Corps de l’article

La crise des changements climatiques suscite un intérêt grandissant dans la population pour la préservation de l’environnement et des milieux naturels. De plus en plus de groupes sociaux réclament des projets de transition énergétique et un désinvestissement de l’industrie fossile. Un récent rapport de l’organisation Indigenous Environmental Network stipule que les mobilisations autochtones contre l’industrie fossile réduisent jusqu’à un quart de l’émission annuelle de gaz à effet de serre du Canada et des États-Unis (Goldtooth et Saldamando 2021). La présence spécifique des femmes autochtones dans ces actions collectives est indéniable. Le mouvement écologiste, auparavant une affaire d’homme, est investi par de plus en plus de femmes (Casselot 2017 ; Gandon 2009). De récentes publications dans le milieu féministe québécois révèlent un regain d’intérêt pour l’écoféminisme (Collectif 2017 ; Naoufal 2020). Courant politique et théorique, l’écoféminisme soutient que les impacts négatifs de la destruction environnementale touchent davantage les femmes, et que le patriarcat[1] joue un rôle dans l’industrie de l’exploitation des ressources (Gandon 2009). À l’intersection des oppressions du genre et du colonialisme de peuplement, les femmes autochtones et les personnes bispirituelles[2] mobilisées pour la protection de l’environnement et la défense de leurs territoires traditionnels revendiquent elles aussi une connexion indéniable entre l’extractivisme et le patriarcat (Arvin Tuck et Morrill 2013 ; Smith 2005 ; Konsmo et Pacheco 2016). En opposition à l’ordre normatif de la société issue du colonialisme de peuplement, les défenseures de territoire (land defenders) inscrivent leurs luttes dans une perspective décoloniale (Monture-Angus, 1995 ; Simpson, 2017). Au sein des luttes environnementales, les écoféministes, les femmes autochtones et les personnes bispirituelles partagent certains éléments analytiques et pourraient s’unir temporairement dans une campagne contre une même cible ou lors de manifestations. Par contre, l’opérationnalisation des concepts de patriarcat et d’extractivisme dans le cadrage militant doit être comprise à travers la différence de positionnement entre ces deux mouvances. Le mouvement environnementaliste s’inscrit dans un historique de blanchité et selon des ontologies coloniales (Curnrow et Helferty 2018). La question des alliances avec les femmes autochtones à la défense de leurs territoires se pose à la fois sur le plan théorique et dans la praxis militante. Quelles compatibilités sont possibles entre les écoféminismes et la décolonisation ?

Sans répondre pleinement à cette interrogation, je propose ici une incursion dans la littérature scientifique pour articuler les enjeux à l’intersection des thèmes du genre, de la décolonisation et de l’environnementalisme, puis d’aller à la rencontre des personnes en première ligne de la résistance pour éclairer la réflexion. La première partie de l’article présente les contributions des personnes bispirituelles, des femmes autochtones et des écoféministes à la protection de l’environnement. Les écoféminismes sont ensuite interrogés à la lumière de leurs critiques anticoloniales. Dans la seconde partie du texte, je présente la lutte actuelle des défenseures du territoire chez les Wet’suwet’en, où les femmes jouent un rôle central dans l’opposition au projet de gazoduc Coastal Gas Link (CGL) dans le nord de la Colombie-Britannique. J’ai organisé mes réflexions à la lumière d’écrits portant sur la résurgence autochtone (Coulthard 2014) et des solidarités non-autochtones (Snelgrove Dhamoon et Corntassel 2014), en adoptant une posture anticoloniale et féministe (Carlson 2017 ; Strega et Brown 2015). Considérant la nécessité de décoloniser la recherche (Smith 2012 ; Asselin et Basile 2018) et reconnaissant que les mouvements sociaux produisent des connaissances (Lozano 2018), une importante place est accordée au récit de la mobilisation et aux perspectives des défenseures du territoire qui y ont participé. J’ai utilisé des méthodes de recherche qualitative incluant une entrevue semi-dirigée exploratoire avec une défenseure wet’suwet’en et l’observation participante (Taylor 1998 ; Jérôme 2008). Je me suis entretenue avec Jennifer Wickham, une femme wet’suwet’en membre de la maison Cas Yikh, appartenant au clan Gidimt’en. Elle est mobilisée pour la préservation de son territoire familial de la construction du gazoduc Coastal Gas Link depuis décembre 2018. Jennifer est impliquée principalement comme gestionnaire des médias pour le camp Gidimt’en Checkpoint. Mon processus méthodologique a été encadré d’une démarche réflexive à partir de ma position de militante en relation de réciprocité à long terme avec la communauté de lutte (Gaudry 2015).

Des femmes autochtones à la défense des territoires

Le lien au territoire est une partie importante de l’identité autochtone (Pasternak et King 2019 ; Basile 2017). Le sentiment d’appartenance au territoire demeure un élément clé de l’identité contemporaine des Autochtones, que leur lieu de résidence se trouve sur réserve, en ville ou en forêt (Landry 2020). Cette appartenance provient d’une relation ontologique relationnelle non dominante dans laquelle les humains et les éléments vivants et non vivants du monde naturel sont interreliés (Borrows 2018 ; Lowman et Barker 2015 ; Pasternak 2017). Pour les femmes et les personnes bispirituelles, cette étroite connexion est intimement liée à la spiritualité et au rôle social. En outre, les personnes deux esprits nehiyawak (Cri des plaines) étaient reconnues pour leur influence particulière sur les affaires juridiques de leur communauté (King et Pasternak 2019).

