Corps de l’article

Introduction

Qu’est-ce qu’être un « bon » chercheur en gestion aujourd’hui ? La réponse n’est pas évidente et suscite de nombreuses autres considérations. Par exemple, parle-t-on d’un « bon » chercheur dans une business school britannique, américaine ou dans une université française, québécoise ou belge ? Pour répondre à cette question, nous avons choisi de convoquer la notion d’épreuve telle que mobilisée par Boltanski. Un « bon » chercheur n’est-il pas celui qui lors de son apprentissage découvre et surmonte des épreuves typiquement associées à la réalisation d’une thèse de doctorat, telles que l’écriture, le jugement, mais aussi le doute ? Après avoir présenté ces épreuves, nous nous demandons si les formations au doctorat en sciences de gestion préparent les impétrants à s’en affranchir avec succès. La réponse est, malheureusement, mitigée : nous pensons, au contraire, que les écoles doctorales forment à la technique du « faire » de la recherche. Pour permettre de dépasser les épreuves formatrices du doctorat, nous proposons de réhabiliter la conception du doctorat comme espace d’émancipation, de découvertes et d’errements, c’est-à-dire comme un espace liminal plutôt qu’un espace seulement institutionnel[2]. Finalement, nous invitons les directeurs de thèse à définir les espaces liminaux au sein desquels les doctorants sont appelés à évoluer.

1. La fabrique de l’identité du chercheur au travers d’épreuves

Réfléchir à ce qu’est un bon chercheur en gestion en suggérant les contours d’une sorte d’idéaltype relève de l’exercice périlleux : d’abord parce que cela met de côté la dynamique de découverte chemin faisant de ce qui constituera l’identité du chercheur et qui doit être selon nous au coeur du projet doctoral ; ensuite, parce que cela risque de produire un ensemble de critères considérés comme des attentes légitimes qui n’ont pas à être questionnées ; enfin parce qu’il faut être conscient des effets performatifs d’une liste de compétences à cocher sur la réalité des doctorants. À l’inverse, notre expérience suggère que l’étudiant au cours de son parcours doctoral travaille son identité à l’aune d’épreuves qui le jalonnent de manière parfois indéterminée. L’épreuve, pour l’apprenti chercheur, consiste en la rencontre d’une situation problématique l’obligeant à clarifier ses croyances quant au métier d’enseignant-chercheur ; c’est-à-dire où s’éprouve ce qui est considéré pour vrai tant pour lui que par sa communauté. L’épreuve révèle ce dont le chercheur est capable et même, plus profondément, ce qui le constitue en termes identitaires (Boltanski et Chiapello, 1999). Tout l’enjeu se trouve donc dans la manière dont l’étudiant sera amené à considérer ces épreuves : soit comme des passages obligés de la formation au métier de chercheur, ce que Boltanski et Thévenot (1991) nomment des « épreuves légitimes » ; soit comme des moments où il est en mesure de desserrer la contrainte pour mettre en avant sa singularité, ce que ces auteurs nomment des « épreuves de force ». Si l’épreuve est considérée par le jeune chercheur comme légitime, son travail consistera alors à répondre strictement aux attentes des membres de la communauté. Il pourra au contraire être amené à construire un rapport de force autour de ces épreuves en se confrontant aux attentes de la communauté, quitte à les remettre en cause. Selon nous, l’élaboration de l’identité du chercheur se joue dans le dosage, mais aussi la tension vécue entre des épreuves de force et des épreuves légitimes. Nous identifions sept épreuves qui nous paraissent consubstantielles à la formation du chercheur.

