Résumés
Résumé
Dans cet article, je m’intéresse aux romans dystopiques de Marie Darrieussecq (Notre vie dans les forêts, 2017) et de Karoline Georges (Sous béton, 2011), deux productions récentes qui témoignent d’un rapport à l’écran qui dépasse la simple thématisation. Je soutiens notamment que la question de la médiation écranique va jusqu’à régir l’écriture dans son élaboration stylistique et poétique. Je convoque à cet effet les distinctions entre immediacy et hypermediacy (Bolter et Grusin, 2000) afin de nommer efficacement les phénomènes médiatiques que génère la culture de l’écran, pour montrer que ces derniers trouvent réponse au sein d’une narration aussi brisée et altérée que les écrans (ainsi que l’oeil qui les regarde) mise en scène par les deux autrices.
Abstract
In this article, I decided to focus on the dystopian novels of Karoline Georges (Sous béton, 2011) and Marie Darrieussecq (Notre vie dans les forêts, 2017), two recent productions that testify of a relation to the screen that goes beyond mere thematization. I argue that the question of screen mediation goes as far as to govern writing in its stylistic and poetic elaboration. I therefore draw the distinctions between immediacy and hypermediacy (Bolter and Grusin, 2000) in order to effectively name the phenomena generated by screen culture, to show that they find an answer within a narrative as broken and altered that the screens (as well as the eye that looks at them) staged by the two authors.
Corps de l’article
Le télécran du living-room était, pour une raison quelconque, placé en un endroit inhabituel. Au lieu de se trouver, comme il était normal, dans le mur du fond où il aurait commandé toute la pièce, il était dans le mur plus long qui faisait face à la fenêtre. Sur un de ses côtés, là où Winston était assis, il y avait une alcôve peu profonde qui, lorsque les appartements avaient été aménagés, était probablement destinée à recevoir des rayons de bibliothèque. Quand il s’asseyait dans l’alcôve, bien en arrière, Winston pouvait se maintenir en dehors du champ de vision du télécran. Il pouvait être entendu, bien sûr, mais aussi longtemps qu’il demeurait dans sa position actuelle, il ne pourrait être vu. C’était l’aménagement particulier de la pièce qui avait en partie fait naître en lui l’idée de ce qu’il allait maintenant entreprendre[1].
Le lecteur à qui le récit de George Orwell est familier se souvient que, dans ce passage ouvrant 1984, ce que projette de commencer Winston est la rédaction de son journal personnel. Cet extrait, tiré du chapitre initial, où il en rédige les premières lignes, me semble révélateur à plusieurs égards, notamment en ce qui concerne les enjeux et les motifs de l’écriture dystopique dont il est un exemple idoine. En premier lieu, il rappelle à notre mémoire que l’histoire littéraire de l’utopie et de la dystopie laisse une forte place aux formes de l’intime et à l’expression de la subjectivité[2] en dépit de sa propension reconnue à traiter de thèmes collectifs et de préoccupations sociales, que ce soit dans une perspective alarmiste ou optimiste. Si le canon littéraire retient surtout les oracles collectifs des auteurs de dystopies, l’histoire du genre reste néanmoins truffée d’éléments stylistiques et structurels qui se rapportent aux écrits de nature autobiographique.
En second lieu, l’ouverture de 1984 donne à voir une certaine mise en rapport conflictuelle entre la résistance au dispositif totalitaire que constitue le télécran et l’écriture de soi. L’aménagement d’un lieu intime, dans le récit d’Orwell, est conditionnel à la possibilité de se dérober à l’oeil de la caméra-écran, de se refuser à la scrutation permanente. En ce sens, le journal intime de Winston fait écran aux pouvoirs du dispositif écranique mis en place par l’État. On voit alors se mettre en place, à travers différents dispositifs qui s’opposent (écriture, surveillance étatique), la double fonction de la surface écranique. Conséquemment, c’est en aveuglant le télécran que l’espace du privé peut se déployer, espace nécessaire à la rédaction du journal, ce qui explique également le rôle prépondérant que joue, dans l’élaboration de telles fictions, la question du regard (les télécrans servent à diffuser des informations, mais aussi à espionner les citoyens), de son rapport au pouvoir et de l’importance de s’en faire maître pour contrôler le récit de sa propre destinée.
Les récits Sous béton[3], de Karoline Georges, et Notre vie dans les forêts[4], de Marie Darrieussecq, prolongent tout à fait ces considérations orwelliennes dont ils sont les héritiers. Ancrés dans un univers de surveillance généralisée, tous deux privilégient une narration intime, axée avant tout sur l’expérience individuelle d’un monde d’après le désastre collectif, mais où se déploie dans toute son ampleur une épreuve individuelle, celle que constitue la révélation d’une vérité insupportable dont l’enjeu concerne l’identité même du sujet et la place qu’il occupe — ou croit occuper — dans le monde. Il y aurait donc, dans ces textes également, une exploration de la double fonction de la surface écranique — l’une de dissimulation et l’une de révélation : ces deux fonctions peuvent simultanément être mises à profit par les instances étatiques (pour surveiller la population et diffuser des informations), mais aussi par les individus (pour se dérober au regard et pour émettre un contre-discours).
Dans cet article, j’aurai d’abord l’ambition de mettre à profit l’ambiguïté du terme écran pour montrer comment la labilité entre projection et protection opérée par le dispositif écranique se présente comme une force tour à tour coercitive ou agentive. Je soutiendrai ainsi que l’écran n’est pas, dans ces romans, qu’un objet représenté (aussi ambigu soit-il), mais qu’il est aussi une stratégie de représentation qui s’insère dans une économie plus large de la visibilité, voire de la « visualité », telle qu’elle est pensée par ces autrices. En tant que dispositifs de structuration du champ du visible, les logiques de l’écran configurent les représentations littéraires de la socialité, notamment par de fortes références à l’oeil, à la question scopique[5]. Or, dans la logique dystopique de ces textes, le lien que la médiation écranique produit entre le sujet et son environnement, comme l’oeil qui en symbolise la relation, est, chez Darrieussecq, abîmé ou défectueux, et chez Georges, impossible à défaire, mobile, détaché du corps. Je compte par conséquent conclure sur quelques hypothèses quant à ce qu’implique cette thématique de la cassure ou de l’abîmement sur les plans poétique, syntaxique et générique. L’objectif n’est donc pas de soutenir que les écrans sont des dispositifs dont le récit dystopique, en exploitant certaines hypothèses alarmistes, prouve le caractère nocif, mais de montrer comment l’écran, dans ces récits, s’inscrit dans un régime plus large du visible mais aussi, ultimement, du lisible, et de quelle façon les particularités médiatiques de l’écran s’étendent à l’écriture même, qui en mime certains effets.
Notre vie dans les écrans
Le roman de Darrieussecq est narré à la première personne du singulier par un personnage prénommé Marie[6]. Dans un univers à teneur postapocalyptique, dont on nous révèle peu les causes et dont on nous présente surtout les conséquences, Marie exerce son métier de psychologue. Relativement seule (elle a un copain dont elle se sépare, et un chien dont elle doit surmonter le deuil), elle occupe ses temps libres en visitant sa « moitié ». Ce n’est qu’au mitan du récit qu’on apprend exactement la nature de cette moitié : il s’agit d’un clone, maintenu sous sédatif pour l’entièreté de sa vie et qui, pour le dire simplement, constitue une réserve d’organes dans laquelle l’individu souche peut puiser, ce qui devient indispensable étant donné les piètres conditions de vie des citoyens. Ces conditions sont d’ailleurs à l’origine de la transplantation d’un poumon, d’un rein et, pour finir, d’un oeil que va subir la protagoniste. Or, ce que Marie ignore, c’est qu’elle n’est pas l’original auquel sont destinés ces organes, mais plutôt une première réplique, au même titre que sa moitié : on comprend alors que les opérations qu’elle a subies n’étaient pas des greffes, mais des prélèvements d’organes. C’est l’intuition d’un tel complot, ainsi que les allusions persistantes de l’un de ses patients, le « cliqueur », qui poussent Marie à disparaître dans les forêts pour rejoindre d’autres groupes d’insurgés, qui s’y cachent et qui n’en sortent que pour libérer illégalement leurs moitiés endormies afin de les préserver du sort qui les attend.
