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Depuis les années 1800, les Anicinapek[1] ont connu diverses épidémies, notamment de rougeole, d’écrouelles, d’influenza, de scarlatine, de diphtérie, de coqueluche et de tuberculose. Ces épidémies, dont certaines ont eu des taux de létalité particulièrement élevés, ont laissé des traces dans la mémoire et les récits oraux des Anicinapek du Québec : ainsi transmet-on le souvenir de maladies ayant affecté des parents ou des grands-parents, mais aussi de celles ayant touché des ancêtres lointains. Ces traces diffèrent sensiblement de celles laissées dans les chroniques des auteurs allochtones, comme les missionnaires, les employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson et les agents des Affaires indiennes. Alors que les autorités gouvernementales et ecclésiastiques les ont pensés sans ressources, sans savoirs et sans médicaments efficaces, les Anicinapek ont déployé tout leur arsenal de connaissances pour faire face aux épidémies. Nous n’entendons pas là le fait qu’ils savaient toutes les soigner. Comme le mentionne dans son autobiographie l’aîné Josie Mathias, Anicinape de Winneway, au sujet de la rougeole et de la tuberculose, selon lui « fréquentes à Neawigak » : « nous ne connaissions tout simplement aucun remède maison capable de venir à bout de ces maladies bien précises » (Mathias 1998 : 44-45). Pour autant, les Anicinapek n’étaient pas non plus totalement démunis face à ces maladies et ne sont pas restés passifs. Dans une perspective de décolonisation des savoirs, nous aimerions remettre en question l’hégémonie du discours allochtone sur les épidémies historiques chez les Autochtones, discours reflétant le poids et l’héritage du colonialisme au Canada, incluant le colonialisme médical. Pour cela, nous analyserons comment les Anicinapek ont conceptualisé la notion d’épidémies, ainsi que les pratiques qu’ils pouvaient déployer face à elles.

Cet article vise à enrichir la littérature sur les soins de santé chez les Autochtones au Québec depuis le xixe siècle, au point de vue qualitatif. Cette littérature se caractérise principalement par des travaux sur les plantes et les parties animales utilisées comme remèdes (ex. Black 1973 ; Clément et Jauvin 1993 ; Clément 2014 ; Bousquet 2002), ainsi que par des études de rituels pouvant servir à des fins thérapeutiques (ex. sur la tente de sudation : McNulty 1996, Tanner 1979 et Niezen 1993). Les Anicinapek, comme la plupart des Premières Nations, ont une vision holistique de la santé, c’est-à-dire que la santé ne se limite pas à celle du corps physique, mais elle comprend également le bien-être psychologique, social, politique et spirituel (Adelson 1992 ; Castellano 2018), ce qu’en anicinapemo8in on nomme minopimatisi8in. Si la littérature scientifique a principalement retenu les manques d’immunité et les hauts taux de mortalité des Anicinapek et des autres Premières Nations face aux épidémies (Bories-Sawala 2020), sans fournir plus de détails sur la façon dont les personnes réagissaient et se soignaient, les récits anicinapek sont, eux, beaucoup plus riches. Le corpus sur lequel nous nous appuierons comprend deux sortes de sources : des récits oraux, recueillis d’une part par Marie-Pierre Bousquet lors d’enquêtes longitudinales (certaines entrevues ayant été faites pour un des projets par Claude Kistabish, Apitipi8inni de Pikogan, et traduites en français par ses soins), et des données transmises, d’autre part, à Maurice J. Kistabish et à John Mowatt en tant qu’Apitipi8innik (membres de l’actuelle bande de Pikogan, anciennement bande d’Abitibi − ou Abbitibi, ou Abitibbi) ; ainsi que des documents écrits par des Anicinapek, comme : Tenasco (1980) à Kitigan Zibi, Moore (1982) à Kipawa, Mathias (1998) à Winneway ou, Rankin et Kistabish (1982) à Pikogan.

Figure 1

Couverture du livret bilingue sur les remèdes traditionnels anicinapek, publié en 1982 par le Centre d’entraide autochtone de Val-d’Or

Couverture du livret bilingue sur les remèdes traditionnels anicinapek, publié en 1982 par le Centre d’entraide autochtone de Val-d’Or

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Dans les récits oraux que nous avons recueillis, principalement entre 1996 et 2017, la santé n’a jamais été au centre de nos préoccupations, parce que nos recherches portaient sur d’autres sujets (territoire, chamanisme, religion, etc.), mais elle a été suffisamment abordée pour que nous disposions de données originales. Diverses ethnographies permettront d’ajouter des touches supplémentaires au portrait du système de soins anicinape que nous entendons brosser et qui intégra, dès le xixe siècle, des consignes biomédicales. La période historique couvre, de façon approximative, celle allant de l’arrivée des Oblats de Marie Immaculée en terre anicinape à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, jusqu’aux derniers moments de la sédentarisation dans les années 1970 (les récits oraux anicinapek, très souvent énoncés en anicinapemo8in, ne comportent pas souvent de dates et ce qui en tient lieu se résume en général à 8eckatc, « autrefois »).

Ce travail ethnohistorique nous a été inspiré par le besoin, dans les communautés anicinapek (et notamment celle de deux des co-auteurs), de se souvenir de ce que faisaient les ancêtres en pareil cas quand la pandémie de COVID-19 a été déclarée. En prêtant attention aux discours laissés par lesdits ancêtres et aux manières dont ils agissaient, on se rend compte que le système de santé anicinape comprenait − et comprend sans doute encore − un éventail d’éléments : conseils ou conduites à respecter, objets protecteurs, mesures préventives et curatives, ou encore l’intégration de consignes biomédicales. Nous n’aurons pas l’ambition de tout couvrir, mais plutôt d’esquisser le portrait de cette diversité, dans cette approche holistique qui ne sépare pas dans la pensée ce qui relèverait du sanitaire et ce qui relèverait des émotions et des attitudes.

Il est important, avant de présenter les assises idéologiques et cosmologiques du système de santé anicinape, puis les pratiques anicinapek allant de la déclaration de l’épidémie jusqu’à sa fin, de rappeler ce que fut le colonialisme médical et sanitaire envers les Autochtones au Canada, faisant de leur santé un problème politique, à leur détriment. Nous pensons en effet, à l’instar d’Ivekovic (2012), qu’il ne peut y avoir de décolonisation des savoirs sans déconstruire au préalable l’origine desdits savoirs.

Santé autochtone, colonialisme et décolonisation

L’entreprise coloniale, en Amérique comme ailleurs, s’est accompagnée de la construction de préjugés racistes, qui ont servi à la légitimer. Non seulement le domaine sanitaire et médical n’a pas été épargné, mais il a lui-même fait partie de cette entreprise et a contribué à créer certains préjugés. Quand on parle de colonialisme médical, on a tendance à penser immédiatement à une caste dirigeante de médecins et au système médical mis en place et contrôlé par le gouvernement. De nombreux auteurs ont bien montré l’influence déterminante de cette élite dans le projet colonial (ex. Daschuk 2015 ; Lux 2016 ; Geddes 2017). Ainsi, la biomédecine a servi d’outil et de justification pour contraindre les peuples autochtones et brimer leurs droits. Nous retiendrons ici la définition fournie par le Dr Shaheen-Hussain (2021 : 207) : « le concept de colonialisme médical désigne une culture ou une idéologie enracinée dans un racisme anti-autochtone systémique et faisant appel à des pratiques et à des politiques médicales pour établir, maintenir ou faire avancer un projet colonial ethnocidaire ». C’est en fait le racisme systémique qui nous semble le plus au coeur du problème, un racisme qui a non seulement été véhiculé par des autorités politiques et sanitaires, mais aussi par des missionnaires et des agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson. La définition que nous adoptons de ce racisme est celle de Azria et al. (2020 : 848) : « celui-ci correspond aux effets cumulés d’attitudes empreintes de préjugés et de stéréotypes bien souvent inconscients, mais aussi de pratiques et politiques souvent résultats de processus historiques et de rapports de pouvoir ». Dans ce racisme, le paradigme déficitaire est très présent : on considère que les Autochtones sont déficitaires de connaissances et qu’ils sont responsables des maux qui les affectent. C’est un modèle où l’on blâme la victime plutôt que d’essayer de comprendre d’où viennent ses problèmes de santé (comme la dépossession des territoires, la destruction des habitats naturels, etc. Brown et al. 2011).

