont eux-mêmes visité, le site était parfois impossible d’accès à cause de la végétation envahissante. L’un de mes participants raconte avoir accompagné le premier chef de Pikogan, Tom Rankin, lorsque ce dernier voulait visiter Apitipik pour déterminer ce qui pouvait être fait. Il a également exprimé avec désolation que le site était abandonné. Ces commentaires n’ont pas été faits de mauvaise foi, mais ils sont fondés sur une vision du monde et une compréhension différente en matière d’occupation et de gestion du territoire. La qualification d’un site comme étant abandonné est une manifestation de l’omniprésence et de l’étendue inégalée des logiques découlant de la propriété privée et de la productivité. Telle une nouvelle ère de terra nullius, les endroits existant en dehors du domaine privé ou public sont automatiquement compris comme n’appartenant à personne, abandonnés, inutiles, exploitables ; ils deviennent des lieux où tout est permis.

Une violence difficile à nommer : pillage aux cimetières

L’invisibilité chronique des pratiques et des espoirs de réclamation non tangibles, due à la logique omniprésente de la propriété privée et du travail productif, est liée à un type de violence coloniale qui n’est pas largement reconnu, c’est-à-dire le pillage des lieux de sépulture. Même s’il est considéré comme répréhensible par la grande majorité des gens aujourd’hui, le pillage des sépultures autochtones est expliqué par le fait que le site était abandonné. Cette justification devient la raison première pour laquelle l’idée de l’abandon doit être contextualisée et contestée dans son histoire coloniale. La présence autochtone contemporaine et les modes d’entretien des sites ancestraux sont reniés par cet acte ultime de violence coloniale.

Les ancêtres des Abitibiwinnik sont enterrés partout sur leur territoire, notamment au lac Obalski, au lac Chicobi, au lac Turgeon et à Apitipik. Cependant, il n’a pas toujours été possible de ramener le corps d’un membre décédé dans un cimetière désigné, de sorte qu’il est largement reconnu dans la communauté que de nombreux ancêtres peuvent être dispersés sur leurs terres. Tous les participants semblaient être au courant que le cimetière d’Apitipik a été vandalisé dans le passé. Les allégations de vol envers les ancêtres ont commencé dès que les Abitibiwinnik ont cessé de visiter la péninsule régulièrement. Il a été mentionné dans mes entrevues que certaines tombes ont été exhumées, les responsables cherchant probablement ce qui peut être perçu comme des artéfacts de valeur. Un témoignage mentionne même de la terre fraîchement retournée dans les années 1970. Un autre témoignage mentionne une personne qui se vantait d’avoir retrouvé un ancien fusil dans un bar local. Du côté des Abitibiwinnik, on peut précisément nommer les pierres tombales manquantes sur Apitipik. Molly Mowatt, une aînée qui a été professeure pendant plusieurs années à l’école Migwam, ainsi que son mari Édouard Kistabish, un aîné et ancien membre du conseil de bande, ont nommé le nom des gens dont les pierres tombales ont disparu. Frank Kistabish, de leur famille, n’est plus au lac Abitibi. La pierre tombale du grand-père de Molly, William Mowatt, enterré au lac Turgeon, serait aussi introuvable. Penser avec l’eau à travers cette violence n’invite pas nécessairement à prouver les faits d’un pillage ou non, une tâche qui demeure hors de mon expertise. Cependant, penser avec l’eau permet d’accepter ces histoires incomplètes tout en se penchant sur les raisons invoquées derrière ces allégations : l’idée que le site aurait été abandonné. Aujourd’hui, Apitipik est seulement accessible par voie maritime, car le niveau de l’eau a été élevé par les barrages, ce qui a créé un marécage qui sépare la péninsule de la berge. Cet accès restreint est interprété de façon positive et négative. Les gens ont été généralement ambivalents à l’idée de construire une route pour accéder au site. Si un chemin est construit dans le futur, certains Non-Autochtones affirment que l’accès devrait être contrôlé d’une manière ou d’une autre. Du côté des Abitibiwinnik, la même inquiétude provenait surtout du fait que certains Non-Autochtones ont traité le lieu de manière irrespectueuse. La construction d’un chemin pourrait aggraver cette situation, selon eux. La géographie physique d’Apitipik et les limites établies par l’eau empêchent donc un accès facile au site. La plupart des Abitibiwinnik sont conscients des pillages qui auraient eu lieu dans leur cimetière, et s’inquiètent que cela puisse se reproduire. Tous les participants, autochtones ou non, ont qualifié ce genre d’actions comme moralement répréhensibles. Cependant, comme mentionné plus haut, la manière dont ces actions sont expliquées découle de l’étendue des logiques de la propriété privée. Le cimetière à Apitipik est considéré abandonné parce qu’il n’est pas entretenu quotidiennement et qu’il n’est pas clôturé. Les participants autochtones sont bien conscients de l’importance de ces marqueurs de la vision dominante du monde: Tobie Kistabish a exprimé le souhait qu’une clôture soit érigée afin d’assurer la protection future du cimetière, pour protéger les nombreuses personnes qui y sont enterrées, « des bébés aux personnes âgées de plus de 100 ans ». La qualification d’abandon justifie les actions normalement illégales sur des terres privées ou des terres publiques réglementées. Un participant non autochtone explique pourquoi certaines personnes ont senti qu’elles étaient justifiées de commettre de telles actions :