Récit subjectif rédigé à la première personne, l’histoire de Sous béton s’inscrit elle aussi dans la trame d’un complot généralisé. Un jeune narrateur habite le 5969e étage d’un gigantesque édifice fait de « Béton Total », une matière impénétrable, impérissable et opaque. Si les raisons de ce cantonnement ne sont pas révélées au lecteur, on lui laisse cependant comprendre que c’est à la suite d’une catastrophe ayant rendu l’environnement inhabitable que les humains ont dû se réfugier dans l’immense bâtiment. Dans cet édifice hermétique, cet enfant anonyme, entre un père violent et une mère aphasique, laisse s’écouler les jours en regardant, sur les écrans, les corps gesticulants des itinérants contaminés qui, à l’extérieur du bâtiment, n’ont pas accès à un logement ni à des soins, et sont condamnés à une lente agonie.
Dans le roman de Karoline Georges, le narrateur finit lui aussi par disparaître comme Marie, et d’une bien plus étrange façon : il succombe sous les coups de son père colérique, mais, plutôt que de mourir, il est « absorbé » par le mur de béton, qui procède à ce qu’il appelle son « emmuration ». Incorporé dans la structure, devenu conscience sans corps et libre de se déplacer dans l’édifice aux parois désormais translucides[7] pour lui, il découvre la vérité : l’immeuble est composé de « centaines d’étages […] sans aucun vivant. Que des opérations ininterrompues, purée purifiée, concentrée. Tamisée. En nutriments[8] ». Dans un scénario qui rappelle le film Soylent Green[9] de Richard Fleischer (1973), les nombreux cadavres des habitants de l’édifice constituent la matière servant à nourrir les vivants qui y logent encore. En revanche, les emmurés, parmi lesquels on compte le narrateur, sont les seuls à échapper à ce cycle : leur chair, fusionnée avec le béton, devient partie intégrante de l’édifice, soustraite à l’éternelle boucle de l’autophagie. Le bâtiment apparaît alors comme un véritable corps-usine, parangon de l’apogée processuelle, qui recycle indéfiniment la matière organique des résidents dont il se repaît.
De prime abord, dans un récit comme dans l’autre, le dispositif écranique ne semble pas avoir bonne presse. Les écrans qui peuplent les logements de Sous béton ont été installés afin de s’assurer de la docilité des résidents, et les vidéos inquiétantes qu’on y visionne ne sont pas de véritables enregistrements, mais des images de synthèse produites à des fins de propagande :
Images de cadavres alignés, articulés tous à la fois, postures hystériques, d’autres mimant meurtres perpétrés et morts agencées, séquences parfaitement synchrones. Tout se jouait en opérations ininterrompues, chair virtuelle mise en scène, procédé automatique. Jusqu’à la diffusion, simultanée sur tous les écrans de l’Édifice, sur fond de griseur[10].
Dans le roman de Georges, le narrateur détaille de manière insistante l’observation constante à laquelle il s’expose :
On me prêtait un numéro d’identification médicale, qui validait mon existence chaque matin au réveil, tandis qu’une sonde, plantée dans mon nombril, prélevait un échantillon de mon être afin de vérifier, jour après jour, la qualité de mon état biologique. J’étais identifié par un matricule qui chaque matin confirmait ma liaison au Savoir […][11].
« Le Savoir » est le nom donné à l’écran de la maisonnée, un cubicule d’apprentissage où sont menées des simulations visuelles de décontamination de l’édifice : celui-ci régule les interactions des sujets, dirige leur attention, oriente leur expérience. En affichant les habitants qui se trouvent à l’extérieur, par exemple, cet écran a un rôle « éducatif » (pour ne pas dire une fonction d’endoctrinement), mais sert aussi à générer l’angoisse du dehors chez les résidents[12]. À ce titre, il se présente comme la seule médiation possible entre l’individu et l’extérieur, ne serait-ce que par l’analogie qui le lie à la fenêtre, puisqu’on y fait défiler un ciel gris artificiel[13]. Le narrateur dit être « immobilisé entre les murs de béton sans fenêtre aucune[14] », puisque « [d]epuis l’étage 5969, il n’y [a] aucune autre vue, qu’un horizon flou[15] ». Ainsi, ce petit écran d’« à peine un mètre carré […] encadrant la griseur de l’horizon et du ciel[16] » donne à voir, mais son effort de transparence feinte, l’effacement de ses propres conditions de production, est précisément la source de sa fonction opacifiante. S’il semble d’abord offrir l’unique possibilité d’une perspective, sa fonction est, tout compte fait, d’obstruer la vue — de masquer l’absence d’une réelle fenêtre[17].
Chez Darrieussecq, la présence des écrans n’est pas moins tenace ni problématisée. La surveillance des robots, par exemple, est permanente, et toute machine tient « inlassablement [les individus] dans son champ de vision[18] » : c’est là, nous dit Marie, le dispositif généralisé[19] dans lequel caméra et écran viennent se confondre. Comme dans le cas de l’abîme nietzschéen, celui qui regarde l’écran est désormais, en retour, regardé par lui. Mais plus que de permettre un enserrement du sujet par un mécanisme panoptique[20] permanent, l’écran monopolise aussi son attention constante et s’impose comme médiation obligatoire de toute interaction. Tributaires d’une écologie mais aussi d’une économie de l’attention[21], les mondes dépeints par Darrieussecq et Georges sont des machinofactures globales dans la mesure où les « machines [y] vectorialisent les perceptions sensorielles[22] » : « en préformatant notre attention collective, leurs protocoles entrainent des effets globaux pouvant […] contribuer à homogénéiser et à synchroniser nos comportements[23] ». En ce sens, les autrices questionnent « l’idéologie digitaliste » (pour reprendre les mots de Matteo Pasquinelli et d’Aurélien Blanchard[24]) en donnant à voir un univers qui repose « sur une ontologie de la visibilité qui mesure le degré d’existence d’un être à la quantité et à la qualité des perceptions dont il fait l’objet de la part d’autrui[25] ».
Pour reprendre le terme de Bustros et Aurtenèche, il n’y a ici plus de « ligature » entre l’espace virtuel de l’image et celui, actuel, de son exposition[26], ce qui contribue à en produire la transparence. Il n’est pas instrument de contrôle que dans la mesure où il espionne, puisqu’il conditionne aussi les régimes d’attention et s’insère comme médiation obligatoire[27] (mais dont les mécanismes sont gommés) entre le sujet et le réel, notamment par le fait que les écrans sont désormais intégrés à même la vision des citoyens, grâce à un boîtier crânien. Brouillant la distinction voulant que l’oeil soit un outil de captation et l’écran une surface de projection (on sait que l’apparition des écrans reliés abolit en partie cette différence entre enregistrement et diffusion des informations), les deux romans s’instruisent et jouent d’ailleurs de cette confusion entre regard et écran — et nous invitent par la même occasion à en faire de même sur le plan conceptuel. C’est notamment pourquoi je voudrais ici envisager plus spécifiquement le regard à la manière d’un dispositif[28] ou d’une « technique du corps » telle que l’entend Marcel Mauss[29], c’est-à-dire un ensemble de gestes ou d’états issus de l’intériorisation de comportements sociaux, mais qui sont généralement peu assimilés au domaine de la culture (marcher, boire, être debout, etc.[30]). De manière générale, les deux romans présentent une écranisation de ces techniques, dont le regard fait partie. Comme le soutient Éric Méchoulan[31] à propos d’un certain nombre de ces techniques, une telle perspective permet de concevoir le regard en tant que processus de médiation dont l’exercice est orienté par des usages sociaux spécifiques : en d’autres termes, de rapprocher regard et écran en les envisageant tous deux en leur qualité de média/appareil de médiation[32], comme le font les deux autrices, et de penser leurs perméabilités à la manière d’un rapport intermédial[33].