Pour une décolonisation des savoirs, il faut donc déconstruire ce paradigme et partir de l’idée que les Autochtones ont des connaissances et que les problèmes de santé qui les ont affectés, via ici les épidémies, ne tenaient pas de leur ignorance et de leurs comportements, mais plutôt des impacts de l’avancée des colons, vecteurs de propagation des maladies contagieuses. Selon Ivekovic (2012 : 35), décoloniser des savoirs « relève d’une démarche à long terme, infinie, qui n’est pas seulement d’ordre épistémologique, mais aussi politique : elle concerne la justice, l’économie, les rapports sociaux ; elle porte sur le passé, le présent et l’avenir ». Cela implique ce que Boulbina (2013 : 19) appelle un « décentrement », à savoir : 1) remettre en question la classification des savoirs qui, dans notre cas, valorise la biomédecine et relègue au rang de folklore ou de superstition les pratiques autochtones ; 2) penser que les Autochtones peuvent apprendre des choses aux non-Autochtones ; 3) restaurer une vision globale plus juste des idées, des événements, des phénomènes, de l’histoire, en confrontant les points de vue.

Les points de vue non autochtones : les taux de mortalité comme seule précision

Une affreuse épidémie a jeté la consternation parmi les pauvres sauvages d’Abbitibi. Dans l’espace de quelques jours, trente victimes furent portées en terre, et un bon nombre d’autres sont morts dans les bois. […] Comme toujours, dans ces circonstances, il est difficile de relever le moral des sauvages : ils prennent peur, se frappent l’imagination et par des imprudences de tous genres, s’exposent à aggraver leur mal. C’est ainsi qu’à la première atteinte du mal, ils allaient se perdre dans la forêt, où il était impossible de leur porter secours.

Le R. P. Pian, Missionnaire Oblat de Marie Immaculée, au R.P. Vanderberghe, Provincial du Canada, Mission de Témiskamingue. (APF 1870 : 7-8)

Cette mission [Abitibbi] est entièrement catholique ; mais hélas, sa population a été réduite presque de moitié par la terrible épidémie qui la décima il y a deux ans. Alors que les sauvages étaient plus de 500, aujourd’hui je n’ai pu en compter qu’un peu plus de 300. […] Quand nous fûmes à l’endroit principal, nous trouvâmes encore 200 sauvages qui attendaient la robe noire, l’anxiété dans le coeur. Une panique s’était emparée de nos pauvres chrétiens et, dans leur crainte, au lieu de s’aider à lutter contre le mal, ils allaient souvent au devant de la mort. […] Bien des fois, pas un membre de la famille ne se tenait debout ; aucun remède, pas de feu, ni soins indulgents ; aucun moyen de défense contre la maladie, sinon de s’éloigner du malade de peur de contracter le mal contagieux.

Lettre du R.P. Nédélec au R. P. Provincial, Matawan, 10 novembre, 1871. (APF 1872 : 70-72)

Les chroniques des employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, des missionnaires, des agents des Affaires indiennes et des journalistes permettent de dresser une chronologie des épidémies qui ont touché les Anicinapek pour la période qui nous intéresse, à partir de la fin des années 1840. Notre but n’est pas d’établir scrupuleusement cette chronologie, mais d’en donner une idée pour voir, d’une part, si ce type d’événements est exceptionnel ou récurrent et, d’autre part, ce qui est rapporté. D’ores et déjà, on peut dire que les situations d’épidémies reviennent régulièrement, ce qui donne à penser que les Anicinapek ont développé des stratégies pour y faire face, au lieu de simplement « paniquer » comme le laissaient entendre les pères Pian et Nédélec (même s’ils mentionnaient l’isolement comme pratique préventive).

Ainsi, Angus Cameron, traiteur de fourrures au fort Timiskaming, rapporte une épidémie de nature inconnue pour la saison 1817-1818. Il en mentionne une autre, de tuberculose, qui était apparue au Grand Lac en 1843, s’était étendue à tout le district de Timiskaming en 1847 (notamment sous la forme d’écrouelles) et avait atteint son pic en 1849 après avoir fait un très grand nombre de morts (Mitchell 1977 : 110, 192-193). Mitchell raconte que le père Laverlochère s’était plaint de la grande baisse de popularité des prêtres à cette époque, les « Indiens » (Anicinapek) ayant noté que la participation aux services religieux et la fréquentation des employés des postes leur transmettaient des maladies infectieuses, contrairement à ceux restés sur leurs territoires.

Avec les écrits des pères Pian et Nédélec, on sait que le début des années 1870 fut aussi une période d’épidémies en territoire anicinape. Les rapports annuels des agents des Affaires indiennes, qui commencent au début des années 1860, comprennent de façon systématique des rubriques « santé » et « hygiène », ainsi que des rapports de médecins-chefs. Les maladies contagieuses, redoutées, y sont consignées et localisées. En 1906, les Apitipi8innik ontariens[2] signent le Traité n° 9 à Apitipik, sur le lac Abitibi. Une épidémie de rougeole ne tarde pas à se déclarer parmi les membres de la bande :

[...] Il y a eu plusieurs épidémies de maladies contagieuses qui appellent des remarques. La plus mortelle est survenue parmi la bande d’Ojibeway au lac Abitibi, et a fait l’objet d’un traité au cours de l’année dernière. Il s’agissait d’une épidémie de rougeole, due à une infection introduite dans le camp de l’ingénieur du Grand Tronc Pacifique près de ce point par un cargo du district de Timiskaming ; de là, par les Indiens employés, elle a été transportée au camp près du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et en l’espace de deux ou trois mois, elle a causé un très grand nombre de maladies et environ 40 décès dans une bande de 400 personnes. Le médecin qui accompagnait les commissaires du traité de la baie James est resté une dizaine de jours et, bien qu’il ait fait tout ce qu’il a pu pendant son séjour, le nombre total de décès dus à la broncho-pneumonie, en tant que complication, a été élevé et a notamment augmenté parce que les malades se sont exposés aux intempéries avant de se rétablir.

Pedley 1907 : 263-264

Le grand nombre de décès dus à miskoce (misk8a : rouge, donc la rougeole) a marqué les récits oraux puisque, dans les années 1990 et 2000, les aînés en parlaient encore à Pikogan. Au début du xxe siècle, la rougeole, la coqueluche, la grippe, la tuberculose et la varicelle sont connues chez les Anicinapek et reviennent à intervalles réguliers, sans nécessairement occasionner des décès à chaque fois :

Comme il n’y a eu aucune maladie contagieuse dans la réserve [de Maniwaki] au cours de la dernière année, à l’exception de la coqueluche et de la tuberculose, aucune disposition n’a été prise pour isoler les personnes atteintes de ces maladies.

McCaffrey 1911 : 106

Il y a eu beaucoup de maladies dans la réserve de Maniwaki au cours de la dernière année. La grippe, la rougeole et la varicelle étaient répandues, mais aucun décès n’a été directement causé par ces maladies, à l’exception d’une jeune fille qui a contracté la tuberculose après la rougeole et qui est morte après quelques mois de maladie.

McCaffrey 1912 : 45

Figure 2

Fiche du rapport de l’Agence indienne du Témiscamingue au sujet de la fermeture temporaire de l’école, 24 juin 1921

Fiche du rapport de l’Agence indienne du Témiscamingue au sujet de la fermeture temporaire de l’école, 24 juin 1921
Bibliothèque et Archives Canada. Indian Affairs, RG 10, Volume 6114, file 375-7, part 1

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À partir du début du xxe siècle, les journaux locaux ne sont pas en reste pour rapporter les épidémies et les décès. En 1920, la grippe semble occasionner plus de décès chez les « Indiens » que chez les « Blancs » et le journal L’Abitibi s’en fait l’écho :

Un vieil Indien, considéré comme un chef par les quelques Sauvages de l’Harricana, est mort de la grippe, mardi, à son camp, et sa fidèle compagne, Manie, n’a pu lui survivre, elle est morte hier mercredi.

