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Cet ouvrage collectif, publié aux Presses de l’Université de Montréal sous la direction de l’historienne de l’art Louise Vigneault, documente les multiples pratiques actuelles des créateurs et créatrices autochtones au Kepek[1]. Il est réalisé dans une volonté de bonifier l’offre de documentation traitant des arts autochtones en français, au Kepek, particulièrement lacunaire encore aujourd’hui. Vigneault a donc obtenu les contributions d’une dizaine de personnes autochtones et non autochtones, artistes, spécialistes de l’histoire de l’art, chercheurs et chercheuses pour composer ce recueil qui brosse un portrait bien fourni de l’effervescence en art autochtone dans la province.

L’ouvrage s’ouvre sous le signe de l’échange par une conversation entre Vigneault et le sociologue de l’art et commissaire wendat Guy Sioui-Durand, qui rappelle qu’« il faut se décoloniser pour ensuite décoloniser l’art par l’art autochtone » (p. 9). Vaste projet auquel il nous convie, qui pointe non pas vers l’horizon à atteindre, mais vers l’action, le geste continuel, transformateur, révélateur qu’est celui de ce long processus de décolonisation en cours, qui fait l’objet de l’ensemble des textes colligés. Chaque texte participe à mettre en valeur et à décrire l’originalité des pratiques, des matériaux, des approches créatives des artistes et de leur parcours d’affirmation.

En introduction, on pose les bases sociohistoriques et politiques contextuelles nécessaires à la compréhension du développement des arts autochtones au Kepek. Sans réécrire l’histoire des 400 dernières années, on y présente tout de même les principaux jalons des dynamiques coloniales dans la province francophone, les repères historiques, artistiques et éducationnels qui ont poussé à l’effervescence en art ou, au contraire, qui ont ralenti les initiatives des artistes et des médiations culturelles autochtones. La Loi sur les Indiens, la création des réserves, la sédentarisation forcée, les pensionnats autochtones, la résistance de Kanesatake en 1990, connu comme la crise d’Oka, les interdictions relativement aux pratiques des cérémonies et des rituels, le génocide culturel attesté par la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (2015), puis les féminicides répertoriés par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées du Canada, bref les grandes lignes sont clairement établies. Ces dernières permettent de saisir l’ampleur du travail à effectuer pour renverser la vapeur, comme nous y invite Sioui-Durand.

Dès le deuxième chapitre, Vigneault a fait le choix judicieux de mobiliser les récits (storytelling) des artistes autochtones (Pierre Sioui, Teharihulen Michel Savard et Virginia Pésémapéo Bordeleau), une pratique traditionnelle de partage des connaissances employée par des peuples autochtones, inscrivant la proposition aussi en relation à leurs méthodologies relationnelles. Vigneault a misé sur la puissance de la prise de parole des Autochtones, de leurs expressions sur les arts visuels en contrepoint d’une histoire de l’art eurocentrée. Il faut donc s’attendre à y découvrir des pratiques et des réflexions menées en parallèle des grands courants de l’art contemporain. Ce choix démontre une réelle volonté de nourrir le processus d’affirmation actuel en art porté par et pour les artistes autochtones en Amérique depuis les années 1970, mais surtout depuis une vingtaine d’années dans la province, en l’inscrivant dans des spatiotemporalités distinctes, une historicité autochtone particulière.

Les propositions des chapitres qui suivent s’inscrivent surtout dans les disciplines de l’histoire de l’art, mais aussi de l’ethnographie ou de l’anthropologie. Les pratiques ratissées sont multiples, plurielles et transdisciplinaires. Outre la littérature et le théâtre, on retrouve des textes sur la musique, les performances, les photographies, les médias mixtes, la postproduction, la vidéo, le cinéma, bref on y perçoit la volonté de démontrer la richesse et le talent d’un grand nombre d’artistes qui naviguent – la plupart – en marge des milieux artistiques connus au Kepek. En plus de diriger la publication, Vigneault y signe aussi un texte qui retrace les parcours des personnes clés des arts autochtones au Kepek, de Zacharie Vincent (Tehariolin) à Teharihulen Michel Savard, tous deux Wendats, l’un peintre et chef wendat du xixe siècle – un précurseur de la résurgence autochtone actuelle –, et l’autre artiste contemporain multidisciplinaire de cette même lignée. Puis on y retrouve des pratiques de peintres eeyouch (cris) comme Tim Whiskeychan, Virginia Pésémapéo Bordeleau, des artistes comme Rita Letendre, peintre et graveuse influencée par les automatistes – mais qui ne se dira jamais d’origine abénakise à l’époque et ne qualifiera pas sa peinture comme telle. Ensuite, on explore la pratique de l’artiste multidisciplinaire de renommée internationale d’origine anishinabe Nadia Myre, puis celles de Caroline Monnet, Anishinabe et Française, de Ryan Rice et de Skawennati, tous deux Kanien’kehá:ka, de la commissaire et première art-thérapeute ilnue Sonia Robertson, de l’artiste peintre multidisciplinaire atikamek Eruoma Awashish et de tant d’autres des onze Nations au Kepek. En somme, Vigneault a ratissé assez large, si bien qu’elle a créé une liste d’artistes à la fin de son texte qui démontre l’ampleur de la tâche à laquelle elle s’est attelée. Elle propose ainsi un ouvrage assez complet, avec quelques textes fort appropriés pour l’enseignement aux étudiants et aux personnes intervenantes en médiation des arts au sein des institutions.