En effet, ce n’est pas uniquement la profusion de l’offre et l’omniprésence des écrans qui sont mises en valeur au sein des textes. À vrai dire, il semble que l’écran soit d’autant plus envahissant qu’il est simultanément immatériel et incorporé (sa matérialité est devenue celle du sujet lui-même, transformé en dispositif écranique[34]). Lors des séances de thérapie, Marie avoue notamment au lecteur que ses rapports avec ses patients ne sont jamais qu’exfiltrés par l’image écranique qui les parasite :
Je me connectais en permanence […] pour tenter d’échapper à ça. L’ennui est une sorte de toile [je souligne] dans laquelle on s’empêtre, un suaire, des bandelettes. Je me connectais pendant les séances, ce qui est très mal, et je recevais des informations du monde, des propositions d’achat, de rencontres sexuelles, des jeux, des bons mots […]. Je cliquais et cliquais sans cesse, discrètement, en bougeant la main sous ma chaise, j’inclinais discrètement la tête pour naviguer, je clignais des yeux pour faire des arrêts sur image […][35].
Plusieurs métiers dépendent même de ce dispositif, comme celui de « cliqueur » : « le job consiste à associer d’un clic des mots et des images, ou des mots et des sons, ou des sons et des images, ou des couleurs à des émotions, ce genre de choses[36] ». Intégré à même le cerveau des usagers, on le contrôle directement avec son regard et le mouvement des doigts. Dans l’univers inventé par Darrieussecq, on ne « touche » pas au réel; comme dans l’unité de précrime du film Minority report de Steven Spielberg (2002)[37], on déplace les doigts et le regard sur la toile de projection généralisée qu’est devenu l’espace environnant. C’est par ailleurs au même procédé, entre tactilité et transparence, que se livrent les personnages de Karoline Georges pour accéder aux informations quotidiennes[38].
Ainsi, en tous lieux et tous moments, nous dit la narratrice de Darrieussecq, le rapport au monde matériel s’effiloche dans la représentation qui s’y surimpose incessamment : « [i]l n’y avait qu’une nouvelle fenêtre qui s’ouvrait sur une nouvelle fenêtre et de nouvelles données[39] ». Si bien, d’ailleurs, que les personnages se mettent à envisager toute (inter)action en termes écraniques, et que le dispositif en vient à contaminer la manière dont ils pensent et expriment leur capacité à faire preuve d’attention, comme Marie qui, obsédée par sa moitié, affirme à son sujet qu’elle est « le fond d’écran permanent de [s]es pensées[40] ».
Mais en s’y penchant plus sérieusement, on réalise rapidement que, si l’« objet-écran » est effectivement dépeint comme un outil de régulation sociale, le « principe-écran » que ces textes mettent en oeuvre est plus souple et rend possible, quant à lui, une certaine émancipation des sujets. Ce sont par exemple les écrans qui permettent la révélation des vérités enfouies : ainsi en est-il de Marie, qui découvre l’existence de l’individu souche dont elle est le clone grâce à un enregistrement vidéo publicitaire, mais aussi du personnage de Georges, qui n’apprend la vérité qu’en accédant aux archives vidéographiques de l’édifice. Cette propriété de l’écran possède ainsi quelques vertus, ne serait-ce que dans la manière dont il permet aux personnages de mettre à profit certaines surfaces, comme la forêt et le béton, de les « écraniser » à leur avantage pour en faire des obstacles de protection et des surfaces de projection. En ce sens, la disparition des personnages ne les soustrait pas à la logique écranique, impossible à esquiver, mais elle met fin à l’effacement du dispositif médiatique, elle fait inversement advenir son « apparition forcée » en rendant perceptibles les conditions de production de l’image écranique. Dans une certaine mesure, on voit dans cette ambivalence apparaître quelque chose d’analogue aux fonctions déclinées par Bolter et Grusin[41] : dans une logique d’immediacy, c’est le dispositif qui s’efface au profit de son résultat, et nous avons affaire à une monstration du contenu qui, paradoxalement, masque autant que possible sa condition matérielle de production; dans une logique d’hypermediacy, l’image se fissure, se brouille, et ce qui s’offrait au regard disparaît, mais peut alors rendre visible le support, intelligibles ses modalités d’émergence, accessible la vérité. À partir du moment où la médiation perd de sa transparence, quelque chose apparaît sur le plan sémiotique : une telle affirmation peut s’appliquer au regard et à l’écran, mais je voudrais soutenir qu’elle nous éclaire aussi sur le plan textuel. C’est pourquoi je suis d’avis que le concept proposé par Bolter et Grusin peut être utile à une analyse littéraire et servir ici de fil rouge dans la mesure où il permet de parler des modes de fonctionnement des écrans présents dans le texte, mais aussi parce qu’il autorise à se questionner, dans une posture intermédiale, sur la manière dont le texte est lui aussi susceptible de réagir ou de se comporter à la manière d’un écran, produisant tantôt des effets d’immédiateté, tantôt d’hypermédiateté[42].
Notre vie dans les forêts s’écrit de ce lieu où l’« on parvient à se cacher [, à] disparaitre[43] » : en ce sens, la forêt apparaît comme l’issue par laquelle il est possible de « sort[ir] du monde[44] », de « [c]esser de produire dans l’espace, tels des moulins à vent, ces gestes sans cesse répétés de mise en route et guidage de nos appareils […]. [C’]est une désintoxication radicale de notre monde, ni plus ni moins[45] ». Pourtant, j’insiste, cela ne revient pas à dire que la forêt s’oppose aux écrans, mais plutôt qu’elle permet aux individus de développer certaines tactiques (au sens certalien[46]) à l’intérieur du dispositif et de ses logiques[47]. Les activités qu’on exerce dans la forêt le montrent d’ailleurs assez bien : on y pratique le « brouillage de nos données, de nos identités, etc. L’organisation de notre disparition. La disparition, celle qu’ils ne décident pas, c’est ce qui les contrarie le plus[48] ». Tandis qu’auparavant la structure de surveillance dissolvait l’individualité du sujet, on assiste là, en revanche, à une dissimulation dont ce dernier est maître.
On peut en dire autant du béton, dans le récit de Georges : si d’abord les « murs lisses, sans ouverture aucune[49] » obstruent l’horizon, ils deviennent par la suite la surface qui permet au narrateur de s’émanciper, de se dérober à la chaîne de production et, ultimement, de quitter le bâtiment. Il ne faut pas omettre que l’« emmuration » du narrateur implique son incorporation dans le Béton Total, mais aussi sa disparition aux yeux des autres. Intégré au béton, il n’y est cependant plus assujetti : il « [n’a] plus corps[, n’est qu’un] oeil qui observ[e][50] » ceux qui ne le voient alors plus. Désormais, « [s]on regard transperce la surface du Béton Total [et le] mur se révèle translucide[51] ». Alors qu’ « [a]vec [s]es yeux d’avant l’emmuration, tout était limité, à définir, à circonscrire, à cataloguer[52] », le narrateur est désormais en mesure de « saisir le logis entier d’un seul regard. Le béton [l]’aspire[53] » et, plutôt que de bloquer l’horizon inventé par les écrans du Savoir, il le dérobe à la vue des autres.