Être jugé. Le chercheur doit a priori être capable de montrer la valeur de ce qu’il produit et donc de se soumettre à l’évaluation. Certains jugements paraissent relever de l’épreuve incontournable, qu’il s’agisse de présenter sa thèse ou encore de soumettre un texte en vue d’une publication dans une revue ou d’une communication dans une conférence. Le jugement est aussi à l’oeuvre dans le quotidien du chercheur à l’occasion d’une conversation impromptue entre chercheurs, de l’envoi d’un papier pour avis à un collègue ou d’une présentation en séminaire où le chercheur se sentira tôt ou tard « mesuré ». La soumission d’articles relève de l’épreuve légitime dans la mesure où elle permettrait de qualifier ce qu’est un bon, voire un excellent, chercheur. Dans cette épreuve, ce qui se déroule relève bien sûr des attentes formelles et techniques autour des caractéristiques d’une bonne recherche, mais aussi d’une relation émotionnelle particulière à l’échec si l’on considère le risque de rejet plus élevé que dans beaucoup d’autres professions. Il faut du temps avant d’admettre que le rejet (d’un papier et non d’une personne) relève bien d’un processus d’apprentissage visant à l’amélioration des connaissances produites. Toutefois la dimension affective demeurera et le chercheur ne peut ici que développer sa résilience face à l’incontournable. Certains chercheurs seront sincèrement convaincus que le verrouillage des processus d’écriture et le formatage inhérent des critères de jugement ne permettent pas à la pensée de s’exprimer dans sa plénitude ou sa marginalité. Ils chercheront dès lors des espaces de liberté moins formatés plus propices à leur forme d’expression, mais peut-être aussi à leur rapport au temps, comme l’écriture de chapitres et d’ouvrages scientifiques ou de vulgarisation. Le choix de vivre la carrière en dehors des formes classiques d’évaluation et donc de certaines contraintes institutionnelles pourra s’assimiler à une épreuve de force dans la mesure où il peut ne pas faciliter le déroulement de la trajectoire.

Écrire. Cette épreuve est au coeur du métier de chercheur tant le passage de la pensée au papier peut relever de la souffrance s’il ne s’opère pas de manière régulière, mais aussi rapidement dans le parcours. L’écriture relève ainsi de l’hygiène du chercheur qui devrait y consacrer presque quotidiennement un temps qui peut être limité. À l’inverse, mettre de côté, voire fuir le travail d’écriture, conduit à favoriser l’apparition récurrente de sévères blocages… Les épreuves sont liées : écrire, c’est aussi se préparer au jugement qui interviendra. C’est dès lors s’inscrire dans une conversation à laquelle on souhaite participer. Écrire, c’est accepter l’imperfection et l’inachèvement dans la mesure où seule l’élaboration successive de versions d’un texte favorise les allers-retours entre la pensée et ses mises en forme temporaires. Écrire, c’est exprimer un style qui par le texte et au-delà du texte sera la révélation possible, dans les marges des rites de publication, d’une identité autonome du chercheur, car il y a de la résistance à l’oeuvre dans l’écriture qui peut s’exprimer subtilement par des stratégies de camouflage, l’usage des interstices ou le détournement des codes. En effet, même si un texte savant se doit de répondre à certaines normes d’écriture, il est aussi possible d’y exprimer par la rhétorique un ton particulier ; on pensera par exemple aux textes de Weick dans le domaine des études organisationnelles. En somme, l’écriture relève de l’épreuve légitime, car elle qualifie le chercheur, mais elle est aussi l’occasion d’exprimer sa volonté d’être auteur.

Socialiser. La connaissance est habituellement produite par le chercheur en vue d’être partagée, ce qui l’amène à devenir le traducteur de sa propre production auprès de différentes audiences (chercheurs, praticiens, grand public, etc.), dont certaines joueront un rôle dans la légitimation de son travail. Socialiser c’est aussi mettre au jour des dimensions invisibles du travail de recherche, dont on peinera parfois à montrer l’ampleur et la difficulté, ce qui peut être source de frustration. L’intensité du travail de recherche, qu’il s’agisse des phases de réécriture, de l’analyse parfois laborieuse des données, ou bien des errements dans le travail de problématisation, peut sembler à beaucoup de chercheurs bien plus forte que ce que laisse entendre le résultat publié soumis à la conversation. Dans un autre ordre d’idée, un chercheur menant des recherches partenariales avec les milieux et ne communiquant que faiblement dans des communautés savantes sous la forme d’articles cherchera alors à enrôler des audiences bien mieux à même de comprendre l’intérêt de ce qu’il produit.