Quelques bijoux à découvrir

Assurément, le texte de feu Élisabeth Kaine, chercheuse, commissaire d’origine wendate et québécoise, décédée subitement durant la publication de l’ouvrage, mérite une lecture attentive. Elle y présente tout le travail qu’elle a réalisé pour mettre en valeur les savoir-faire et savoir-être des nations autochtones du Québec, dont la création de La Boîte Rouge VIF, une initiative de recherche participante et décoloniale autochtone au Saguenay. Elle rappelle aussi ce qui l’a menée à développer la Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment.

Un autre incontournable : l’échange entre l’anthropologue Véronique Audet, coordonnatrice de ladite Chaire de l’UNESCO, et le guitariste wendat Gilles Sioui, un autre grand de la musique, disparu trop tôt en 2017. Bien que la conversation, qui se trouve en conclusion du recueil, rompe avec le style du livre puisqu’il s’agit d’un échange d’abord diffusé à CKIA 88,3 FM, sa pertinence est indéniable.

Le texte d’Édith-Anne Pageot, historienne de l’art, a aussi attisé mon intérêt. Il faut savoir qu’elle publiera sous peu un ouvrage complet sur le thème de l’enseignement des arts autochtones. On reste tout de même un peu sur notre faim – il faudra lire sa monographie qui dévoile plus d’informations sur les pratiques enseignées dans le programme d’art et de communication du collège Manitou, première institution postsecondaire autochtone au Kepek, née en 1973 et fermée sous les pressions économiques et politiques en 1976. Il a fallu attendre l’année 2011 pour que les gouvernements du Québec et du Canada soutiennent et approuvent le développement du premier cégep autochtone, l’Institution Kiuna, à Odanak. On saisit tout même avec ce texte toute la force de l’oppression sournoise en marche qui a nui au développement des enseignements des arts et des apprentissages en général pour les Autochtones dans la province.

Le projet de cet ouvrage était donc énorme. C’est aussi peut-être son seul talon d’Achille. À trop vouloir tout embrasser, des textes perdent en précision. Certaines réflexions conceptuelles relativement aux cosmologies autochtones et aux spiritualités sont lacunaires, peu expliquées, alors qu’elles sont au coeur de bien des pratiques artistiques actuelles. Peut-être le désir de ne justement pas essentialiser ces pratiques à quelque spiritualité a-t-il entraîné ce choix. On se questionne. Contrairement à d’autres textes qui semblent effleurer certains concepts, celui de l’anthropologue Véronique Audet cerne clairement les bases conceptuelles de son analyse. Il sera aussi conseillé de se diriger vers sa monographie Innu Nikamu – L’innu chante (Audet 2012), issue de son mémoire de maîtrise, puisqu’il s’agit d’une version réduite de ce document et de ses recherches ultérieures.

Finalement, on comprend bien que le peu de textes sur ces thématiques en français au Kepek a sûrement entraîné un désir d’en produire davantage. Et c’est aussi ce qui étonne quand on arrive au terme de la lecture. Comment peut-on avoir passé sous silence tant de talents et de pratiques durant autant d’années ? Pourquoi, comme le rappelle Sophie Guignard dans son texte « Usages et stratégies photographiques autochtones au Québec : d’une présumée absence à des présences manifestes », avoir favorisé la diffusion de clichés stéréotypés, ou de « l’indien imaginaire » ? La colonisation, c’est aussi la loi du silence imposée aux populations autochtones, l’absence, voire l’interdiction de la possibilité de s’exprimer. L’ouvrage présente en tension à la fois l’absence et la présence des Autochtones qui résistent par l’art depuis longtemps, bien avant Expo 67 et le Pavillon des Indiens, un marqueur important de la présence autochtone au pays, mais surtout des arts modernes et contemporains des peuples autochtones. Il s’agit enfin seulement du deuxième document du genre en français, après D’horizons et d’estuaires. Entre mémoires et créations autochtones (2020) des artistes et commissaires Camille Larivée et Léuli Eshrāghi. Il faut donc poursuivre le mouvement de décolonisation. Il faudra le raffiner, en préciser les réflexions tout en s’assurant, encore une fois, d’une pleine et entière participation des Autochtones dans les processus des publications à venir.