26 février 1920 : 4

La grippe, qui n’a pas encore fait beaucoup de ravages chez les colons de l’Abitibi, a par contre rudement frappé les quelques familles sauvages qui passent l’hiver autour de nos cantons. Six Indiens sont morts à Amos, quatre ou cinq à la rivière Bell et deux ou trois à La-Reine. […] Ceux qui sont morts à Amos sont : Antoine et sa femme ; Simon et sa femme, et Pierre et sa femme. De même à La-Reine, le mari et la femme sont morts presque en même temps. Simon et Pierre ont laissé une dizaine d’orphelins[3], que les autorités locales ont expédiés à l’hôpital de Cochrane, après avoir avisé le Département des Affaires indiennes à Ottawa.

4 mars 1920 : 4

Ces écrits ne mentionnent pas si les Anicinapek étaient vaccinés ou pas. Pour la Côte-Nord, Charest (2020 : 842) relate que les Innus commencèrent à être vaccinés dès la fin du xixe siècle, à cause « des épidémies récurrentes », ce qui « ne semble pas avoir donné des résultats probants, possiblement parce que les vaccins de l’époque n’étaient pas très efficaces ». Avant même la création des unités sanitaires de comté au Québec en 1926, sortes de bureaux d’hygiène, de prévention et de santé publique, des consignes biomédicales étaient dispensées aux membres des Premières Nations, comme l’interdiction de cracher par terre, action rendue illégale au Québec en 1908 pour lutter contre la tuberculose (Angers 1998 : 55). En Outaouais, des campagnes de vaccination ont commencé dès le xixe siècle, ce que relatent les rapports annuels des agents des Affaires indiennes. La région de l’Abitibi-Témiscamingue, elle, est restée très peu desservie par les soins de santé jusque dans les années 1930 et la vaccination a surtout relevé du personnel des unités sanitaires, créées en 1929 (Vincent 1995). Seuls les enfants envoyés fréquenter des écoles de rang ou de jour furent systématiquement vaccinés à partir des années 1940, comme nous le verrons plus loin (pas contre tout ce qui pouvait provoquer des épidémies d’ailleurs, les vaccins n’existant pas toujours. Le vaccin contre la rougeole a, par exemple, été homologué en 1963 et celui contre la varicelle, en 1973).

Les chroniques journalistiques, comme les autres types de rapports écrits par des allochtones, ont tendance à laisser croire que les taux de mortalité élevés chez les « Indiens » sont dus à leur façon de vivre (sous la tente ou dans des cabanes, en forêt) : « Il faut dire aussi que ces pauvres sauvages ont des moeurs qui invitent la mort. Un médecin citait le cas d’une “squaw” qui souffrait d’une pneumonie grave et qui se levait encore pour aller allumer le poêle le matin tandis que son mari, encore en santé, dormait sur ses deux oreilles. La pauvre femme en est morte en peu de temps » (L’Abitibi 4 mars 1920 : 4). L’épidémie de grippe de 1920 a pourtant été si forte qu’elle n’a épargné personne. Le Bureau d’hygiène d’Amos avait même décrété la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements, l’enterrement rapide des corps, la fermeture à 7 heures des commerces et la désinfection des endroits publics une fois par jour (ibid. 11 mars 1920 : 2). Cela rappelle les rapports des agents des Affaires indiennes, qui estiment également que les hauts taux de mortalité chez les Autochtones sont dus à leur ignorance : « la cause dominante de la surmortalité partout est ce manque de connaissances sanitaires ou de savoir vivre dans les maisons, et que le taux de mortalité est dû à la même cause » (Bryce 1907 : 275).

Les anthropologues rendent aussi compte des épidémies, principalement en rapportant le nombre de décès. C’est le cas notamment de Leroux et al. (2004 : 39) qui, se fondant sur des écrits de Davidson (1928) et Hallowell (1949), rapportent que pour la population de Grand-Lac-Victoria (Kitcisakik) et celle de Lac Simon, « la grippe espagnole aura fait mourir plus du tiers de la population en 1918 ». John T. MacPherson, dans sa préface de son étude chez les « Indiens d’Abitibi », fait également mention d’un grand nombre de décès à cause de l’impact que cela a sur sa recherche :

Entre les années 1924 et 1926, la rougeole et la grippe ont causé la mort d’un grand nombre de membres de la bande abitibienne, plus particulièrement les jeunes enfants et les membres plus âgés du groupe. Par conséquent, il était difficile de trouver parmi la population adulte des personnes qui se souviennent ou qui connaissent bien les traditions orales, les habitudes, les coutumes et la vie quotidienne de leurs ancêtres avant que les Abitibi ne soient culturellement éclipsés par le contact avec les commerçants « blancs ».

MacPherson 1930 : 4

Plus loin, dans sa section « Pratiques médicales » (ibid. : 93-96), il mentionne les épidémies les plus courantes, mais n’indique rien sur les réactions des Apitipi8innik face à elles :

La pneumonie, la tuberculose, la grippe et la rougeole sont des maladies assez fréquentes et les plus mortelles que connaisse l’Abitibi. Ces dernières années, la grippe a fait des ravages. La tuberculose est le plus grand fléau connu de ces gens − des dizaines de personnes meurent chaque année de cette terrible maladie.

Ibid. : 93-94

Remarquons cependant qu’il accorde du crédit aux connaissances des plantes des Anicinapek :

En dehors du chamanisme, ou des pratiques de conjuration, dans le traitement des malades, le savoir médical, plus particulièrement dans l’utilisation des herbes, n’était pas une chose méprisable. Selon l’expérience des médecins, les Abitibis ne savent pas utiliser la médecine de façon rationnelle. On s’attend à ce que les guérisons se produisent immédiatement. Donnez un médicament à un Indien et il prendra une double dose pour que le «remède» agisse plus rapidement. […] Mais en dehors de cette prescription arbitraire, beaucoup de médicaments utilisés avaient des valeurs curatives.

Ibid. : 121

La dernière épidémie que nous mentionnerons est celle de diphtérie de 1942, brièvement rapportée par les journaux. Le Soleil du 25 juillet 1942 (p. 3) relate que ladite épidémie « venait d’éclater dans la réserve indienne de Senneterre, dans le district minier de l’Abitibi, à 750 milles de Montréal » et qu’elle était rendue dans la réserve du lac Mistassini, où elle avait causé la mort de huit enfants. Le 31 juillet de la même année, la Gazette du Nord (p. 5) considérait l’épidémie comme enrayée, grâce aux soins des médecins et de la garde-malade de l’unité sanitaire de l’Abitibi, après avoir causé une quinzaine de morts. En effet, si théoriquement la santé des « Indiens » relevait du Département des Affaires indiennes à Ottawa, les soins étaient administrés par le personnel médical local disponible.

On retiendra donc de ces chroniques et rapports essentiellement des données factuelles, ne contenant quasiment aucune indication sur les réactions et attitudes des Anicinapek face à ces maladies. On ne sait même pas s’ils ont confiance, ou non, dans la biomédecine occidentale. Pourtant, on voit qu’ils font parfaitement le lien entre leur fréquentation de traiteurs et de missionnaires − en bref de « Blancs » − et les maladies qui les affligent, et qu’ils pratiquent au moins l’isolement en cas d’explosion des cas (voir sur le sujet Inksetter 2017 : 368-372).