Le territoire est l’enjeu principal du colonialisme de peuplement (Wolfe 2006 ; Lowman et Barker 2015 ; Tuck et Yang 2012). Pour avoir accès au territoire, les colonisateurs ont tenté de déposséder les Autochtones de leurs terres en utilisant un éventail d’outils génocidaires. L’assujettissement des Autochtones passait aussi par la subjugation des femmes, en les forçant à prendre place sous l’autorité du mari (Smith 2005). Les relations de commerce, le salariat et la propriété individuelle ont contribué à la hiérarchisation du genre dans des sociétés auparavant plus ou moins horizontales (Etienne et Leacock 1980). Les personnes bispirituelles et les femmes autochtones sont touchées lourdement par la colonisation patriarcale, mais aussi de manières variées allant de la marginalisation sociale à la violence sexuelle (Etienne et Leacock 1980 ; ENFFADA 2019). Pour tout un pan du féminisme autochtone, la culture du viol et le féminicide des femmes autochtones sont intrinsèquement liés au concept colonial de Terra Nullius (Smith 2005 ; Konsmo et Pacheco 2016). Bien que le lien identitaire et culturel au territoire des femmes autochtones et personnes bispirituelles a survécu aux violences de la colonisation, leur place dans la vie politique autochtone a été largement effacée jusqu’à ce jour (Léger et Hudon 2017). Ou plutôt, elles ont été écartées des sphères décisionnelles de la gouvernance étatique et cantonnées à la sphère domestique. La Loi sur les Indiens a tenté de supprimer les rôles traditionnels, et a imposé une discrimination sexiste qui s’est infiltrée dans la culture des organisations politiques autochtones (Coulthard 2014).

Inversement, la présence des femmes autochtones est indéniable dans la politique contestataire. On peut même parler d’un mouvement des femmes autochtones dès les années 1960 (Arnaud 2014). Le mouvement associatif s’organise autour des revendications pour l’annulation des mesures sexistes dans la Loi sur les Indiens. Les femmes sont aussi présentes dans les mouvements sociaux en dehors des enjeux proprement féministes (West et Blumberg 1990). Les femmes autochtones investissent toutes sortes de mobilisations, incluant la défense des territoires. Non seulement elles prennent position publiquement et s’organisent lorsque leurs terres sont menacées, mais elles jouent aussi un rôle politique important. Les femmes se retrouvent ainsi souvent à l’avant-plan des processus grassroots de réclamation des territoires autochtones (King et Pasternak 2019). Citons par exemple la mobilisation contre le vol d’avions militaires à basse altitude au Labrador dans les années 1990 menée en grande partie grâce au leadership de Tshaukesh Elisabeth Penashue (2019) ; la fondation du campement international de protestation par Ladonna Bravebull Allard contre le projet d’oléoduc Dakota Access, à Standing Rock en 2016 (Tallbear 2016) ; ainsi que la campagne actuelle des Tiny House Warriors organisée par Kanahus Manuel contre le projet d’oléoduc Trans Mountain. Les personnes deux esprits ont aussi joué un rôle spécifique important dans plusieurs mobilisations, notamment celles d’Idle no More et de Standing Rock (Kino-nda-niimi Collective 2014 ; Nixon 2020). Beaucoup de ces femmes et personnes bispirituelles invoquent des références aux modèles d’organisation politique préconquête pour expliquer leur engagement d’aujourd’hui. Parmi les multiples barricades routières mises en place par des membres de la communauté anishnabe de Lac Barrière, celle d’octobre 2008 était organisée spécifiquement par les femmes et revendiquait le retrait de la tutelle imposée par le gouvernement canadien sur leur système de gouvernance traditionnelle (Pasternak 2017). Les femmes innuat de la Côte-Nord mobilisées contre les projets miniers en 2012 voient un lien entre leur rôle traditionnel de gardiennes de camp et leur pratique politique de défense du territoire (Delisle L’Heureux 2018). Au Labrador, des femmes innuat et des femmes non-autochtones ont fondé ensemble le réseau FemNorthNet, qui leur a permis d’organiser une contestation du projet hydroélectrique de Muskrat Falls. Elles affirment que leur bien-être et celui de leurs familles est intrinsèquement lié au bien-être de la terre, de l’environnement et de leur culture (Sienstra 2015). Selon Udel (2001), les tâches de protection, d’éducation et de soin à la famille peuvent être source d’engagement militant des femmes autochtones, que l’autrice nomme motherwork. De différentes façons, les personnes bispirituelles et les femmes autochtones adaptent ainsi des pratiques et des rôles sociaux issus de leurs traditions pour la défense des territoires. Patricia Monture-Angus (1995) appuie une interprétation fluide des traditions, selon les situations contemporaines auxquelles les femmes autochtones sont confrontées.

