Résumés
Résumé
Du xviiie au xxe siècle, les Napo Runa, groupe autochtone de l’Amazonie équatorienne, ont été les victimes de nombreuses oppressions coloniales. Les acteurs coloniaux et les ethnohistoriens qui étudièrent les archives ont identifié la fuite et le sabotage comme les formes de résistance anticoloniale privilégiées par les Runa. Ces derniers, en revanche, racontent que leurs ancêtres utilisèrent également des techniques chamaniques pour lutter contre les acteurs coloniaux. Je commente ces récits en montrant que certains d’entre eux, qui furent recueillis durant le xxe siècle, sont en continuité avec le discours actuel des Runa sur le chamanisme. Je défends l’idée que nous devrions revisiter l’ethnohistoire de la région en prenant au sérieux ces récits, qui ont généralement été écartés des analyses historiques.
Mots-clés :
- Chamanisme,
- Napo Runa,
- résistance anticoloniale,
- ethnohistoire,
- tradition orale
Abstract
From the xviiith to the xxth century, the Napo Runa, an indigenous group from the Ecuadorian Amazon, were the victims of numerous colonial oppressions. Colonial actors and ethnohistorians who studied the archives identified flight and sabotage as the forms of anti-colonial resistance favoured by the Runa. The latter, on the other hand, say that their ancestors also used shamanic techniques to fight against the colonial actors. I comment on these accounts by showing that some of them, which were collected during the xxth century, are in continuity with the current discourse of the Runa on shamanism. I defend the idea that we should revisit the ethnohistory of the region by taking seriously these accounts that have generally been dismissed from historical analyses.
Keywords:
- Shamanism,
- Napo Runa,
- anti-colonial resistance,
- ethnohistory,
- oral tradition
Resumen
Entre los siglos XVIII y XX, los Napo Runa, grupo indígena de la Amazonía ecuatoriana, fueron víctimas de numerosas opresiones coloniales. Los actores coloniales y los etnohistoriadores que estudiaron los archivos identificaron la huida y el sabotaje como las formas de resistencia anticolonial elegidas por los Napo Runa. Estos últimos, en cambio, dicen que sus antepasados utilizaron también técnicas chamánicas para luchar contra los actores coloniales. Comento estos relatos mostrando que algunos de ellos, que fueron recopilados durante el siglo XX, están en continuidad con el discurso actual de los Napo Runa sobre el chamanismo. Sostengo que deberíamos revisar la etnohistoria regional tomando en serio estos relatos, los que generalmente han sido excluidos de los análisis históricos.
Palabras clave:
- chamanismo,
- Napo Runa,
- resistencia anticolonial,
- etnohistoria,
- tradición oral
Corps de l’article
Les Napo Runa, groupe autochtone quechuaphone peuplant la région du Haut-Napo en Amazonie équatorienne (fig. 1), ont entretenu, entre le xviiie siècle et la première moitié du xxe siècle, d’intenses rapports avec divers acteurs coloniaux (représentants de la Couronne espagnole, puis du gouvernement équatorien, collecteurs de caoutchouc, commerçants, explorateurs, etc.) vis-à-vis desquels ils ont systématiquement été en position subalterne : ils leur ont payé des tributs, travaillé à leur service sans rémunération substantielle, transporté leurs charges, cultivé leurs plantations et fourni de la nourriture, construit leurs édifices et entretenu leurs infrastructures, etc[1]. Jusque dans les années 1960, de nombreux Runa étaient insérés dans des relations de travail contre dette avec des « patrons » locaux (Muratorio 1998). Entre les années 1960 et 1990, dans le cadre d’une réforme agraire, d’un plan national de colonisation et du développement de l’exploitation pétrolière, leurs territoires furent spoliés par des Équatoriens venus des autres régions du pays. En plus de cette domination politico-économique pluriséculaire, les Runa furent exposés de manière discontinue à l’évangélisation puisqu’Archidona (peuplement colonial situé au coeur de leur territoire historique) fut un centre missionnaire pour les Jésuites entre le xviie et le xixe siècle, puis pour les Joséphites de Murialdo à partir de 1922[2].
Dans les témoignages laissés par les acteurs coloniaux depuis le xviiie siècle, les Runa sont qualifiés d’« Indiens dociles », en raison de leur apparent pacifisme et de leur adhésion superficielle au christianisme (AHBEAEP [1709] ; Niclutsch [1781] 2012 : 102 ; Villavicencio 1858 : 377 ; Anonyme [1913] 2010). Pour cette raison, ils étaient considérés comme une source de main-d’oeuvre facilement corvéable en opposition aux groupes voisins (Shuar, Achuar, Zaparo, Waorani, etc.), considérés comme « sauvages » et qu’il fallait d’abord « pacifier » avant de les exploiter. Un examen attentif de la littérature historique et des archives[3] indique que la violence physique sous forme de rébellion ouverte n’a pas été le moyen de résistance anticoloniale privilégié des Runa entre le xviiie et le xxe siècle[4], contrairement aux groupes voisins, qui s’opposèrent parfois violemment aux acteurs coloniaux. Les principales formes de résistance des Runa enregistrées par les acteurs coloniaux et celles repérées par les ethnohistoriens (Oberem 1980 ; Hudelson 1987 ; Muratorio 1998) peuvent être considérées comme symboliques, « passives » et non violentes.