À propos des Anicinapek

Il importe de faire quelques rappels à propos des Anicinapek pour bien comprendre leur système de santé. Autochtones de l’Ouest québécois et de l’Est ontarien, ils ont été très impliqués dans la traite des fourrures. Au cours du xixe siècle, leurs contacts avec les Euro-canadiens s’intensifièrent et ils « virent peu à peu l’accès à leurs territoires diminuer […] à cause de l’avancée progressive de l’industrie forestière, la colonisation agricole et l’arrivée du chemin de fer » (Bousquet 2013 : 85). Gens semi-nomades, ils vivaient autrefois en symbiose avec leurs territoires, dans un environnement de forêts et de lacs (de nombreuses familles ont perpétué ce mode de vie jusqu’au moins la fin des années 1960). À partir des années 1830, des missionnaires catholiques vinrent régulièrement les évangéliser et lutter contre leur système de croyances chamaniques. Les églises furent parmi les premiers bâtiments à être construits quand ont été établies les communautés sédentaires, entre les années 1850 et 1970. L’évangélisation n’a pas effacé les conceptions chamaniques : au fil des décennies, les Anicinapek ont composé un paysage spirituel protéiforme dans lequel l’animisme reste un pilier (pour plus de détails, voir notamment Bousquet 2013 et 2015).

En anicinapemo8in, on trouve deux mots pour traduire « épidémie ». Le premier est un mot ancien, kicindagan, répertorié dans le lexique de Cuoq (1886 : 155) et le dictionnaire de Lemoine (1909 : 241). S’il n’est plus vraiment usité, les locuteurs natifs le comprennent comme l’idée d’être à terre avec de la fièvre. L’autre, kitci akosi8in, est une expression davantage employée de nos jours et qui signifie « la grande maladie » (akosi veut dire être malade). Les épidémies sont vues comme des maladies importées, pas « naturelles » dans le sens où elles sont anormales, inhabituelles, par rapport aux maladies locales, connues. Ce ne sont pas des maladies causées par des sorts ou par un désordre provoqué par une quelconque action humaine : elles viennent de non-Autochtones. En général donc, les cures chamaniques ont des chances de s’avérer inefficaces (mais on peut les essayer quand même). Ainsi, on peut extrapoler aux Anicinapek ce que James Morrison écrit au sujet des signataires ojibwés du Traité n°9 du côté ontarien :

En raison des épidémies de plus en plus fréquentes pendant les vingt dernières années du dix-neuvième siècle, les étrangers, contre qui on ne pouvait prendre les sanctions traditionnelles dont étaient punissables les Indiens, purent encore plus facilement faire disparaître, dans certaines régions, les espèces d’animaux à fourrure.

Morrison 1986 : 11

Ces sanctions étaient, par exemple, d’envoyer un sort ou de bannir un individu. Mais il faut noter qu’une maladie épidémique peut devenir « naturelle », dans le sens où elle devient connue, soignable et guérissable. C’est le cas notamment de la grippe qui, en quelques décennies, a changé de statut (otakikomi : « il/elle a la grippe »). Aujourd’hui, elle ne décime plus les Anicinapek − vaccinés ou non contre elle − et l’on utilise pour se soigner aussi bien de l’anicinape mackiki (médicament anicinape : il s’agit de décoctions à base de cèdre[4] [Thuya occidentalis]), que des médicaments achetés en pharmacie.

Les pratiques préventives

Qu’il y ait une épidémie déclarée ou pas, le meilleur moyen de survivre était de ne pas tomber malade. Pour cela, les Anicinapek avaient des pratiques prophylactiques. Ce qui est parvenu jusqu’à nous est, par exemple, le port d’objets protecteurs, vecteurs de pouvoir et porteurs de manto (terme qu’on traduit parfois par « force vitale » ou « esprit »), ainsi que l’intégration des prescriptions de santé publique et la description d’un vaccin anicinape.

Les objets protecteurs, par ce qu’ils représentaient, devaient établir des liens entre l’être à protéger et l’animal, l’esprit ou la qualité représentée. Les objets les mieux documentés sont sans doute ceux entourant le bébé, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie du tikinakan (porte-bébé) : les bracelets en peau de loutre et de castor, les tuques couvertes de glandes uropygiennes d’outardes et de glandes apocrines de loutres (qui ont des formes de pompons) et les capteurs de maladies (sakepisonak) − qui ressemblent aux capteurs de rêves, mais les ont précédés (Bousquet 2016 : 42). Les capteurs de maladies, appelés net baby charms en anglais, attirent notre attention. Comme le rapporte Cath Oberholtzer (1995), les premières mentions de leur existence dans la littérature ethnologique se retrouvent d’abord, au tout début du xxe siècle, chez les Sioux et les Cheyennes, en particulier chez les guerriers qui les portent comme boucliers miniatures aux pouvoirs protecteurs. Puis ils apparaissent chez les Ojibwas dans les forêts du Nord-est dans l’ouvrage de Frances Densmore de 1929. D’après les aînés de Pikogan interrogés en 1996, en accrocher un au hamac de bébé ou au porte-bébé était pratique courante dans leur jeunesse, et ce jusqu’à leur sédentarisation. Enfin, il est indiqué dans le manuscrit de Juliette Gauthier qu’« en cas de maladie, on habillait les enfants de peaux de cerfs d’un blanc immaculé et non fumées. Le blanc chassait le mal. Les nouveau-nés étaient aussi habillés de peaux blanches » (Clément et Martin 1993 : 77). Nous ne saurions en dire plus sur la symbolique du blanc, qui fait partie des quatre couleurs utilisées dans les pratiques chamaniques (avec le rouge, le noir et le jaune) et qui sont associées aux quatre points cardinaux. Chez les Ojibwés, la couleur blanche « est souvent citée comme symbole de puissance chez les chamanes » (Lemaître et Décart 2008 : 103) et il est possible qu’il en ait été de même chez les Anicinapek. Il y aurait peut-être aussi un lien à établir avec le symbolisme chrétien du blanc, qui représente à la fois la pureté, la lumière et la gloire divine, et qui aurait pu être intégré par suite des rencontres avec les missionnaires. Mais cela reste à démontrer.

Les adultes pouvaient également porter des objets protecteurs. Jean Merveille, dans sa thèse sur Lac Rapide, mentionne « le bandeau (rouge) pour prévenir les infections », tout comme « le cordon (rouge) de laine autour du poignet des nouveaux-nés [sic]» (1987 : 195). Il ne précise pas la signification de la couleur rouge, mais on peut supposer qu’elle était également associée à des pouvoirs chamaniques. À Pikogan, certaines familles se souviennent que quelques hommes pouvaient porter des colliers en otolithes de poisson. Ces colliers ne sont pratiquement pas documentés. Chez les Apitipi8innik, et sans doute chez d’autres Anicinapek, ces colliers pouvaient être offerts aux femmes comme cadeaux de mariage et pouvaient s’agrandir avec le temps : plus ils étaient longs, et plus cela indiquait que l’homme était un excellent pêcheur et avait de la chance. Il n’est en effet pas commun de trouver ces otolithes, qui mettent longtemps à se former. Les colliers portaient chance (un otolithe de poisson se nomme aussi lucky stone en anglais), préservaient des dangers et semblaient aussi avoir des pouvoirs guérisseurs (Arnold 2016).

D’autres objets pouvaient être strictement personnels aux porteurs ou porteuses et étaient parfois cachés des regards dans des petites pochettes. De la même façon, les croix et les médailles catholiques en métal offertes par les missionnaires, sans doute à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, et portées autour du cou ou à la boutonnière, pouvaient s’ajouter à l’arsenal d’objets protecteurs (il est difficile de faire des estimations temporelles, les aînés ne fournissant pas de dates dans leurs récits). Comme l’une d’entre nous l’a analysé dans un chapitre consacré aux objets offerts aux missionnaires (Bousquet et Morissette 2015), les Anicinapek en ont reçu− comme bien d’autres Premières Nations par ailleurs − des robes noires au fil des missions, ainsi que toute une panoplie d’objets catholiques : médailles, croix, chapelets, images pieuses, etc. Ces dons s’inscrivaient dans « trois couches de sens : la relation coloniale, l’alliance et la diplomatie » (ibid. : 106). De même, « les objets religieux […] étaient souvent investis, dans l’univers d’origine des missionnaires, de sens et de pouvoirs, comme celui de transmettre des grâces, des protections et des bénédictions » (ibid. : 107). Il n’est donc pas étonnant que les Anicinapek aient eux aussi investi de sens similaires lesdits objets, pouvant apporter protection et alliance avec l’univers dont était venue la maladie. Dans la même lignée, l’eau bénite (par un prêtre catholique) était − et est encore − utilisée pour protéger les maisons et les camps de chasse, quand les Anicinapek sentaient qu’il y était arrivé quelque chose (une maladie par exemple) qu’il fallait faire partir.