La personne qui fait du pillage ne se rend même pas compte de ce qu’elle fait. C’est comme aller à la dump, on n’a pas l’impression de faire quelque chose de mal parce que c’est abandonné. Je ne dis pas que cela rend la chose acceptable, mais malheureusement, lorsque vous laissez un lieu dans cet état, c’est ce qui se passe.

Figure 3

L’épitaphe retournée à Pikogan

L’épitaphe retournée à Pikogan
Photo de Steeve Mathias, 2021

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Selon cette logique, comme le lieu n’est pas surveillé en permanence, il semble presque inévitable que cette violence soit advenue. Les participants n’ont pas voulu élaborer sur les détails et le sujet semblait encore tabou. D’une part, Harry McDougall a expliqué que, même aujourd’hui, des gens lui parlent d’objets qu’ils ont « trouvés » et emportés chez eux, comme si c’était une chose tout à fait normale. Des personnes dans la communauté ont aussi validé un événement où des pierres tombales auraient été utilisées dans l’arrangement extérieur d’un chalet[6] d’une personne non autochtone. Harry ajoute du même souffle que toutes ces épitaphes volées devraient être rendues à la communauté. Son souhait a été minimalement exhaussé d’une façon ; durant l’automne 2019, Monik Kistabish, la cheffe du conseil de bande au moment de l’écriture de cet article, explique qu’un individu aurait appelé le conseil de bande pour leur dire qu’il aurait acquis une épitaphe en métal qui proviendrait du lac Abitibi. Il ajouta que celle-ci pesait lourd sur sa conscience. L’individu s’est présenté au conseil de bande pour y retourner l’épitaphe. Le nom sur l’épitaphe est Monik Mathias et la communauté de Winneway fut contactée, dans le but de retourner l’épitaphe à son cimetière d’origine, qui n’a toujours pas été identifié à cette étape[7].

Comme la géographe Caroline Desbiens (2019 : 565, citant Scott 1999 ; Retaillé 2005 ; Burow et al. 2018) l’explique, le colonialisme réduit l’espace à une surface lisible et délimitée, ce qui efface la profondeur et la portée du lien que les Autochtones entretiennent avec le territoire. Dans cette vision du monde, l’occupation du territoire doit aussi être marquée par des objets tangibles et visibles. Sans ces marqueurs cruciaux de « l’ontologie non autochtone », l’espace apparaît comme vacant. J’ajoute ici que cette vision du monde est organisée par les logiques de la propriété privée, qui ne reconnaît pas les cimetières autochtones sans clôture et sans « entretien » comme des marqueurs d’occupation du territoire tout à fait légitimes. La logique de la propriété privée est par extension appliquée aux ancêtres morts, qui sont traités comme des objets à collectionner. Dans la même région, les cimetières des Non-Autochtones blancs n’ont pas été la cible de pillages. Harry McDougall estime que le fait que le site n’ait pas reçu le titre de lieu historique national a contribué au sentiment que tout le monde pouvait s’approprier les ancêtres qui s’y trouvent. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il souhaitait pour la péninsule d’Apitipik, Noah Mckenzie (surnom : Nikose), âgé de 85 ans, dont le propre père est enterré à Apitipik, a répondu qu’il n’y avait rien à faire parce qu’il y a trop de « bandits » dans les environs. Noah contraste son désarroi avec ce qu’il a perçu comme une illustration d’insouciance de la part des Non-Autochtones ; « ils allaient même faire de la motoneige sur le cimetière et cassaient les pierres tombales ». Ces pratiques démontrent que l’ignorance des géographies autochtones (de leur emplacement, mais aussi de leur respect) peut permettre des surimpositions de modes d’appartenance coloniaux qui relèguent l’occupation autochtone du territoire au passé.