Qu’il soit employé à des fins disciplinaires ou délinquantes[54], dans les textes de Georges et de Darrieussecq, on s’aperçoit que le recours incessant à la médiation écranique déborde de son propre cadre pour entacher toute la problématique de la visualité dans laquelle il s’enchâsse et qu’il modifie par le fait même. À cet état de fait contribue d’ailleurs un intertexte cinématographique dystopique fort qui, en pointant vers une certaine culture de l’écran et les pratiques qu’elle induit, nous incite aussi, en tant que lecteurs, à penser le texte en termes d’effets visuels[55]. L’omniprésence écranique devient alors un embrayeur de lecture, elle attire notre attention, fait signe vers ce problème plus large de la question scopique, qui véhicule une certaine conception dystopique du rapport de l’individu à la collectivité. C’est alors un recours incessant à la thématique du regard, de l’oeil et de la vision qui métaphorise le rapport (comme l’écran, parfois « immédiatique », parfois hypermédiatique) que l’individu narrant entretient avec l’univers social problématique dans lequel il évolue ainsi qu’avec (nous le verrons) l’énonciation elle-même.
Au royaume des aveugles : écrans et vision périphérique
« J’ai ouvert l’oeil et boum, tout m’est apparu. C’était limpide[56] » sont les mots que choisit la narratrice de Darrieussecq pour entamer son journal, annonçant déjà le rôle central que va tenir le regard dans l’acte de prise de parole. Bien avant son ablation de l’oeil, on sent à quel point la question du visible préoccupe et structure son écriture comme son existence[57]. Exerçant le métier de psychologue, elle nous apprend par exemple qu’elle utilise la méthode de rémission EMDR, qui signifie « eye movement desensitization and reprocessing[58] ». Celle qui au départ était félicitée pour ses capacités d’observation au travail confesse dans son journal, alors que grandissent sa méfiance et son abattement, qu’elle ne supporte plus ses patients en raison de « [l]eur aveuglement[59] ».
Une fois entamé un sevrage de certaines substances de désensibilisation présentes dans l’eau, elle réalise que « [l]es scènes d’attentat, avec les organes et le sang, ça devient insupportable [et qu’o]n est obligé de fermer les yeux[60] ». Elle établit alors une équivalence entre la capacité de faire face aux images diffusées sur les écrans et la faculté de voir ou le refus de le faire. Victime de « déjà-vus[61] », la narratrice est suspectée à son tour par son entourage, comme s’il y avait quelque chose d’éminemment douteux dans ce redoublement du voir qui allait à l’encontre de l’aveuglement généralisé. Par ailleurs, pour communiquer entre eux sans être suspectés par les machines les épiant, certains résistants, en plus de références cinématographiques, font usage de lieux communs, que les ordinateurs ne détectent pas, et choisissent des expressions comme « ça crève les yeux », « oeil pour oeil » ou « au pays des aveugles, les borgnes sont rois[62] » : les enjeux scopiques servent donc autant à défaire qu’à produire des liens entre les individus, à révéler qu’à camoufler, ils permettent d’identifier le rapport entre les personnages et celui que ces derniers entretiennent avec leur propre aliénation.
Sous béton semble accorder une importance similaire au regard dans la façon qu’il a de présenter les rapports entre les individus. On lit par exemple que chacun arbore le « même regard absent[63] », que les journées s’écoulent dans « l’absence de regards entre le père et la mère, et celui de plus en plus interrogateur que [le narrateur] fix[e] sur eux[64] ». Alors que le père « n’avait déjà plus de regard », « [l]a mère n’observait rien non plus[65] ». À l’extérieur du logement, les choses ne se déroulent guère mieux, puisque le narrateur y est confronté « à l’oeil suspicieux des inconnus dans l’entrebâillement de chaque porte [et] au regard absent des passants à l’avancée ininterrompue », qui signalent « la limite de [s]on horizon[66] ». La servilité et l’atonie des personnages, ainsi que la pauvreté de leurs liens, sont exprimées essentiellement par des références au regard, mais leurs angoisses aussi, puisque certains, paniqués à l’idée de mettre le pied à l’extérieur, agissent « comme si la perspective de perdre de vue un instant leur logis était biologiquement inacceptable[67] ». Les individus se façonnent donc essentiellement par la vision ou, plus justement, par sa limitation systématique, étant donné que le béton et l’absence de réelle fenêtre privent chacun de la possibilité d’un horizon, limitent la profondeur de champ.
On voit donc qu’avant même l’accident oculaire, évènement charnière de chaque récit qui produit une rupture de la perspective, c’est déjà autour de l’oeil que se façonne le récit. Conséquemment, le déplacement de la perception, au sens d’un changement de focale, si on veut bien m’accorder cette analogie, s’incarne lui-même au sein de représentations qui relèvent de la sphère sémantique du champ visuel. Tout se passe comme si l’organisation du visible se calquait sur le modèle écranique du manège entre dévoilement et camouflage : pour en révéler la médiation, il va ainsi devenir obligatoire d’en altérer la surface, afin que cette dernière devienne aussi sinon plus perceptible que les images qu’elle capte.
Chez Darrieussecq, ce sera la mutilation de l’oeil qui, paradoxalement, rendra visibles les vérités qui sont d’abord dissimulées au personnage. C’est que l’absence de cet organe, si elle diminue le champ de vision, semble en revanche augmenter les capacités de voir. Marie, par exemple croit « [que s]on oeil fantôme [lui] donn[e] à voir ce qu[’elle] ne voi[t] pas[68] ». Quand elle enlève son pansement, à la suite de l’opération et malgré les recommandations des médecins, elle justifie ainsi son geste : « je voulais voir, comme si d’enlever le pansement rendrait complet mon champ de vision. […] Et pour voir, j’ai été servie. […] À la place de mon oeil, il y avait une cicatrice […][69] ». Cette mutilation, pour la narratrice, devient alors le symbole visible d’un aveuglement, il signe une rupture avec la collectivité que rien ne pourra souder : si on maintient l’analogie entre l’oeil et l’écran, elle rend hypermédiatique sa relation au monde, fait apparaître les conditions de production des représentations offertes à la narratrice.
Dans Sous béton, l’oeil est différemment pris en charge par l’écriture, mais revêt une égale importance. Comme chez Darrieussecq, c’est la violence des pairs (ici à prendre aux deux sens homophoniques du terme) ainsi que la dégradation du corps qui engendrent un déplacement dans l’ordre du perceptible et viennent « changer la perspective [du] point de vue[70] ». La remise en cause du mode de vie adopté par la collectivité de l’édifice est signifiée, dans le texte, par la poussée de ce que le narrateur appelle son « oeil au cerveau » : « [u]n oeil derrière mes yeux, qui se savait observé à travers eux[71] ». Nous n’assistons pas à la disparition d’un oeil, mais à l’émergence d’un nouveau : c’est que le choc est « d’une telle gravité que [le] regard s’est déformé sous la pression, l’oeil [étant] subitement ouvert trop grand[72] » et le protagoniste, en « [bascule] par-delà le regard automatique[73] ». Voici comment il décrit le bouleversement qu’engendre l’apparition de cet oeil : « [t]oute mon existence, j’avais […] tout observé à travers cet unique point de repère central. Puis quelque chose s’était décollé. […] Une parcelle de mon regard, subitement retournée contre lui-même[74] ». Il n’est pas anodin que ce retournement soit décrit comme une fissure à la surface même du regard[75]. Cette fissure ouvre le champ du visible, produit un horizon que l’opacité du béton empêchait d’advenir : dans cette brèche qui marque la vision, on voit alors apparaître quelque chose de semblable à l’oeil fantôme de Darrieussecq[76]. Ainsi, le regard, ou plus précisément l’oeil-écran, perd son immédiateté dans la permanence de sa blessure.