Néanmoins, les Runa avec lesquels je travaille depuis 2014 me racontèrent de nombreux récits traitant de leur résistance anticoloniale. Si une partie de ceux-ci est conforme aux données consignées par les acteurs coloniaux, une autre, en revanche, décrit des formes de résistance actives et parfois violentes qui impliquent l’usage de techniques chamaniques. Par exemple, plusieurs d’entre eux me racontèrent que pendant la réforme agraire, des chamanes (yachac) envoyèrent des fléchettes invisibles (biruti) aux colons, leur occasionnant des maladies, voire la mort. Certains Runa affirment également que leurs grands-parents ou leurs lointains ancêtres utilisèrent la transformation en jaguar ou en anaconda pour se débarrasser des acteurs coloniaux. Enfin, d’autres mentionnent des formes d’occultations chamaniques qui permirent à leurs ancêtres de se cacher dans des maisons subaquatiques hors de portée de leurs oppresseurs. Ces techniques chamaniques, conditionnées par certaines prescriptions et certains états –consommation de tabac et de plantes procurant des visions ou médicinales, jeûnes, rêves, chants, alliance avec des « esprits » auxiliaires, etc. – représentatifs du chamanisme amazonien, sont aujourd’hui fréquemment employées par les Runa pour agir sur le monde et les êtres qui le peuplent : régionalement réputés comme des experts en chamanisme, ils explorent aussi bien son aspect curatif et protecteur que son aspect destructeur et meurtrier. À ce titre, la « docilité » des Runa qui apparait dans les témoignages des acteurs coloniaux tranche avec la violence des guerres chamaniques intra et intertribales dans lesquelles ils sont investis aujourd’hui et semblent également l’avoir été dans le passé.
Mais l’idée que le chamanisme ait pu être un moyen de résistance anticoloniale n’est pas récente puisque la littérature ethnographique contient des récits napo runa similaires à ceux qui me furent racontés sur le terrain, datant de la première moitié du xxe siècle pour les plus anciens. Dans cet article, je montre qu’il existe une continuité entre ces récits et les discours actuels des Runa qui suggère que les Runa ont historiquement considéré le chamanisme comme un moyen concret de résistance anticoloniale. En vertu de la présence d’éléments défiant la rationalité occidentale, ce type de récit fut fréquemment rangé par les ethnologues dans les catégories « mythes », « légendes », « croyances », etc., ce qui eut pour effet de nous éloigner de la compréhension de leurs significations et de leurs rôles historiques puisqu’ils furent justement placés hors de l’histoire. Une autre réaction des ethnologues face à ces récits est d’en extraire des événements factuels congruents avec ceux décrits dans les documents coloniaux. Cette tentation qui s’offre aux ethnologues s’intéressant aux récits autochtones enregistrés dans la littérature, mais qui manquent de repères temporels précis et dont les narrateurs ne peuvent être retrouvés pour donner des explications (un cas de figure courant) est également problématique. Cela peut nous conduire à opérer une sélection européocentrée de ces éléments ou à faire l’impasse sur une contextualisation rigoureuse du récit et des logiques culturelles qui le régissent. Dans cet article, au contraire, je prends le parti méthodologique que nous devons attacher autant de crédit aux récits des Runa qu’aux documents produits par les acteurs coloniaux, dans la mesure où les acteurs les ayant produits s’inscrivent dans des épistémologies, des ontologies et des cosmologies différentes qui ne rendent pas visibles les mêmes propriétés du monde présent et passé (Cruikshank 1992 ; Nadasdy 2021). Je propose une approche historique des récits napo runa s’inspirant de l’ethnographie expérientielle (Goulet 2011 ; Cognet 2023, 2024), qui prend au sérieux les connaissances des Runa sur la nature et la réalité des choses et des êtres qui composent le monde et des règles qui le régissent. Ma démarche s’oppose ainsi à une tradition ethnohistorique classique qui considère les récits oraux autochtones comme inaptes à rendre compte de l’histoire ou du moins que la fiabilité de ces récits doit être mesurée à l’aune des autres sources disponibles (coloniales ou archéologiques) et s’inscrit dans la continuité des recherches ethnohistoriques qui s’intéressent au point de vue autochtone sur l’histoire (Fogelson 1974).
La résistance anticoloniale des Runa selon les acteurs coloniaux et les ethnohistoriens
La résistance des Runa enregistrée par les acteurs coloniaux consiste notamment en des actes de sabotage dans le cadre du travail qu’ils devaient accomplir pour le compte des autorités coloniales, des patrons et des voyageurs occasionnels. Aux xixe et xxe siècles, les Runa volaient ou abandonnaient fréquemment les marchandises qu’ils étaient chargés de transporter et il leur arrivait d’abandonner ou de tromper les voyageurs qu’ils devaient guider entre l’Amazonie et la région andine (Villavicencio 1858 : 389-390 ; Wavrin 1948 : 98, 100-101 ; Osculati 2000 : 74-81, 91). De nombreux documents de l’Archivo de la Gobernación de Napo (AGN)[5] produits durant la première moitié du xxe siècle attestent de ces vols et de ces abandons, notamment en ce qui concerne le courrier que les Runa acheminaient à Quito ou vers divers lieux de l’Amazonie. Muratorio (1998 : 196-197) mentionne que durant le boom du caoutchouc, certains Runa enroulaient le latex autour de bâtons ou de pierres afin d’en augmenter le poids et ainsi de tromper leurs patrons. Le rôle clef qu’occupaient les Runa dans l’économie locale leur permettait d’exercer des pressions s’ils se refusaient à travailler ou à fournir de la nourriture aux acteurs coloniaux. Aux xviiie et xixe siècles, plusieurs Jésuites rapportèrent, par exemple, que les Runa ne voulaient leur fournir aucune nourriture afin qu’ils s’en aillent ou meurent (AHBEAEP [1709] ; Jouanen 1977 : 108-109). Comme l’a signalé Muratorio (1998 : 195-197), pour lutter contre les oppressions coloniales, les Runa ont su manipuler la bureaucratie locale et tirer parti de l’adversité qui existait entre les différents types d’acteurs coloniaux (gouvernement local, patrons, missionnaires). Il n’était pas rare que certains d’entre eux se rendent à Quito afin de dénoncer, directement aux autorités politiques et religieuses supérieures, les mauvais traitements et l’exploitation dont ils étaient les victimes (AHBEAEP [1709] ; Tovia 1893 ; et de nombreux documents de l’AGN). Enfin, entre le xviiie et la première moitié du xxe siècle, la fuite vers des lieux forestiers difficilement accessibles fut une des solutions privilégiées par les Runa pour échapper au contrôle des acteurs coloniaux (AHBEAEP [1709] ; Villavicencio 1858 : 353 ; Muratorio 1998 : 257). Les acteurs coloniaux se retrouvaient fréquemment dans des villages déserts, abandonnés depuis peu ou depuis longtemps, et éprouvaient des difficultés pour obtenir des vivres et recruter de la main-d’oeuvre. Ces formes de résistance quotidiennes dérangeaient les acteurs coloniaux, mais à aucun moment elles n’ébranlèrent réellement leur système de domination.