Les processus entourant les efforts de collaboration pour la mise en valeur dans les contextes coloniaux sont marqués par des négociations et conversations irrégulières. En effet, Craig Fortier (2021), dans son étude des politiques entourant la commémoration de l’histoire de la rivière Humber, avance même que la commémoration, surtout lorsqu’elle est commanditée par l’état colonial, est une entreprise qui joue un rôle important dans le maintien d’une identité locale et nationale qui tente d’assouplir ou d’effacer les processus continus de dépossession et d’orchestration de la mort qui vient avec la présence des Non-Autochtones. Dans un environnement social défavorable aux peuples autochtones, l’absence de résultats tangibles renforce parfois l’idée que les peuples autochtones ne sont pas proactifs, malgré le fait que pratiquement rien n’est actuellement construit à Apitipik et que les discussions et les négociations entre les Non-Autochtones et Abitibiwinnik n’ont pas abouti à un projet ou à un accord entièrement intelligible pour l’ensemble de la société non autochtone. Les pratiques de réclamation fluides du site se poursuivent. Elles font référence à des pratiques qui « ne comptent pas » selon la logique de la propriété privée, de la chronologie coloniale et du travail productif.

Réclamer les sites ancestraux à travers la fluidité

Malgré tout, les Abitibiwinnik ont veillé à maintenir un lien avec Apitipik de différentes façons, en organisant des visites estivales et des activités de pêche hivernale sur le lac. La société Matcite8ia, qui a été mise en place en tant que consultant représentant Pikogan pour la Commission des lieux et monuments historiques du Canada (Bousquet 1999), a aussi oeuvré à la revitalisation du lien entretenu avec Apitipik pendant les années 1990. Sinon, les différents obstacles rencontrés au fil des ans ont fait en sorte que les Abitibiwinnik ont plutôt concentré leur énergie sur l’organisation et la pratique d’activités annuelles informelles qui permettent à la communauté et aux jeunes de visiter et d’être sur Apitipik. Même si plusieurs Autochtones et Non-Autochtones souhaitaient un investissement majeur qui permettrait la mise en place d’un site historique permanent avec des infrastructures qui serait accessibles à tous, ce sont les pratiques informelles qui ont servi à maintenir le lien avec l’endroit à travers les années.

De plus, les relations contemporaines avec le lac Abitibi ne peuvent être comprises en dehors de l’imposition d’économies extractives sur Abitibiwinni Aki. Au cours des 100 dernières années, le lac Abitibi a survécu à l’industrie de la drave, de la pêche commerciale et de la dérégulation de ses rives par l’inondation causée par les barrages hydroélectriques. Il fait face à l’eutrophisation continue causée par le ruissellement des eaux agricoles et des eaux usées (Berlamont, Valeria et Harvey 2013). On peut dire sans se tromper que l’histoire environnementale du lac a changé de façon draconienne depuis l’arrivée des colons. Les changements de nature coloniale affectent et remplacent d’autres économies qui sont basées sur des relations qui réduisent et limitent les autres qu’humains à une ressource inanimée exploitable (Pasternak 2017). L’invisibilité ou la non-reconnaissance des pratiques de réclamation des Abitibiwinnik est reliée à la même aliénation des politiques spatiales des relations entre les Autochtones et les autres qu’humains, telle que l’eau (Daigle 2016, 2018a, 2018b). L’importance de cette aliénation est telle que Daigle propose qu’en contrecoup, la considération des politiques entourant les relations des Autochtones avec l’eau devrait faire « partie intégrante » de la décolonisation et de l’analyse des ruptures des frontières coloniales (telles que provinciales), en plus généralement, des conceptualisations rigides du territoire et de la nation (Daigle 2018b). Basées sur ces observations, les relations entretenues avec le lac Abitibi à travers les années ont aussi la capacité de remettre en question la rigidité de certaines attentes et standards en conservation du patrimoine opérant dans le contexte d’occupation coloniale.