De l’écriture-écran en régime dystopique
On réalise la part que joue, dans les deux romans, l’idée d’une réalité invisible que seul un évènement hors du commun aura la capacité de révéler. Il n’est pas anodin que cet évènement charnière soit une disparition, bien qu’elle varie en nature d’un texte à l’autre : c’est dans la disparition que le sujet s’abîme, mais également en elle qu’il se soustrait au regard et, ultimement, devient en mesure d’occuper la place du témoin — une posture qui favorise alors un recours à l’écriture diaristique. Si, dans ces deux romans dystopiques, se déroule bel et bien une tragédie collective et antérieure à l’écriture, il faut toutefois spécifier qu’elle n’est que secondaire par rapport au chamboulement personnel que vivent les deux narrateurs et sur lequel j’ai plus tôt insisté.
Dans ce monde de l’omnivisibilité, ce qui produira un changement chez l’individu, logiquement, se manifeste par une altération ou un déplacement effectif du regard, comme s’il fallait que l’épiphanie s’incarne, produise sur les chairs (du sujet, du récit) un écho du choc créé par le dévoilement. En ce sens, ces récits dystopiques sont postapocalyptiques au sens biblique de « dévoilement » : ils succèdent à la « révélation », puisque l’accident de chacun, qui signe la fin d’un monde révolu encore plus que la catastrophe collective implicite (au sens où un rapport au monde se dissipe), est figuré par la levée d’un écran, qui rend visible tout en abîmant l’oeil auquel il se montre. Cette idée de postapocalypse a l’avantage de permettre la conjonction entre, d’une part, la catastrophe collective et une rupture corrélative du lien social thématisée par le regard et, d’autre part, la catastrophe individuelle formalisée par celle-ci, dès lors qu’on peut comprendre le regard comme point de vue et, incidemment, comme élément diégétique qui influe aussi sur la posture narrative adoptée. Mais si écran et regard s’agrègent, peut-on parvenir à tracer les contours d’une posture narrative qui, elle aussi, serait modelée sur le dispositif écranique ?
Évidemment, dans un récit comme dans l’autre, cette omniprésence de la question scopique n’est pas étonnante lorsqu’on sait à quel point l’omnivisibilité panoptique est un trope marqué de la littérature dystopique. Cependant, ici, il apparaît qu’elle s’adjoint très étroitement à la transformation intérieure qui s’opère chez le sujet, qu’elle prend acte d’une rupture qui se joue en lui et qui trouve à s’énoncer sur un « mode écranique » dans le journal fictif. Mais si on voit très bien quelles transformations sont alors impliquées sur le plan de la visibilité, il me semble qu’on les éprouve aussi sur le plan de la lisibilité, c’est-à-dire qu’à cette altération du regard des protagonistes et, plus métaphoriquement, de leur perception des évènements s’adjoint aussi une certaine mutilation de la textualité, au sens où les deux récits procèdent par sinuosité, bris de continuité, inachèvements ou opacité. En ce sens, on pourrait presque en faire des écritures-forêts ou des écritures-bétons, puisque, comme les écrans dont elles se rapprochent, elles possèdent à la fois la vertu de révéler et de dissimuler, de (se) rendre (in)visibles, pronominalement ou pas, intransitivement ou non. J’aimerais donc m’éloigner, pour conclure, de la thématisation dystopique de l’écran pour réfléchir aux incidences formelles de celle-ci, notamment en essayant de la penser, pour en revenir à Orwell, dans son rapport à l’horizon générique du journal intime et à ses codes.
Dans cette optique, la rupture qui s’inscrit à même l’oeil et le blesse dans la foulée peut être assimilée à l’acte d’énonciation qui malmène son propre média et, de ce fait, le rend manifeste. J’ai insisté sur le fait que, en accord avec la théorie de Bolter et Grusin sur l’hypermediacy, dès lors que l’oeil s’abîme ou que l’écran se fissure, il apparaît; ajoutons un tour d’écrou supplémentaire et soutenons que l’écriture, dès qu’on veut bien, dans une perspective intermédiale, l’assimiler elle aussi à l’écran (au sens où elle médie l’expérience, la révèle et l’escamote à la fois), à partir du moment où elle subit elle aussi une mutilation visible, procède des mêmes jeux labiles entre opacité et révélation.
Dans les romans de Darrieussecq et de Georges, l’écran contraint l’individu à apparaître sans interruption, il le soumet à une visibilité constante et obligatoire; simultanément, il l’astreint aussi à voir sans cesse en présentant à l’individu une image toujours là, impossible à occulter, envahissante — et, surtout, monopolistique et omniprésente, puisqu’elle ne s’évanouit pas lorsqu’on ferme les yeux, qu’elle n’offre pas d’issue, d’équivalence ou d’autre possibilité. En ce sens, l’écriture de Darrieussecq force l’émergence de ces dernières : en ne cessant de provoquer digressions, interruptions volontaires, errances de la narration[77], le récit, dans ses détours, se présente peut-être lui aussi comme une interruption volontaire, une déconnexion provoquée — et s’apparente à la forêt dans laquelle le sujet erre et se dérobe. Les déboulonnements syntaxiques et les phrases hachurées de Georges rempliraient un office similaire, ne serait-ce qu’en donnant au récit une épaisseur et une ambiguïté qui le rapprochent de la matière dont est composé l’immeuble. D’ailleurs, la mise en page du roman, dans les dernières pages, rappelle parfois, par ses échafaudages de longues colonnes de phrases très courtes, la structure longiligne d’un édifice dont il faudrait déchiffrer la surface. Par sa ressemblance avec la forêt ou le béton, l’écriture, qui fait elle aussi écran aux évènements dans ses détours, ses anfractuosités, est une façon de rendre visible le dispositif qui rend possible la prise de parole. C’est ainsi que semblent se lier l’écran et l’énonciation de la manière la plus profitable; moins parce que l’une parle de l’autre que parce que leurs mécanismes finissent par se recouper mimétiquement.
C’est avec cette idée que j’aimerais, pour finir, interroger la forme diaristique qu’empruntent ces textes : en effet, les enjeux écraniques semblent s’étendre aussi à la logique d’appartenance générique et à ses codes, puisque les stratégies formelles s’attachent, pour beaucoup, à miner autant qu’à mimer ces derniers. Or, le journal n’est pas qu’une pratique ouvrant la possibilité d’une résistance à l’envahissement de la sphère de l’intime, il a aussi une structure énonciative qui autorise le sujet à faire entrer, dans le texte, le bouleversement intérieur. L’usage de la première personne du singulier permet alors de rendre compte de l’effritement éprouvé par le sujet. La narratrice de Darrieussecq insiste sur ce point : « J’ai repoussé l’opération autant que j’ai pu. J’y voyais assez bien, quand même. Ils n’allaient pas m’apprendre comment je voyais. C’est moi qui vois, pas eux, je me disais[78]. » Ainsi, c’est par un imaginaire de la captation visuelle que le sujet entre en résistance contre le social et qu’il manifeste son droit à sa subjectivité propre, à sa part d’irréductibilité, mais c’est par le recours à une forme d’énonciation particulière que sa parole advient.