Aux médailles catholiques − représentant surtout la Vierge − s’ajoutait souvent, en tout cas au xxe siècle, un sachet contenant du camphre. Celui-ci s’attachait par une épingle à nourrice au sous-vêtement, au niveau de la poitrine, pour prévenir les rhumes, les bronchites, la grippe, la diphtérie et les affections respiratoires en général. Cette utilisation du camphre pour éloigner le mal existait également dans la médecine populaire au Québec et en France (Saillant 1991), pratique que les Anicinapek semblent donc avoir empruntée et intégrée aux leurs.

Enfin, dans les entrevues données par les aînés de Pikogan entre 1996 et 2017, on est frappé par le fait que ces derniers ont mentionné, au sein de leurs pratiques préventives, des éléments provenant des campagnes canadiennes de santé publique tels que l’interdiction de cracher par terre, les vaccinations et l’ingestion d’huile de foie de morue. Le premier, à savoir le fait de cracher par terre, est souvent mentionné comme un problème à la rubrique « hygiène » (ou « santé publique ») dans les rapports des agents des Affaires indiennes, qui racontent au fil des ans les efforts effectués par le personnel de santé pour éradiquer cette habitude. Les Apitipi8innik s’en souviennent et avaient surnommé siko mackiki8inni (le médecin-cracheur) un médecin qui venait à la Pointe Abitibi (leur lieu de retrouvailles estivales) à la fin des années 1920: « il interdisait de cracher par terre par crainte de transmettre des maladies » (entrevue avec Albert Mowatt, Sapeth McDougall et Louise-Yvonne Kistabish, 2000, Pikogan).

En deuxième lieu, les Anicinapek ont connu dès le xixe siècle des campagnes de vaccination, qui se sont intensifiées au xxe. Là aussi, les Apitipi8innik en ont conservé le souvenir, se rappelant que les vaccins étaient surtout administrés par des infirmières qui donnaient priorité aux enfants (entrevue avec Hélène Wylde-Ruperthouse, Anna Mapachee-Mowatt et Noé McKenzie, 2000, Pikogan). Personne n’en a remis le bien-fondé en cause et tous et toutes savaient à quoi les vaccins servaient. Dans les archives des « tuition payments » de l’agence indienne d’Abitibi, à partir des années 1940[5], on trouve les enregistrements de tous les examens physiques et médicaux que devaient suivre les enfants pour vérifier qu’ils étaient en état d’assister aux cours à l’école et qu’ils ne contamineraient pas les autres. La rubrique « vaccinations » de chaque fiche d’enfant indique si celui-ci ou celle-ci a reçu les vaccins suivants : le BCG contre la tuberculose, ainsi que les vaccins contre la diphtérie, la coqueluche, la variole, la typhoïde et la paratyphoïde. Il est à noter que la majorité des pensionnats autochtones n’étaient pas encore ouverts au Québec, mais que les enfants cris-anicinapek anglicans étaient envoyés dans des pensionnats en Ontario. Les autres enfants étaient envoyés dans des écoles de rang ou des écoles indiennes de jour.

Il est probable que les vaccins aient été perçus majoritairement de façon positive, car tous les aînés rencontrés en ont fait la promotion, sans renier quoi que ce soit du système de santé anicinape. Les Anicinapek avaient − et ont toujours − une logique pragmatique et empiriste : si, après expérimentation, cela fonctionne et est efficace, alors c’est adopté (Bousquet 2012). Nous avons d’ailleurs trouvé, dans le livret Remèdes algonquins – Anicinabe Mackiki de Jane Rankin et Jackie Kistabish, un « vaccin » (« eka kitci akositc a8iak ») universel : « pour toutes les maladies, prendre une cuillerée à table de rognon de mouffette bouilli, y ajouter du sucre » (Rankin et Kistabish 1982 : 39). Nous ne savons pas si ce vaccin, dont la recette de fabrication a été recueillie au début des années 1980, donc à une époque où les Anicinapek étaient habitués depuis longtemps aux campagnes de vaccination, serait considéré comme efficace contre la COVID-19, cette nouvelle maladie.

Enfin, en troisième lieu, l’huile de foie de morue a laissé un souvenir mitigé aux Apitipi8innik. Cette huile, qui était administrée à partir du tournant du xxe siècle pour ses vertus nutritionnelles et pour renforcer le système immunitaire, était fournie par les infirmières : « c’était très mauvais au goût. Mais les femmes l’utilisaient pour faire la cuisine » (entrevue avec Robert Mapachee, 2000, Pikogan). Contrairement à l’interdiction de cracher par terre et aux vaccinations, qui se sont perpétuées dans le temps, les aînés n’ont pas persisté à ingérer cette huile en particulier. Ils ont continué à manger leurs traditionnelles sources de gras (de castor, d’ours), qu’ils considéraient comme bonnes pour eux. Les aînés rencontrés au fil des années ont toujours été d’avis qu’une nourriture saine venant de la forêt et beaucoup d’exercice physique étaient d’excellents éléments protecteurs pour conserver une bonne santé. De nos jours, dans la même idée, l’alimentation issue du territoire est littéralement considérée comme une médecine.

Si la maladie se déclarait…

Quand une épidémie se déclarait, les Anicinapek commençaient par en identifier la source : les bûcherons ou les draveurs des chantiers voisins, les géologues venus identifier des gisements de minerais, les ouvriers du chemin de fer, ou un quelconque autre allochtone tombé malade dans les environs. En l’absence de médecin allochtone, qui aurait été logiquement le plus à même de soigner l’épidémie provenant de son univers, il fallait un temps d’observation pour voir ce qui arrivait à la personne malade et donc, pour savoir quoi faire. À défaut de connaître ladite maladie, les Anicinapek − surtout les femmes − connaissaient les propriétés des plantes et de certaines parties d’animaux (des glandes, des organes). Ils pouvaient ainsi tenter d’agir sur les signes cliniques, comme la fièvre, les éruptions cutanées, les problèmes respiratoires, en utilisant anicinape mackiki (un remède anicinape).

Si la source de la maladie n’était pas évidente, il importait d’en trouver l’origine. Les familles devaient pouvoir se débrouiller sans l’aide de chamanes spécialistes (tout le monde pouvait chamaniser, mais certaines personnes étaient douées de plus grands pouvoirs que les autres). Les techniques pour détecter l’origine de la maladie pouvaient être diverses : rêver ou avoir une vision, mode de relation avec la surnature et de connaissance très important (comme chez tous les algonquiens, voir Bousquet 2013), ou regarder la surface d’une eau calme mise dans un récipient, comme un miroir. Puis la maladie pouvait être enlevée du corps des malades lors de cérémonies qui avaient, en général, lieu la nuit et lors desquelles l’officiant ou l’officiante extirpait la source du mal en soufflant de la fumée. Il ou elle pouvait également extraire du corps, par la succion, le mal qui se révélait sous la forme de petits objets, notamment en métal[6]. Le lexique algonquin-français de Cuoq (1886 : 281) appelle les spécialistes de la cure par extirpation un ou une « nipikiwinini », à savoir « jongleur, médecin-souffleur, médecin-suceur ». Les personnes qui nous ont été citées comme réputées pour avoir des compétences particulièrement efficaces étaient très souvent des femmes. Nous ne pensons pas que cela soit à cause de particularités telles que les cycles ovariens étant donné que la femme la plus puissante qu’on nous ait nommée n’a pas eu d’enfant et avait un handicap moteur, à la différence d’autres qui étaient des mères. La question resterait à creuser, peut-être à la lumière des travaux de Marie-Françoise Guédon sur le chamanisme nabesna, où les femmes ont autant de pouvoirs que les hommes et où les différences entre les sexes, en matière de chamanisme, tiennent plus aux rapports complexes avec les divers animaux (ex. Guédon 2005).