Les ethnologues ayant travaillé sur la base des documents coloniaux ont repéré ce type de résistance et ont aussi souligné la grande capacité d’adaptation et la résilience des Runa face aux contraintes et aux situations qui leur furent imposées à chaque époque (Oberem 1980 ; Hudelson 1987 ; Macdonald 1997 ; Muratorio 1998 ; Perreault 2001). Muratorio (1998 : 20, 319-360) mentionne également des formes de résistance indirectes et symboliques qui font partie de l’identité historique des Runa. Elle identifie l’humour et l’ironie, mais surtout le chamanisme comme étant les principaux piliers de cette résistance culturelle. Dans le Haut-Napo, le chamanisme est perçu comme un trait culturel discriminant et c’est notamment autour de cette pratique que les Runa ont pu historiquement reproduire une identité autochtone et maintenir des frontières avec le monde des Équatoriens hispanophones. Par ailleurs, on connait le rôle joué par des chamanes-prophètes dans l’organisation de résistances, révoltes et mouvements messianiques liés à la situation coloniale en Amérique du Sud (Salomon 1983 ; Ruiz Mantilla 1992 ; Hugh-Jones 1994 ; Gordillo 2003).
Mais ici il ne sera ni question du rôle symbolique et politico-religieux du chamanisme ni du chamane en tant qu’institution ou individu permettant de fédérer. Il sera question des techniques chamaniques qu’emploient les chamanes, mais aussi d’autres Runa non spécialistes, considérées comme un moyen concret de résistance contre les acteurs coloniaux. Même si cela semble assez rare, les Runa ne sont pas les seuls Autochtones sud-américains à concevoir leur résistance anticoloniale historique grâce à l’emploi de techniques chamaniques (Langdon 1990 ; Gordillo 2004). Prendre ces techniques au sérieux dans la compréhension de l’histoire régionale implique de ne plus considérer le chamanisme meurtrier seulement sous un angle fonctionnaliste, selon lequel il n’existerait ni agression chamanique ni chamanes meurtriers, mais seulement la croyance dans leurs existences, qui s’explique par sa fonction (cohésion sociale, structuration politique). Les chamanes utilisant ces techniques existent et chez les Runa, le recours au chamanisme meurtrier est une dimension inévitable de l’aspect protecteur et défensif du chamanisme.
Devenir jaguar
La transformation en jaguar, attribut classique des chamanes du Nord-Ouest amazonien, apparait dans de nombreux récits napo runa comme une solution permettant d’échapper à des agresseurs, de les combattre ou de les détruire. En 1927, Robert de Wavrin (1927 : 328-329), explorateur et ethnographe belge, recueillit et publia un récit dans lequel cette transformation est assimilée à un moyen de résistance anticoloniale :
Lorsque les Espagnols arrivèrent, ils firent des esclaves et tourmentèrent les indigènes. Les sorciers de cette époque se réunirent et discutèrent. Ils prirent la décision de se retirer dans les recoins les plus reculés de la forêt où, pour éviter d’être poursuivis, ils se métamorphosèrent en tigres [« tigre » en espagnol local désigne tout type de félin de grande taille] de toutes les couleurs, tous des animaux énormes. Ceux qui pénétraient dans la forêt pour aller chasser étaient dévorés. Même les villages étaient ravagés. Les fauves firent tellement de mal que les sorciers des villages décidèrent de mettre fin à cette boucherie. En jeûnant et en absorbant la yanahuasca [probablement ayahuasca (Banisteriopsis)] ils partirent à la découverte et commencèrent la chasse [...].
Après quelques péripéties, le récit se termine ainsi :
En ayant recours à la ruse, ils [les sorciers du village] les conduisirent jusqu’à la montagne Galeras. Quand tous les tigres se trouvèrent réunis dans une grande caverne, ils fermèrent l’orifice à l’aide d’une pierre énorme qui ferme la sortie et qui se distingue de loin.