Les limites de l’écoféminisme

L’écoféminisme est une pensée dont le fondement est l’association entre l’oppression provenant du patriarcat et la destruction environnementale (Kirk 1997 ; Gandon 2009 ; Collectif 2017). Le concept a été théorisé en premier lieu dans les années 1970 par des féministes comme Françoise d’Eaubonne. La publication de The Death of Nature de Caroline Merchant (1980) l’a popularisé dans les universités et lors de mobilisations dans le monde anglo-saxon. Contrairement à d’Eaubonne, qui ancre le patriarcat comme oppression principale reliant les femmes et la nature, Merchant accuse d’abord le capitalisme et l’avènement de la science moderne. L’autrice démontre le processus historique par lequel les capacités et les compétences des corps féminins à donner et à protéger la vie sont devenues des intérêts scientifiques, objectivants à la fois la nature et les femmes (Thompson 2006). Différents courants vont ensuite multiplier les points de vue et les thèses de l’écoféminisme, qui deviendra pluriel. La spiritualité féministe, les droits des animaux, l’écologie sociale, les mouvements contre le nucléaire et antimilitaristes développent chacun leurs courants respectifs (Kirk 1997). Cet éclecticisme est à la foi le point fort et le point faible des écoféminismes, car les différents axes peuvent se contredire et rendent difficile la construction d’un mouvement uni, tout en diversifiant les fronts de lutte.

Les critiques principales des écoféminismes visent la tendance essentialisante du genre, qui tiendrait pour acquis que les femmes sont toutes nourricières et ont un lien privilégié à la terre en raison de leur fonction biologique de reproduction[3]. En reliant les sources d’oppression partagées des femmes et de la nature, le risque d’associer trop rapidement la féminité au monde naturel de façon universelle est grand (Stearny 1994). Il faudrait aussi ajouter une critique queer, qui souligne l’occultation des différentes identités de genre qui possèdent la possibilité de reproduction, de même que les femmes qui ne l’ont pas. Certaines écoféministes spirituelles vont invoquer la figure mythologique de Gaïa et populariser la personnification de la Terre comme une figure féminine maternelle (Thompson 2006). Bien que les femmes autochtones et d’autres sociétés non occidentales entretiennent des liens spirituels et identitaires au monde naturel, elles n’ont pas participé à la théorisation des écoféminismes. Excluant la contribution notoire de Vandana Shiva et du mouvement Chipko, en Inde, les autrices des écoféminismes sont blanches (Thompson 2006). La dynamique d’appropriation culturelle est un enjeu soulevé à maintes reprises au sein des écoféministes (Smith 1993 ; Wilson 2005 ; Casselot 2017 ; Huhndorf 2001).

De plus, les écrits écoféministes ne s’intéressent généralement pas aux violences vécues par les femmes autochtones, et n’identifient pas le colonialisme de peuplement comme moteur de la destruction environnementale (Smith 1993 ; Wilson 2005). Les féministes intersectionnelles vont d’ailleurs reprocher aux écoféminismes de prêter davantage d’intérêt au genre, aux dépens de la race et de la classe. Selon des féministes autochtones, les écoféministes évitent de reconnaître leur complicité dans le processus colonial (Kwaymullina 2017 ; Moreton-Robinson 2000 ; Nixon 2015).

Une partie importante de l’ontologie de la société occidentale se fonde sur le précepte de la nature opposée à la civilisation (Johnson et Murton 2007 ; Mackey 2014 ; Arvin Tuck et Morrill 2013). Les racines de la pensée environnementaliste en occident sont fondées selon une conception de « nature sauvage » à préserver de toute influence humaine (Kopecky 2021). Le conservationnisme s’est parfois traduit par des mesures brimant les droits de chasse et de pêche des Autochtones, allant jusqu’à l’expulsion de communautés pour créer des parcs nationaux (Jago 2020). Bien que les femmes blanches affrontent un système de domination masculine comme les femmes autochtones, elles ne sont pas pour autant affranchies de leur participation au colonialisme de peuplement et de l’impact de l’industrie extractive sur les territoires autochtones[4]. Selon les études du colonialisme de peuplement, l’identité des descendantes des colonisatrices est forgée sur la relation au territoire. Le lieu est ce qui permet sécurité, opportunité et identité pour un nouveau peuple (Lowman et Barker 2015). Autrement, Glen Coulthard (2014) conceptualise l’enracinement territorial ontologique des Autochtones selon la grounded normativity. Selon le concept, les cycles des saisons, les écosystèmes et les connexions entre les formes de vies et le monde physique façonnent les façons dont les Autochtones interagissent (Coulthard et Simpson 2016). À la différence des ontologies autochtones particulières à chaque territoire, une société issue du colonialisme de peuplement est portative n’importe où à travers le domaine perçu du territoire. Suivant ce constat, les femmes issues de la colonisation de peuplement auraient donc peu de prédispositions sociologiques pour comprendre les enjeux de territoires revendiqués par les femmes autochtones. Il y a donc une différence ontologique de relation au territoire et à la nature entre femmes autochtones et femmes blanches qui n’est pas questionnée dans la littérature écoféministe. Certaines autrices écoféministes sont tenantes de l’écologie profonde, une mouvance qui place la nature sur un pied d’égalité avec l’humanité. Des contradictions notoires apparaissent lorsque l’écologie profonde défend la thèse de la surpopulation humaine de la planète. Selon cette idée, certaines de ces écoféministes comme Starhawk verraient même d’un bon oeil une famine s’abattre sur l’Afrique pour rétablir un certain « équilibre » (Starhawk 1989). Un tel sentiment renforce la dualité entre les humains et la nature, plutôt que de la nier. Les tenantes de la thèse de la surpopulation dans le mouvement environnemental considèrent en cela la vie humaine séparée du monde naturel, une vision en opposition radicale aux ontologies autochtones. Avec autant de contradictions parmi les écoféminismes, il est difficile de dresser un portrait complet de ses préceptes essentiels. Somme toute, il y a absence de connexion solide entre décolonisation et écoféminisme, du moins sur le plan théorique.