(S’)Entreprendre. Le contexte de contraction des ressources au sein des universités et écoles conduit aujourd’hui souvent ces institutions à mobiliser le discours entrepreneurial : le chercheur est enjoint à (s’)entreprendre en l’absence d’appui, notamment financier, de son institution. Entreprendre au cours d’un parcours doctoral, c’est de nos jours trouver les ressources (matérielles, humaines et symboliques) à même de supporter le parcours. L’injonction à s’entreprendre consiste alors à demander au jeune chercheur d’intégrer et gérer tout ce qui relevait avant des missions institutionnelles. De manière plus optimiste, ce qui relève alors de l’épreuve de force, s’entreprendre, c’est aussi créer la multiplicité d’occasions et de projets propices aux apprentissages et aux rencontres intellectuelles, sans perdre de vue ce qui doit constituer le coeur du projet. En somme, le chercheur se prépare à l’ambidextrie en gérant la tension entre exploration et exploitation. S’entreprendre, c’est aussi, au fil de ce parcours, être en mesure, par des pratiques, des manières de faire et des productions, d’affirmer une posture, un chemin singulier, faire des choix par soi-même, décider de se confronter à d’autres lieux et acteurs et contribuer à des dynamiques collectives.

Être pertinent. Épreuve légitime, il paraît aujourd’hui incontournable de conclure une recherche doctorale par de sempiternelles recommandations managériales qui seraient marquées du sceau de l’utilité de la connaissance produite ; l’étape intermédiaire étant la présence d’une contribution savante originale. L’utilité relève d’une obligation de cohérence immédiate avec des attentes des milieux pratiques concernés. Nous mettons peut-être un peu vite de côté le fait qu’une connaissance mise au jour – au-delà de son (in)utilité pratique immédiate – dispose nécessairement d’une pertinence qui sera plus tard à l’oeuvre dans des conditions pratiques qui restent à révéler. La pertinence renvoie à la dimension atemporelle de ce que nous produisons et au refus d’une injonction à l’immédiateté de la connaissance produite. À notre sens, le doctorant devrait ainsi plutôt être accompagné à évaluer et travailler les types de pertinence qu’il souhaite apporter à l’articulation de la problématique, de la manière de la mener et des espace-temps de sa recherche ; en d’autres termes, il gagne à clarifier très tôt les ambitions que porte sa recherche en termes d’audiences visées, mais aussi d’intérêt qu’il souhaite susciter auprès de ces audiences.

Douter. « Un bon chercheur en formation a nécessairement eu le goût d’abandonner. » Cette croyance met l’accent sur l’épreuve du doute qui accompagne toute thèse. Le doute s’exprime dans la capacité à questionner la connaissance en place considérée comme allant de soi. Il s’exerce également par une attitude au regard de son propre travail et de ce qui peut se figer en certitude à mesure que le parcours se forme. Le doute surgit pourtant au-delà et de manière plus aléatoire lorsque certaines situations ou certaines périodes d’impuissance provoquent un questionnement de soi, de ses aptitudes. « Suis-je vraiment fait pour ? » Le doute révèle alors un questionnement au regard des attentes présumées de la profession. En somme, une part du doute est incontournable et doit être domestiquée ; une autre contribuerait presque à la création et serait à rechercher.

Explorer. Les attentes de performance rapide et cadrée d’une thèse tendent aujourd’hui à interdire de vivre les périodes d’exploration de soi et du monde des connaissances à l’extérieur de l’objet très pointu de sa recherche. À l’évidence, il serait inconscient de suggérer au doctorant une attitude d’exploration permanente au regard des finalités d’un projet. Pourtant, se perdre, faire fausse route, avoir été lire en dehors de son champ, relèvent bien souvent, si l’on veut bien s’écarter du dogme de la performance, d’une attitude qui nourrit le projet et avant tout le chercheur. Même en admettant l’importance pour le chercheur de se spécialiser, l’expertise d’un domaine ne se fabrique pas dans le suivi d’une ligne droite déjà tracée. Explorer, c’est aussi faire la découverte de soi par des excursions dans des contrées qui paraissent éloignées au sein des sciences de la gestion, mais aussi dans les arts et les humanités. Explorer, c’est être disponible aux rencontres. Le conseil que nous donnerions ainsi aux doctorants : « Va voir ailleurs si tu y es ! »

2. Former pour la recherche ou par la recherche ?

Tentons à présent de répondre à la question : « Nos formations doctorales donnent-elles les outils à nos chercheurs pour surmonter ces épreuves ? » Il apparaît que, des sept épreuves qui précèdent, certaines sont préparées dans le cadre des formations doctorales, mais comme des épreuves légitimes. Nous pensons aux épreuves de jugement, d’écriture et de socialisation. Les étudiants n’ont alors d’autres choix que de rejoindre les attentes instituées. Dans ce cas, la formation doctorale suit les exigences du marché, et entretient le système. D’autres épreuves sont totalement délaissées par ces cursus. Cela nous incite à affirmer que l’éducation à la recherche forme davantage pour la recherche, que par la recherche.