Il est difficile de situer historiquement les événements de ce récit. En effet, hormis la phrase introductive « Lorsque les Espagnols arrivèrent, ils firent des esclaves et tourmentèrent les indigènes », le récit ne contient aucun autre repère temporel. Selon Muratorio (1998 : 341-342) et Uzendoski (2010 : 147), ce récit raconterait la fuite des Autochtones insurgés après la grande révolte qui eut lieu dans le Haut-Napo en 1578, durant laquelle plusieurs groupes s’unirent afin de détruire les villages espagnols et leurs habitants (Ruiz Mantilla 1992 ; Cognet 2021 ; Cognet 2022 : 86-89). Uzendoski et Muratorio considèrent que ces éléments historiques se seraient greffés à un récit « mythique » très connu parmi les Runa qui raconte comment leurs héros culturels et chamanes primordiaux enfermèrent un jaguar monstrueux dans la montagne Galeras (des comptes rendus de ce récit sont consultables dans Uzendoski et Calapucha-Tapuy [2012 : 142-150] et Cognet [2022 : 298-302]). Cependant, plusieurs arguments permettent de mettre en doute cette interprétation. Premièrement, la formule introductrice « lorsque les Espagnols arrivèrent » a peut-être été ajoutée par Wavrin, qui a résumé, traduit et reformulé le récit. Elle pourrait aussi résulter de la traduction des expressions espagnolguna pactamucpi (« quand les Espagnols sont arrivés ») et ñucanchi rucuguna esclavu tucucpi (« quand nos ancêtres sont devenus esclaves »), qu’emploient fréquemment les Runa comme repères temporels dans leurs récits historiques. Ces expressions sont employées davantage pour situer le récit au sein d’une période caractérisée par la relation asymétrique entre Blancs et Autochtones, plutôt qu’au moment précis où les Espagnols arrivèrent et s’installèrent dans la région du Haut-Napo entre 1538 et les années 1560. Elles sont, par exemple, utilisées par les Runa pour situer des événements qui eurent lieu durant le boom du caoutchouc (1870-1930), une période où les colons n’étaient plus espagnols, mais équatoriens. En outre, les Équatoriens hispanophones qui vivent dans la région sont encore aujourd’hui qualifiés d’españolguna (« Espagnols ») par certains Runa. Le récit publié par Wavrin ne peut donc pas être situé littéralement dans le calendrier qu’utilisent les historiens avec la précision nécessaire pour soutenir l’interprétation de Muratorio et d’Uzendoski. De plus, cette interprétation ne résiste pas à la comparaison de ce récit avec d’autres dans lesquels les Runa racontent la fuite de leurs ancêtres face à des envahisseurs agressifs, semble-t-il, à toutes les époques depuis le xvie siècle jusqu’à aujourd’hui. S’il semble impossible d’extraire du récit publié par Wavrin des faits précis et datables congruents avec les sources écrites, un fait sociohistorique peut néanmoins être relevé : les Runa, au début du xxe siècle, considéraient déjà la fuite et la transformation comme des moyens de résistance complémentaires et efficaces.
Un second récit, recueilli dans la région d’Archidona dans les années 1940 par le missionnaire protestant étasunien George Tidmarsh, permet d’étayer cette idée.
[…] Un jeune, de mère indigène Archidona me raconta ce que les vieux Archidonas racontent à propos d’indiens qu’ils nomment CURISTAS[6]. Il me dit que quand vinrent les Jésuites, les indiens de cette région leur résistèrent et résistèrent à leurs durs traitements. Par conséquent, les Jésuites – selon la légende – firent mettre en file tous les hommes adultes et les tuèrent à l’aide de quelques grands et féroces chiens (desquels, je crois, les indiens conservent encore le nom). Ceux qui restèrent dans la partie la plus arrière de la file virent ce qui était en train de se passer avec leurs compatriotes et, pour vaincre une telle menace de mort, ils se transformèrent en jaguar (un processus que certains sorciers prétendent faire encore aujourd’hui), et sous la forme de jaguars ils tombèrent sur les chiens et les tuèrent. Ensuite, les vainqueurs fuirent (probablement avec leurs femmes) vers les montagnes et les sources des rivières, où ils vécurent tranquillement en conservant leur langue et leurs coutumes ; mais, parce qu’ils manquaient de certains fruits des vallées basses, ils sortirent à l’époque des fruits du palmier chonta pour voler les fruits dans les jardins des indiens asservis par les blancs.
Les anciens affirment, en plus, que jusqu’aux dernières années, durant les nuits tranquilles, il était possible d’entendre le son distant des tambours de ces indiens.
AHBMCPE [1920 ?][7]
Situer ce récit avec précision est également problématique. « Quand vinrent les Jésuites » correspond probablement à une traduction de ce que les Runa désignent par jisuita uras (« l’époque des Jésuites »), caractérisée par la situation asymétrique entre les Runa et les Jésuites. Pertinente pour les Runa, cette manière de situer le récit l’est moins aux yeux des historiens puisque la situation sociale à laquelle elle fait référence eut lieu plusieurs fois dans l’histoire de la région : les Jésuites furent présents à Archidona dans les années 1660-1670, puis de 1708 jusqu’en 1767 et, enfin, entre 1868 et 1896. Rien dans ce récit ne permet d’affirmer avec certitude à laquelle de ces époques se réfère le narrateur.
La manière dont certains Runa échappent aux Jésuites et deviennent les Curistas présente des similitudes avec le récit précédent. Premièrement, les Runa se transforment en jaguars pour détruire leurs ennemis. Ensuite, ils se réfugient dans un lieu reculé (« vers les montagnes et les sources des rivières ») pour éviter les relations coloniales. Comme dans le récit précédent, les Runa qui se sont transformés en jaguars, devenus les Curistas, ont un comportement inapproprié vis-à-vis des Runa restés à Archidona puisqu’ils volent les fruits de leurs plantations. Dans le premier récit, une fois transformés en jaguars pour échapper aux colons, les chamanes ne maitrisent plus leur prédation et s’en prennent aux Runa. Ces derniers doivent à leur tour neutraliser les chamanes transformés en jaguars en utilisant des techniques chamaniques : ils jeûnent, prennent de l’ayahuasca et enferment les chamanes-jaguars dans une caverne de la montagne Galeras.
Ces deux récits s’inscrivent dans des logiques répandues dans les sociétés amazoniennes : celles du perspectivisme et de la prédation. La logique perspectiviste, mise en évidence par Viveiros de Castros (1998), est l’idée selon laquelle les points de vue que les êtres portent sur le monde résident dans leurs enveloppes corporelles, lesquelles sont assimilées à des vêtements que l’on peut ôter pour en revêtir d’autres. Le changement d’enveloppe corporelle, qui peut avoir lieu de plusieurs manières, oniriquement, après ingestion de plantes procurant des visions ou médicinales, entraine un changement de point de vue sur le monde. Revêtir l’enveloppe corporelle d’un prédateur comme le jaguar ou l’anaconda, quintessence de la prédation amazonienne, implique de voir de nombreux êtres comme des proies et d’agir comme s’ils l’étaient effectivement. Les colons, que ce soient les Espagnols du xviiie siècle, les missionnaires, les patrons équatoriens des xixe et xxe siècles ou les colons agricoles arrivés pendant la réforme agraire (1960-1990), sont vus par les Runa comme des agresseurs et des prédateurs, bien qu’ils ne soient que métaphoriquement anthropophages, et les Runa se voient comme leurs proies (une conception que l’on retrouve chez d’autres groupes amazoniens (Rival 2002 : 49-55 ; Bonilla 2005)).