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Derrière les barricades au camp Unist’ot’en en février 2020, de gauche à droite : Victoria Redsun (Dene), Karla Tait (Unist’ot’en), Freda Huson (Unist’ot’en), Brenda Michell (Unist’ot’en), et Autumn Walkem (Nlaka’pamux)

Derrière les barricades au camp Unist’ot’en en février 2020, de gauche à droite : Victoria Redsun (Dene), Karla Tait (Unist’ot’en), Freda Huson (Unist’ot’en), Brenda Michell (Unist’ot’en), et Autumn Walkem (Nlaka’pamux)
Photo Michael Toledano

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Mouvements sociaux sur des terres autochtones

Malgré les affinités politiques entre les courants de pensée écoféministes et les théoriciennes autochtones, il serait opportun de se demander si les défenseures de territoire (land defenders) s’identifient ou s’intéressent à la pensée écoféministe ou, mieux encore, si elles y trouvent leur compte lors de mobilisations. Beaucoup de personnes bispirituelles et femmes autochtones ne s’identifient pas comme féministes ou gardent leurs distances avec le mouvement féministe (Monture-Angus 1995 ; Arvin, Tuck et Morrill 2013 ; Arnaud 2014). Ramos affirme qu’un des plus grands défis des mouvements autochtones est l’unification des groupes aux intérêts et contextes divergents (Ramos, 2012). Si les Autochtones ont parfois créé des alliances avec le mouvement environnementaliste ou le mouvement des femmes, plusieurs de ces expériences ont entrainé conflits et incompréhension (Curnow et Helferty 2018 ; Smith, 2005). Certaines campagnes politiques peuvent rassembler différents groupes d’intérêts sous une bannière commune, mais tout mouvement de libération autochtone est fondamentalement menaçant pour la société issue du colonialisme de peuplement, selon les préceptes de la décolonisation (Indigenous Action Media 2015 : 94 ; Tuck et Yang 2012). D’un autre côté, l’inconfort produit par la confrontation aux souverainetés autochtones peut être un vecteur de transformation sociale (Walia 2014 ; Montgomery et bergman 2017 ; Fortier 2017). Selon Snelgrove, Dhamoon et Corntassel (2014 : 3, traduction libre) : « la solidarité entre Autochtones et non-autochtones doit être fondée dans de vraies pratiques et des relations locales propres à chaque territoire, et doit être comprise comme incommensurable, mais pas incompatible ». L’action collective des femmes autochtones a recueilli des appuis de différents pans de la société au cours de campagnes politiques pour la protection de leurs territoires. (Da Silva 2010 ; Léger et Hudon, 2017 ; FAQ 2017 ; Kino-nda-niimi Collective 2014). La mobilisation actuelle des défenseures du territoire wet’suwet’en illustre comment les différents enjeux de pouvoirs dans les relations entre Autochtones et non-autochtones dans la lutte pour la préservation de l’environnement peuvent bénéficier du leadership des personnes bispirituelles et des femmes autochtones.

#WetsuwetenStrong

Les Wet’suwet’en sont une Nation autochtone athabascane dont le système de gouvernance ancestral est resté pratiquement intact malgré la colonisation (Mills, 1994). Leur territoire (Yintah) se situe à l’ouest de Prince George, en Colombie-Britannique. Les familles appartiennent à un groupe de maison, qui ont chacun un chef principal (house chief) et quelques titres de chef adjoint (wing chief). En 2009, avec l’approbation du leadership traditionnel du clan Gilseyhu, un petit groupe installe un poste de contrôle et un campement à l’entrée du seul accès routier de Talbits Kwah, le territoire de la maison Unist’ot’en, pour bloquer tout projet de construction de gazoduc ou d’oléoduc. En dix ans d’occupation, le camp Unist’ot’en a continuellement expulsé l’industrie fossile, construit un centre de guérison holistique basée sur la terre, ravivé les pratiques culturelles et établi des liens de solidarité avec les mouvements sociaux en organisant des camps de formation militants chaque été (Unist’ot’en Camp 2019 ; Tait et Spice 2019 ; Sutherland-Wilson et Spice 2019). Le 2 octobre 2018, les paliers de gouvernement provincial et fédéral approuvent tout de même le projet de gazoduc Coastal Gas Link (CGL) de Transcanada. Les dinï ze’ (chef du plus haut rang pour les hommes) et ts’akë ze’ (chef du plus haut rang pour les femmes) des cinq clans de la Nation wet’suwet’en déclarent unanimement ne pas consentir à ce projet, alors que certains conseils de bande ont signé un accord avec la compagnie. En invoquant la souveraineté du peuple wet’suwet’en, les défenseures du territoire en poste au camp Unist’ot’en accompagnées de leurs alliées continuent de bloquer la seule route qui mène aux sites potentiels de construction. En novembre 2018, Transcanada obtient une injonction pour forcer l’accès de ses travailleurs à Talbits Kwah. En réponse, le clan voisin Gidimt’en installe une barricade sur leur territoire, bloquant ainsi l’accès à la route en amont de la zone visée par l’injonction. Les camps Unist’ot’en et Gidimt’en envoient dans les médias sociaux des appels à l’action en soutien à leur lutte contre CGL, sous le mot-clic #WetsuwetenStrong. À l’image de Idle no More, une des grandes forces des défenseurs du territoire wet’suwet’en sera leur utilisation des médias sociaux de façon continue et soutenue tout au long de leur campagne. Le camp Unist’ot’en et le camp Gidimt’en ont tous deux un site web, une page Facebook, un compte Instagram et un compte Twitter sur lesquels ils publient des rapports d’observation, des communiqués de presse et des vidéos documentaires.