Kermot Moore (1926-1982) avait interviewé au début des années 1980 un aîné de 82 ans, Frank Robinson. Celui-ci se souvenait très bien des épidémies − principalement la tuberculose, la variole et la grippe − qui avaient touché, quand il était jeune, Wolf Lake, Grassy Lake et Brulé. Frank Robinson se souvenait que toutes les maisons avaient été abandonnées : « Tout le monde croyait au Manido Wig-u-Wam à l’époque. C’est un mauvais esprit, comme un diable ou autre. Ils pensaient que le Manido Wig-u-Wam venait dans leurs maisons pour les tuer. Personne n’y a plus jamais vécu » (Moore 1982 : 19). Dans l’impossibilité de lutter contre ces maladies et contre ce Manido, la seule solution était de quitter les habitations qu’il avait investies (8iki8am signifie maison). Moore rapporte d’ailleurs que « aussi récemment que dans mon enfance, des personnes, voire des familles entières, vivaient recluses, n’autorisant personne à entrer dans leur maison par crainte de maladies » (Moore 1982 : 15).

La suerie, ou bain de vapeur (matoto), qui pouvait être utilisée comme rituel pour s’assurer une bonne chasse, servait aussi habituellement de remède contre les rhumatismes, les maux de reins ou l’hypothermie (McNulty 1996 ; Desaulniers-Turgeon 2010). Niezen (1993 : 238) précise, pour les Cris, que la suerie pouvait aussi être utilisée pour soigner la tuberculose, la pneumonie ou l’influenza. Les Anicinapek s’en servaient, de même, pour les maladies comprenant des signes de difficultés respiratoires, maladies qui pouvaient donc être à caractère épidémique.

L’arrivée du catholicisme chez les Anicinapek semble avoir fourni de nouvelles « armes » thérapeutiques contre les maladies. D’après les aînés de Pikogan et d’autres communautés anicinapek d’Abitibi, les personnes qui utilisaient leurs pouvoirs de façon bienveillante (avec désir d’aider d’autres Anicinapek) les renforçaient en entrant dans une église. A contrario, ceux et celles qui les utilisaient de façon malveillante (avec désir de nuire à d’autres Anicinapek) perdaient leurs pouvoirs en entrant dans une église, ou alors n’arrivaient pas à y entrer. Cela n’a pas toujours été le cas car les Anicinapek se sont aussi beaucoup méfiés des missionnaires (et donc de leurs lieux de culte), qui ont pu avoir la réputation d’être tout autant des vecteurs de maladies que des soignants détenant les remèdes pour les guérir (remèdes comme des médicaments, mais aussi les hosties, l’eau du baptême, le saint chrême, etc.). Comme l’analyse Leila Inksetter pour le xixe siècle (2017 : 263 et al.), tous les Anicinapek « semblent avoir tenu pour acquis que le prêtre détenait du pouvoir auprès des entités surnaturelles », mais cela n’a pas forcément entraîné leur adhésion aux croyances catholiques, ni ne les a même convaincus de suivre les missionnaires. Certains les ont évités à cause de ces pouvoirs, d’autres ont recherché leur présence pour obtenir des faveurs. Mais au xxe siècle, la religion catholique est devenue prépondérante, même si cela n’a pas effacé la toile de fond chamanique (Bousquet 2015).

Outre les remèdes de la pharmacopée anicinape, les Anicinapek semblent avoir intégré rapidement dans leurs pratiques curatives des médicaments importés par la médecine biomédicale. Selon les aînés de Pikogan, qui rejoignent en cela l’avis de Josie Mathias cité plus tôt, les Anicinapek ne connaissaient en général pas de remèdes pour venir à bout des maladies contagieuses qui ont donné lieu à des épidémies, parce qu’elles venaient de l’extérieur, notamment des « transporteurs » employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson (entrevue avec Juliette Mowatt-Mapachee, 2000, Pikogan). Cependant, ils pouvaient agir sur certains signes cliniques, comme une forte fièvre, de la diarrhée ou de la rétention d’eau (Mathias 1998 : 45). De même, ils conservaient précieusement les médicaments laissés par les médecins lors de leurs rares visites. Comme il pouvait y avoir des interactions malheureuses entre un remède anicinape et un médicament « blanc », les aînés conseillaient de ne pas allier les deux, mais de les alterner pour voir celui qui fonctionnerait le mieux. Un tel conseil est toujours dispensé de nos jours.

Figure 3

Sanatorium St-Jean, Macamic

Sanatorium St-Jean, Macamic

À partir de son ouverture en 1950, le sanatorium de Macamic a reçu beaucoup de patients anicinapek atteints de tuberculose. Le sanatorium, d’une capacité de 205 places, a fonctionné jusqu’en 1960. Après quoi, il est devenu le Centre hospitalier Saint-Jean (Gareau 1982)

Studio Makamik, Vic Pelletier. Collection BAnQ numérique

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Il fallait également s’assurer que les familles d’autres campements n’attrapent pas la maladie. Pour les prévenir, il existait une sorte de système de signalisation :

Albert Mowatt – Ce sapin planté dans le sentier veut dire qu’il y a beaucoup de nourriture d’où je viens. Les autres sauront ainsi qu’il y a beaucoup de nourriture chez moi et qu’ils peuvent venir en chercher. Un sapin écorché sur les deux faces et planté à l’endroit dans le sentier signifie qu’il y a de la maladie d’où je viens, que quelqu’un est malade. Si le sapin est planté à l’envers, cela veut dire qu’il y a de la mortalité.

Radio-Québec Abitibi-Témiscamingue 1985

Les visites, rares, de médecins ou de garde-malades semblent avoir été bien appréciées, notamment sur les sites où plusieurs familles se retrouvaient l’été, comme à La Sarre, Senneterre ou au Lac Abitibi. Ainsi, l’on se souvient que, dans la première moitié du xxe siècle, il y avait eu une épidémie qui avait fait mourir plusieurs personnes au Lac Abitibi. Il s’agissait d’une maladie qui obstruait la gorge et empêchait les gens de bien respirer. Il avait alors fallu que des médecins viennent faire des trous dans la gorge des malades, laissant sur leurs cous des marques indélébiles que certaines femmes ont masqué tout le reste de leur vie avec des foulards. Il s’agit vraisemblablement de la diphtérie, une infection bactérienne qui obstrue les voies aériennes et face à laquelle il fallait parfois pratiquer des trachéotomies[7]. Cette appréciation des interventions des médecins, qui pouvaient vacciner, pratiquer des petites interventions chirurgicales et fournir des médicaments, semble avoir été partagée ailleurs, par exemple chez les voisins cris et ojibwés des Anicinapek (Morrison 1986 : 9). Mais il faut noter qu’en même temps que les examens médicaux, les médecins évaluaient aussi leur milieu de vie, souvent de façon négative (trop froid, insalubre ou dangereux). À partir des années 1950-1960, ces évaluations ont eu des répercussions concrètes directes, notamment des interventions auprès des enfants par des assistantes sociales, ce que les Anicinapek ont fortement décrié.

Si bien s’alimenter et bien boire (de l’eau) faisaient − et font encore − partie des mesures préventives, ils faisaient aussi partie des mesures curatives, ou au moins des mesures nécessaires pour que la maladie n’empire pas et que les malades puissent se remettre. La solidarité sociale se mettait en oeuvre chez les bien-portants pour prendre soin des autres. L’aîné Paddy Reynolds, rencontré par Kermot Moore, se souvenait de l’épidémie de grippe qui avait ravagé en 1918 son village, The-Mouth-of-the-Moose, sur le lac Dumoine. Sa famille n’était pas tombée malade. Son père fabriquait donc les cercueils, pendant que les autres membres apportaient du bois : « Apporter aussi de l’eau. Apporter aussi de la nourriture. Ma grand-mère avait l’habitude de cuisiner de la nourriture, de l’apporter aux malades, c’est ce que je faisais... » (Moore 1982 : 21).