À la lecture des documents historiques, il n’est guère difficile de s’imaginer comment les colons ont été et sont encore perçus ainsi (fig. 2). En effet, du xviiie siècle aux années 1950, ils réalisaient fréquemment des expéditions dont les objectifs étaient de capturer des Autochtones pour en faire leurs serviteurs, les vendre, les punir ou les tuer. Durant cette période, la violence et la torture exercées contre les Runa étaient omniprésentes. Quant aux Jésuites, leur prédation s’illustre à travers leurs expéditions visant à capturer des néophytes afin de remplir leurs réductions dans lesquelles ces derniers souffraient des épidémies et des châtiments qui leur étaient infligés. Dans les récits des Runa, ils sont généralement décrits comme des mili pagri (« des prêtres agressifs »), comme des vecteurs d’épidémie ou encore comme de puissants chamanes capables d’envoyer des maladies ou d’invoquer des « esprits » maléfiques qui agressent les Runa. Quant aux Joséphites de Murialdo (installés depuis 1922), ils m’ont été fréquemment décrits comme des prédateurs sexuels cherchant à abuser des femmes runa ou comme des voleurs de terres dépossédant les Runa de leurs territoires. Enfin, les disputes pour le contrôle des âmes entre missionnaires protestants et catholiques qui eurent lieu à partir des années 1920 viennent renforcer cette idée de missionnaires-prédateurs[8]. Face à de tels individus, la recherche d’un point de vue prédateur via la transformation en jaguar est pensée par les Runa comme une manière d’inverser la relation.
Aujourd’hui, les Runa connus pour leur maîtrise de la transformation en jaguar sont appelés runa-puma (« hommes-jaguars ») (fig. 3). Certains grands-pères qui, malgré leur âge avancé et leurs capacités physiques diminuées, obtiennent des résultats surprenants à la chasse sont ainsi qualifiés. Ces runa-puma chassent la nuit et retrouvent leur apparence humaine avant le lever du jour afin de ne pas être découverts. D’autres sont réputés utiliser leurs facultés pour commettre des homicides. Selon les Runa, le pouvoir permettant cette transformation est obtenu par la pratique du jeûne sasina (abstinence sexuelle et non-consommation de sel, piment, graisse et alcool), la consommation d’ayahuasca, de tabac et surtout de la plante puma yuyu (plante des jaguars, Teliostacha lanceolata selon Uzendoski et Calapucha-Tapuy (2012 : 100)). L’emploi de cette plante par les Runa était déjà mentionné au début du xxe siècle (Anonyme [1913] 2010). Il est nécessaire de la consommer de nombreuses fois durant la vie pour parvenir à contrôler la métamorphose, qui n’est achevée qu’après la mort. Dans l’extrait d’entretien qui suit, Marta, une de mes principales interlocutrices, âgée d’une quarantaine d’années, nous renseigne sur ce processus :
Si le runa-puma est plus fort qu’un simple humain, il est également considéré comme plus méfiant, plus discret, et plus vorace que le jaguar commun : c’est un jaguar augmenté, un « super-prédateur ». Comme le fait remarquer Marta, les anciens devenus runa-puma peuvent se montrer généreux en offrant de la viande à leurs descendants, mais ils font aussi preuve d’une prédation incontrôlable qui les conduit à s’attaquer aux animaux domestiques et, dans certains cas, aux humains. Pour les Runa, incarner le point de vue du jaguar, c’est prendre le risque de se comporter en prédateur envers ses (ex-)congénères. Pour se débarrasser d’un runa-puma qui ne contrôle plus son attitude prédatrice, il faut faire appel, comme l’explique Marta, à un ancien qui prendra l’ayahuasca afin d’enfermer le runa-puma dans une montagne. On retrouve dans le discours de Marta les mêmes éléments que dans le récit recueilli par Wavrin. La transformation et l’enfermement chamaniques sont en fait des techniques que la plupart des chamanes actuels affirment utiliser pour protéger leurs communautés des agresseurs environnants. Il s’agit d’un argument de plus pour ne pas considérer les récits mentionnant à la fois la situation coloniale et ces techniques comme relevant du mythe et ainsi refuser le fait que leur emploi puisse avoir joué un rôle historique. Il s’agit bien d’histoire, mais d’une histoire racontée selon une ontologie et une épistémologie napo runa dans laquelle le chamanisme est un des principaux moyens de l’action historique.
Après avoir lu les récits recueillis par Tidmarsh et Wavrin, j’ai demandé à Eusebio Shiguango, un de mes principaux interlocuteurs, s’il pensait que ses ancêtres avaient utilisé des techniques de transformation chamanique pour combattre les acteurs coloniaux. Eusebio me répondit positivement et ajouta que, « lorsque les Espagnols arrivèrent », des chamanes se transformèrent en agoutis, en rapaces et même en pierres afin de les observer discrètement ; quand ils se rendirent compte que les Espagnols étaient mal intentionnés, ils se transformèrent en anacondas et en tuèrent un grand nombre.
Occultation
Selon les sources coloniales, la fuite dans des zones reculées de la forêt fut le moyen privilégié par les Runa pour éviter les relations avec les Blancs lorsque celles-ci devenaient insupportables. Des histoires décrivant ces événements sont racontées par de nombreux Runa qui connaissent les localités dans lesquelles leurs grands-parents et leurs parents se réfugiaient. Cependant, lorsque leurs oppresseurs découvraient ces maisons, ils capturaient et punissaient les fugitifs.