En raison de la situation géographique de Pikogan par rapport au lac Abitibi et des possibilités d’hébergement limitées, les visites à Apitipik et au lac Abitibi ne sont pas régulières ou de longue durée. À l’inverse, plusieurs Non-Autochtones ont établi leur résidence ou leur chalet un peu partout sur les rives québécoises du lac Abitibi. En raison de la démographie inégale entre Non-Autochtones et Autochtones ainsi que des situations socioéconomiques inégales créées en partie par le colonialisme, un seul membre de communauté de Pikogan, Harry McDougall, a réussi à acheter un chalet face à la péninsule d’Apitipik. Harry passe l’été à ce chalet et ouvre sa maison à plusieurs membres de la communauté qui souhaitent passer du temps près du lac. À ce sujet, l’aîné Tom Mapachee se désole que tous les terrains dans le coin soient maintenant privés. Selon lui, cette situation contribue à ce que le lac Abitibi soit généralement moins accessible pour les Abitibiwinnik.

Malgré cet accès limité, des visites informelles sur et près d’Apitipik sont pratiquées pendant l’hiver et l’été. Par exemple, les élèves qui terminent leur dernière année d’école primaire ont la possibilité de visiter la péninsule, une initiative de l’enseignante Nathalie Rankin. Harry McDougall ajoute qu’il soutient cette initiative parce qu’il veut que les jeunes connaissent leur histoire. Il ajoute avec fierté que la visite fait maintenant partie du programme d’études des enfants. Un rassemblement communautaire annuel et un festin ont généralement lieu en août, et d’autres visites non répertoriées se poursuivent également. Ces visites organisées ont un impact sur les membres de la communauté. En effet, c’est grâce à l’une de ces visites que Tobie Kistabish a eu la chance de retourner au lac Abitibi pour la première fois depuis qu’il était enfant alors qu’il a dû quitter l’endroit pour fréquenter les pensionnats. Tobie précise qu’il n’avait aucun but précis en participant au rassemblement d’Apitipik. Il voulait simplement revenir. Il ajoute qu’il se sentait immensément bien spirituellement de pouvoir le faire. Malgré le fait que Pikogan ne détient pas de terrain privé près d’Apitipik[8], celui-ci demeure leur endroit d’origine au niveau du coeur et de l’affectif, mais aussi au-delà du cadre moderne de la conservation du patrimoine, qui demeure limitée par une vision du monde ancrée dans la logique de la propriété privée.

Tous les participants ont partagé des suggestions intéressantes par rapport au futur d’Apitipik. Les réponses que j’ai reçues démontrent qu’Apitipik demeure aussi un lieu de nostalgie. Pour les Non-Autochtones, c’est un lieu au potentiel culturel et touristique inexploité. Plusieurs ont exprimé qu’il fallait le faire connaître et que cela constituerait un bon investissement pour le tourisme et la préservation du patrimoine en région, qui est souvent négligée selon plusieurs. Sylvain Trudel a aussi succinctement ajouté que « nous [les Non-Autochtones] sommes trop jeunes et nous avons donc la mauvaise qualité de ne pas valoriser l’histoire » et que, si quelque chose devait aller de l’avant sur ce site « riche en histoire », ils [les Abitibiwinnik] devraient en faire partie dès le début étant donné que c’est leur site sacré. De même, des membres de la famille de Benjamin Trudel m’ont dit que ce serait formidable s’ils pouvaient apprendre l’histoire des Abitibiwinnik en se joignant à un rassemblement, s’ils [les Abitibiwinnik] étaient ouverts à cette possibilité un jour. Si quelque chose devait être fait à l’avenir, la plupart des participants non autochtones ont convenu que les Abitibiwinnik devraient être partenaires ou encore même les organisateurs principaux. Comme l’explique la participante Jacinthe Châteauvert, « c’est leur territoire et c’est à eux de décider ce qu’ils veulent faire, et je suis à l’aise avec cela ». La participante Valérie Larochelle ajoute qu’elle serait prête à donner du temps et des efforts si un projet se concrétisait demain, mais qu’elle comprenait qu’il était crucial de prendre le temps de le faire. Ces propos témoignent d’une ouverture de la part des Non-Autochtones à mettre de l’avant un projet mené et imaginé par les Abitibiwinnik malgré les relations matérielles inégales qui continuent d’affecter l’accès au site. Ces espoirs pour le site, parfois partagés et alignés entre les Autochtones et Non-Autochtones, constituent une projection affective qui anime la réclamation d’une façon intangible, mais bien existante.