En janvier 2019, une unité paramilitaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) est envoyée pour détruire la guérite et les installations du camp Gidimt’en. La médiatisation du raid et des arrestations déclenche alors une vague importante de mobilisation populaire à travers le Canada. CGL débute néanmoins les travaux préparatoires à l’installation du gazoduc, sous la protection de patrouilles accrues de la GRC sur le Yintah. Un an après le premier raid au camp Gidimt’en, de nouvelles interventions d’unités militarisées de la GRC se succèdent sur une période de cinq jours pour ultimement détruire la barricade au camp Unist’ot’en. Les images médiatisées de la confrontation et des arrestations sont fortes de symbolisme. On y voit la police scier la barrière sur laquelle était peint en rouge le mot réconciliation. En solidarité avec le camp Unist’ot’en, des actions d’occupation, de blocage économique et des manifestations déferlent à travers le pays. Le système ferroviaire est paralysé par une vingtaine de blocus au courant de février 2020. Beaucoup de jeunes autochtones manifestent pour soutenir la cause des Wet’suwet’en. Selon ces jeunes, la mobilisation résonne avec les enjeux plus larges de décolonisation et de résurgence pour tous les peuples autochtones :

Nos réseaux grassroots construisent des connexions souterraines ; nous nous entremêlons les unes les autres avec nos ancêtres et nous devenons plus difficile à extraire de nos terres. Nous construisons de nouvelles relations et de nouvelles-anciennes relations. C’est plus que de la résistance. Rassemblées ici, nous solidifions des alternatives à un système fait pour nous détruire. Nous solidifions nos habiletés à vivre de la terre, à être sur le territoire de façon significative.

Sutherland-Wilson et Spice 2020, traduction libre

La résistance des femmes wet’suwet’en

Les femmes wet’suwet’en sont à l’avant-plan de la mobilisation depuis ses tout débuts, au moment où Freda Huson est nommée porte-parole du camp Unist’ot’en. Parmi ses arguments contre le projet de construction de gazoduc, Freda Huson dénonce l’installation de campements de travailleurs hommes près des communautés et sur leur territoire comme une menace pour la sécurité des femmes, filles et personnes bispirituelles (Unist’ot’en Camp 2020b). Elle associe l’industrie extractiviste à la culture du viol et dénonce comment ces deux facteurs peuvent mener, ensemble, à une augmentation des cas de femmes et de filles autochtones disparues ou assassinées. Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées déduit en outre que : « l’extraction de ressources peut entraîner une recrudescence d’actes de violence à l’endroit des femmes autochtones par des hommes non-autochtones ainsi qu’une violence accrue au sein des communautés métisses, du peuple inuit et des Premières Nations » (ENFFADA 2019 : 40). Lors du raid policier de février 2020 au camp Unist’ot’en, Freda Huson et d’autres femmes et personnes bispirituelles pratiquaient une cérémonie en l’honneur des femmes et filles autochtones disparues ou assassinées depuis trois jours consécutifs. On pouvait lire sur des pancartes : « des millions dépensés pour les raids, des sous pour #MMIW », et « Campements d’hommes = femmes disparues », « Où sont nos femmes ? » (Unist’ot’en camp 2020, traduction libre).

En 2019, les clans Gilsehyu et Gidimt’en ont offert à Freda Huson et Molly Wickham les noms traditionnels de Howihkat et Sleydo’ en l’honneur de leur engagement. Les responsabilités sociales chez les Wet’suwet’en ne sont traditionnellement pas associées au genre comme l’explique Jennifer Wickham :

Les règles qui régissent notre société sont appliquées par les personnes les mieux placées pour remplir chaque rôle. Alors, si une femme est bonne chasseuse, elle est chasseuse. Si une femme est une bonne guerrière, alors elle est guerrière. Si une femme est douée avec les médecines, alors elle est guérisseuse. Si un homme est excellent tisseur de panier ou couturier, alors c’est ce qu’il fera. Personne n’a jamais été discriminé pour son talent et les choses qui l’intéresse de poursuivre au sein de la communauté. Mais il y a définitivement une prédominance de gens qui remplissent certains rôles. Je pense que j’aurais été bien heureuse d’être à la maison avec des bébés et de pratiquer mon talent.