Certains Runa racontent aujourd’hui que leurs ancêtres, pour ne pas être capturés, employèrent des techniques chamaniques leur permettant d’occulter leur présence. Dans certains cas, il s’agissait d’un moyen d’échapper aux dettes qu’ils avaient contractées auprès des patrons blancs. Dans la plupart de ces récits, une maison est submergée dans un lac avec ses habitants, qui y vivront pour toujours, libres du joug de leurs oppresseurs. Selon les Runa, ces maisons subaquatiques ne sont pas rares : en parcourant leur territoire, on apprend que de nombreux lacs et marécages en abritent une et que leurs habitants s’y trouvent encore. Des indices que les Runa perçoivent, tels des battements de tambour, les cris des coqs, des conversations ou encore la fumée et la lumière de leurs feux, trahissent leur présence. Mishqui Chullumbu, un de mes principaux interlocuteurs, aujourd’hui âgé de 78 ans, me raconta une de ces histoires. Dans son récit, un groupe de Runa quitte les alentours d’Archidona pour se réfugier dans une maison de forêt afin d’éviter les patrons et les missionnaires. Les habitants de cette maison jeûnent et consomment des plantes chamaniques et médicinales, tabac, huantuc (Brugmansia), ayahuasca de l’anaconda, etc., qu’ils crachent dans des marmites placées aux quatre coins de la maison. Lorsque les acteurs coloniaux les retrouvent et les attaquent, les habitants de la maison brisent les marmites, et les substances qu’elles contiennent se répandent, croissent et, accompagnées du chant d’un chamane, forment un lac qui submerge la maison. Cela permet aux Runa d’échapper aux colons impuissants et interloqués. Un jour, alors que nous nous trouvions dans la communauté Lushianta, située à une dizaine de kilomètres d’Archidona, Mishqui m’expliqua qu’il s’agissait du lieu où se déroulèrent les événements et que les personnes qui disparurent étaient encore vivantes, mais occultées, et qu’il aimerait les contacter, ce qui est possible lors de rêves ou sous l’effet de l’ayahuasca :
Mishqui affirme que ces personnes habitant le lac font partie de la famille de sa mère. Il consigna cette histoire par écrit (Alvarado 2010b : 127-132) et l’accompagna d’un dessin représentant la scène de la maison submergée (fig. 4).
Ces récits d’occultation, comme ceux de transformation, ne résultent pas d’une tradition orale d’invention récente puisque des récits impliquant les mêmes techniques ont été recueillis dans les années 1970. Dans un récit recueilli par les missionnaires du Summer Institute of Linguistics (Gutierrez 1978), des Runa endettés auprès de leur patron jeûnent pendant quinze jours, consomment la liane de l’anaconda (amarun huasca) et vomissent autour de la maison pour la faire disparaitre. Lorsque le patron se met à leur recherche, il ne trouve que du charbon qui flotte à la surface d’un lac d’où proviennent des cris et des battements de tambour. Le missionnaire Franciscain Jean-Marc Mercier (1979 :238-239) recueillit un récit parmi les Runa du Napo péruvien (originaires du Haut-Napo équatorien) qui mentionne, en plus de l’occultation de la maison dans un lac, d’autres Runa qui se transforment en bambous et en lianes épineuses afin de passer inaperçus.
Les techniques et les idées que ces récits mobilisent semblent connues par les sociétés autochtones de la Haute-Amazonie depuis plusieurs siècles comme l’atteste un témoignage écrit en 1643 par le Jésuite Lucas De la Cueva à propos des Autochtones de la réduction de Limpia Concepción de Xeberos (appartenant, comme la réduction d’Archidona, à la mission de Maynas, bien qu’éloignées de quatre cents kilomètres) :
[…] ils ont cherché d’autres moyens [que la violence directe] d’éviter la sujétion évangélique, puisque certains sont allés chercher la campana del Zupay [« cloche du supay », probablement une plante procurant des visions du genre Brugmansia] pour la boire et aller vivre sous les eaux, passer une belle vie, de la même manière qu’ils disent que leurs parents le firent, puisqu’un de leur village se transforma en lac, dans lequel ses habitants ont sombré pour vivre heureux sous les eaux, après avoir bu ladite herbe de la cloche. D’autres sont allés se baigner avec de l’eau à base d’herbes et de cachas [non identifié], pour ne pas être vus ou découverts par les chrétiens. Et l’indien Guamce, alors qu’il essaya de continuer sur la même voie, fut emporté par le démon, ne laissant d’autre trace que quelques empreintes de pas, au début des empreintes d’homme ; plus loin d’enfant, et ensuite elles se sont transformées en empreintes de tigre
De la Cueva, cité par Figueroa [1661] 1904 : 64
Ces récits d’occultation s’inscrivent dans les conceptions de la mort et de l’au-delà en vigueur actuellement dans la culture napo runa. En effet, les personnes puissantes et notamment les chamanes, lorsqu’ils décèdent, deviennent des amu, êtres ambivalents, polymorphes, invisibles, détenteurs de pouvoir chamaniques et également grands prédateurs (Kohn 2002 : 212-265 ; Cognet 2023). Ces amu sont les maitres de domaines occultés situés dans des lacs, des grottes, de grands arbres, etc., dans lesquels ils vivent pour toujours. Par ailleurs, dans les récits d’occultation, le passage d’un habitat terrestre à un habitat aquatique implique que les Runa se transforment en anaconda (fig. 5). En effet, les Runa considèrent que, lorsqu’ils parcourent leurs domaines aquatiques, les amu revêtent cette enveloppe corporelle. Ceci est explicite dans un récit d’occultation recueilli par Kohn (2002 : 236-237) dans lequel le patron qui recherche les Runa endettés plonge dans le lac nouvellement formé pour les atteindre et se fait manger par un anaconda. Comme pour la transformation en jaguar, le jeûne et la consommation d’une plante, l’amarun huasca/yage (ayahuasca de l’anaconda), sont impliqués dans ce processus d’occultation/transformation en anaconda.