Certes, les séminaires sur l’écriture et la communication scientifiques ainsi que sur l’évaluation d’articles sont aujourd’hui monnaie courante dans les cursus doctoraux. Ils n’offrent toutefois qu’une manière instrumentale et prescriptive d’affronter ces épreuves : en imposant – implicitement – une norme sur ce qu’est une « bonne » publication scientifique (souvent, un article rédigé en anglais selon les codes de quelques revues de référence) ou en diffusant les mêmes sources méthodologiques (à force de citer les Yin, Eisenhardt ou Gioia pour justifier une approche qualitative, c’est le champ de connaissances et la pratique des méthodologies que l’on appauvrit).

Pour ce qui est des épreuves de force (nous pensons ici à l’entreprise de soi, à la pertinence, au doute et à l’exploration), quelles sont les formations doctorales qui incitent les étudiants à douter, à errer en empruntant les chemins de traverse au bout desquels l’on a appris à connaître d’autres modèles et théories (que l’on ne mobilisera peut-être pas dans sa recherche), à s’entreprendre, à oser, à risquer et à rater ? À notre connaissance, il y en a peu. Nous pouvons en attribuer la responsabilité à l’instrumentalisation stupide –, car visant la production d’articles avant celle de connaissances – de la finalité de la recherche et à son inscription dans une relation simpliste de moyen-fin. Pour beaucoup de doctorants, la finalité de la recherche en gestion, c’est… publier (le fameux publish or perish qui contraint la connaissance, y compris la thèse, à se conformer au format de l’article scientifique, qui n’est pourtant qu’une manière très contrainte de communiquer une recherche). Formés pourfaire de la recherche, nos chercheurs trouvent-ils une signification à ce qu’ils produisent alors qu’ils pensent avoir opté pour une carrière liée à la production de sens ? Le ressenti possible d’un déni de sens à ce niveau pourrait en partie justifier les taux d’abandon élevés au doctorat, voire les phénomènes d’épuisement professionnel (dans un contexte où la formation, le projet, la méthode, parfois même les données et les critères sont prescrits, la seule production propre du chercheur est la publication, porteuse de tant de désillusions) ou d’ennui professionnel (bore-out) (la recherche ne faisant pas sens au regard du projet imaginé par le chercheur, ses marges de manoeuvre étant parfois minces, il peut se perdre et procrastiner).

Une autre critique, largement partagée, concerne l’accélération du rythme de la production des chercheurs, selon des normes passablement mondialisées. Cette cadence imposée ne permet plus les errements, les interruptions ou les réflexions de fond, invitant certains à militer pour une science, voire une pratique du métier de chercheur, ralenties (la slow research : Ulmer, 2017). Ces rythmes sont, pour beaucoup, la conséquence d’une globalisation du marché du travail, une concurrence sur les postes, une standardisation des critères et des normes, etc. Comme le dénonçait Ghoshal (2005, p. 87) : « [t]out le trajet de la formation doctorale jusqu’aux exigences de publication dans les revues du top, en passant par les critères de recrutement des enseignants-chercheurs jusqu’aux processus de délivrance de la permanence, les structures institutionnelles au sein et alentour des écoles de commerce sont construits de manière rigide sur base du modèle dominant ». Il nous semble que les attentes très élevées de productivité immédiate à l’égard des jeunes professeurs se sont déplacées vers les doctorants. En effet, alors que l’entrée en carrière d’un jeune professeur ne semble plus s’accompagner dans l’esprit de plusieurs d’un temps d’apprentissage du métier d’enseignant-chercheur, les attentes envers les doctorants paraissent elles aussi parfois excessives : on leur demande très (trop ?) tôt d’évaluer des articles scientifiques, de coordonner des ateliers de conférences internationales, de publier et d’élaborer des projets. C’est, finalement, la critique que nous pouvons adresser à nos écoles doctorales : de former pour la recherche – et, essentiellement, pour la publication –, et non par la recherche (l’expression est de Gérard Koenig), ce qui nécessite de disposer du temps, de l’environnement diversifié qui questionne et confronte, de la capacité à révéler les présupposés ontologiques et épistémologiques des modèles et théories employés.