Jennifer Wickham, avril 2020, traduction libre

Jennifer ajoute que malgré le fait qu’actuellement, tous les rôles de chefs de maison sont remplis par des hommes, le mouvement politique autochtone provient de la force des femmes. Elle rapporte ce que disait le chef Woos lors des rencontres communautaires diplomatiques en visite chez les Haudenosaunee pendant les blocus ferroviaires :

Il a dit explicitement que c’étaient les femmes qui ont dit aux chefs de prendre position. Ce sont les femmes qui étaient présentes sur les lieux et qui ont fait le travail. Elles ont dit aux chefs masculins de faire ce qu’ils avaient à faire. Je ne veux pas spéculer sur la raison pour laquelle ils ne s’étaient pas exprimés publiquement avant. Mais on leur a dit d’agir ! [rires] On a dit, hey les gars ! Un peu d’aide ici !

Jennifer Wickham, avril 2020, traduction libre

L’engagement politique des femmes autochtones et personnes deux esprits a été considérable dans la mobilisation contre CGL. Jas Morgan souligne que plusieurs personnes deux esprits, des jeunes autochtones queer et trans se sont mobilisés pour venir en aide à la mobilisation wet’suwet’en, bien que leur présence ait peu été rapportée par les médias (Nixon 2020). Par contre, selon ce qu’a pu observer Jennifer Wickham sur la ligne de front, les personnes non-autochtones femmes ou issues de la communauté LGBTQIA+ ne se sont pas démarquées en nombre comparé aux non-autochtones hommes, et elles n’ont pas joué de rôles particuliers. Au premier regard, le genre ne semble pas être un facteur important dans la mobilisation des non-autochtones en soutien aux défenseures du territoire wet’suwet’en.

Doris Rosso, la tante de Freda Huson, est locutrice de la langue ancestrale et porte le titre de cheffe adjointe Lht’at’en depuis un jeune âge. Pour elle, « être une femme wet’suwet’en signifie être une leader wet’suwet’en » (Rosso 2016 : 23, traduction libre). Doris réfère beaucoup à sa grand-mère, qui a occupé le titre de cheffe de maison tsake zë Knedebeas, lorsqu’elle appelle à protéger le territoire : « C’est pour cela que je suis si forte et que je me bats contre les pipelines et toute activité qui pourrait détruire notre Yintah. Je veux prouver à grand-maman que nous ne sommes pas ici pour vendre son territoire » (Rosso 2016 : 16, traduction libre). Molly Wickham est porte-parole du camp Gidimt’en checkpoint depuis janvier 2019. Elle assure que dans la culture wet’suwet’en, les personnes n’agissent pas en tant qu’individus, et que le clan doit être uni pour qu’il y ait mobilisation (Wickham 2016). Les femmes wet’suwet’en portent ainsi une responsabilité collective lorsqu’elles s’engagent en politique contestataire. Pour Jennifer Wickham, beaucoup de femmes prennent à coeur la protection du territoire parce qu’elles ont une obligation de veiller au bien-être de leurs enfants et de la communauté au sens large :

Je veux que jamais mes nièces ou neveux n’aient à faire face à ce genre de crise. Je ne veux pas qu’ils et elles aient à se battre pour leur territoire et leurs droits d’y vivre. Je ne veux pas qu’ils et qu’elles aient à s’inquiéter d’avoir accès à de l’eau potable, ou d’être capables d’aller chasser et cueillir des petits fruits et des médecines. Il reste très peu d’endroits où cela est encore possible et très peu de gens y ont accès. [...] C’est vraiment quelque chose qui me motive, moi et aussi ma soeur. Freda dit souvent qu’elle ne veut pas que ses petits-enfants ignorent ce que goûte le saumon et l’orignal. C’est l’instinct maternel qui motive beaucoup de femmes dans mon réseau. Et ça change beaucoup la dynamique.

Jennifer Wickham, avril 2020, traduction libre

Ce point de vue est tout à fait conforme au concept de motherwork évoqué par Udel (2001), définit comme une forme d’activisme des femmes autochtones, dont l’approche mise sur les responsabilités plutôt que sur les droits (pour le féminisme occidental). West et Blumberg (1900) affirment par ailleurs que les femmes engagées dans les mouvements sociaux justifient souvent leurs actions en référant à la maternité. Elles expriment leur besoin de nourrir, habiller et protéger les enfants, alors qu’il ne semble pas exister de sentiment paternel chez les hommes qui participent aux protestations sociales. Toutefois, les femmes wet’suwet’en ne se cantonnent pas aux rôles moins visibles comme le notent West et Bloomberg. Au contraire, elles ont été les porte-paroles sur la ligne de front et peuvent assumer un rôle dirigeant. On doit donc tenir compte de la structure sociale et des traditions comme facteurs importants dans l’étude et l’analyse du genre dans les mouvements sociaux autochtones.