Réforme agraire et chamanisme meurtrier
Durant la réforme agraire (1960-1990), de nombreux colons agricoles vinrent s’installer sur les territoires des Runa. En outre, cette période coïncide avec le début de l’exploitation pétrolière du centre-nord de la région amazonienne. Les Runa se remémorent cette période avec beaucoup de colère, car elle est synonyme de spoliation territoriale et de changements socioculturels brusques et radicaux. Dans leurs récits, la violence et surtout la tromperie des colons sont identifiées comme les moyens privilégiés de la spoliation territoriale. La forte pression foncière exercée par les colons agricoles entraina des tensions entre les Runa qui se sont souvent soldées par des agressions chamaniques. Durant cette période, de nombreuses plaintes concernant ces agressions, fréquemment liées à des disputes entre voisins quant à la possession de terre et de bétail, ont été enregistrées par les autorités locales (AGN). Afin de maintenir l’ordre, mais également parce que tous les fonctionnaires ne remettaient pas en cause l’existence de la sorcellerie, les autorités locales donnèrent suite à certaines de ces plaintes et certains chamanes furent punis (Cognet 2022 : 415-420 ; Rogers 1995 : 193-201). Alors que je constatais, à travers les archives, que les spoliations territoriales engendrées par la réforme agraire semblaient avoir exacerbé la violence chamanique entre les Runa, je me demandais si cette violence chamanique avait également été utilisée comme moyen de défense contre les colons.
Comme le font remarquer d’autres ethnologues (Whitehead et Wright 2004), soigner et tuer forment une dualité complémentaire caractéristique du chamanisme amazonien. Néanmoins, rares sont les Runa qui avouent être auteurs d’agressions chamaniques. Les Runa disent d’un « bon » chamane qu’il utilise ses pouvoirs essentiellement au service des autres, afin de soigner, de défendre et de protéger (même si cela implique des actes violents qui entrainent la mort de ses ennemis), et d’un « mauvais » chamane qu’il utilise ses pouvoirs essentiellement à des fins personnelles, pour causer le malheur et la mort parce qu’il est envieux ou parce qu’il ne maitrise pas son attitude prédatrice. Comme les patrons ou les Jésuites des récits précédents, les colons agricoles arrivés pendant la réforme agraire sont associés à des prédateurs et à des agresseurs par les Runa. Dès lors, la violence chamanique devient un moyen de défense envisageable et légitime. En leur demandant s’ils s’étaient défendus, et non pas s’ils avaient agressé en ayant recours à la violence chamanique contre les colons, plusieurs Runa me répondirent positivement et me racontèrent des histoires dans lesquelles des chamanes du temps de la réforme agraire défendirent les territoires de leurs familles. Cette défense consistait principalement à envoyer des fléchettes invisibles vectrices de maladies aux vaches que les colons possédaient et pour lesquelles ils cherchaient sans cesse de nouvelles portions de forêt à convertir en pâturage. Les vaches étaient ciblées, car les Runa considèrent que le régime alimentaire des colons les protège contre les attaques chamaniques : leur consommation de nourriture exogène à la région amazonienne, et plus particulièrement d’ail, d’oignon et de cumin, empêche les fléchettes de pénétrer leurs corps et agit comme un répulsif contre les esprits auxiliaires des chamanes. On m’a cependant révélé une technique secrète (que je ne décris pas pour des raisons éthiques), connue par peu de Runa, utilisée pour passer au travers de leur protection alimentaire. On me parla également d’une famille de colons venue s’installer à Archidona pendant la réforme agraire, composée de quatre frères qui maltraitaient particulièrement les Runa : pour s’en débarrasser, plusieurs chamanes se réunirent afin de leur envoyer des maladies ; les quatre frères moururent rapidement, l’un après l’autre.
Conclusion
Les documents coloniaux et les récits des Runa ne nous conduisent pas à la reconstruction de la même histoire des relations coloniales. Les actes de résistance chamanique sont passés inaperçus aux yeux des acteurs coloniaux qui visitèrent ou habitèrent le Haut-Napo. En effet, si dans les documents écrits par ces derniers, le thème de la « sorcellerie » (brujería) est mentionné de manière récurrente, c’est avant tout dans le but de dénigrer les pratiques chamaniques, de nier leur existence ou de blâmer le désordre que causent ces « croyances » et « superstitions ». Dans les cas où des traces de ces actes sont perceptibles (comme dans les récits recueillis par Wavrin et Tidmarsh), ils ne sont pas interprétés comme des récits de résistance par ceux qui les ont enregistrés, mais comme des récits légendaires. Jamais les acteurs coloniaux n’ont envisagé sérieusement que les Runa puissent utiliser des techniques chamaniques contre eux : pour eux, les transformations, les occultations et les agressions chamaniques que mentionnent les Runa semblent avoir été des non-événements (Fogelson 1989). Il en résulte que les ethnologues qui travaillèrent sur l’histoire de la région et qui utilisèrent les documents écrits ne s’intéressèrent guère à la résistance chamanique des Runa : ils ne lui accordèrent aucune efficacité ou la traitèrent comme s’il s’agissait seulement d’un fait symbolique ou d’éléments mythiques.
Les récits napo runa recueillis au xxe siècle et la cosmologie des Runa actuels avec laquelle ils sont en continuité indiquent que l’occultation, la recherche d’un point de vue prédateur et l’agression via l’emploi de techniques chamaniques sont loin d’être considérées comme des métaphores ou des actes mythiques cantonnés aux temps anciens. Il s’agit de solutions que les Runa choisirent, à différentes époques et aujourd’hui encore, pour résoudre des problèmes variés. Certes, les récits que racontent les Runa sur l’emploi de techniques chamaniques comme moyen de résistance anticoloniale ne nous renseignent probablement pas toujours sur des événements factuels. En ce sens, ils pourraient être ce que Fogelson (1989) a appelé des « epitomizing events » :
[…] des récits qui condensent, contiennent et dramatisent des processus historiques de long terme. De tels événements sont des inventions, mais ont des qualités si convaincantes et un tel pouvoir explicatif qu’ils se propagent rapidement à travers le groupe et prennent bientôt une réalité ethnohistorique qui leur est propre.