3. Développer les espaces liminaux autour de et dans la formation au métier de chercheur

À notre avis, il faut reconsidérer la formation au métier de chercheur dans le sens d’une prise en compte des dimensions relevant de la formation par la recherche. Pour ce faire, nous suggérons de mettre en avant différents espaces liminaux qui pourraient se développer au sein et autour de la formation doctorale. Mettre de la liminalité au sein de la fabrique doctorale s’entend de deux manières. Il s’agit de repenser le doctorat comme un espace de transition où le doctorant fait la découverte de qui il veut être au regard des normes en place (des espaces institués : revues, communautés, etc.) quitte à vouloir prendre ses distances vis-à-vis de ces normes. Il s’agit aussi d’inviter le doctorant à inventer ses espaces marginaux dans les « à-côtés » des espaces institués de la thèse. Ici c’est le va-et-vient permanent entre les deux espaces qui permet de construire non plus seulement l’identité, mais l’altérité.

Tout d’abord, la formation doctorale elle-même constitue un espace liminal en ce que s’y constituent des rites de passage (Van Gennep, 1909) permettant la transition d’une identité d’étudiant vers celle d’enseignant chercheur. La liminalité représente ici ce va-et-vient permanent entre deux mondes auxquels l’apprenti chercheur n’appartient pas ou plus tout à fait. Cela veut dire que le doctorat ne doit pas être un espace entièrement dédié à la professionnalisation des chercheurs où on attendrait d’eux une performance de professeur déjà en carrière. À l’inverse, s’il doit être capable de s’entreprendre, l’étudiant ne peut être maintenu dans des formes de bonne exécution au regard des standards qu’il a rencontrés durant toute sa scolarité. Cet entre-deux invite à considérer l’« espace doctoral » sous trois dimensions liées dans lesquelles des dispositifs de formation peuvent être développés.

En tant qu’espace d’entraînement, une formation doctorale gagnerait à favoriser l’invention et la multiplication de dispositifs qui permettent d’expérimenter des méthodes, des courants théoriques, et non de figer un sentier, dont le doctorant peinera à se défaire. Il s’agit aussi de considérer la recherche en premier lieu comme une pratique où s’éprouve au quotidien un large spectre d’objets théoriques, méthodologiques et empiriques. En somme, pourquoi ne pas considérer le doctorat comme un espace (makerspace) au sein duquel l’étudiant serait amené à fabriquer des prototypes, voire des objets-frontières, soumis à la logique d’essai-erreur, plutôt que de les encourager à atteindre une performance et à répliquer des bonnes pratiques ? Dans cet esprit, le doctorant serait amené plus souvent à considérer la possibilité de soumettre des versions de sa thèse à la multiplicité des regards tels des prototypes. De leur côté, les textes soumis à des conférences pourraient être considérés avant tout comme des objets permettant aussi de découvrir les conversations auxquelles le doctorant souhaiterait participer.

En tant qu’espace de découverte, une formation doctorale pourrait sensibiliser le doctorant à l’épreuve d’exploration en constituant des interfaces avec d’autres sciences humaines et sociales et avec les programmes doctoraux d’autres institutions d’enseignement, ce qui permettrait par ailleurs d’ébaucher ce travail de socialisation. En somme, il s’agit ici de considérer l’espace doctoral comme un espace ouvert propice à développer les envies de brassage théorique là où il reste trop souvent un espace clos qui, certes, favorise l’esprit d’appartenance, mais empêche possiblement la régénération au fil du parcours.