L’autre qu’humain comme participant dans la réclamation

Pour les Anicinabek en général, les êtres autres qu’humains (animaux, nature et plus qu’humains) « font partie des êtres sociaux », qui peuvent à leur tour se manifester de diverses façons (Bousquet 2013, 92). Dans les études des visions du monde, l’autre qu’humain est coconstitué au lieu d’être un réceptacle passif des différentes perspectives culturelles qui peuvent se heurter l’une à l’autre. Étant coconstituées à travers la vision du monde pratiquée (De la Cadena et Blaser 2018), les entités autres qu’humaines sont aussi des participantes de ce monde. Porter attention à l’eau est une des façons de libérer la recherche intellectuelle de la nécessité de maintenir un ancrage solide dans une seule vision du monde (Wilson et Inkster 2018). L’eau, elle-même recirculée à l’infini, mais différente dans chacune de ses émergences, nous enseigne aussi la différence (l’hétérogénéité) à travers la répétition de l’identique (Deleuze 1993 ; Neimanis 2017b). De quoi, le monde qui semble être le même pour chacun vu à travers des perceptions différentes serait, en fait, une situation de pluralité de mondes émergents aux qualités performatives, auxquelles itérations nous participons(Blaser 2009 ; Barad 2007).

Figure 4

Le seul bloc erratique sur Apitipik - Kitci Asini. Il ne touche pas le sol

Le seul bloc erratique sur Apitipik - Kitci Asini. Il ne touche pas le sol
Photo de l’autrice, 2019

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Un élément autre qu’humain important de la péninsule est un grand bloc erratique appelé Kitci Asini, « roche mystérieuse » ou « roche sacrée ». Kitici Asini semble flotter dans l’air, car il repose sur trois petits rochers. À cause de cette disposition, les Abitibiwinnik disent qu’il a été « déposé » là, par une entité ou un processus plus qu’humain afin de faire savoir aux ancêtres que ce serait leur lieu de rassemblement. De l’autre côté, l’explication générale ou « moderne » derrière son emplacement particulier est liée aux mouvements de l’ère glaciaire. Cette expression de différence (histoire d’origine) à travers la similarité (le rocher est physiquement là pour tout le monde) est une manifestation de la pluralité des mondes. Alors que la plupart des participants considèrent Apitipik comme un endroit où la nature sauvage a pris le dessus, le moyen d’approcher Kitci Asini des Abitibiwinnik ne sépare pas la nature et la culture. À travers une histoire d’origine divergente de celle assignée par la modernité, et de la délégation d’une fonction déterminante dans leur monde, Kitci Asini devient un participant plutôt qu’une caractéristique naturelle du site. À travers la circulation de cette version, la réclamation non tangible s’effectue en dehors du besoin absolu ou urgent pour des bâtiments, des structures ou un nettoyage complet du site, car Kitci Asini demeure en soi un témoin présent de la coconstitution de ce lieu à travers le monde des Abitibiwinnik.