Dans cette logique, le regard peut se présenter comme le siège thématique du « je » pronominal convoqué par la forme du journal personnel, l’écran grâce auquel le sujet se présente et se protège tout à la fois. S’ils travaillent de concert pour rendre compte d’un basculement du point de vue, on ne s’étonne pas, encore une fois, que la détérioration de l’un témoigne de l’abîmement de l’autre. L’incertitude identitaire s’incarne dans les hésitations du « je » de Darrieussecq, qui ne cesse de perdre le fil de son récit, autant qu’elle rendrait intelligibles les usages ponctuels d’un « nous » énigmatique[79] et parasitaire dans Sous béton. Les deux narrateurs en témoignent : Marie affirme que « [ç]a demande une révolution mentale, vraiment, de ne plus se voir au centre […] de sa propre vision du monde. De comprendre qu’on est juste un surgeon périphérique[80] »; le personnage de Georges définit quant à lui son expérience comme une « abolition de l’échelle du regard[81] ». Ce n’est que dans un mouvement qui à la fois convoque et brouille l’exercice de la subjectivité que parvient à s’exprimer ce trouble provoqué par le décentrement.
Dans le collectif Des fins et des temps. Les limites de l’imaginaire[82], les auteurs reprennent en introduction l’idée de Jean-Claude Carrière selon laquelle il faut aussi entendre l’expression « fin des temps » au sens grammatical : « les fictions et les pensées de la fin [, disent-ils,] sont marquées par une temporalité témoignant de cette nécessaire rupture. Les temps sont instables, les conjugaisons s’échangent, se contaminent, le futur, le présent, le passé se chevauchent et se disloquent[83] ». Dans un cas de figure comme le nôtre, cette question des temps verbaux n’est pas anodine, puisque l’on sait que le journal intime implique un rapport spécifique à la chronologie, en plus du « je » qui le caractérise. S’il est des temps de verbe qui se prêtent plus adéquatement à la poétisation de la catastrophe dystopique, peut-être que certains pronoms personnels sont, eux aussi, davantage susceptibles que d’autres de rendre compte efficacement de la dislocation intime[84], de la médier de manière que les séquelles qu’elle laisse affleurent à la surface même du récit autant que dans les révélations dont il nous fait le compte rendu.
Si la dystopie est dans l’oeil de celui qui l’observe, il n’est pas étonnant que les régimes d’écriture qui lui sont propres se fondent régulièrement sur une posture énonciative qui repose sur de fortes références à l’écran, comme à l’oeil qui s’y rive ou s’en détourne. Cela est d’autant plus crucial qu’au sein d’un monde où l’on se découvre tantôt le clone de quelqu’un, tantôt le bétail destiné à alimenter un organisme de béton, l’usage du pronom « je » fait de la transformation physique du regard une transformation symbolique du point de vue. Il incarnerait aussi la volonté du narrateur de se repositionner au sein de son monde en se plaçant au centre de sa propre narration. Dans cette écriture « écranique » de la crise, le texte et son pronom personnel deviennent alors les nouveaux lieux d’un sujet délocalisé du siège de sa propre subjectivité, les espaces au sein desquels à la fois il indique sa présence et la nie, se nomme et s’annule, se montre et s’abrite.
Parties annexes
Note biographique
Laurence Perron effectue un doctorat en sémiologie à l’UQAM sous la direction de Joanne Lalonde et en littérature comparée à Rennes 2 sous la direction d’Emmanuel Bouju. Ses travaux portent sur la figure intermédiale et intergénérique de l’enquêtrice et sa queerisation, notamment à travers une étude des rapports possibles entre genres littéraires (biographique, policier) et gender studies. Membre du Centre d’études des littératures et langues anciennes et modernes (CELLAM) et du centre Figura, Laurence Perron participe également aux travaux de recherche du Laboratoire de recherche sur les oeuvres hypermédiatiques (NT2). Elle se consacre par ailleurs depuis 2017 à l’édition Web du magazine Spirale et collabore à Lettres québécoises.
Notes
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[1]
Orwell, George, 1984, [1949], trad. par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1972, p. 4.
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[2]
Il est effectivement utile d’avoir recours à la notion d’utopie pour convoquer celle de dystopie, la seconde devant son émergence et son nom à la première, à laquelle elle ne s’oppose que de manière cosmétique (elles partagent notamment une rhétorique du corps regardé/regardant qui sera, on le verra, utile à l’élaboration de cette analyse). Comme le souligne Marc Attalah, utopie et dystopie sont unies par une relation à la fois logique et épistémologique qu’il nomme « rapport de réversibilité » : « La réversibilité du système sémiotique permet par conséquent de comprendre le lien — dynamique — qui a de tout temps existé entre l’utopie et la dystopie : More ne l’avait-il d’ailleurs pas déjà compris, lui qui, à la fin de son Utopie, affirmait, de manière sibylline, “il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère” ? », « Utopie et dystopie. Les deux soeurs siamoises », Bulletin de l’Association F. Gonseth. Institut de la méthode, juin 2011, p. 17–27, disponible sur Fabula.org, https://www.fabula.org/atelier.php?Utopie_et_dystopie_deux_soeurs_siamoises (consultation le 10 décembre 2020).
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[3]
Karoline Georges, Sous béton, Québec, Éditions Alto, 2011.
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[4]
Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts, Paris, P.O.L., 2017.
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[5]
Sans que mon approche soit psychanalytique (mon emploi du terme scopique se rapportant moins à sa trajectoire dans l’histoire des idées qu’à son étymologie, qui en fait un adjectif désignant ce qui se rapporte au regard et au visible), il est clair qu’elle se nourrit en partie de l’acception particulière qu’acquiert ce mot dans le domaine de la cure analytique dès les travaux de Freud et encore plus particulièrement dans les séminaires de Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séminaire XI, Paris, Éditions du Seuil, 1973. La notion lacanienne de regard éclaire bien, notamment, l’articulation entre regarder et être regardé, et le rôle constituant de ce rapport dans la formation du sujet, qui traverse les deux oeuvres à l’étude. Elle a aussi l’avantage de rappeler que l’on peut être regardé par ce qui est dépourvu d’oeil, ce qui est le cas des écrans que l’on retrouve dans Notre vie dans les forêts et Sous béton. À ce sujet, Jacques Lacan, Le séminaire. Livre X. L’angoisse (1962–1963), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Champ freudien », 2004.
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[6]
Ce qui instaure en partie un pacte autofictionnel, dont on sait qu’il repose sur l’identité entre le nom de l’auteur.rice et celui du personnage. Voir Philippe Lejeune, « Autobiographie, roman et nom propre », Moi aussi, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1986, p. 62–70, disponible sur Cairn.info, https://doi.org/10.3917/etu.4193.0221 (consultation le 10 décembre 2020). Marie Darrieussecq elle-même a eu l’occasion de publier sur cette pratique qui appartient, comme le journal et l’autobiographie, au genre de l’intime, notamment dans sa thèse, Moments critiques dans l’autobio-graphie contemporaine : l’ironie tragique et l’autofiction chez Serge Doubrovsky, Hervé Guibert, Michel Leiris et Georges Perec, Université Paris Diderot – Paris VII, 1997.
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[7]
Ceux qui ont lu les oeuvres de Karoline Georges reconnaîtront les motifs de De synthèse (2018), un roman qui reprend certain des thèmes déjà présents dans Sous béton. La protagoniste, victime elle aussi d’une vie familiale toxique, voit son corps se confondre avec celui de son avatar numérique, et se dissoudre peu à peu dans l’interface de l’écran (dans une certaine mesure, l’oeuvre recoupe fortuitement celle de Darrieussecq en traitant de la question du clone). Vingt ans plus tôt, la publication de La mue de l’hermaphrodite (2001) par la même autrice témoignait déjà de préoccupations similaires. Y était mise en scène la scrutation constante d’un enfant cloîtré et surveillé, au genre indéterminé. De synthèse, Québec, Éditions Alto, 2018; La mue de l’hermaphrodite, Montréal, Leméac, 2001.