Mais ces récits nous renseignent sur la manière prototypique dont les Runa pensent historiquement leur résistance et, à ce titre, il est envisageable que les Runa se soient historiquement défendus ainsi : les rares actes violents qu’ils commirent à l’encontre des acteurs coloniaux furent certainement accompagnés de techniques leur permettant d’incarner le point de vue du jaguar ou de l’anaconda ; les Runa réfugiés dans leurs maisons forestières que les autorités locales ne parvenaient pas à localiser utilisaient surement le chamanisme pour demeurer occultés ; certains chamanes envoyèrent réellement des fléchettes invisibles aux colons agricoles de la réforme agraire et à leur bétail. Les défenseurs d’une épistémologie historique occidentale peuvent douter de l’efficacité de ces techniques, mais pas du fait que leur emploi eut un impact sur la situation coloniale, un impact qu’il est nécessaire d’étudier. L’histoire de la colonisation dans le Haut-Napo d’après les points de vue des acteurs coloniaux a déjà été largement écrite, tandis que celle produite selon les points de vue, les principes ontologiques et les épistémologies des Autochtones reste en chantier, bien que plusieurs ethnologues et intellectuels runa y travaillent.
Parties annexes
Note biographique
Arthur Cognet, Ph.D. en anthropologie (Université Lyon 2, 2022) et sa thèse s’intitule « Des récits de la colonisation : ethnogenèse, tradition orale et nationalisme chez les Napo Runa d’Amazonie équatorienne ». En 2017, il a été le lauréat de la bourse Louise Beyrand et Olivier Toussaint. Ses recherches portent sur l’histoire des Napo Runa, leur épistémologie historique, leurs conceptions des rapports coloniaux, leurs récits oraux en quechua et leurs processus récents de créations identitaires et nationalistes. Depuis 2014, il a effectué environ 20 mois de recherche de terrain parmi les Napo Runa d’Amazonie équatorienne ainsi que des recherches historiques dans divers fonds d’archives concernant la région du Napo. Il réalise également, depuis 2021, des recherches ethnographiques avec les acteurs de la reproduction végétative (pépiniéristes, arboriculteurs, vergers conservatoires, association d’amateurs, etc.) en France, afin de questionner les rapports aux végétaux qui se tissent autour des techniques de greffe, de taille et de bouturage. arthur.cognet.peron@gmail.com
Notes
-
[1]
Les Napo Runa d’Équateur forment aujourd’hui une population d’environ 170 000 personnes habitant le bassin de la rivière Napo (estimation réalisée à partir des résultats du dernier recensement officiel de l’Équateur publié en 2023 : https://www.ecuadorencifras.gob.ec/institucional/home/).
-
[2]
Cet article est une version remaniée du chapitre 7 de ma thèse de doctorat (Cognet 2022). Ces recherches ont été en partie réalisées grâce au soutien de la bourse « Louise Beyrand et Olivier Toussaint », dont j’ai été le lauréat en 2017 (https://www. bourselbot.fr/).
-
[3]
La littérature historique consultée comprend les écrits des missionnaires Jésuites de Maynas (xviie et xviiie siècle) et de la mission du Napo (1868-1896), les écrits des Joséphites de Murialdo (1922-aujourd’hui) et les écrits d’explorateurs, de scientifiques, de commerçants, de militaires qui visitèrent la région entre le xviie siècle et la première moitié du xxe siècle. Les archives consultées sont : les documents concernant la région du Napo qui reposent dans la bibliothèque du Ministère de la Culture et du Patrimoine de Quito, ceux contenus dans l’Archivo General de Indas, qui sont digitalisés sur le site PARES (https://pares.culturaydeporte.gob.es/inicio.html), les archives des Jésuites de Maynas de la Biblioteca Ecuatoriana Aurelio Espinosa Pólit, les archives de la Gobernación de Napo conservées à Tena (1890-aujourd’hui) et le fonds Paul Rivet du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris (début du xxe siècle). Pour une bibliographie non exhaustive de ces documents, voir Cognet (2022 : 648-692).
-
[4]
Hormis quelques actes de violence interindividuelle (Muratorio 1998 : 197-198 ; Sanchez Rangel [1809] 1905 : 187-206) et une tentative de rébellion contre les Jésuites qui semble avoir été fomentée par des patrons blancs (Tovia 1893).
-
[5]
L’Archivo de la Gobernación de Napo contient des documents concernant la vie politique, économique et juridique de la région du Napo équatorien produits entre 1890 et aujourd’hui. Lorsque j’y ai eu accès en 2017 et en 2019, les documents étaient entreposés dans un débarras de la Gobernación à Tena et ne bénéficiaient d’aucun système de classement permettant d’identifier précisément un document.
-
[6]
Les Curistas, groupe aujourd’hui disparu, semblent avoir occupé la zone montagneuse à l’ouest d’Archidona entre le xviiie et le début du xxe siècle (Cognet 2022 : 397).
-
[7]
Ce récit repose dans les archives de la bibliothèque du Ministère de la Culture et du Patrimoine à Quito. Le document est daté par l’inscription « 1920 ? », néanmoins sa date de production semble se situer autour de 1940, étant donné que son auteur, selon plusieurs sources, n’est arrivé en Équateur qu’à la fin des années 1930.
-
[8]
En outre, certains « esprits » supay anthropophages qui peuplent actuellement la forêt revêtent la même soutane noire que portaient jadis les Jésuites, justement parce que cette forme dénote la prédation et la puissance.
Archives
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