Les mémoires ancrées dans le territoire et l’eau participent également au processus de réclamation non tangible. Noah Mckenzie explique qu’il y avait un endroit spécifique sur la péninsule destiné à fendre le bois utilisé pour construire les canots. La roche avait une forme qui facilitait le fendage du bois. Selon Noah, c’est comme si ce rocher avait été créé dans ce but. Il s’est également souvenu d’une autre morphologie particulière, une qui était disposée de telle manière qu’il était facile de la balancer d’avant en arrière pour que les enfants s’amusent, à travers les générations. En plus de ce que l’on pourrait appeler un attachement au lieu, la mémoire attachée aux aspects physiques de la péninsule témoigne d’un héritage unique qui est surtout visible à travers une attention aux ontologies autochtones (Nelson 2008). De façon plus générale, cette ontologie est caractérisée par une pratique nourrie par la connaissance que chaque être est connecté : « toutes mes relations », comme l’auteur Anishinaabe Richard Wagamese le nomme. Chaque être implique « non seulement ceux qui me ressemblent », mais « chaque personne, chaque roche, chaque minéral, chaque brin d’herbe » (Wagamese, tel que cité dans Steeves 2021 : xx-xxi). Dans cette ontologie, les êtres humains contemporains peuvent être connectés et appartenir à ces êtres, aux ancêtres, au Kitci Asini. Quand de telles mémoires ancrées dans le territoire sont racontées, la présence millénaire et la coconstitution des Abitibiwinnik avec Apitipik est réaffirmée. Similairement à l’archéologue Cri-Métis Paulette Steeves, qui prend en compte les connaissances émanant de son écoute pour « les esprits des sites ancestraux » (2021 : xxi), le monde dominant peut aussi apprendre à respecter les autres histoires, ainsi que les éléments les coconstituant. Cette réaffirmation constitue une réclamation non tangible, ou fluide, non seulement parce qu’elle n’est pas accessible à tous, mais parce qu’elle est basée sur une expérience unique avec le site qui, en étant itérée, coconstitue Apitipik et les Abitibiwinnik (De la Cadena 2015 ; De la Cadena et Blaser 2018).

L’intangible compte : les espoirs et les affects

Sans bornes elle-même, l’eau rend propices les interventions qui n’assument pas une étanchéité des limites des corps, des théories et des catégories conceptuelles. Un thème qui est ressorti durant mes entrevues est la pérennité de l’attachement au lieu, ainsi que la présence et le rôle des affects envers le site et le futur.

Pour les Abitibiwinnik, Apitipik demeure un lieu qu’ils désirent protéger et auquel ils veulent assurer l’accès pour les membres de leur communauté, en particulier pour les jeunes[9]. L’accès physique à Apitipik est directement lié à la transmission des savoirs sur l’endroit d’origine, une forme de savoir incarné où les frontières entre les entités deviennent poreuses (Blackman et Venn 2010) et où la circulation de l’agentivité n’est plus limitée aux humains seulement (Hayes-Conroy et Hayes-Conroy 2010). Ces formes de savoirs incarnés semblent être évoquées de maintes façons par les Abitibiwinnik.

Tom Mapachee explique que le site est important à cause des pratiques et des relations qui l’ont coconstitué. En effet, il dit que « la plupart de nos parents se sont mariés là-bas », et qu’il y a plusieurs pratiques à récupérer et à redécouvrir quand un Abitibiwinni retourne à Apitipik. Il évoque ici la pêche et la chasse des animaux dont ils se nourrissent et les activités connexes auxquelles se livraient leurs parents. Le retour à Apitipik, ou le rassemblement comme Tom Mapachee l’appelle parfois, est ce qui permet de construire leur « véritable identité Abitibiwinni », car ils se retrouvent exactement là d’où ils viennent. Tom a clairement indiqué que le fait de retourner ou d’aller là-bas renforce l’identité Abitibiwinni, car la présence sur le site rappelle les valeurs communes en tant que peuple. Le territoire, ici présumant une sorte d’agentivité, devient lui-même la source de l’identité, qui n’est plus restreinte à la portée cognitive humaine. L’identité est incarnée, transmise à travers le territoire qui, à travers les visites et les pratiques des ancêtres, transcende les limites assumées de l’autonomie, de l’individualisme et de l’anthropocentrisme. Nathalie Rankin, une enseignante de 6e année qui organise un voyage éducatif à Apitipik pour les jeunes de la communauté avant qu’ils entament le secondaire, fait aussi allusion à la capacité inhérente du site à transmettre aux membres Abitibiwinnik à travers la simple présence physique sur le site. Comme elle l’explique, lors de son interprétation des « faits » historiques du site, elle invite également les étudiants à écouter leurs sens et à être attentifs aux sensations ressenties en visitant Apitipik. Cette approche met en valeur des modes de connaissance et de réclamation qui ne nient pas la circulation ni l’agentivité des affects, ou des forces, avec les entités autres qu’humaines.