En tant qu’espace de résistance, nous suggérons que la formation doctorale ne peut être seulement un espace normé et normatif d’apprentissage des figures imposées, pratiquées et connues dans un espace défini. Parce que la liminalité suspend les dynamiques institutionnelles, elle est un lieu essentiel où, au travers des épreuves, doivent pouvoir s’exercer des tentatives de microrésistances aux « allant de soi » qui sont primordiales dans le travail identitaire. Cela ne doit donc pas présager du choix de l’étudiant de considérer une épreuve comme légitime ou de force, mais il doit librement pouvoir en faire l’expérience.

Au-delà de la formation doctorale, il s’agit d’inciter le doctorant à entreprendre les espaces liminaux disponibles, mais aussi à inventer ses propres espaces. La participation à des conférences, en particulier les premières, relève autant du registre cérémoniel ou du rite de passage que de la liminalité. Outre qu’elles restent un moyen de confronter des pratiques vécues dans son laboratoire, elles sont peut-être surtout des espaces d’émergence d’un ensemble d’amitiés et de proximités intellectuelles qui deviendront essentielles, notamment dans les moments pénibles. De manière assez voisine aux communautés de pratique, elles constitueront un réseau reterritorialisé d’entraide, de partage et d’apprentissage dans l’évolution de la thèse, mais aussi dans le démarrage de la carrière.

La production de ces espaces liminaux doit s’effectuer au-delà des conférences. L’émergence de communautés entre doctorants autour de problèmes ponctuellement rencontrés favorise la formation d’une identité temporairement débarrassée des contraintes institutionnelles. Dans la vie quotidienne du chercheur, travailler dans des espaces frontières à son environnement habituel libère provisoirement des mêmes contraintes. Saisir ou provoquer les occasions de séjours de recherche, de participation à des séminaires extérieurs… incite aussi à travailler l’extériorisation du doctorant et la transition identitaire. Le « terrain de recherche » peut de son côté ne pas seulement être considéré comme une mise à l’épreuve ou une élaboration de théorie, mais bien comme l’occasion d’un vis-à-vis producteur de différence.

En somme, le doctorant devrait élaborer proactivement une multiplicité d’espaces temporaires, transitoires, en marge de l’espace doctoral, lui-même réinventé qui, chemin faisant, favorise l’émergence d’une identité possiblement distinctive, tout du moins assumée.

4. Le rôle essentiel des directeurs de thèse dans la construction des espaces liminaux et le passage des épreuves

S’il est un acteur essentiel de la formation à la recherche que nous n’avons fait qu’évoquer jusqu’ici, c’est le directeur de thèse. Les propos de Ghoshal (2005, p. 87) montrent son rôle crucial dans la vision que nous proposons ici : « Malgré toutes les pressions individuelles et institutionnelles qui nous amènent à un conformisme paradigmatique, en tant qu’enseignants et chercheurs, nous devons définir et adopter une voie alternative ». Par nos pratiques et nos actions, nous codéfinissons les règles du jeu en place dans nos institutions. L’invitation de Sumantra Ghoshal, est destinée aux directeurs de thèse que nous sommes : il s’agit de définir d’autres processus de recrutement et de promotion des enseignants-chercheurs, de promouvoir la diversité des profils que nous recrutons, bref, de changer le système que nous coproduisons (au lieu de se résigner face au poids écrasant des systèmes en place sur lesquels nous ne pourrions pas agir, traduisant une vision déshumanisée des systèmes d’action qui sont les nôtres). Comment, en effet, promouvoir une formation doctorale qui favorise l’autonomie du parcours et de la pensée, l’authenticité des choix et le pluralisme, si les enseignants- chercheurs eux-mêmes sont soumis à des attentes de performance multiples les incitant à produire de la recherche et à délaisser l’accompagnement des chercheurs pour y parvenir ? Dans ces conditions, peut-on encourager les doctorants à s’engager dans des épreuves de force, mais aussi à s’engager dans un parcours où ils sont formés par la recherche ?

Bien entendu, un directeur de thèse n’est pas l’autre. Au terme d’une étude phénoménographique de la façon, dont les superviseurs envisagent leur rôle, Wright, Murray et Geale (2007) identifient cinq profils au regard de la finalité prioritairement poursuivie dans le processus d’encadrement de la thèse ; finalité que nous traduisons aussi au regard de la distinction que nous avons opérée ici entre une formation pour ou par la recherche (Tableau 1). Notons que plusieurs de ces rôles peuvent être endossés simultanément par un même directeur, c’est l’objet de notre discussion.

