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Cet ouvrage s’intéresse à l’action de l’entrepreneur, souvent oubliée des recherches en entrepreneuriat. L’auteur de l’ouvrage, Christophe Schmitt, est professeur en entrepreneuriat à l’Université de Lorraine, titulaire de la chaire entreprendre et responsable du pôle entrepreneuriat étudiant de Lorraine. Son ouvrage ambitionne de théoriser l’action entrepreneuriale. Ce travail aboutit à de nouveaux développements sur le concept d’agir entrepreneurial. L’agir entrepreneurial réconcilie connaissance et action et apparaît comme un concept intégrateur de nombreuses approches théoriques mobilisées dans le champ de l’entrepreneuriat, voire comme la source d’un nouveau cadre épistémologique.
La démonstration de l’auteur s’articule autour de cinq chapitres, eux-mêmes précédés d’une riche partie introductive. Cette dernière met en lumière l’intérêt de la thématique et explicite la thèse défendue par l’auteur, à savoir une nouvelle conception de l’action entrepreneuriale autour de la notion d’intentionnalité. L’agir rationnel, l’agir normatif et l’agir cognitif, base de réflexion de l’auteur, constitue les trois premiers chapitres de l’ouvrage. Ils sont suivis par deux autres chapitres sur l’agir entrepreneurial. La présentation de chaque agir repose sur une même structuration : 1) l’identification et la description des fondements de l’agir en question, 2) ses déterminants et 3) les développements engendrés par cet agir.
Le premier chapitre s’intéresse à l’agir rationnel qui constitue encore le paradigme dominant et structurant de l’entrepreneuriat. Les fondements de cet agir se trouvent chez Cantillon, Say et Schumpeter et reposent sur trois postulats : la réussite entrepreneuriale, la place de l’innovation dans l’entrepreneuriat et l’offre comme moteur du développement entrepreneurial. Dans cette perspective économique de l’entrepreneuriat, l’action de l’entrepreneur est vue comme une décision optimale. Cette représentation purement rationaliste a pour conséquence de placer le focus sur le résultat de l’action et donc à réduire cette dernière à ses propres résultats (« Que fait l’entrepreneur ? »). De cette approche découle une typologie organisée autour de deux types d’entrepreneurs que sont l’entrepreneur-organisateur et l’entrepreneur-innovateur, ainsi qu’un postulat selon lequel l’entrepreneur est conçu comme un « processeur d’information » qui agit en accord avec les signaux qu’il perçoit dans son environnement. La principale limite de cette conception de l’entrepreneuriat repose sur son incapacité à saisir les résultats complexes, informels, invisibles des actions de l’entrepreneur. En effet, ce qui n’est pas visible n’est pas mesurable. Or, les actions de l’entrepreneur et leurs conséquences ne peuvent être réduites à ce qui est purement évaluable par le biais d’indicateurs.
Pour tenter de dépasser les limites de l’agir rationnel, l’agir normatif, objet du second chapitre, propose de déplacer la réflexion sur le comportement de l’entrepreneur (« Qui est l’entrepreneur ? »). Le développement de cet agir permet de mieux connaître l’entrepreneur et les normes auxquelles il se conforme afin de correspondre aux attentes du milieu dans lequel il évolue. Cette orientation a guidé la recherche en entrepreneuriat vers une mise en évidence des caractéristiques et compétences distinctives retrouvées chez l’entrepreneur (approche par les traits). Cette approche souffre de plusieurs limites : le manque de consensus sur les traits de caractère attribués aux entrepreneurs, la non-prise en compte de la dimension environnementale ou encore la simplification des profils types d’entrepreneurs. Le courant de l’intention entrepreneuriale est un prolongement plus récent très à la mode qui s’intéresse aux aspects et croyances déterminant l’événement entrepreneurial. L’auteur considère ce courant comme éclairant, mais souvent réducteur. Pour lui, entreprendre est avant tout un talent ordinaire en situation.