En réponse à une question sur le futur, les participants ont aussi partagé leurs espoirs, qui continuent de façonner les géographies affectives envers le site ancestral. Malgré la croyance populaire qualifiant le site d’abandonné, tous les membres de Pikogan auxquels j’ai parlé rêvent d’un avenir pour le site. Plusieurs d’entre eux ont fait référence à une installation, non pas pour persuader les autres de leur présence continue, mais pour permettre aux membres de la communauté d’y passer du temps. Nebis Polson ose rêver qu’un mariage à cet endroit pourrait être à nouveau possible un jour. Rose McDougall a également fait référence à de futurs rassemblements qui « permettraient aux gens de se rencontrer comme avant ». Elle s’est dite déçue du fait que ses enfants ne connaissent pas la vie qu’ils (les Abitibiwinnik) avaient là-bas et a exprimé son espoir à l’idée qu’ils y retournent. J’ai approché Rose parce que lorsque nous étions sur Apitipik, elle souriait en regardant autour d’elle. Lorsque j’ai discuté avec elle, elle m’a dit qu’elle avait l’habitude de jouer là (en me désignant un endroit précis sur la péninsule) lorsqu’elle était enfant. D’autres membres Abitibiwinnik qui ont participé au rassemblement du 3 août 2019 ont également exprimé leur désir de revenir plus souvent ou de façon plus permanente. Comme Lizzie Wylde l’exprime dans une autre entrevue, faire « revivre le site » nécessite la liberté de pratiquer les activités des ancêtres sur ce site, telles que la pêche. Elle explique que ce sont les panoplies de réglementations coloniales qui empêchent les Abitibiwinnik de pratiquer comme avant (Ninawit 2019). La plupart des Abitibiwinnik ont souligné que les efforts devraient d’abord garantir que les membres Abitibiwinnik puissent accéder au site et l’utiliser, mais qu’ils n’étaient pas complètement fermés à l’idée d’ouvrir à d’éventuels rassemblements aux Non-Autochtones. Le site pourrait peut-être encore avoir la fonction de rassembler les gens, un jour.

Même lorsque les Abitibiwinnik ne sont pas physiquement à Apitipik, leur attachement et leurs affects continuent de vivre à l’intérieur d’eux, et continuent de nourrir l’appartenance contemporaine au lieu ancestral. L’attachement à distance, l’espoir du retour, et l’incarnation de l’identité en visitant le site sont des éléments moins visibles et fluides qui traversent les entités et qui jouent un rôle dans la coconstitution du monde chez les Abitibiwinnik. Les espoirs et les visions pour l’avenir d’Apitipik, fondés sur une relation continue, expérientielle et multidimensionnelle avec ce site ancestral, bouleversent une chronologie coloniale qui suppose l’abandon du site. De plus, les géographies affectives et les espoirs exprimés et circulés entre gens, territoires et entités sont eux-mêmes des acteurs qui contribuent à la coconstitution des mondes, malgré le fait qu’ils soient relégués à l’intangible aux yeux de la vision dominante du monde.

Conclusion

L’observation des pratiques et idées entourant la conservation du patrimoine à Apitipik, telles que les discours véhiculés autour de l’abandon et la productivité peuvent nourrir des pratiques qui demeurent investies dans un projet plus vaste de la permanence de l’occupation coloniale. Penser avec l’eau a permis de remettre en question les modes de connaissance qui dépendent de l’accumulation et de l’élaboration d’une histoire complète et unique. L’eau laisse de la place pour entamer une cohabitation d’histoires divergentes pour un même site, telle que l’ancestralité millénaire des Abitibiwinnik sur Apitipik selon leurs traditions orales. Ensuite, je propose que penser avec l’eau souligne la présence de pratiques de réclamation qui ne sont pas automatiquement comptées ou lisibles selon les divisions coloniales. Les activités communautaires, l’accent mis sur l’expérience incarnée et pratiquée avec le lieu, l’effondrement des catégories temporelles à travers les affects et l’espoir, ainsi que la participation des autres qu’humains consolidant les souvenirs et les histoires des ancêtres et des Abitibiwinnik d’aujourd’hui attestent de leur présence continue et des façons différentes de pratiquer la réclamation en contexte d’occupation coloniale continue. Les pratiques de réclamation fluides ont été assez puissantes pour maintenir un lien avec Apitipik malgré un siècle de politiques coloniales. Tout projet futur se doit d’honorer les réclamations fluides ainsi que les fonctions vivantes de l’endroit pour les Abitibiwinnik, même si c’est une clôture qui sera érigée, ou pas.