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[8]
Georges, 2011, p. 144.
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[9]
Richard Fleischer, Soylent Green, Metro-Goldwyn-Mayer, 1973, 93 minutes.
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[10]
Georges, 2011, p. 154.
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[11]
Ibid., p. 13.
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[12]
« Chaque jour de mon processus éducatif, j’ai été contraint d’observer en images les millions d’itinérants autour de l’édifice. » Ibid., p. 37; « La précision des images permettait d’étudier les différents stades d’infection et de décomposition. » Ibid., p. 38.
-
[13]
« La seule information fondamentale à retenir, c’est que tout est partout pareil en tout temps : pères, mères, enfants, disait-il. Murs, sièges. Oxygène, nutriments. Écrans avec même paysage. » Ibid., p. 18.
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[14]
Ibid., p. 25.
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[15]
Ibid., p. 45.
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[16]
Ibid., p. 15.
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[17]
« À la tombée du jour, lorsqu’à l’écran le ciel s’obscurcissait » Ibid., p. 61. Je souligne.
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[18]
Darrieussecq, 2017, p. 82.
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[19]
« À cette époque-là nous imaginions que personne n’aurait le temps d’écouter tout ce qui était enregistré chaque jour dans chaque pièce et chaque espace du monde humain, ni de visionner toutes ces images. […] C’était sans compter sur l’oeil et la mémoire robotiques […] » Ibid., p. 34, nous dit la narratrice.
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[20]
Qui est une stratégie de contrôle dont on sait qu’elle est précisément fondée sur une répartition inéquitable du droit de regarder et d’être regardé. En effet, « [l]e panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu » pour « [faire en sorte] que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action. » Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p. 234–235.
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[21]
Que Bernard Stiegler définit en ces termes : « nous vivons dans un monde où l’attention est sollicitée à tout moment, au point de devenir le nerf de la guerre économique, centrée sur des stratégies de captation et de capture », « L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », dans Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines », 2014, p. 128.
-
[22]
Ibid., p. 105.
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[23]
Ibid., p. 108.
-
[24]
Fortement critiquée par Pasquinelli et Blanchard, cette idéologie fait d’Internet un espace de partage horizontal où seraient annulées les structures de pouvoir et où la gratuité serait le mot d’ordre, « Digitalisme. L’impasse de la media culture », Multitudes, vol. 3, n° 54, 2013, p. 176–190, disponible sur Cairn.info, https://doi.org/10.3917/mult.054.0176 (consultation le 10 décembre 2020).
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[25]
Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014, p. 75.
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[26]
Jean-Claude Bustros et Albéric Aurtenèche, « L’écran manifeste », Louise Poissant (dir.), La prolifération des écrans, Québec, PUQ, 2008, p. 77.
-
[27]
Pour reprendre les termes employés par Yves Citton, ce ne sont pas des « attention-getting technologies » (qui servent à attirer l’attention), mais des « attention-structuring technologies », qui organisent jusqu’à la manière dont nous faisons (et pouvons faire) attention aux contenus., Citton, 2014, p. 67.
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[28]
Selon la très large définition que donne Agamben de ce terme : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. par Martin Rueff, Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivage Poche/Petite bibliothèque », 2007, p. 31.
-
[29]
« Les techniques du corps », Journal de psychologie, vol. 32, n° 3–4, 1936, repris dans Sociologie et anthropologie, Paris, Les Presses universitaires de France, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », 1950, p. 363–386.
-
[30]
Pour Mauss, « [l]e corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme […], le premier et le plus naturel objet technique […] » Ibid., p. 372.
-
[31]
Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », Intermédialités / Intermediality, n° 16, « rythmer », 2010, p. 233–259, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2010-n16-im1514743/1001965ar/ (consultation le 10 décembre 2020).
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[32]
Une façon de penser le regard et le corps comme des médiations entre le sujet et le monde évidemment héritée de la tradition phénoménologique.
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[33]
Je souhaite voir là ce qu’Éric Méchoulan appelle un « noeud de relations » : « là où la pensée classique voit généralement des objets isolés qu’elle met ensuite en relation, la pensée contemporaine insiste sur le fait que les objets sont avant tout des noeuds de relations, des mouvements de relation assez ralentis pour paraître immobiles. », « Intermédialités : le temps des illusions perdues », Intermédialités / Intermediality, n° 1, « naître », 2003, p. 11, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2003-n1-im1814473/ (consultation le 10 décembre 2020).
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[34]
En cela, les textes font écho au postulat de Jonathan Crary selon lequel un des problèmes du capitalisme attentionnel est de réduire les incorporations de la subjectivité à la question de la visualité, alors que l’attention ne se limite pas forcément à l’exercice d’observation (Technique of the Observer ), Crary, « Le capitalisme comme crise permanente de l’attention », Citton (dir.), 2014, p. 37–38.
-
[35]
Darrieussecq, 2017, p. 129.
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[36]
Ibid., p. 17 : « On peut même le faire à l’intérieur de sa tête si on a accepté de se faire implanter son bloc. »
-
[37]
Steven Spielberg, 20th Century Fox, 2002, 145 minutes.
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[38]
Voici le processus tel qu’il est décrit par le narrateur : « Le père faisait défiler les informations de l’heure entre son assiette et lui, à gauche à droite, quatre en même temps. Les informations apparaissaient en filigrane, en suspension au-dessus de la table, lignes multiples noires ou grises. Le père agitait son index sur chacune pour les grossir ou le majeur pour les faire disparaître. » Georges, 2011, p. 31–32.
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[39]
Darrieussecq, 2017, p. 130.
-
[40]
Ibid., p. 19. Plusieurs passages extensifs insistent sur l’hyperconnectivité des individus. En voici quelques exemples : « Mais on peut se déconnecter de l’intérieur aussi. […] Ne penser à rien, rien, pendant quelques minutes, fait déjà vaciller la connexion. Ne répondre à aucune sollicitation, n’effectuer aucune mise à jour, ne processer aucune information, ne réagir à aucun manque même quand ça devient insupportable, même quand l’ennui se mue en douleur physique. Passer ce cap. […] Dézoner le cerveau. Et repérer en soi la source du réseau. On ne peut pas, hélas, me retirer mon boitier avec les moyens rudimentaires de chirurgie que nous avons dans la forêt. » Ibid., p. 118; « une des premières habitudes à perdre pour se déconnecter est d’arrêter de se servir de ses mains comme souris. Je sais, c’est difficile. Il y aurait une histoire à écrire, je veux dire une histoire d’historiens, sur l’usage cognitif de nos mains, leur usage lié au savoir et à l’écriture. » Ibid., p. 145; « On oublie ça : à quel point tous nos gestes sont en réseau et enregistrés et catégorisés, etc. Lus par les robots. Archivés, comparés, répertoriés. Ce geste si banal […] de payer en franchissant simplement un portique à scan d’iris (et ça marche avec un seul oeil). […] Quand on disparait, je me disais, on ne peut plus rien faire. On ne peut plus exister. On est perdu dans l’entremonde. » Ibid.
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[41]
Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation: Understanding New Media, Cambridge (MA), MIT Press, 2000.
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[42]
Comme le formule élégamment Marie-Pascale Huglo, cette stratégie intermédiale nous permet « d’entrer dans un art par un autre. » Marie-Pascale Huglo, « “Entrer dans un art par un autre” : cinématographie de la petite scène chez Roland Barthes et Annie Ernaux », Elisa Bricco (dir.), Le bal des arts. Le sujet et l’image : écrire avec l’art, Macerata Quodlibet /Open Edition, coll. « Ultracontemporanea », 2017, p. 91, disponible sur OpenEdition.org, https://books.openedition.org/quodlibet/490?lang=fr (consultation le 10 décembre 2020).