Tableau 1

Typologie des rôles des directeurs de thèse et de leurs finalités (inspirée de Wright, Murray et Geale, 2007)

Typologie des rôles des directeurs de thèse et de leurs finalités (inspirée de Wright, Murray et Geale, 2007)

-> Voir la liste des tableaux

À première vue, c’est le rôle d’explorateur qui semblerait le plus propice à la formation de chercheurs autonomes et réflexifs : la réalisation de la thèse comme « produit » du doctorat n’est pas une fin en soi ; c’est l’aventure scientifique qui prime et l’on peut supposer qu’elle soit jalonnée de fausses pistes, de doutes et d’errements qui ne donnent que plus de saveurs aux découvertes. Dans ce cas, le doctorant est formé par la recherche. Le rôle du mentor, inspirant, est celui de l’expert guidant le doctorant dans un champ de connaissances précisément délimité en l’amenant à en devenir un spécialiste. Comme pour l’entraîneur, qui pousse davantage son chercheur (qu’il ne le tire), la thèse n’est pas une fin en soi, mais une étape dans un parcours d’expertise (mentor) ou de carrière (entraîneur). Puisqu’une finalité fonctionnaliste est associée à la formation (faire carrière dans la recherche et devenir expert, grosso modo), les rôles de mentor et d’entraîneur nous paraissent former pour la recherche. Le promoteur, comme le contrôleur qualité, sont soucieux de la production de la thèse qui demeure une fin en soi du doctorat. Toutefois, leurs motivations et la manière d’accompagner l’étudiant diffèrent : l’implication est forte dans le processus d’apprentissage (promoteur) ou dans l’évaluation du résultat (responsable qualité) ; dans les deux cas, l’on peut parler d’une formation pour la recherche voire, de manière étroite, pour un résultat de recherche (la thèse).

Toute relation entre le directeur et son doctorant devrait constituer un espace d’émancipation et de confrontation. L’objet de la confrontation diffère toutefois : alors qu’il s’agirait d’une confrontation de connaissances et de visions du monde (y compris du métier de chercheur) lorsque les rôles sont ceux de l’entraîneur, du mentor ou de l’explorateur, il peut aussi s’agir, en sus, d’une confrontation de statut (le sachant contre l’apprenant) lorsque les rôles de responsable qualité et de promoteur sont concernés ; dans ce cas, le chercheur n’est pas mis en situation d’autoapprenant. La capacité pour les étudiants de produire les espaces liminaux nécessaires à l’entraînement, à la découverte et à la résistance, pour les doctorants, nous semble davantage s’inscrire dans une relation d’exploration, de mentorat ou d’entraînement, c’est-à-dire avant tout lorsque la production de la thèse de doctorat n’est pas le seul aboutissement recherché. Le rôle du directeur est alors ici aussi de protéger et de soutenir le doctorant souhaitant s’engager dans des épreuves de force et préférer un travail de distinction identitaire, en étant formé par la recherche plus que pour la recherche. Il nous semble que le mentor et l’entraîneur organisent une relation pouvant tolérer cette émancipation, alors que l’explorateur vit pleinement son rôle comme celui d’encourager et de promouvoir cette formation par la recherche.

En revanche, la capacité d’agir sur le système et de contribuer à la redéfinition de normes plus respectueuses des temps de la production des connaissances, de l’authenticité des choix, de l’autonomisation des parcours et des idées ou encore du pluralisme (et donc d’agir sur le système et définir les règles du jeu permettant l’affirmation de la formation doctorale comme un espace liminal) nous semble davantage pouvoir s’exprimer lorsque le directeur de thèse adopte un rôle d’explorateur. Terminons en rappelant que la formation est dialectique et que le directeur ne définit pas seul et indépendamment, le type de relation qui se noue entre lui et ses doctorants. Ces rôles peuvent s’additionner et évoluer au fil du temps. Notre propos n’est finalement pas tant de délégitimer le modèle existant que de relégitimer le pluralisme au sein de nos écoles de management et de nos formations doctorales.