Figure 4

Daniel Robert avec ses fils Johnny et Harry (tous Apitipi8innik) au sanatorium de Macamic, date inconnue

Daniel Robert avec ses fils Johnny et Harry (tous Apitipi8innik) au sanatorium de Macamic, date inconnue
Archives privées de la famille Mowatt

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On a vu que les maladies infectieuses causées par des virus ne pouvaient guère être prévenues que par les mesures prophylactiques exposées précédemment (avant que n’existent les vaccins comme ceux contre la grippe par exemple, et surtout avant leur administration à échelle populationnelle). Mais celles causées par des bactéries, comme la tuberculose, pouvaient être détectées avant une possible dissémination. Par la Loi sur l’hygiène publique de 1901, la tuberculose est une maladie à déclaration obligatoire. Les Autochtones, réputés être très touchés depuis le milieu du xixe siècle à cause de leurs conditions socio-économiques et de leur insécurité alimentaire, furent d’abord dépistés quand un cas se déclarait dans une famille, puis de façon systématique à partir des années 1940. Les Anicinapek qui vivaient de façon relativement sédentaire dans la première moitié du xxe siècle devaient aller passer des rayons X dans des cabinets médicaux. Les autres allaient dans des camions de dépistage, unités de radiographie mobiles qui se déplaçaient dans les régions[8]. En 2008, les aînés de Pikogan se souvenaient que ce camion se stationnait, par exemple, devant le bureau des Affaires indiennes à Amos, où se trouve maintenant le bureau de poste, ou à côté de la cathédrale. En 2016, ceux de Lac Simon se souvenaient qu’il venait dans la communauté, « en bas de la côte ». Si quelqu’un avait des traces de la présence de tipi (TB en anglais, tuberculose) sur ses poumons, adulte ou enfant, cette personne était immédiatement envoyée dans un sanatorium, dans un environnement où personne, parmi le personnel médical, ne parlait l’anicinapemo8in. Beaucoup ont été envoyés au sanatorium Saint-Jean de Macamic, entre le début des années 1950 et les années 1970, mais d’autres se retrouvèrent à Roberval (dès le début des années 1940), à Cartierville ou à Montréal. Si quelques photos en témoignent dans les albums de famille, personne chez les anciens patients ne semble avoir eu envie d’en parler, aux chercheurs comme aux enfants ou petits-enfants. Les rares éléments que nous en avons appris sont que les malades s’ennuyaient beaucoup et se sentaient perdus dans ce microcosme clos où personne dans le personnel médical ne parlait leur langue ni ne comprenait leur univers culturel. Beaucoup y ont appris d’autres langues, comme le cri, l’atikamekw, le français ou l’anglais, ce qui leur permettait de nouer quelques amitiés. Parfois, les couples étaient séparés et les parents n’ont pas vu leurs enfants pendant plusieurs années.

Enfin, en désespoir de cause, si aucun remède ne fonctionnait et que les morts s’accumulaient, on pouvait toujours tenter de se faire entendre des forces qui régissent l’univers :

Autrefois au Lac Abitibi, la rougeole ravagea les Abitibiwinnik. Beaucoup de personnes étaient couchées, agonisant. C’est ce que mon père m’a conté. Il y eut plusieurs décès, il n’y avait pas de remède. Tcimi Tcanoninic et mon père étaient les plus solides à résister à la maladie contagieuse. C’est dans des tombes creusées par eux-mêmes qu’ils mettaient les cadavres. Nous étions épuisés, disait mon père, nous ne faisions que cela. Le père de Tcimi Tcanoninic étant fatigué lui-même, décida en regardant vers le ciel de Lui demander d’arrêter ces décès et, comme de fait, tout s’arrêta comme c’était venu.

Entretien avec Abraham Kistabish, 2007, Pikogan

Comme le disait l’aînée de Kitigan Zibi, Clara Decontie : « Les Indiens [Anicinapek] avaient d’étranges pouvoirs il y a longtemps » (Tenasco 1980 : 49).

Si l’on n’était pas touché par la maladie

Comme on l’a vu, les personnes restées bien portantes lors d’une épidémie se font le devoir de porter assistance aux malades en leur fournissant le boire et le manger. Mais les soins ne s’arrêtent pas là. La solidarité passe également par d’autres genres d’assistance mutuelle. En témoignent les conseils qu’ont dispensés les aînés ayant connu le mode de vie semi-nomade et qui se transmettent encore aujourd’hui avec des phrases commençant par « les aînés disaient que ». Ainsi, il est important de faire rire une personne qui est en détresse parce qu’elle a peur à cause d’une maladie. Nous avons d’ailleurs été frappés, pendant le confinement du printemps 2020, de voir sur les réseaux sociaux de nombreuses petites vidéos familiales destinées à faire rire et à remonter le moral des spectateurs. Celles-ci mettaient, par exemple, en scène des jeux où les participants se ridiculisaient (et riaient beaucoup !) en faisant manger quelqu’un les yeux fermés, ou en maquillant quelqu’un d’autre. L’humour, dont le rôle peut être divers chez les Premières Nations, mais qui fait très souvent partie des processus de guérison (Jérôme 2010), est mobilisé pour détendre, dédramatiser une situation sur laquelle on n’a aucun contrôle, comme moyen de gestion du stress.

D’autres conduites peuvent être conseillées, notamment en cas de deuil. Ainsi, il est important de s’occuper, pour ne pas penser. Les meilleures occupations pour cela doivent mobiliser le corps et l’esprit par la focalisation de l’énergie mentale et la dépense physique. Plus elles sont fatigantes, plus on a besoin de se concentrer, et mieux c’est. En forêt, les activités de ce type ne manquaient pas, qu’il s’agisse de couper du bois, de racler des peaux ou de les taper pour les tanner, de fabriquer des éclisses de canots, de tresser la babiche des raquettes, etc. Dans un contexte de vie sédentaire, le sport peut être un dérivatif.

Il est également conseillé, si l’on a perdu un être cher adulte, de s’entourer d’enfants pour aller mieux. Les enfants, parce qu’ils continuent leur vie, savent réconforter. Ils peuvent donner de l’affection de façon inconditionnelle ou accorder du temps à des petites choses qui recentrent l’esprit sur l’essentiel. Vivre le deuil d’un enfant, en revanche, est une tout autre affaire. Si s’occuper peut aider un peu, il peut être très difficile de s’entourer d’autres enfants. Kermot Moore, dans son histoire de Kipawa et des environs, insiste sur le fait que, lors des épidémies vécues par les siens, beaucoup de parents voyaient mourir plusieurs de leurs enfants : « naturellement, parce que les enfants sont ce lien vital dans la continuation de la vie, les gens pleuraient les enfants perdus dans les épidémies plus que tout autre. Pourtant, ce sont eux [les adultes] qui étaient le plus durement touchés » (Moore 1982 : 25-26). Dans une société qui réprimait l’expression publique des émotions comme la tristesse ou la colère, il était permis de pleurer ouvertement la mort d’un enfant. D’après James Morrison qui s’est intéressé à la période du Traité n°9, « quand un malade mourait, ses parents faisaient un deuil pouvant être long d’un an, se noircissaient le visage, portaient des vêtements déchirés et s’abstenaient de chasser sur les terres du défunt » (1986 : 11). Les aînés à qui nous avons parlé n’ont pas connu cela, et le deuil mentionné est celui d’un chasseur adulte. Ils se souvenaient juste qu’il était conseillé de ne pas faire le deuil d’un enfant trop longtemps, car sinon ce deuil pourrait eux-mêmes les conduire au désespoir, voire à la mort.

La gestion des émotions fait ainsi partie du système de santé anicinape, pour que les personnes retrouvent un état de bien-être, de bonne santé totale, le minopimatisi8in. Un guide à destination de personnes travaillant chez les Cris de la Baie-James, publié en 1990, l’explique en ces termes :

La société crie sait que tous les aspects de la vie – physiques, sociaux, spirituels et psychologiques – ont des répercussions sur le bien-être. Par exemple, si un Cri est en train de mourir à l’hôpital mais a accepté la situation, on pourra dire de lui ou d’elle […] qu’il ou elle va bien, ce qui ne veut pas dire que les Cris ne l’estiment pas malade. […] Par contre, si le malade se trouve dans un hôpital éloigné de son foyer […], on dira peut-être qu’il ne va pas bien, même si sa maladie n’est pas grave, ce qui signifiera que quelque chose le rend malheureux ou qu’il a le mal du pays. On comprendra aisément, devant ce mode de pensée, que les Cris saisissent facilement les rapports entre émotions et symptômes et savent très bien que les premières peuvent produire les seconds. Cette notion est naturelle pour eux, alors que les non-autochtones ont du mal à l’assimiler.