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[43]
Darrieussecq, 2017, p. 15. Amoindrie par ses opérations successives, elle raconte, dit-elle, « pour comprendre et témoigner, sur un cahier ça va de soi, […] rien de connectable », puisque dans cet univers peuplé de caméras et de capteurs intégrés à même l’organisme, tout est désormais traçable, repérable. Ibid.
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[44]
Ibid., p. 120.
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[45]
Ibid.
-
[46]
« La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. […] Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occasionsˮ et en dépend […]. Il lui faut utiliser… les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. » Michel de Certeau, L’invention du quotidien. I. Arts de faire, [1980], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 60–61.
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[47]
Comme le souligne Sophie Limare à propos des vertus critiques d’une représentation de la médiation écranique, « [l]a mise en abyme de la surveillance lutte ici contre la banalisation du regard dans la société de contrôle et exploite les contradictions d’une vigilance ponctuellement retournée contre soi pour mieux dénoncer les excès de la surveillance subie au quotidien ». Surveiller et sourire. Les artistes visuels et le regard numérique, Montréal, PUM, 2015, p. 60.
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[48]
Darrieussecq, 2017, p. 14.
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[49]
Georges, 2011, p. 15.
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[50]
Ibid., p. 131.
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[51]
Ibid, p. 167.
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[52]
Ibid., p. 139.
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[53]
Ibid., p. 129. À vrai dire, plus que de simplement se soustraire aux écrans-caméras, il semble réellement que le narrateur de Georges en devienne un : « Les premiers temps, j’ai réappris à tout observer. Je traversais les logis pour retrouver similitudes entre semblables, répétitions identiques derrière chaque porte. Mêmes cellules de travail, mêmes dortoirs étroits, même taches aux murs de tous les salons. Je pensais à comparer et soudain deux logis surgissaient juxtaposés dans l’espace toujours plus vaste du regard. Deux logis puis cinq. Puis l’étage entier. Je captais toutes les données à la fois […]. » Ibid., p. 139.
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[54]
Au sens où l’entend Michel de Certeau, c’est-à-dire d’un comportement qui compose avec l’ordre pour le subvertir en l’englobant dans sa pratique, 1990 [1980], p. 226.
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[55]
En effet, le petit ami de Marie se nomme Romero, Darrieussecq, 2017, p. 24 : ce patronyme, en plus de rappeler la culture de l’écran en faisant référence au célèbre cinéaste d’horreur George A. Romero, nous renvoie également à son film culte, Night of the Living Dead, dans lequel le gouvernement dissimule des informations à la population, des informations qui, notamment, concernent une atteinte au corps. On peut peut-être aussi y percevoir une forme de foreshadowing dans la façon qu’a ce clin d’oeil de désigner les personnages comme des morts-vivants, des clones, de la pure chair. Des films plus récents tels que The Matrix (les soeurs Wachowski, 1999), The Island (Michael Bay, 2005) et Never Let Me Go (Mark Romanek, 2010) sont aussi des intertextes forts de Notre vie dans les forêts. D’ailleurs, la protagoniste prend soin de mentionner que l’une des stratégies qu’emploient certains résistants pour communiquer librement est de réemployer des « réplique[s] tirée[s] d[e] film[s] populaire[s], [car] les robots reconnaissent les phrases toutes faites et les isolent comme des tics à la mode. » Si ces références n’apparaissent pas ponctuellement dans le texte de Georges, on peut cependant difficilement occulter les analogies qui l’unissent à Soylent Green, le film de Richard Fleischer (1974) qui a si fortement marqué l’imaginaire dystopique, ou l’adaptation de Fahrenheit 451 par François Truffaut en 1966 (les personnages s’y réfugient aussi dans la forêt). Viennent aussi à l’esprit les scénarios de Philip K. Dick comme La vérité avant-dernière ou Ubik.
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[56]
Darrieussecq, 2017, p. 9.
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[57]
Lors de ses visites à sa moitié, Marie est animée d’une préoccupation vive, elle veut rencontrer le regard de sa moitié — tâche peu évidente, puisqu’on veille à ce qu’elle reste endormie. Lorsque Marie insiste, ruse, et parvient à éveiller sa moitié, elle est à la fois touchée et troublée par « le vide de [s]es yeux. » Ibid., p. 12. Pour elle, établir un rapport avec sa moitié ne peut passer que par le regard.
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[58]
Ibid., p. 42.
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[59]
Ibid., p. 131. Elle ajoute : « Je m’ennuyais tellement que je clignais des yeux, discrètement, pour […] faire varier [les patients] dans mon champ de vision. Je me souviens de ça : fermer l’oeil gauche et les voir se décaler sur la droite. […] Les déplacer. Les voir s’aplatir ou se détacher en relief, oeil clos, oeil ouvert. » Ibid., p. 128. Ces jeux laissent pressentir la faculté, par la fermeture et l’ouverture des yeux, de déplacer, d’aplatir, de décaler le sujet dans son rapport à l’autre.
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[60]
Ibid., p. 117.
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[61]
Ibid., p. 95.
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[62]
Ibid., p. 57.
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[63]
Georges, 2011, p. 31.
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[64]
Ibid., p. 27.
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[65]
Ibid., p. 35.
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[66]
Ibid., p. 51.
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[67]
Ibid., p. 53. C’est moi qui souligne.
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[68]
Darrieussecq, 2017, p. 27.
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[69]
Ibid., p. 141.
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[70]
Georges, 2011, p. 63.
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[71]
Ibid., p. 65.
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[72]
Ibid., p. 59.
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[73]
Ibid., p. 6.
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[74]
Ibid., p. 64.
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[75]
Ibid., p. 157.
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[76]
L’oeil supplémentaire permet de fracturer la structure bétonnée, de « [s’enfoncer] sous chair, sous béton, pour s’ouvrir sur quelque chose d’imperceptible. » Ibid., p. 73.
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[77]
En voici quelques exemples : « Bon. Par quoi je commence », Darrieussecq, 2017, p. 14; « Où j’en étais » Ibid., p. 34; « Où en étais-je ? » Ibid., p. 35; « J’ai peu de temps. Je le sens à mes os, à mes muscles. À l’oeil qui me reste. Je suis mal en point, je n’aurai pas le temps de relire. Ni de faire un plan. Ça va venir comme ça vient. » Ibid., p. 10; « Du nerf. Il faut que je raconte cette histoire. Il faut que j’essaie de comprendre en mettant les choses bout à bout. En rameutant les morceaux. » Ibid., p. 9.
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[78]
Ibid., p. 96. Comme le rappelle la narratrice de Darrieussecq, même des yeux clos en permanence doivent « exercer [leur] capacité à s’ouvrir » Ibid., p. 87.
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[79]
« Je vois. Je Nous vois. Je suis Vous. Nous sommes. » Georges, 2011, p. 175.
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[80]
Darrieussecq, 2017, p. 182.
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[81]
Georges, 2011, p. 172.
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[82]
Bertrand Gervais, Jean-François Chassay et Anne Élaine Cliche, Des fins et des temps. Les limites de l’imaginaire, Montréal, Université du Québec à Montréal, Centre de recherche Figura sur le texte et l’imaginaire, n° 12, 2005, disponible sur le site OIC.uqam, http://oic.uqam.ca/fr/system/files/garde/239/documents/cf12-complet.pdf (consultation le 10 décembre 2020).
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[83]
Ibid., p. 9.
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[84]
Le titre du roman fondateur d’Ievgueni Zamiatine, Nous autres (1920), dont Georges Orwell est réputé s’être inspiré pour 1984, témoigne de l’importance des pronoms personnels incluant le destinateur dès les débuts de la tradition littéraire dystopique.