Stratégies de solidarité

Le camp Unist’ot’en a bâti un réseau de solidarité non-autochtone fort au cours des années en établissant des lignes directrices pour les personnes souhaitant contribuer à leur lutte. Le camp invite toute personne à venir sur le Yintah pour participer aux tâches d’entretien et de surveillance liées à la protection du territoire. L’accès au territoire est accordé seulement après avoir suivi un protocole de consentement préalable, libre et éclairé. Les visiteurs doivent attendre à la barrière qu’une porte-parole du camp vienne à leur rencontre. Une série de questions leur est posée : qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi voulez-vous venir ici ? L’invitation est déterminée en fonction des réponses données (Hill et Antliff 2021). Cette façon d’appliquer un article de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones reflète la mise en vigueur de la souveraineté des Wet’suwet’en et permet d’établir leur juridiction sur le Yintah (King et Pasternak 2019). Les camps Unist’ot’en et Gidimt’en ont aussi publié sur leurs sites web comment soutenir leur campagne de lutte. Les sites unistoten.camp et yintahaccess.com détaillent quelles actions sont bienvenues et comment se comporter en tant qu’invité sur leur territoire. Ils offrent également plusieurs références sur le travail de solidarité avec les Autochtones. Les directives pour permettre la collaboration entre défenseures du territoire et alliées sont claires et basées sur le consentement. Selon Mel Bazil, un défenseur du territoire Gitxsan, voisin et allié de la lutte des Wet’suwet’en contre CGL, ces méthodes mettent en pratique un partage des responsabilités envers le territoire et sont compatibles avec l’anarchisme (Hill et Antliff 2021).

De manière concertée, les deux clans sur la ligne de front ont lancé un appel à l’action directe en janvier 2020 sous le mot-clic #ShutDownCanada. La plupart des blocus du mois de février 2020 ont été mis en place par des Nations autochtones voulant afficher leur solidarité, mais certains ont aussi été coordonnés par des non-autochtones provenant de différentes mouvances environnementales et anarchistes. Ce type de relation basée sur le lieu et selon les normes des personnes autochtones responsables du territoire adhère à une approche décolonisée dans laquelle les non-autochtones peuvent contribuer à la protection de l’environnement. Lowman et Barker proposent trois conditions minimales pour que les personnes non-autochtones issues de la colonisation de peuplement (settlers) trouvent une relation décolonisée à la terre : 1) ne pas souscrire à la souveraineté canadienne ; 2) ne pas perpétuer les récits qui marginalisent les Autochtones ; 3) occuper des espaces de vie politique et sociale autochtones sur les territoires (Lowman et Barker, 2015). Les camps Unist’ot’en et Gidimt’en sont une illustration d’une actualisation de la souveraineté autochtone, de la vie sociale autochtone sur le territoire et de la construction d’un récit de résistance anticoloniale.

Leanne Simpson évoque des constellations de résistances dans son ouvrage sur la libération autochtone, As we Have Always Done (2017). Pour la penseuse Nishnaabekwe, la possibilité d’association est pertinente à l’organisation radicale de la résurgence (Simpson 2017). Il s’agit de développer des relations personnelles entre co-résistants tout en décentrant la blanchité, de façon ancrée dans chaque lieu (Simpson 2017). À l’image de ces constellations, de jeunes autochtones et non-autochtones ont occupé à deux reprises l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique, d’abord durant six jours, puis onze jours, à l’initiative du collectif ad hoc Indigenous Youth for Wet’suwet’en (voir photo 2). Les jeunes ont fonctionné selon un mode d’organisation ouvert en listant sur les médias sociaux leurs besoins en nourriture et en équipement. Ils ont aussi établi un horaire pour assurer une présence permanente sur les lieux. Whess Harman, jeune artiste bispirituelle qui a participé à l’occupation, se remémore : « On ne m’a jamais aussi bien nourri à une manifestation. J’ai adoré tout le soutien communautaire et le fait que nous nous assurions que tout le monde soit en sécurité. Il y a tant de travail qui se fait en arrière-scène » (Nixon 2020, traduction libre). Ce travail du care (soin mutuel) illustre bien l’importance accordée aux relations avec les alliées. Jennifer raconte comment le soin entre militantes est central sur les lignes de front :

Je crois que depuis les dernières années, nous avons été très proactives à essayer de soutenir les personnes qui nous soutiennent. Nous nous assurons de répondre à leurs besoins. Cela ne nous a pas pris très longtemps pour réaliser que les gens avaient besoin qu’on s’assure de leur bien-être et de leurs besoins émotionnels et mentaux. Nous pouvons facilement leur fournir les biens physiques comme la nourriture et le logis, mais il faut s’assurer aussi que les gens ne fassent pas de burn-out.

Jennifer Wickham, avril 2020, traduction libre

De fait, agir comme rôle de sentinelle en région éloignée, en hiver, pour une période prolongée et sous le stress d’une confrontation possible avec les forces de l’ordre sont des conditions difficiles pour la santé mentale des personnes qui viennent soutenir la lutte sur le territoire. Jennifer fait état de l’importance du soin apporté à chaque personne et comment cette stratégie a permis de solidifier les liens et de conserver le contrôle des campements. Le care est un concept éthique développé par des philosophes féministes pour rendre compte des pratiques et prédispositions au soin réciproque et à la sollicitude (Zielinski 2010). Au sujet de l’importance des relations et du care dans les mouvements sociaux, Montgomery et bergman soutiennent que :

L’emprise de l’Empire sur les relations est brisée par de nouvelles formes résurgentes d’intimité, à travers lesquelles les personnes en viennent à dépendre les unes des autres, se défendre les unes les autres et devenir dangereuses ensemble. L’amitié en tant que liberté nomme les relations interdépendantes comme source de pouvoir collectif, une proximité que l’Empire cherche à éradiquer à travers la violence, la division, la compétition, la gestion et l’incitation à nous voir comme des individus isolés ou des unités de famille nucléaire