L’agir cognitif, objet du chapitre 3, permet de dépasser les limites des précédentes approches en mettant l’action au coeur de la réflexion. Il est considéré à la fois comme un changement de paradigme dans le domaine de l’entrepreneuriat (bien que la rationalité y soit toujours présente) et comme l’une des voies de recherche les plus prometteuses sur l’entrepreneuriat. La cognition entrepreneuriale s’articule autour de recherches portant sur les raisonnements de l’entrepreneur (« Comment l’entrepreneur décide-t-il et agit-il ? »). Dans cette approche se sont développées deux notions clés : l’opportunité d’affaires et la vision entrepreneuriale. La première amène à se questionner sur la manière, dont l’entrepreneur réfléchit et est amené à déceler une opportunité d’affaires. La seconde fait référence à la direction dans laquelle l’entrepreneur a l’intention d’aller avec un but clairement défini, introduisant dès lors une dimension temporelle axée sur le futur. Malgré l’introduction de ces nouvelles notions, l’agir cognitif comporte certaines limites telles que la tendance à objectiver la réalité de l’entrepreneur même lorsque celle-ci est subjective, ou encore le focus sur l’entrepreneur au détriment de son interaction avec l’environnement et l’organisation. Par ailleurs, la démarche de recherche demeure, dans la continuité de l’agir rationnel et de l’agir normatif, fortement ancrée dans l’individualisme méthodologique.
Le chapitre 4 présente l’agir entrepreneurial comme l’évolution de la place de l’action dans le domaine de l’entrepreneuriat. Cette approche s’intéresse à l’intentionnalité de l’entrepreneur et réconcilie ce dernier avec son contexte (« Comment l’entrepreneur se représente-t-il ses actions ? »). Elle permet notamment de sortir de l’individualisme méthodologique. L’agir entrepreneurial trouve son origine dans les évolutions de la cognition (située et distribuée), dans le réel expérimenté (épistémologie constructiviste), mais aussi dans l’effectuation. La logique effectuale, opposée de la logique causale, montre la manière avec laquelle l’entrepreneur agit selon ses moyens disponibles (en interne ou auprès des parties prenantes) et définit ses buts dans l’action. Pour l’auteur, l’action est à la fois un moyen et une fin. La vision entrepreneuriale de l’agir cognitif évolue ici vers la notion d’intentionnalité de l’entrepreneur, c’est-à-dire la projection dans un futur d’une compréhension actuelle de son environnement. Cette notion est plus globalisante que celle de vision entrepreneuriale, car elle tient compte à la fois de l’entrepreneur, de l’organisation et de son contexte, mais également des interactions de l’entrepreneur avec ceux-ci. Les situations entrepreneuriales, autre notion chère à l’auteur, permettent quant à elle d’aborder l’action entrepreneuriale en connectant présent et futur, situation existante et situation préférée, avec comme lien un espace de problématisation (une idée dans un contexte plus global qui mène à la construction d’une opportunité d’affaires, d’un scénario, et du sens). Ces considérations théoriques amènent l’auteur à définir l’agir entrepreneurial comme « une situation dans laquelle l’entrepreneur développe ses actions “chemin faisant”, à destination de son écosystème constitué de parties prenantes, à partir d’une intentionnalité permettant de relier un futur souhaité à un contexte présent ».
Enfin, le dernier chapitre met en perspective certains questionnements que soulève l’agir entrepreneurial. Ceux concernant la posture de l’accompagnateur ou de l’enseignant en entrepreneuriat apparaissent particulièrement pertinents. L’auteur préconise l’adoption plus systématique d’une posture de facilitateur. Autrement dit, plutôt que de se limiter à proposer des outils préconçus et à résoudre des problèmes, l’accompagnateur ou l’enseignant devrait aussi avoir pour rôle « d’aider l’entrepreneur à prendre conscience de son intentionnalité et de mettre en oeuvre des actions en cohérence avec cette intentionnalité ». En ce qui concerne la recherche sur le concept d’agir entrepreneurial, l’auteur appelle à un changement de cadre épistémo-méthodologique reposant sur une réconciliation de la connaissance et de l’action qui amène le chercheur à adopter lui aussi une posture de facilitateur. Par ailleurs, le manque de connaissance sur le concept d’intentionnalité laisse entrevoir des perspectives de recherche pour la communauté scientifique.
Pour conclure, nous pouvons dire que l’intérêt principal de cet ouvrage est de proposer une grille de lecture de la recherche en entrepreneuriat fondée sur l’action. Le développement des concepts d’agir entrepreneurial et d’intentionnalité permettent de poser les premières bases d’une théorie de l’action entrepreneuriale. L’ouvrage offre enfin une approche historique originale sur la recherche en entrepreneuriat. Les chercheurs en entrepreneuriat mais aussi les étudiants de second ou troisième cycle peuvent tirer profit de cette lecture. Elle sera en revanche plus difficile d’accès pour les entrepreneurs.