Bobbish Atkinson et Magonet 1990 : 54

Ces analyses pour les Cris étaient et sont tout-à-fait valables pour les Anicinapek de l’Abitibi, et sans doute d’ailleurs.

Subsistent dans les récits oraux des communautés la mémoire des membres du personnel de santé allochtone, ainsi que celle des actions médicales que pouvaient poser des missionnaires. On se souvient quels étaient les prêtres qui savaient remettre les os en place ou arracher les dents, ou encore ceux qui apportaient les médicaments nécessaires pour soulager, voire guérir. On sait quel missionnaire avait interdit de danser, parce qu’on dansait trois jours et trois nuits dans le temps, à s’en user les mocassins. Mais il y avait eu une épidémie et le prêtre avait dit qu’elle avait été causée parce que les Anicinapek dansaient et que c’étaient des diableries. Cela explique pourquoi, dans cette communauté-là, on n’a pas dansé jusque dans les années 1970. On transmet encore aujourd’hui les noms des garde-malades − leurs noms de naissance ou le nom anicinape qu’elles avaient reçu − venant de Senneterre, d’Amos, de La Sarre ou d’ailleurs, qui ne savaient pas parler l’anicinapemo8in et à qui il fallait servir d’interprète. On se souvient de celles qui étaient gentilles, souriantes, qui prenaient le temps, qui faisaient attention à ne pas faire mal. On parle encore de leurs habitudes vestimentaires quand elles différaient de celles des femmes anicinapek : certaines portaient par exemple des pantalons pour leurs tournées à une époque où les Anicinapek8ek (les femmes anicinapek) ne portaient que des jupes. Certains médecins et certaines infirmières apprenaient les rudiments de la langue pour pouvoir communiquer avec leurs patients (entrevue avec Juliette Mowatt-Mapachee, 2000, Pikogan). D’autres noms se transmettent plus discrètement dans les familles, comme ceux de ces femmes de la parenté anicinape que l’on appelait pour enlever le mal, pour conjurer les sorts qui avaient rendu malade, estropié ou fiévreux : on n’a pas forcément envie que tout le monde le sache dans la communauté, de peur de se voir soupçonné soi-même d’avoir reçu des pouvoirs, ou par pudeur. La santé n’est pas seulement physique : elle est étroitement liée au mental, et c’est aussi une affaire sociale. Font partie de son système tous les gens qui dispensent des soins, mais aussi tous les gens qui causent les problèmes de santé.

Conclusion

Les enfants arrivaient autrefois à l’école avec une santé débile ; plusieurs portaient les germes de la tuberculose sans qu’on ait pu s’en rendre compte. Malgré l’alimentation saine qu’on leur donnait, les soins et les remèdes qu’on leur prodiguait, il en mourait presque toujours deux ou trois par année : ce qui effrayaient certains parents. […] Depuis quelques années, […] la division des Affaires indiennes surveille mieux la santé des Indiens ; la lutte qu’elle livre à la tuberculose a une heureuse répercussion. Les poumons des enfants sont radiographiés avant leur admission à l’école.

Soeur Paul-Émile s.g.c. 1952 : 252-253, au sujet du pensionnat d’Albany

Car la santé des Indiens laisse fort à désirer : tuberculose, anémie, maladies de la peau, sont des maux fort répandus dans les réserves. Au pensionnat l’alimentation est copieuse et les soins excellents.

Brochu et Cloutier o.m.i. 1957 : 13, au sujet du pensionnat indien de Saint-Marc-de-Figuery

Le racisme systémique qui a accompagné le colonialisme canadien a laissé derrière lui l’impression que les Autochtones n’avaient pas de structure de soins valable, à part certains savoirs qu’ils détenaient, au sujet des plantes par exemple. L’idée que les Anicinapek, et les Premières Nations en général, ne savaient pas du tout réagir devant les épidémies et ne disposaient d’aucun système de santé a perduré jusqu’à une période récente. On les voyait, et on les voit encore, comme démunis, mangeant mal, sans système thérapeutique, dépendants, ce qui a permis de justifier la non-reconnaissance de leurs compétences et leur mise à l’écart dans les prises de décisions du système biomédical. Ils n’ont pu intégrer ce dernier qu’en suivant les formations agréées de médecine, de sciences infirmières ou autres professions dudit système.

Ce travail a donc tenté de démontrer, d’abord, qu’ils avaient bel et bien un système de santé anicinape, puis de présenter celui-ci d’un point de vue émique, en incluant ce que les aînés y auraient mis ou ce qu’ils auraient mobilisé, à la lumière de leurs témoignages. Il est certain que de nombreuses épidémies ont causé de très forts taux de mortalité et une obligation de recourir à la biomédecine occidentale. Mais à part cela, les anciens Anicinapek, eux, s’estimaient bien nourris (hors des périodes de famine) par la nourriture de la forêt et bien soignés par les plantes qui y poussaient, par les animaux qu’ils chassaient et par la solidarité communautaire qui s’exerçait en cas de problème. Leur système de santé combinait des pratiques prophylactiques, médicales, rituelles, des obligations sociales, des conduites à suivre, des valeurs et des attitudes face à la vie (la sienne et celle des autres), système dans lequel les consignes biomédicales sont venues s’insérer.

Dans leur logique empiriste et pragmatique, il n’est pas surprenant que les Anicinapek aient intégré à leur arsenal thérapeutique les prescriptions de santé publique et les médicaments de l’industrie pharmaceutique : suivant leur mode d’appréhension des problèmes, ils observaient, puis posaient des actions en conséquence et regardaient ce qui était efficace. Ils ont aussi dû accepter le système biomédical parce qu’ils n’avaient pas toujours le choix de faire autrement : ils étaient obligés de se faire vacciner pour aller à l’école (obligatoire pour eux depuis 1920), ils savaient qu’ils ne pouvaient pas soigner certaines maladies qui étaient importées chez eux et, pour ce qui est de la tuberculose, qui a été jusqu’en 1950 la principale cause de mortalité chez les Autochtones au Canada (Bédard 1988), ils ont été forcés de se faire dépister et de partir dans des sanatoriums quand ils étaient infectés (les lois permettant aux autorités d’isoler quelqu’un même sans son consentement).

Tout cela aurait pu les rendre méfiants devant le corps médical. Or, de façon générale, de nos jours, ils ont confiance dans le système biomédical, qu’ils estiment globalement efficace. Pourtant, ils ne sont pas toujours bien reçus ni crus par les professionnels de santé, dans le milieu hospitalier par exemple. Depuis le décès en septembre 2020 de Joyce Echaquan, une femme atikamekw, dans un hôpital de Joliette sous les insultes racistes d’employés, le concept de sécurisation culturelle, créé par une infirmière et chercheuse maorie (Ramsden 1993), a commencé à être mis en application dans les milieux médicaux québécois. On cherche à comprendre les façons d’être Autochtones plutôt que de les juger, afin de fournir de meilleurs soins, dans un contexte culturellement satisfaisant. C’est en connaissant leurs systèmes de santé autochtones que ces milieux médicaux pourront être plus équitables et plus adaptés.

La pandémie de COVID-19 a montré beaucoup de choses au sujet des Autochtones. Certes, elle a mis en lumière le fait qu’ils font partie des populations les plus vulnérables, notamment à cause de leurs conditions de vie, largement héritées du processus colonial. Mais elle a également révélé qu’ils savent prendre eux-mêmes les mesures d’isolement qui leur conviennent et qu’ils ont accepté en grand nombre de se faire vacciner, déjouant ainsi les pronostics de spécialistes qui, à la lumière de l’Histoire, craignaient une vaste hésitation vaccinale (Marquis 2021). La décolonisation des savoirs semble donc passer, décidément, par un démontage des préjugés et une meilleure compréhension des façons d’appréhender le monde des Autochtones.