Montgomery et bergman 2017 : 82, traduction libre

Photo 2

Des jeunes autochtones et non-autochtones occupent plusieurs jours de suite l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique en réponse aux raids policiers chez les défenseures du territoire wet’suwet’en en février 2020. L’action était organisée par le collectif ad hoc Indigenous Youth for Wet’suwet’en

Des jeunes autochtones et non-autochtones occupent plusieurs jours de suite l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique en réponse aux raids policiers chez les défenseures du territoire wet’suwet’en en février 2020. L’action était organisée par le collectif ad hoc Indigenous Youth for Wet’suwet’en
Photo Mike Graeme

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Molly Wickham indique que les affinités avec les anarchistes pour les stratégies d’actions directes et de blocages lors de #ShutDownCanada ont réussi à menacer l’économie et l’État (IGD 2021). Selon son expérience, des relations de solidarité entre anarchistes et défenseures du territoire wet’suwet’en se sont construites dans le temps, ce qui a permis une solidification de liens de confiance basés sur une perspective conjointe en opposition à l’État. La violence d’État envers les Autochtones est effectivement identifiée comme élément analytique essentiel dans le cadrage de certains groupes anarchistes comme Direct Action dans les années 1980, ou lors des mobilisations anticoloniales contre les jeux Olympiques de Vancouver de 2010 (Hanson 2001 ; Hill et Antliff 2021). Cette perspective radicale qui identifie la cause des problèmes environnementaux et de la violence envers les femmes autochtones à la structure coloniale de l’État n’est pas présente dans les mouvances libérales environnementales ou écoféministes.

Pour des constellations de corésistance

Certains succès se dessinent dans la mobilisation wet’suwet’en contre l’industrie fossile : sous le leadership des femmes, les défenseures du territoire ont créé un espace décolonial au sein duquel les non-autochtones peuvent se joindre à la campagne contre CGL. Les actions collectives entreprises en solidarité sous la bannière #ShutDownCanada se sont déroulées selon le consentement et les normes établies par les Autochtones aux lignes de front. Au sein des alliances, l’attention particulière portée aux relations et au bien-être de toute personne impliquée reflète les ontologies autochtones et préfigure des manières d’interagir qui cadrent avec les préoccupations des féminismes autochtones. Ainsi, le facteur du genre peut transformer les mobilisations environnementales, et le leadership des femmes autochtones et personnes bispirituelles peut déterminer à son tour les modalités de la lutte. Plus encore, la cible commune envers l’État peut être un vecteur d’alliances entre Autochtones et non-autochtones. Trois éléments essentiels doivent être soulignés dans l’étude de cas : 1) beaucoup de femmes wet’suwet’en actives dans la campagne contre CGL détiennent des positions de leaders qui sont compatibles avec leurs rôles sociaux traditionnels ; 2) les conditions des alliances ont été déterminées selon des protocoles et pratiques culturellement significatives et ancrées dans le territoire ; 3) les revendications principales de la mobilisation ont touché la sécurité des personnes deux esprits, femmes et filles autochtones, la préservation de la subsistance ainsi que la souveraineté autochtone. À cet effet, l’engagement des femmes autochtones et des personnes bispirituelles dans la protection de l’environnement ne reflète pas exactement les mêmes préoccupations que chez les écoféministes. Les femmes autochtones en lutte pour la défense de leurs territoires et les écoféministes ont en commun une vision de corrélation entre oppression de genre et destruction environnementale. Mais une opposition à l’État colonial dans l’analyse politique et les pratiques militantes n’est pas acquise chez la plupart des écoféministes. En raison de la grande diversité de points de vue au sein des écoféministes, certaines d’entre elles pourraient développer une posture anticoloniale qui met en évidence la nécessité de reconsidérer la relation au territoire et à la nature en fonction du colonialisme de peuplement. Ce travail a été initié chez certaines et certains anarchistes qui se sont engagés en solidarité avec les luttes anticoloniales, incluant la mobilisation wet’suwet’en. Au niveau théorique, l’intégration de campagnes de défense de territoires autochtones au sein des écoféminismes risque d’écarter le potentiel d’affranchissement du colonialisme, au profit d’un discours réformiste sur la réconciliation des souverainetés autochtones dans l’État-nation colonial (Coulthard 2014 ; INCITE! 2009 ; Kwaymullina 2017). Sur le plan de la praxis, l’étude de cas a permis de voir comment certaines dispositions communes entre Autochtones et non-autochtones peuvent faciliter des alliances anticoloniales sans qu’un processus de récupération ne soit déclenché. Bien que les solidarités entreprises lors des mobilisations #WetsuwetenStrong et #ShutDownCanada concordent avec un cadre discursif et certains modes d’action anarchistes, il n’y a pas pour autant l’existence d’un mouvement « anarcho-indigéniste » qui ferait la symbiose des deux mouvances (Dupuis-Déri et Pillet 2019). Plutôt, à l’image des constellations de corésistance de Simpson, il faut tourner le regard vers des moments précis de la lutte où, malgré les différentes positionnalités des acteurs et actrices, les stratégies de lutte et les cadres de l’action collective sont compatibles.